L'Ondine de l'étang
L’Ondine de l’étang des Wilhelm et Jacob Grimm
ll était une fois un meunier qui menait joyeuse vie avec sa femme. Ils avaient de l’argent et du bien, et leurs richesses s’accroissaient d’année en année. Mais le malheur vient du jour au lendemain : de même que leur richesse s’était accrue, de même elle fondit d’année en année, et, pour finir, c’est tout juste si le meunier put considérer comme sien le moulin où il habitait. Il était rongé de chagrin, et quand il se couchait après le travail de la journée, il ne trouvait pas le repos, mais se retournait tout tracassé dans son lit. Un matin, il se leva avant l’aube et alla prendre l’air, pensant que cela le soulagerait un peu. Comme il marchait sur la chaussée, le premier rayon de soleil se montra et il entendit un léger bruit dans l’étang. Il se retourna et aperçut une belle femme qui sortait lentement de l’eau. Ses longs cheveux, qu’elle avait mis sur ses épaules de ses mains délicates, tombaient des deux côtés et couvraient son corps blanc. Il voyait bien que c’était l’ondine de l’étang, et, de peur, il ne savait s’il devait prendre la fuite ou rester immobile. Mais l’ondine fit entendre sa suave voix, l’appela par son nom et lui demanda pourquoi il était si triste. Tout d’abord, le meunier resta muet ; mais quand il l’entendit lui parler sur un ton si amical, il reprit courage et lui conta qu'autrefois il avait vécu dans le bonheur et l’aisance, mais que maintenant il était si pauvre qu’il ne savait plus que faire.
“Rassure-toi, dit l’ondine, je te rendrai plus riche et plus heureux que tu ne l’as jamais été, promets-moi seulement que tu me donneras ce qui vient de naître dans ta maison.” “Qu’est-ce que cela peut être, pensa le meunier, sinon un jeune chien ou un jeune chat ?” et il lui accorda ce qu’elle lui demandait. L’ondine redescendit dans l’eau et le meunier rentra en hâte au moulin, rassuré et plein de courage. Il n’était pas encore arrivé que la servante sortît de la maison en lui criant de se réjouir, car sa femme venait de mettre au monde un petit garçon. Le meunier était comme frappé de la foudre : il voyait bien que l’ondine perfide l’avait su et qu’il avait été trompé. La tête basse, il s’approcha du lit de sa femme, et quand elle lui demanda : “Pourquoi ne te réjouis-tu pas de ce beau graçon ?”, il lui raconta ce qui s’était passé, et quelle sorte de promesse il avait faite à l’ondine. “A quoi me sert le bonheur et la richesse, ajouta-t-il, si je dois perdre mon enfant ? Mais que faire ?” Même les parents qui étaient venus le féliciter ne surent que dire. Cependant, le bonheur revenait dans la maison du meunier. Tout ce qu’il entrepenait réussissait, c’était comme si les caisses et les coffres se remplissaient d’eux-mêmes, comme si l’argent se multipliait dans l’armoire en une nuit. En peu de temps, sa richesse fut plus grandir que jamais auparavant. Mais il ne pouvait en concevoir une joie sans mélange : la promesse qu’il avait faite à l’ondine tourmentait son cœur. Chaque fois qu’il passait devant l’étang, il craignait de la voir surgir pour lui réclamer sa dette. Il ne laissait pas l’enfant s’approcher de l’eau : “Prend garde, lui disait-il, si tu touches l’eau, une main viendra te prendre et t’attirer au fond.” Cependant, comme les années passaient et que l’ondine ne se montrait toujours pas, le meunier commença à se rassurer.
Le garçon devint un jeune homme et il entra en apprentissage chez un chasseur. Quand il eut terminé son apprentissage, et fut devenu un chasseur accompli, le seigneur du village le prit à son service. Au village, il y avait une jeune fille, jolie et dévouée, qui plut au chasseur, et quand son maître s’en aperçut, il lui donna une petit maison ; les deux jeunes gens célébrèrent leurs noces, vécurent paisibles et heureux et s’aimèrent de tout leur coeur.
