Une fille de Pan

De Wiccapedia

Une fille de Pan

Dion Fortune

Traduction Tof


Taverner regarda une carte qui lui avait été apportée et dit :

« Voyons maintenant ce qu’au nom de Beelzebub, d'Asmodius, et de quelque autres de mes amis à qui vous n’avez pas été présenté, ce que cette femme veut de moi. »

Taverner, ses méthodes et sa clinique étaient mal vus du voisinage car il n’avait que faire de prescrire des remèdes contre la rougeole et la grippe, nous entrons rarement en contact avec nos voisins. Que mon collègue soit un homme savant et éduqué ne lui servait à rien dans les dîners dans la région où l’on juge un homme surtout à sa capacité à ne pas offenser.

Une femme aux hanches étroites et aux lèvres fines fut introduite dans la pièce. La perfection de la coiffure de ses cheveux d’or et la perfection de son teint de porcelaine montrent l’efficacité de sa bonne et le soin qui était consacré à sa toilette. Ses vêtements on cet effet qu’on n’obtient que quand la femme s’adapte aux vêtements et non quand on essaie d’adapter le vêtement à la femme.

« Je veux vous consulter » dit-elle « au sujet de ma fille cadette, elle est pour nous une grande source d’inquiétudes. Nous craignons que son esprit ne se développe pas correctement.

Elle est dehors, dans la voiture » dit sa mère « Je vais la faire entrer. »

« Quels sont ses symptômes ? » demanda Taverner d’une façon des plus professionnelles.

« Elle a toujours été une enfant difficile » dit la mère. « Nous avons eu beaucoup d’ennuis avec elle, elle est si différente des autres. Finalement nous avons cessé d’essayer de les mettre ensemble, elle a une gouvernante juste pour elle et nous l’avons placée sous surveillance médicale. »

« Qui, je suppose, inclut une stricte discipline » dit Taverner.

« Bien sûr » a dit notre visiteur. « On s’est occupé d’elle très soigneusement, nous avons tout fait pour elle, même si cela a occasionné de grosses dépenses et je dois dire que les mesures que nous avons prises ont été une réussite jusqu’à un certain point. Ses manifestations terribles de sauvagerie et ses crises ont pratiquement cessé, elle n’en a plus eues depuis un an mais elle semble avoir cessé de se développer. »

« Je dois voir votre fille avant de pouvoir émettre une opinion » a dit Taverner.

Elle est apparue accompagnée de sa gouvernante, qui semblait très sévère. Elle aurait pu faire un très bon sergent Prussien de l’ancien régime. La demoiselle était d’apparence très curieuse. Elle ressemblait extraordinairement à sa mère. Il y avait le même visage fin, même si dans le cas de la mère les angularités avaient été camouflées avec art, tandis que chez la fille elles étaient encore soulignées par ses vêtements qui donnaient l’impression qu’on avait dormi dedans.

Elle avait des cheveux tout fins gris-souris et de lourdes boucles graisseuses, un teint verdâtre, des yeux de poisson. Un air maladroit et des membres difformes complétaient son apparence déplaisante.

Blottie sur le sofa entre les deux femmes qui semblaient appartenir à une autre espèce et qui la regardaient comme si elle n’était qu’un objet inanimé, la fille avait le regard typique d’une attardée. Les attardés ne m’inspirent que du dégoût, je réserve ma pitié à leurs familles, mais la fille que j’avais devant moi ne m’inspirait aucun dégoût mais uniquement de la pitié.

Elle me faisait penser à une alouette en cage dans le magasin minable d’un vendeur d’animaux, aux plumes sales et abîmées, totalement apathique, malsaine et malheureuse, elle ne chantera jamais parce qu’elle ne peut pas voler. Il était impossible de dire quelle était sa nature, elle était tellement perturbée par les deux adeptes de la discipline que plus rien ne subsistait de son caractère. Sa personnalité les contrariait et elles l’avaient réprimée efficacement, mais hélas, elles avaient tout fait de travers et l’avaient transformée en automate sans âme qu’elles ont traîné d’aliénistes en aliénistes dans une tentative désespérée de réparer les dégâts tout en maintenant les conditions qui avaient créé ces dommages.

Je suis revenu de mes pensées pour écouter la mère, qui évidemment regardait à la dépense quand il s’agissait du vilain petit canard, négociant adroitement avec Taverner pour ce qui est de ses honoraires et lui qui était toujours plus intéressé par l’aspect humain que l’aspect commercial de son travail est allé dans son sens.

« Taverner, » ai-je dit dès que la porte s’est refermée sur elles, « ce qu’elles payent ne couvrira même pas le gîte et le couvert et encore moins le traitement. Ce ne sont pas des indigentes, regardez leur voiture. Pourquoi ne les faites vous pas payer plus ? »

« Mon ami » dit Taverner placidement, « je dois me débarrasser de la gouvernante sinon jamais je ne pourrai m’occuper de cette demoiselle. »

« Vous pensez qu’à ce prix le travail vaut la peine ? » ai-je grogné, car je déteste qu’on abuse d’un homme comme Taverner.

« Difficile à dire » a-t-il répondu. « Elles ont planté une cheville carrée dans un trou rond avec une telle détermination qu’elles ont brisé la cheville, mais nous ne pouvons dire jusqu’à quel point ni ce qui peut encore être sauvé. Mais quelles sont vos impressions sur notre nouvelle patiente ? Les premières impressions sont généralement les plus justes. Quelles réactions éveille-t-elle en vous ? Ce sont les meilleures indications dans le cas d’un problème psychologique. »

« Elle semble avoir renoncé à la vie comme on renoncerait à mauvais emploi » ai-je répondu. « C’est un objet sans amour, mais elle n’est pas repoussante. J’ai plus de sympathie pour elle que de pitié, il y a une différence. Je ne peux pas l’exprimer plus clairement. »

« Vous l’avez dit très clairement, » dit Taverner « la différence entre la pitié et la sympathie est la pierre de touche dans ce cas-là. Nous plaignons ceux qui ne sont pas comme nous, mais nous avons de la sympathie quand, grâce à Dieu, la personne est proche de vous ou de moi. Vous ressentez une parenté avec son âme car, quel que soit l’état auquel elle a été réduite, elle est « une des nôtres » il y a juste eu des problèmes dans sa fabrication. »

« De gros problèmes » ai-je ajouté « je dirais que ça aurait été un cas pour la S.P.A. si ses parents avaient été pauvres.

« Vous avez tort, » dit Taverner. « C’est un cas pour la S.P.A. » et il est parti sur cette remarque curieuse.

