Les Mabinogion
Les Mabinogion
du Livre Rouge de Hergest
avec les variantes du Livre Blanc de Rhydderch
Traduits du gallois avec une introduction, un commentaire explicatif et des notes critiques, par J. Loth, professeur au collège de France, en 1913.
À LA MÉMOIRE DE GASTON PARIS - J. Loth.
PRÉFACE
Cet ouvrage n’est pas une simple réédition de l’ouvrage paru en 1889, sous le titre de : Les Mabinogion traduits en entier en français pour la première fois avec un commentaire explicatif et des notes critiques.
La publication de nouveaux textes des mêmes romans conservés dans des manuscrits dont quelques-uns sont plus anciens que le Livre Rouge, publiés par M. Gwenogvryn Evans sous le titre de The White Book Mabinogion[1] (les Mabinogion du Livre Blanc) rendait nécessaire une révision sérieuse du texte de l’unique manuscrit qui avait servi de base à mon œuvre. J’ai conservé néanmoins le Livre Rouge comme base de cette nouvelle traduction, d’abord parce qu’il est complet ; en second lieu, parceque les nouveaux textes remontent ou à la même source avec des traits souvent plus fidèles de l’archétype, ou à des sources voisines. Ils sont particulièrement intéressants au point de vue orthographique et linguistique. Je les ai étudiés avec soin et tout en profitant de leçons parfois meilleures que celles du Livre Rouge, j’ai constaté, non sans satisfaction, que ces textes confirmaient sur bon nombre de points mes hypothèses. C’est un nouveau et sérieux titre que s’est acquis M. Gwenogvryn Evans à la reconnaissance des celtistes ; ce volume est le septième de la série des Old-welsh Texts, qu’il a publiés seul ou en collaboration avec sir John Rhỹs, le professeur de celtique bien connu d’Oxford. On trouvera plus loin tous les détails nécessaires sur ces textes.
Quoique ma traduction ait été estimée consciencieuse et exacte par des juges compétents, elle présentait certaines défectuosités, quelques lacunes même sans grande importance, il est vrai, que j’ai été heureux de faire disparaître par une révision sévère. La comparaison d’Owen et Lunet, de Peredur, de Gereint et Enid avec les romans correspondants de Chrétien de Troyes, ne m’a pas été non plus inutile, même au point de vue du sens.
Les notes critiques ont été corrigées et notablement augmentées ; il en est de même des notes explicatives, pour lesquelles j’ai profité des nombreux travaux parus en si grande abondance, depuis quelques années, sur la matière de Bretagne.
Dans ce nouveau travail, j’ai suivi les mêmes principes que dans le premier. Je me suis appliqué à éclairer les Mabinogion, autant que possible, par eux-mêmes, chaque expression ou terme obscur ou douteux, par les passages correspondants, soit des Mabinogion, soit des textes en prose et même en vers de la même époque. Des notes critiques, que l’on trouvera se référant à la page et à la ligne du texte gallois, et à la page correspondante de la traduction, indiquent les corrections au texte, ou mes hésitations, avec les différences qui me séparent de la traduction de lady Charlotte Guest. Pour la traduction, j’ai voulu la rendre aussi lisible que possible, sans rien sacrifier de l’exactitude que l’on est en droit de demander avant tout à un traducteur. En fait de traduction, littéral n’est pas synonyme d’exact. Traduire, par exemple, myned a orug par aller il fit, serait aussi peu exact que de décomposer donnerai en ai à donner. Ce qu’on a appelé la naïveté ou la simplicité des conteurs gallois ne m’a guère préoccupé non plus. Outre que n’est pas naïf qui veut, ce serait prêter aux auteurs ou arrangeurs de ces récits une qualité à laquelle ils n’avaient aucun droit ni, vraisemblablement, aucune prétention. Les romans gallois ont été sans doute mis par écrit par les bardes dont la poésie témoigne de la culture la plus savante et la plus raffinée. Poétique, colorée, remarquablement imagée dans l’expression, la langue des Mabinogion est d’une trame plus lâche, d’un style moins nerveux, et moins rigoureux dans l’expression que la langue des Lois[2] rédigée au xe siècle, mais conservée dans des manuscrits du xiie et du xiiie siècle ; l’enchaînement des propositions est moins varié et moins savant ; la période par juxtaposition y est fréquente. Cela tient pour une part, à ce que la prose était moins cultivée que la poésie, et à ce que la transmission des traditions légendaires, mythico-héroïques, se faisait surtout oralement : on a l’impression que l’auteur raconte lui-même ou écrit sous la dictée[3].