Un jour, le chasseur poursuivit un chevreuil. Quand, au sortir de la forêt, l’animal fit un détour en rase campagne, il se mit à sa poursuite et l’abattit finalement d’un coup. Il ne remarqua pas qu’il se trouvait au voisinage de l’étang dangeureux, et, après avoir vidé la bête, il alla à l’eau pour laver ses mains tachées de sang. Mais à peine les y eut-il plongées que l’ondine surgit, le prit en riant entre ses bras humides et l’entraîna si vite au fond que les ondes se refermèrent sur lui.
Comme le soir tombait et que le chasseur ne rentrait pas, sa femme fut prise de peur. Elle sortit pour le chercher et comme il lui avait souvent raconté qu’il devait se méfier des pièges de l’ondine et ne pas se risquer dans le voisinage de l’étang, elle devina ce qui s’était passé. Elle courut à l’eau et quand elle eut trouvé sa gibecière sur la rive, elle ne douta plus de son malheur. Se lamentant et joignant les mains, elle appela son bien-aimé par son nom, mais en vain : elle courut de l’autre côté de l’étang et recommença à l’appeler, accablant l’ondine de dures paroles, mais elle ne reçut pas de réponse. La surface de l’eau restait calme, seul le demi-visage de la lune regardait vers elle sans bouger.
La pauvre femme ne quitta pas l’étang. Sans trêve ni répit, elle en fit le tour d’un pas précipité, tantôt en se taisant, tantôt en poussant un cri déchirant, tantôt en gémissant d’une voix douce. Enfin, ses forces s’épuisèrent : elle s’affaissa sur le sol et tomba dans un profond sommeil. Et bientôt elle fit un rêve. Elle montait pleine d’angoisse entre deux grands blocs de rochers, les épines et les ronces lui déchiraient les pieds, la pluie lui cinglait le visage, et le vent mugissait dans ses longs cheveux. Parvenue au sommet, un tout autre spectacle s’offrait à elle. Le ciel était bleu, l’air léger, le sol descendait en pente douce, et sur une prairie verte parsemée de fleurs de toutes les couleurs, se dressait une hutte bien propre. Elle allait dans cette direction et ouvrait la porte ; il y avait là une vieille à cheveux blancs qui lui faisait un signe amical. A cet instant la pauvre femme se réveilla. Le jour était déjà lever, et elle résolut de suivre aussitôt les indications du rêve. elle gravit péniblement la montagne et tout se trouva comme elle l’avait vu dans la nuit. La vieille l’accueillit aimablement et lui montra sa chaise, où elle la fit asseoir. “Il doit t’être arrivé malheur, dit-elle, pourt que tu cherches refuge dans ma hutte solitaire.” Le femme en larmes lui raconta ce qui lui était arrivé : ” Rassure-toi, lui dit la vieille, je vais te venir en aide : voici un peigne d’or. Attends que la pleine lune monte dans le ciel, puis va à l’étang, assieds-toi sur la rive et démêle avec ce peigne tes longs cheveux noirs. Mais quand tu auras fini, pose le peigne près du bord, et tu verras ce qui va se passer.”
La femme rentra chez elle, mais le temps lui parut long jusqu’à apparition de la pleine lune. Enfin, le disque lumineux apparut dans le ciel ; alors elle se dirigea vers l’étang, s’assit sur le bord et peigna ses longs cheveux noirs avec le peigne d’or, et quand elle eut fini, elle le posa sur le bord de l’eau. Aussitôt, l’abîme bouillonna, une vague se souleva, roula sur la rive et emporta le peigne. En un rien de temps, autant qu’il en fallait au peigne pour toucher le fond, la surface de l’eau se fendit et la tête du chasseur surgit. Il ne parla pas, mais regarda sa femme avec des yeux tristes. Au même instant, une vague déferla et mugissant recouvrit la tête de l’homme. Tout avait disparu, l’étang était aussi tranquille qu’auparavant et seul s’y reflétait le visage de la pleine lune.