Le lendemain la nouvelle patiente est apparue, elle répondait au nom Diane, ce qui ne lui allait pas du tout. Elle semblait avoir environ quinze ans, mais en fait elle était plus proche de dix-huit. Décharnée, négligée, gauche et sombre, elle avait tout du chien sournois dont le dressage avait été gâché par un traitement trop rude. Elle n’a certes pas contribué à la bonne ambiance de lieu et je n’aurais pas été surpris si Taverner l’avait mise à l’isolement, mais il ne semblait pas disposé à le faire, ni à la mettre sous une quelconque surveillance, mais lui a plutôt laissé une liberté totale.

Peu habituée à cette absence de contraintes, elle ne semblait pas savoir que faire et divaguait comme si à tout moment des puissances outragées pouvaient exiger réparation pour quelque faute.

Il y a eu de nombreux commentaires sur la façon dont notre nouvelle patiente était négligée et elle n’était certainement pas un plus pour l’établissement, mais je commençais à voir à ce que faisait Taverner.

Laissée entièrement libre de faire ce qu’elle voulait, la demoiselle commençait à savoir s’orienter. Si elle voulait manger, elle devait rôder dans la salle à manger vers l’heure où l’on servait les repas, quand ses mains devenaient trop collantes, elle les lavait, comme le montraient les serviettes, car nous ne pouvions pas voir la différence sur ses mains. Et en plus de tout cela elle réfléchissait et observait tout ce qui était autour d’elle.

« Elle est en train de se réveiller » dit Taverner, « et nous verrons comment ce petit animal sauvage et primitif s’adaptera à la société civilisée. »

Nous avons été appelés un jour par l’infirmière outrée et sommes allés dans le repaire de Diane. On pouvait difficilement le qualifier de chambre après qu’elle l’ait occupée pendant vingt-quatre heures. Alors que nous descendions le couloir une forte odeur de brûlé envahit nos narines et lorsque nous sommes arrivés nous avons trouvé la demoiselle assise les jambes croisées sur sa couverture et enveloppée dans un couvre-lit, la totalité de ses affaires personnelles se consumant dans la cheminée.

« Pourquoi avez-vous brûlé vos vêtements ? » s’enquit Taverner, comme si elle s’adonnait tous les jours à cette excentricité intéressante et inoffensive.

« Je ne les aime pas. »

« Pourquoi ? »

« Ces vêtements ne me correspondent pas.»

« Venez à la salle de détente et fouillez dans les costumes de théâtre et voyez si vous pouvez trouver quelque chose que vous aimez. »

Nous sommes allés dans la salle de détente, suivis par Diane, enveloppée dans son couvre-lit, l’infirmière dégoûtée formant l’arrière de ce cortège ridicule. Je n’avais pas la tête à jouer la bonne d’enfant de Mlle Diane, je les ai donc laissés à leur tâche et je suis allé dans le couloir à la rencontre d’un homme du nom de Tennant qui se trouvait là. Son existence était morne, pourtant il s’agissait d’un homme charmant quand il était dans son état normal, il a fait plusieurs tentatives de suicide et fut placé chez nous par sa famille comme patient volontaire au lieu de le faire interner dans un asile psychiatrique. On ne pouvait pas dire qu’il était fou dans le sens ordinaire du mot, mais c’était un de ces cas curieux de tedium vitae, il avait perdu tout goût à la vie.

Nous n’avons jamais su quelle tragédie se cachait derrière cela, car Taverner, contrairement aux psychanalystes ne posait jamais de questions, il avait sa propre méthode pour trouver ce qu’il voulait savoir et méprisait toutes ces techniques maladroites.

A ma grande surprise j’ai trouvé Tennant en train de compulser une pile de partitions musicales.

J’ai déduit de mes questions que non seulement il avait eu un grand amour pour la musique, mais il l’avait étudiée sérieusement en vue d’en faire sa profession. C’était nouveau pour nous, car sa famille n’en avait jamais parlé quand ils l’ont placé chez nous, nous laissant simplement penser que ses moyens intellectuels lui permettaient de vivre, mais qu’il n’avait plus tous ses moyens et qu’il s’était passivement résigné à son sort, se noyant en conséquence dans la mélancolie.

J’ai parlé de cela à Taverner lors de la conversation que nous avions habituellement au bureau après le dîner, à moitié bavardage, à moitié rapport, qui avait lieu la nuit alors que nous fumions nos cigares. « Bon, » dit-il en se levant immédiatement puis il s’est rendu jusqu’à la chambre de Tennant, l’a emmené en bas, l’a placé au piano et lui a proposé de jouer. Tennant, qui, commença tout d’un coup, a continué comme un automate jusqu’à ce que l’inspiration se meure, il jouait fluidement, mais sans exprimer le plus léger sentiment. Je n’ai que peu de sens musical, mais ce jeu mécanique m’a plutôt affligé. Plusieurs des autres patients présents dans la salle ont fui.

A la fin du morceau il n’a pas essayé d’en entamer un autre mais est resté immobile pendant un moment. Taverner, de même est resté silencieux en l’observant pour voir ce que Tennant allait faire ensuite, comme il le faisait habituellement avec ses patients. Tennant s’est lentement tourné sur le tabouret jusqu’à ce qu’il soit assis dos au clavier et face à nous, les mains posées mollement entre ses genoux, regardant fixement la pointe de ses chaussures. C’était un homme de trente-cinq, trente-six ans, prématurément vieilli. Il avait les cheveux poivre et sel et son visage était profondément ridé.

Son front était bas mais large, la bouche pleine et courbée, ses yeux bien séparés étaient très lumineux quand il lui arrivait d’ouvrir assez les paupières pour qu’on puisse les voir mais ce sont ses oreilles qui ont vraiment attiré mon attention. Je ne les avais pas remarquées avant, parce que quand il est arrivé chez nous ses cheveux étaient plutôt longs, mais une infirmière lui est tombée dessus avec une tondeuse et lui a coupé les cheveux de sorte qu’on pouvait maintenant voir son crâne. J’ai ainsi pu voir que ses oreilles étaient pointues, cela me faisait penser à une histoire de faune dans un livre d’enfant.

Pendant que je l’observais, Tennant avait lentement levé les yeux et j’ai vu qu’ils étaient étrangement lumineux et animaux, d’un vert brillant sous la lumière tamisée, comme ceux d’un chien la nuit.

« J'ai un violon dans ma chambre, » a-t-il dit d’une voix neutre.

C’était la première fois qu’il faisait montre d’initiative et je suis allé immédiatement chercher son instrument. Taverner lui a donné l’accord au piano, mais il n’en a eu cure et a accordé son violon à son goût, d’une manière connue de lui seul. Quand il a commencé à jouer la première fois, cela semblait terriblement médiocre, mais après que nous nous soyons habitués aux intervalles étranges, ils ont commencé à exercer, sur moi en tout cas, une fascination extraordinaire.

Ces notes exerçaient aussi une fascination sur quelqu’un d’autre. D’un coin sombre où elle s’était installée sans qu’on la voit, Diane s’est rapprochée. Pendant un moment j’ai à peine réalisé qu’il s’agissait d’elle car un changement profond s’était produit en elle depuis le matin. Dans les vêtements de notre garde-robe théâtrale elle avait choisi une petite tunique verte que nous avions utilisée pour Puck lorsque nous avions joué Le Songe d’Une Nuit d’Eté. Quelqu'un (j’ai découvert par la suite qu’il s’agissait de Taverner) avait détaché ses cheveux. De longs bas verts apparaissaient sous les bords effrangés de la tunique et soulignaient les lignes maigres et angulaires de ses membres. Une fantaisie curieuse a ramené mon esprit à l’époque où j’allais à l’école et comme je restais à écouter les pleurs étranges du violon, où l’on reconnaissait les voix des mouettes, des autres oiseaux du bord de mer et toutes les créatures des espaces stériles et venteux semblaient pleurer et s’appeler entre elles. Moi j’avais l’impression de voir surgir des lièvres et des chiens de chasse sous le vent et la pluie. Pendant un moment, grâce à la magie de cette musique, je retrouvais un sentiment de puissance et de prestige, j’avais été important à l’école, je n’étais plus qu’un parmi tant d’autres dans ma profession. A nouveau j’étais l’entraîneur, couvrant du regard les nouveaux garçons dans l’espoir d’en dénicher un qui soit prometteur. Puis dans un flash j’ai compris ce qui avait entraîné mon esprit jusqu’à cette époque passée. Ces jambes dans de longs bas verts étaient celles d’un coureur. La forme des muscles et la longueur des os étaient signe de vitesse et de ressort. Elle n’aurait probablement pas été repérée par un amateur mais aurait fait battre le cœur d’un bon entraîneur.

L’infirmière est apparue à la porte comme Némésis vengeresse. Le couvre feu était passé depuis longtemps, mais nous avions été absorbés par la musique et nous l’avions oublié. Elle m’a regardé pleine de reproches. Nous étions habituellement alliés pour maintenir la discipline mais ce soir je me sentais comme un garnement rebelle et je voulais rejoindre Tennant et Diane et les autres ingérables dans une escapade outrageuse contraire à la loi et l’ordre.

L’interruption a brisé le charme. Pendant un moment les yeux de Diane ont cligné et j’ai pensé que nous allions être confrontés à l’une de ses crises dont on nous avait parlé mais que nous n’avions pas encore vues. Mais ils se sont éteints et sont retournés à leur expression habituelle, son regard de poisson et son expression de femme maladroite et soumise à l’autorité.

Tennant, cependant est resté absent pendant une minute, se souvenant de pâturages dans la montagne où il avait trouvé la liberté il n’était que peu enclin à revenir parmi nous. Ma main sur son bras et quelques paroles d’autorité à son oreille, l’ont cependant vite ramené à son état normal et il s’est éloigné en suivant l’infirmière.

« Qu’elle soit damnée » dit Taverner pendant qu’il bloquait les fenêtres, « elle ne nous est d’aucune utilité pour ce travail. »

Je suis sorti pour fermer les issues à clef mais j’ai fait une pause sur le seuil.

« Bon Dieu, Taverner, » ais-je dit « Sentez ça ! »

Il m’a rejoint sur la terrasse et ensemble nous avons respiré l’odeur d’un jardin en fleurs. Le givre recouvrait l’herbe et le vent de mars soufflait fort, mais l’air était rempli de l’odeur des fleurs, avec des effluves de bois de pin chauffé par le soleil. Quelque chose a bougé à l’ombre des plantes grimpantes et un lièvre énorme est passé devant nous en faisant crisser le gravier avant de se cacher à l’abri du bosquet.

« Bon sang, » ai-je hurlé. « Qui l’a amené ici ? »

« Nous saurions des choses bien plus importantes si nous le savions » a répondu Taverner.

J’avais à peine rejoint ma chambre quand on a cogné fort à ma porte. Je l’ai ouverte pour trouver un des patients uniquement vêtu d’un pyjama.

« Il y a quelque chose qui cloche dans la chambre de Tennant, » dit-il « je pense qu’il essaye de se pendre. »

Il avait raison. Tennant, était pendu par la ceinture de sa robe de chambre et se balançait à la poutre de la corniche. Nous l’avons coupée et après une longue réanimation il est revenu à lui. Même Taverner fut convaincu qu’il lui fallait une surveillance constante.

Le lendemain il m’a demandé de lui trouver un infirmier, mais le train qui l’a amené chez nous fut aussi celui qui emportait l’infirmière outrée, pas tout à fait calmée par le chèque généreux et l’excellente recommandation que Taverner lui avait rédigée après l’avoir congédiée sans motif ni explications.

Ces incidents furent vite oubliés et le lendemain nous retrouvions notre train train.

Pourtant, je ne pourrais pas oublier les pleurs du violon qui ressemblaient à des cris de mouette ni l’étrange odeur de fleurs. Ils semblaient aller de pair et d’une manière subtile ils m’avaient ébranlé et dérangé. Bien que le printemps ne soit pas encore en vue, une agitation de printemps me submergeait. Incapable de rester enfermé au bureau, j’ai ouvert en grand les fenêtres à vantaux, laissant le vent amer me souffler dessus pendant que je me battais avec le courrier que devait partir cette après-midi.

C’est comme ça que m’a trouvé Taverner. Il m’a examiné avec curiosité.

« Ainsi vous l’avez aussi entendu ? » a-t-il demandé.

« Entendu quoi ? » ai-je répondu avec impatience car pour une raison inconnue j’étais à bout. « L’appel de Pan, » a dit mon collègue en fermant les fenêtres.

« Je sors, » ai-je annoncé, « chercher le reste du courrier. »

Taverner a incliné la tête sans faire commentaire, ce dont je lui étais reconnaissant.

Je ne savais quel phénomène étrange avait pris possession de moi, mais trouvant Diane penchée sur un sofa dans le salon, je l’ai appelée comme j’aurais appelé un chien : « Viens Diane, allons courir, » et comme un chien elle s’est levée et m’a suivi. J’oubliais que bien qu’elle se comportât comme une enfant elle avait l’apparence d’une femme, j’oubliais qu’elle n’avait ni manteau, ni chapeau, ni bottes, pas plus que moi d’ailleurs, et je l’ai emmenée dans un bosquet près de la porte du jardin.