Désolée, le femme rentra, mais elle vit en rêve la hutte de la vieille. Le lendemain, elle se remit en route et alla conter ses peines à la sage femme. La vieille lui donna un flûte d’or en lui disant : “Attends de nouveau la plein lune, puis prends cette flûte, assieds-toi sur la rive et joue une belle mélodie, et quand tu auras fini, pose la flûte sur le sable : tu verras ce qui va se passer.” La femme fit ce que la vieille avait dit. A peine eut-elle posé la flûte sur le sable que l’abîme bouillonna : une vague se souleva, s’approcha et emporta la flûte. Peu après l’eau se partagea et ce ne fut plus seulement la tête mais la moitié du corps de l’homme qui apparut. Il tendit les bras vers elle, plein de désir, mais une seconde vague déferla, le recouvrit et l’emporta au fond.
“Ah, dis la malheureuse, a quoi me sert de voir mon bien-aimé, si je dois toujours le perdre ?” Le chagrin emplit de nouveau son coeur, mais un rêve la conduisit pour la troisième fois dans la maison de la vieille. Elle se mit en route, la vieille lui donna en rouet d’or et la consola en lui disant : “Tout n’est pas encore accompli, attends que la pein lune se montre, puis prends ce rouet, assieds-toi sur la rive, et file toute la bobine ; quand tu auras fini, pose le rouet près de l’eau et tu verras ce qui va se passer.”
La femme obéit scrupuleusement à tout. Dès que la plein lune se montra, elle porta le rouet d’or sur la rive et mit à filer avec diligence, jusqu’à ce qu’elle n’eût plus de fil et que la bobine fût remplie. Mais à peine eut-elle posé le rouet sur le bord que l’abîme bouillonna encore plus fort que les autres fois, une vague puissante s’élança et emporta le rouet. Aussitôt la tête et tout le corps de l’homme surgirent dans un jet d’eau. Vite il sauta sur la rive, prit sa femme dans ses bras et s’enfuit. Mais ils n’avaient pas fait beaucoup de chemin que l’étang tout entier se soulevait dans un grondement effroyable et inondait la vaste campagne avec une force dévastatrice. Les fugitifs se voyaient déjà perdus : alors la femme dans son angoisse appela la vieille à l’aide, et à l’instant il furent changés : elle en grenouille, lui en crapaud. Le flot qui les avaient atteints ne put pas les tuer, mais il les sépara l’un de l’autre et les emporta très loin.
Quand l’eau se fut retirée et qu’ils eurent de nouveau le sol sec sous les pieds, ils reprirent leur forme humaine. Mais chacun d’eux ignorait où était l’autre. Ils se trouvaient parmi des hommes étrangers qui ne connaissaient pas leur patrie. De hautes montagnes et des vallées profondes les séparaient. Pour subvenir à leurs besoins, ils durent garder les moutons. Des années durant ils menèrent paître leur troupeau par les prés et les champs, et ils étaient emplis de tristesse et de nostalgie.
Un jour que le printemps avait de nouveau jailli de terre, ils menèrent tous deux paître leur troupeau et le hasard voulut qu’ils allassent à la rencontre l’un de l’autre. Ayant aperçu un troupeau sur une pente lointaine, il mena ses brebis dans cette direction. Ils se rencontrèrent dans une vallée, mais ils ne se reconnurent pas, cependant ils furent heureux de n’être plus aussi seuls. Dès lors, ils menèrent leurs troupeaux paître ensemble tous les jours, et ils se sentirent consolés. Un soir que la pleine lune paraissait au ciel et que les brebis étaient couchées, le berger tira une flûte de son sac et joua une chanson qui était belle, mais triste. Quand il eut fini il vit la bergère pleurer amèrement. “Pourquoi pleures-tu ? demanda-t-il. - Ah, répondit-elle, c’était aussi la pleine lune la dernière fois que j’ai joué cette chanson sur ma flute, et que la tête de mon bien-aimé a surgi de l’eau.” Il la regarda, et ce fut comme si un voile lui tombait des yeux ; il reconnut sa femme bien aimée ; et quand elle regarda son visage éclairé par la lune, elle le reconnut aussi, ils s’étreignirent et s’embrassèrent et point n’est besoin de demander s’ils furent heureux.
articles liés
http://malledecontes.forumactif.org/t95-l-ondine-de-l-etang-des-grimm