La route sablonneuse se terminait dans la lande. Diane s’est avancée timidement jusqu’au bord du gazon et attendait en me regardant. Elle était exactement comme un chien demandant l’autorisation de courir que j’ai fais comme si : « Viens Diane, allons courir. »

J'ai couru jusqu’au bas du chemin vers elle et d’un bond elle s’est éloignée dans la lande.

Nous avons fait de notre mieux pour courir sur la terre noire et mouillée dans la brume. Je ne pouvais que péniblement la suivre et la garder en vue car elle courait comme un cerf, bondissant par-dessus les fossés.

Nous sommes allés directement au Saut du Diable, une plaine qui fut, par le passé, le lit d’un lac. Longtemps après je luttais contre le vent alors que Diane bondissait loin devant moi et je ne suis pas parvenu à la rejoindre jusqu’à ce que le chemin remonte et me redonne l’avantage. Dans la petite pinède sur sa crête elle a glissé sur des racines tordues et est tombée se roulant par terre à plusieurs reprises comme un jeune chiot. Je suis passé par-dessus les jambes vertes qui s’agitaient et je suis tombé moi aussi avant de me rouler sur le sol.

Nous nous sommes reposés haletants et nous nous sommes regardés l’un l’autre avant d’éclater de rire. C’était la première fois que j’entendais Diane rire. Ses yeux étaient aussi verts que ceux d’un chat et elle montrait une double rangée des dents blanches très pointues et une jolie langue rose. Elle n’avait rien d’humain, mais elle était fascinante.

Nous nous sommes relevés et avons trotté jusqu’à la maison en passant par la lande et nous nous sommes faufilés discrètement par la porte de derrière où nous sommes tombés sur les domestiques en train de prendre un thé. Je me suis senti mal à l’aise par tout cela et j’espérais sincèrement que personne n’avait remarqué mon escapade et que Diane n’en parlerait pas.

Elle n’avait pas l’habitude de discourir, mais, son attitude parlait pour elle et rapidement tout le petit monde de la maison de repos avait appris qu’il s’était passé quelque chose entre nous deux. Ses yeux verts brillaient à mon approche et elle montrait ses dents blanches et pointues ainsi que le bout de sa langue rose. Si elle avait eu une queue, elle l’aurait remuée. Je trouvais tout cela plutôt déconcertant.

Le lendemain, quand je suis sorti avec Taverner à la recherche d’un peu d’air frais, nous avons trouvé Diane sur nos talons.

« Votre petit chien est là » a dit Taverner, et j’ai marmonné quelque chose au sujet de transfert de libido et de fixations.

Taverner a ri. « Mon cher ami » a-t-il dit, « Elle n'est pas suffisamment humaine pour tomber amoureuse de vous, ne vous inquiétez donc pas. »

Au bout de la route Diane a répété son manège de la veille.

« Que veut elle donc ? » a demandé Taverner. Je me suis senti devenir tout rouge et Taverner m’a regardé avec curiosité.

« Elle veut que je coure avec elle, » ai-je dit, pensant que la vérité était la seule explication possible et que Taverner comprendrait.

Il comprit. Mais sa réponse était encore plus déconcertante que sa question.

« Bien, pourquoi pas ? » a-t-il dit. « Allez-y, courez avec elle, cela vous fera du bien à tous les deux. »

J'ai hésité, mais il n’aurait accepté aucun refus, j’ai donc obéi à ses ordres et je me suis éloigné. Mais Diane a vu la différence. La veille, la folie avait appelé la folie, mais maintenant je n’étais plus qu’un Philistin, et elle ne courait pas avec moi. Au lieu de cela, elle trottait en rond et me regardait avec des yeux inquiets, sa langue rose cachée derrière les lèvres tombantes. Mon coeur était rempli d’une haine furieuse envers Taverner et moi-même et toutes les choses créées et sautant par-dessus la barrière, j’ai couru me réfugier dans ma chambre et n’en suis plus ressorti avant le dîner.

Lors de ce repas Diane m’a regardé fixement avec ses étranges yeux verts qui semblaient presque dire : « Maintenant vous savez ce que j’ai ressenti toutes ces années, » et je lui ai répondu par télépathie, « Je comprends. »

Avec tact, Taverner s’est abstenu d’en reparler et je lui en étais très reconnaissant. Une semaine s’est écoulée et je pensais que l’incident était oublié, quand soudainement il a brisé le silence.

« Je ne peux pas obliger Diane à courir toute seule, » a-t-il dit. J’ai souri sans répondre.

Il est allé à la fenêtre et a ouvert les stores. Une pleine lune a illuminé la pièce, s’entrechoquant horriblement avec la lumière électrique.

« C’est la nuit de l’Equinoxe de Printemps, » dit Taverner dans le vide.

« Rhodes, » dit-il « Je vais tenter une expérience très dangereuse, si j’échoue, nous aurons des soucis et si je réussis nous en aurons plus encore. Mettez donc votre manteau et venez avec moi. »

Dans le salon nous avons trouvé Diane qui ne remarquait même pas les dames qui tricotaient des pull-overs autour du feu. Elle était penchée sur le rebord de fenêtre le nez collé au carreau. Taverner a ouvert la fenêtre et elle s’est échappée aussi silencieusement qu’un chat, nous sommes également passés par la fenêtre et nous l’avons suivie.

Elle attendait à l’ombre de la maison comme si elle avait peur d’avancer.

Des années de discipline avaient laissé des traces sur elle, et comme un oiseau en cage quand la porte est ouverte, elle désirait la liberté mais elle avait oublié comment voler. Taverner a enroulé autour d’elle une cape épaisse en tweed qu’il avait amenée et l’a placée entre nous puis nous avons commencé à marcher. Nous avons suivi le même itinéraire que lors de notre équipée sauvage, de la pinède jusqu’à l’ancien lit du lac.

Les pins écossais, avec leurs pointes clairsemées, étaient trop faméliques pour créer les ténèbres mais ils projetaient les ombres grotesques de lutins sur un sol tapissé d’aiguilles. On entendait le bruit d’un cours d’eau invisible dans une cavité.

Taverner a pris le manteau des épaules de Diane et l’a poussée sous le clair de lune. Elle a hésité et timidement est revenue vers nous, mais Taverner, jetant un coup d'oeil sur sa montre l’a poussée à s’éloigner. Cela m’a rappelé cette histoire merveilleuse de la vie de jungle où des petits animaux sont amenés à la Roche du Conseil pour que les loups puissent les connaître et les identifier. Diane était confiée aux siens.

Nous avons attendu, pendant que la pleine lune se déplaçait dans les cieux dans un halo de nuage d’or, Taverner jetait un regard à sa montre de temps à autre. Le vent s’était calmé et dans le calme absolu, le cours d’eau semblait faire beaucoup de bruit. Même si je ne voyais ni n’entendais quoi que ce fût, j’ai su que quelque chose venait vers nous dans l’ombre de la forêt. Je tremblais de tous mes membres, pas de peur mais d’excitation. Quelque chose nous dépassait, quelque chose de grand et de massif et à sa suite de nombreuses choses plus petites de même nature. Chaque nerf dans mon corps commençait à chanter et sans que je le veuille mon pied a fait un pas en avant. Mais Taverner a posé sa main sur mon bras et m’a retenu.

« Ceci ne vous concerne pas, Rhodes, » a-t-il dit. « Vous avez trop de conscience pour trouver votre partenaire ici. »

A contrecœur je l’ai laissé m’imposer sa volonté. La sensation étrange s’en est allée et quand j’ai à nouveau vu clair, j’ai vu Diane sous le clair de lune et j’ai su qu’elle aussi avait senti leur arrivée.

Elle s’est tournée vers eux, à moitié apeurée, à moitié fascinée.

Ils l’ont attirée, mais elle n’a pas osé répondre à leur appel. J’ai alors senti qu’ils l’entouraient et qu’elle ne pourrait pas s’échapper. J’ai alors vu sa capitulation. Elle a tendu ses mains devant elle, j’étais certain que des mains invisibles avaient attrapé les siennes. Elle a ensuite levé ses deux mains vers le ciel. La lune semblait briller directement dans ses mains placées en coupe puis aller directement jusqu’à sa poitrine. Elle les a ensuite baissées puis s’est agenouillée et a pressé ses mains sur le sol. Ensuite elle s’est baissée encore plus et s’est entièrement couchée sur le sol jusqu’à ce que son corps creuse légèrement le sol meuble.

Pendant un moment elle est resté étendue tranquillement puis s’est relevée et a placé ses mains comme un plongeur et a disparu comme une flèche dans le vent.

« Vite, suivez-la ! » cria Taverner, en me donnant un petit coup sur l’épaule et comme un éclair je courais derrière elle dans la lande.

Mais cette course était ô combien différente de notre dernière course. Diane courait toujours comme un cerf, mais mes membres étaient de plomb. La vie semblait sans saveur, comme si elle n’avait jamais eu la moindre saveur. Seul mon sens du devoir obligeait mes jambes à courir, mais sans aucune efficacité. Elle me distançait de plus en plus et je tardais à retrouver mon souffle. Diane devant moi bondissait dans le vent et disparut dans la lande.

Je me suis laissé tombé à terre hors d’haleine. Comme j’étais au sol dans la lande, mon cœur battait la chamade, j’ai eu l’impression de voir une grande procession, comme une armée sans discipline, passer dans le ciel. Des drapeaux s’agitaient et ondulaient et une musique sauvage, discordante et exaspérante s’est fait entendre. Des museaux à fourrure sur des visages humains, des pattes griffues sur des membres humains, des cheveux verts semblables à de la vigne tombaient sur des yeux verts et brillants et ici et là, des visages humains mi-effrayés, mi-fascinés, certains restaient à l’arrière alors que d’autres s’envolaient dans un abandon sauvage de glamour.

Je me suis réveillé et j’ai vu Taverner penché au-dessus de moi.

« Dieu soit loué » dit-il, « vos yeux sont toujours humains. »

Diane n’est pas réapparue le lendemain et que Taverner fut impatient ou non, il n’en a rien laissé voir. « Elle reviendra pour être nourrie, » c’est tout ce qu’il a daigné nous dire.

Le lendemain nous n’avions toujours aucun signe d’elle et j’étais vraiment très mal à l’aise car les nuits devenaient glaciales même si les jours étaient encore chauds. Alors que nous étions assis près de la cheminée après « l’extinction des lumières » nous avons entendu un faible grattement à la fenêtre. Taverner s’est immédiatement levé et a ouvert la fenêtre et Diane s’y est glissée et a sauté à mes pieds. Mais ce n’est pas vers moi qu’elle s’est tournée, comme je l’avais prévu avec embarras, mais vers le feu. Taverner et moi ne signifions rien pour elle. Taverner est retourné à sa chaise et nous l’avons observée en silence.

La tunique de Puck, trempée, déchirée et tâchée, presque méconnaissable, semblait être le seul vêtement possible pour l’être étrange, sauvage, inhumain qui était à nos pieds. Elle était assise et laissait courir ses mains dans ses cheveux ébouriffés, se réchauffant à la chaleur, puis, me voyant elle a montré ses dents blanches et sa langue rose dans son étrange sourire féerique et avec un mouvement rapide d’oiseau elle a frotté sa tête contre mon genou. Après avoir montré qu’elle m’avait reconnu elle a continué à jouir du feu.

Taverner s’est levé et a quitté tranquillement la pièce. J’osais à peine respirer de peur de briser le charme qui gardait notre visiteuse paisible et qu’elle fasse quelque chose d’embarrassant ou de surnaturel. Mais je n’avais nul besoin de m’inquiéter. Je ne signifiais rien pour elle, pas plus que le reste des meubles.

Taverner est revenu avec un plateau rempli de nourriture et les yeux de Diane se sont mis à briller. Elle semblait bien plus humaine ainsi à manger avec un couteau et une fourchette. Je m’étais attendu plutôt à ce qu’elle déchire sa nourriture avec ses dents, mais l’habitude ancestrale était demeurée.

« Diane, » dit Taverner, après la fin de son repas.

Elle a souri.

« Vous ne dites pas merci ? »

Elle sourit à nouveau et avec son geste d’oiseau elle a frotté sa tête contre le genou de Taverner comme elle l’avait fait contre le mien, mais elle n’a pas dit un mot. Il a libéré sa main et a commencé à lisser et caresser la masse emmêlée de ses cheveux. Elle s’est blottie à ses pieds, profitant des caresses et de la chaleur et s’est mise à chantonner de contentement, un peu comme le ronronnement d’un chat.

« Nous y sommes parvenus cette fois ! » a dit Taverner. Après un moment Diane a semblé se réveiller. Ses soifs animales étant satisfaites, sa partie humaine commençait à se réaffirmer. Elle se tortillait et a posé son coude sur le genou de Taverner en regardant son visage.

« Je suis revenue parce que j’avais faim, » a-t-elle dit. Taverner a souri et a continué à lisser ses cheveux. « Mais je repartirai, » a-t-elle ajouté avec une touche de défi.

« Vous irez et partirez comme vous voudrez, » a dit Taverner. « Il y aura toujours de la nourriture pour vous et les portes ne seront jamais verrouillées. »

Cela semblait lui convenir et elle devint plus communicative. De toute évidence, elle souhaitait partager avec nous l’expérience qu’elle venait de vivre et recueillir nos étonnement et sympathie. C’était son côté humain.

« Je les ai vus, » a-t-elle dit.

« Nous les avons sentis, » a dit Taverner. « Mais nous ne les avons pas vus. »

« Non, » a répondu Diane. « Vous ne pouviez pas. Mais vous savez, ce sont les miens. J’ai toujours été des leurs, mais je ne le savais pas et maintenant ils m’ont trouvée. J’y retournerai, » répéta-t-elle encore avec conviction.

« Vous aviez froid ?" a demandé Taverner.

« Non, juste faim, » a-t-elle répondu.

Taverner avait placé ses affaires dans une chambre au rez-de-chaussée, dont la fenêtre, s’ouvrant au-dessus du bosquet, lui permettait d’aller et venir librement tout en passant inaperçue. Elle n’a jamais dormi là mais revenait chaque nuit après « l’extinction des feu » à la fenêtre du bureau. Nous la faisions rentrer et lui donnions à manger et après s’être réchauffée devant la cheminée, elle retournait dans la nuit. La météo ne changeait rien pour elle. Diane sortait malgré les tempêtes les plus sauvages et elle revenait indemne.

Parfois elle nous parlait avec ses courtes phrases enfantines, essayant de nous raconter ce qu’elle avait vu, mais la plupart du temps restait silencieuse.

Lors de la pleine lune suivante, elle est revenue débordante d’informations. Ils avaient une danse merveilleuse et elle avait eu le droit d’y participer. (Nous savions maintenant pourquoi la cuisinière, revenant d’une soirée à l’extérieur, a eu une crise d’hystérie dans la pièce des domestiques.) Ils avaient été si merveilleux que dans son vocabulaire limité, elle nous a dit ce qu’un autre voyant avait déjà dit : « Ce sont les Seigneurs ». Elle ne pouvait pas nous en dire plus, les mots lui manquaient et elle faisait de drôles de gestes avec ses mains comme si elle modelait un personnage invisible en argile. Avec une prompte intuition, Taverner lui a donné son crayon et du papier et rapide comme l’éclair, un être ailé nu, dessiné avec une vigueur étonnante et une parfaite exactitude, est apparu devant nous.

Personne n’avait jamais essayé d’enseigner le dessin à Diane - on considérait comme déjà bien suffisant si elle apprenait les bonnes manières – elle n’avait pas eu non plus l’occasion d’étudier l’anatomie, pourtant ici son dessin était merveilleusement réussi et la minutieuse exactitude de ses détails n’était possible que parce qu’elle reproduisait ce qu’elle avait vu.

L’intérêt et le plaisir de Diane étaient aussi grands que le nôtre. Il s’agissait là pour elle d’une découverte. Une façon pour son âme à l’étroit et étouffée de s’exprimer et en une demi-heure le bureau était rempli de dessins - un esprit tourbillonnant de neige semblant marcher sur l’eau, l’esprit d’un arbre semblable à un buste humain noueux émergeant du tronc d’un arbre et se mêlant à ses branches, des fées, des démons et des croquis représentant des animaux étranges se succédaient les uns les autres de façon ahurissante. Enfin, après avoir exprimé toute sa tension et son excitation, Diane a accepté d’aller au lit pour la première fois depuis cette étrange nuit de l’Equinoxe de Printemps.

Son besoin de papier a fait que Diane reste à la maison et son besoin de public lui fait rechercher des rapports humains. L’artiste créant non seulement pour le plaisir de créer, mais aussi pour le plaisir d’être admiré. Diane, bien qu’elle pouvait aller en forêt, devait ressentir le besoin de retourner chez les siens pour leur montrer ses œuvres.

Avec son harmonie découverte depuis peu était venu le lien entre son corps et son esprit, ses longs membres n’étaient plus maladroits mais avaient maintenant la grâce d’un cerf. Elle était aussi avenante qu’un chiot alors qu’avant elle n’était que morosité. Mais hélas, dans le monde des vies altérées qu’était notre maison, sa promptitude à réagir l’exposait à quelques coups douloureux. Pendant un temps elle fut anéantie et nous avons craint qu’elle redevienne ce qu’elle avait été, mais elle a découvert que le dessin pouvait être un moyen de vengeance et d’expression et cette découverte l’a sauvée. Elle dessinait les portraits de ses persécuteurs, totalement nus (car elle ne dessinait jamais de vêtement) avec les détails et l’exactitude anatomiques qu’elle mettait dans tous ses croquis, elle donnait à leur visage leur expression habituelle mais elle représentait leurs âmes secrètes dans chaque ligne de leurs corps.

Ces dessins apparaissaient comme par magie dans les endroits stratégiques et leur effet peut être plus facilement imaginé que décrit. Diane avait trouvé sa place dans la vie. Elle n'était plus la bannie, rustique et hostile. La joie féerique spontanée, qu’elle avait rapportée des forêts, était un charme en soi. Ses cheveux couleur souris avaient pris un lustre et une lueur d’or, elle n’avait plus le teint pâle mais était maintenant bronzée et ses lèvres et ses joues étaient carmin, et sa démarche chaloupée et sa vitalité étonnantes étaient ses atouts principaux.

Comme elle était extraordinairement pétillante, elle tirait sa vie du soleil du vent et de la terre et aussi longtemps qu’on lui permettait de rester en contact avec eux, elle irradiait d’une lumière intérieure, une clarté d’esprit qui flambait sans se consommer. Elle était la chose la plus pleine de vie que je n’aie jamais vue. Les cheveux sur sa tête étaient si chargés d’électricité qu’ils se dressaient comme une auréole pareille à un nuage de lumière. Le sang luisait sous sa peau et si sa main vous touchait vous receviez des décharges d’électricité statique.

Et cette vitalité étrange ne se limitait pas à elle, elle se transmettait à tout son entourage immédiat et chacun y réagissait selon son tempérament, certains allaient s’asseoir à côté d’elle comme pour se réchauffer à son contact, d’autres devenaient presque fous. Pour moi ce fut lyrique, le vin de la vie. Elle est entrée dans mon esprit comme une drogue qui intoxique, j’étais ivre d’elle et j’avais des visions de rêve opiacé. Sans un mot, elle m’a fait oublier mon travail, mes fonctions et tout ce qui est humain et civilisé, et je la suivais dans la lande et communiais avec les êtres qu’elle semble avoir rencontrés lors de cette nuit fatale d’équinoxe.

J’ai vu que Taverner était inquiet, il ne me faisait aucun reproche, mais il me l’a fait comprendre silencieusement. J’ai aussi appris qu’il avait décommandé certains engagements et était resté à la maison. Je n’étais plus fiable et il n’osait pas me laisser diriger la maison.

Je me suis détesté, mais je ne pouvais plus me concentrer, pas plus qu’un drogué sous morphine.

Une forme de voyance se développait rapidement en moi, pas les perceptions psychiques étonnantes de Taverner, qui voyait directement dans l’âme intérieure des hommes et des choses, mais le pouvoir de percevoir les aspects plus subtils de la matière. Je pouvais voir distinctement le champ magnétique qui entoure chaque chose vivante et percevoir leurs modifications. Je commençais à réaliser que des présences invisibles, les dieux que Diane célébrait allaient et venaient. Un vent fort, un soleil chaud ou la terre nue en friche semblaient les faire venir très près de moi et je sentais la vie éclatante des arbres. Ces choses alimentaient mon âme et me renforçaient comme le contact de la terre renforce toujours tout enfant de la Terre-mère.

Les jours rallongeaient et on se rapprochait du solstice d’été. Cela faisait bientôt trois mois que Diane était retournée chez elle. Je commençais à me demander combien de temps Taverner garderait notre patiente qui était maintenant totalement guérie, mais il n’en parlait jamais. Je commençais, cependant, à penser que Diane n’était plus une patiente, mais que moi je le devenais et que j’étais étroitement surveillé en prévision d’une crise qui était imminente. Un abcès à l’âme devait passer par la tête avant de pouvoir être percé et Taverner attendait que cela se produise.

L'idée que je pourrais épouser Diane grandissait lentement dans mon esprit. Le mariage n’était pas vraiment le rapport que je souhaitais établir avec elle, mais je ne voyais pas d’autre moyen de l’exprimer. Je ne souhaitais pas la posséder, je voulais juste que notre relation se poursuive, je voulais être libre d’aller et venir avec elle sans avoir à supporter les regards réprobateurs. Je sentais que Taverner le savait et qu’il luttait contre mais je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. Je pouvais admettre qu’il ne voulait pas que Diane se compromette avec moi, mais je ne pouvais saisir pourquoi il s’opposait à mon mariage avec elle. Mon cerveau, ne fonctionnait pas normalement en ce moment, mes pensées n’étaient plus qu’une succession d’images se mêlant l’une l’autre en une fantasmagorie et plus tard on m’a dit que mon discours était retourné aux simplicités de la prime enfance.

Mais Taverner attendait toujours que le moment soit le bon.

La crise est apparue soudainement. Alors que le soleil de la journée la plus longue de l’année commençait à disparaître, Diane est apparue à la fenêtre du bureau et m’a fait signe de sortir. Elle semblait extraordinairement belle et, avec le ciel en feu derrière elle, ses cheveux attrapaient la lumière et brillaient comme une auréole pendant que ses mains me désignaient le coucher du soleil. J’ai compris qu’elle me proposait une course dans la lande, une course encore plus folle que les précédentes et qu’ensuite je rencontrerai, face à face les puissances qu’elle célébrait. Je savais qu’après cette rencontre mon corps rentrerait à la maison mais que plus jamais mon âme ne retournerait dans les demeures des hommes. Elle resterait dehors, à l’air libre, avec Diane et les siens. Je savais tout cela et avec la vision intérieure je pouvais voir le rassemblement des clans qui commençaient à se réunir.

Les mains de Diane m’appelaient et comme si j’étais attiré par un sortilège, je me suis levé lentement de mon bureau. Diane, être des airs, m’appelait à l’extérieur pour courir avec elle. Mais je n’étais pas un être des airs, j’étais un homme de chair et de sang. Dans un flash j’ai eu une révélation, j’ai vu Diane sous l’apparence d’une femme magnifique et j’ai su qu’elle n’était pas une femme pour moi. Elle n’appelait qu’une partie de moi, mais pas tout ce qui était en moi et je savais que le meilleur dans moi-même resterait seul et abandonné si je devais rejoindre Diane.

Diane n’a eu aucun mal pour retourner à la nature, car elle ne pouvait pas faire des choses plus complexes, mais il y avait en moi plus que des instincts et pour moi ce serait bien plus difficile. La pièce était remplie de livres, la porte menant au laboratoire était ouverte et l’odeur caractéristique de mélanges de remèdes est arrivée jusqu’à moi. « Les odeurs sont plus sûres que ce qu’on voit ou entend pour faire resurgir des sentiments. »

Si le vent avait été autre, si l’odeur des pins avaient pénétré par la fenêtre ouverte, je pense que je serais allé avec Diane, mais c’était l’odeur du laboratoire qui est parvenue jusqu’à moi et avec elle le souvenir de tout ce que j’espérais faire de ma vie et je me suis laissé retomber dans ma chaise et j’ai enfoui mon visage dans mes mains.

Quand j’ai levé la tête, la dernière lueur du coucher du soleil s’en était allée et Diane avait fait de même.

Cette nuit mon sommeil fut lourd et sans rêve. Ce fut pour moi un grand soulagement, car depuis quelques temps j’étais préoccupé par des impressions étranges et presque physiques, les fantaisies du jour devenant les réalités de la nuit, mais avec mon rejet de Diane, le charme a semblé se briser et quand je me suis réveillé le matin tout était d’une normalité que je n’avais plus connue depuis bien longtemps. Mon emprise sur l’organisation de la maison m’était revenue et j’avais l’impression d’avoir été en exil dans un pays étranger et avoir mis longtemps avant de revenir à ma terre natale.

Je n’ai pas vu Diane pendant plusieurs jours car elle était retournée dans la lande et l’on disait qu’un gitan particulièrement ingénieux faisait des incursions dans les jardins et les poulaillers, ce qui expliquait pourquoi elle ne revenait même pas pour se nourrir.

Ma conscience m’a rappelé une faute récente, j’avais pris sur moi d’emmener Tennant se promener car depuis sa tentative de suicide nous n’osions plus le laisser sortir seul. C’était à chaque fois toute une histoire, car Tennant ne parlait que si on lui adressait la parole et encore là, il parlait le moins possible. Il n’avait accompli aucun progrès depuis les quelques mois où il était dans notre maison de repos et j’étais vraiment surpris que Taverner le garde aussi longtemps car en général il refusait de garder les cas qu’il considérait comme désespérés. J’en concluais qu’il avait encore quelque espoir pour Tennant, mais il ne m’avait pas dit ce qu’il comptait faire.

Nous nous sommes promenés dans la lande en direction de Frensham et j’ai soudainement réalisé ce qui m’ennuyait, nous suivions l’itinéraire favori de Diane jusqu’à la pinède, de magie et de mauvais présages. Si j’avais pu, je l’aurais volontiers évité parce que je ne souhaitais pas qu’on me rappelle certains incidents que je pensais devoir oublier. Mais il n’y avait aucune alternative à moins de patauger dans la gadoue jusqu’aux genoux pendant un ou deux kilomètres. Nous avons fait une petite pause sous l’ombre diffuse des arbres, Tennant regardait fixement le haut des troncs dont les cimes sombres ressemblaient à des îles dans le ciel.

Je l’ai entendu dire « La maison de Wendy est au sommet des arbres ! » à un moment où il n’avait pas réalisé que j’étais là et j’ai imaginé que son âme fatiguée apprécierait de dormir pour toujours dans le balancement des branches. Le soleil faisait couler tout l’encens des pins et le ciel était d’un bleu italien intense qu’on voit souvent au-dessus des grandes étendues sauvages. Un vent chaud soufflait doucement au-dessus de la lande, amenant avec lui le bourdonnement d’innombrables abeilles et les bêlements de lointains moutons. Nous nous sommes posés sur la terre chauffée et, pour une fois, même Tennant semblait heureux. Quant à moi, chaque fois que je respirais cet air chaud cela m’apaisait et soignait mon esprit.

Tennant s’est appuyé contre un arbre, il avait ôté son chapeau, ouvert sa chemise et se tenait la tête en arrière posée contre l’écorce rugueuse et rouge. Il regardait au loin et sifflait doucement entre ses dents. Je me suis étendu sur le dos dans les aiguilles de pin et je pense que je me suis endormi. En tout cas je n’ai pas entendu Diane s’approcher et je ne me suis rendu compte de sa présence que lorsque j’ai soulevé la tête. Elle était étendue aux pieds de Tennant et regardait intensément son visage fascinée comme un animal et lui sifflait ces cadences étranges qui furent à l’origine de mon trouble, toujours aussi doucement, mais en imitant de manière exquise le son de la flûte. Cela me faisait penser à la Grèce antique, celle des centaures et des Titans, qui étaient là et régnaient avant que Zeus et sa cour humanisent le ciel. Tennant n’était pas même primitif, il était pré-Adamique. Quant à Diane, elle n’était pas une fille d’Eve mais une fille de la sombre Lilith qui l’avait précédée. J’ai réalisé que Tennant et Diane étaient tout deux du même monde et qu’ils s’appartenaient l’un à l’autre. La douleur d’une vieille blessure m’a tiré de ma rêverie mais m’a rendu envieux, ils avaient un sort plus heureux que le nôtre, nous les civilisés, mais je restais couché tranquillement, contemplant leur idylle.

L’ombre des pins a recouvert la lande avant que je pousse Tennant à revenir sur terre et alors que nous rentrions sous la lumière dorée du soir, Diane était avec nous.

Quand j’ai raconté cet incident à Taverner lors de notre conversation habituelle d’après dîner habituel, mi rapport, mi bavardage, j’ai vu que ce n’était nullement une surprise pour lui.

« J’espérais que ça se produise » a-t-il dit « C’est la seule solution que j’avais trouvée pour traiter ce cas, mais que va dire sa famille ? »

« Je pense qu’il vont dire ’Dieu soit loué’ et qu’ils feront l’économie des frais de son trousseau, » ai-je répondu. Ma prophétie s’est avérée exacte.

Ce fut le mariage le plus étrange que je n’aie jamais vu. Le pasteur était mal à l’aise mais il avait peur de refuser de procéder à la cérémonie. La mère et ses amis essayaient de faire la chose bien comme il faut. Les parents du jeune marié qui souhaitaient le faire interner in extremis furent éconduits par Taverner, et furieux, ont vu une somme de dix mille livres passer hors de leur portée. La jeune mariée ressemblait à une chose sauvage qui venait d’être attrapée et qui serait restée hors de l’église si Taverner ne lui avait pas clairement fait comprendre qu’il avait prévu cette conduite et qu’il ne la laisserait pas agir ainsi. Le jeune marié lui était loin, dans un monde bien à lui et sur son visage on pouvait lire un bonheur inconnu ici bas.

Le départ du couple rayonnant pour sa lune de miel fut un spectacle pour les dieux, qui j’en suis convaincu, étaient présents. Tous les invités du mariage, en costumes de cérémonie, s’étaient placés devant la porte quand Diane portant sa tunique de Puck est sortie en bondissant comme un lapin. D’un pas plus sobre son époux la suivait menant un âne qui portait une tente sur son dos et des casseroles sur ses flancs.

Les hommes portaient des vêtements de laine et les femmes étaient vêtues de soie. Le couple semblait incongru, idiot, dégénéré ainsi que tout ce que leur parents disaient qu’ils étaient, mais, à la minute où ils eurent passé le porche et posé le pied sur le sol noir de la lande, il y eut un changement. De grandes Présences sont venues à leur rencontre, et, qu’ils les aient perçues ou non, un silence est tombé sur les invités de la noce.

En dix secondes ils furent absorbés par la lande, l’homme, la fille et l’âne se fondant dans ses gris-bruns d’une façon des plus étonnantes, comme s’ils avaient tout simplement cessé d'exister. Ils étaient retournés chez eux et chez eux ils furent bien accueillis. Une civilisation avec laquelle ils n’avaient rien à faire n’aurait jamais plus la possibilité de les torturer et les emprisonner à cause de leur différence. Dans un silence de mort les invités du mariage sont entrés déjeuner et personne n’a songé à porter un toast.

Nous n’avons plus eu de nouvelles des mariés jusqu’au printemps suivant, où il sont venus frapper à la fenêtre du bureau après l’extinction des feux. Cela m’a immédiatement fait penser à Diane. Ce n’était pas elle, mais son mari. Taverner était absent. Tennant m’a demandé de le suivre. Nous n’avons pas eu à marcher longtemps, la petite tente brune avait été montée sur le pré dans notre forêt. J’ai rapidement compris pourquoi j’avais été convié, même s’ils n’auraient pas eu besoin de m’appeler puisque les dieux de la Nature pouvaient s’occuper des leurs. Nous seuls, êtres supérieurs, devons être mis au monde en étant tirés par le cou. Les portes de la vie se sont facilement ouvertes et en quelques minutes un bébé, une petite-fille de Pan était couchée dans mes mains, une toute nouvelle perfection, si ce n’est ses petites oreilles pointues. Je me suis demandé pourquoi la nouvelle race des mortels avait été placée dans notre vieux monde agité pour déséquilibrer sa civilisation.

« Oh, Taverner, » ai-je pensé, « de quoi le futur vous jugera-t-il responsable ? Serez-vous placé au même niveau que l’homme qui a introduit le lapin en Australie... ou à celui de Prométhée ? »