Alfred Nutt a publié, en 1902, une réimpression pure et simple de la traduction de lady Charlotte Guest, en l’allégeant des notes et du commentaire ; il l’a fait suivre, en revanche, de notes substantielles qui sont comme le résumé de ses travaux et de ses vues sur les romans gallois et la matière de Bretagne[4]. La traduction reste donc avec ses qualités, dont la principale est un talent littéraire tel que Alfred Nutt n’hésite pas à la considérer comme un des chefs-d’œuvre de la prose narrative anglaise, mais aussi avec ses défauts. Lady Charlotte Guest ne savait guère le gallois ; elle a travaillé sur une version littérale d’un savant gallois et, à force de pénétration, de conscience et de talent, réussi à en faire une traduction d’un grand charme et qui ne dénature pas l’original dans l’ensemble. Les erreurs de sens cependant ne sont pas rares ; l’expression est assez souvent flottante et le même mot traduit différemment suivant le contexte. Là où les dictionnaires hésitent ou se taisent ou se trompent, le traducteur n’est pas toujours bien inspiré. Il eût fallu sur le tout un travail critique préparatoire qui a manqué. La copie même du Livre Rouge dont Lady Charlotte Guest disposait était défectueuse ; il n’est que juste de reconnaître que sa traduction la corrige en maint endroit. Le commentaire qui l’accompagne est copieux et utile. Outre un certain nombre d’erreurs et d’inexactitudes, sa traduction présente des inexactitudes et des lacunes volontaires. Elle a supprimé les passages qui lui paraissaient scabreux ou choquants, et singulièrement altéré des crudités de langage et des brutalités de mœurs qui sont cependant loin d’être sans intérêt et sont au contraire importantes pour l’histoire et la critique. Ces scrupules sont excusables, quand on sait que Lady Charlotte Guest considérait les Mabinogion comme destinés à l’amusement et à l’édification de la jeunesse, en particulier de ses deux enfants auxquels sa traduction est dédiée. Si on ajoute qu’elle a trop visé à donner à ces récits un air de naïveté, on comprendra que leur caractère ait dû en être, dans une certaine mesure, sérieusement altéré.
Néanmoins, on peut dire que c’est une œuvre dont l’apparition marque une ère nouvelle dans l’histoire de la littérature galloise et l’étude des traditions brittoniques[5]. C’est d’ailleurs la première traduction complète de la collection[6]. Il n’y en avait eu précédemment que des traductions partielles[7]. Le texte gallois du Livre Rouge communiqué à lady Charlotte Guest est une copie faite par un littérateur gallois John Jones, plus connu sous le nom de Tegid.
Le roman de Taliesin qui ne figure pas dans le Livre Rouge et que j’ai laissé de côté mais qui a été traduit par lady Charlotte Guest, avait paru déjà dans le Cambrian Quartely en 1833[8].
L’effet produit par la traduction des Mabinogion fut d’autant plus rapide que deux traductions des trois romans d’Owen et Lunet, Peredur ab Evrawc, Geraint et Enid suivirent presque aussitôt[9] : celle d’Albert Schulz (plus connu sous le pseudonyme de San-Marte), accompagné de notes que l’on peut encore consulter avec fruit, et celle de M. Hersart de la Villemarqué en 1842[10]. San-Marte n’a fait que traduire en allemand la traduction de lady Charlotte Guest, et le dit ; M. de la Villemarqué en a fait autant en français, mais ne le dit pas ; son commentaire, fort curieux, comme le dit Alfred Nutt, a plutôt retardé qu’avancé les progrès de la critique[11].
Les Mabinogion ont été mis en gallois moderne au moins à deux reprises. Aucune de ces transcriptions n’a de valeur critique. La plus récente, celle de J.-M. Edwards[12] n’est pas une simple version de la traduction anglaise de lady Charlotte Guest, comme les autres ; elle serre de plus près l’original et parfois le rend plus exactement. Néanmoins, l’auteur a subi fortement, en plus d’un endroit, l’influence de la traduction anglaise. De plus, il a modifié parfois le texte en raison de la destination de son travail qui s’adresse aux enfants des écoles.
La connaissance des Mabinogion et romans gallois est d’une importance capitale pour l’étude des romans arthuriens et de la littérature du moyen âge. J’espère que cette nouvelle traduction, avec le copieux commentaire qui l’accompagne, aura entre autres résultats, celui de la faciliter et de la répandre.
J. Loth.
LES MABINOGION, ET AUTRES ROMANS GALLOIS
INTRODUCTION
Sous le titre général de Mabinogion, je comprends comme l’auteur du Livre Blanc de Rhydderch, M. Gwenogvryn Evans, un certain nombre de récits en prose, merveilleux ou romanesques, de nature et d’origine diverses. En réalité, seuls, les quatre premiers récits de cette collection ont droit à ce titre. À la fin de chacun d’eux, se trouve la formule : Ainsi se termine cette branche du Mabinogi[13]. Mabinogi et son pluriel Mabinogion, ont été diversement interprétés. Mabinogi a pris au xive siècle, la signification d’Enfance au sens que ce mot avait en français au moyen âge. C’est ainsi, comme je l’ai fait remarquer (Mabin. I, p.357, note à la page 8-9), que Mabinogi Jesu-Grist doit se traduire l’Enfance de Jésus-Christ[14]. Il équivaut au mot mabolyaeth, enfance, employé dans la version galloise du même texte dans le manuscrit 5 de Peniarth, qui est de la première moitié du xive siècle, pour la partie qui contient ce texte[15]. Mais il est incontestable que Mabinogi dans le sens d’enfance est un terme qui ne saurait s’appliquer aux récits qui précisément portent ce titre. S’il avait le sens de récit pour les enfants, pour la jeunesse, récit amusant, on ne s’expliquerait plus pourquoi les rédacteurs de récits analogues conservés dans les mêmes manuscrits réservent ce nom aux quatre dont nous venons de parler : par exemple dans le manuscrit de Peniarth, pour Peredur, c’est le terme de Historia ; pour Gereint et Enid, pour la Dame de la Fontaine, c’est le terme courant de Chwedl, récit, conte, nouvelle. Le titre du roman si parfaitement gallois de Kulhwch et Olwen est : Mal y kavas Kulhwch Olwen : Comment Kulhwch obtint Olwen.
Comme je l’établis plus bas (p. 27), ce fait est d’autant plus important, que la mise par écrit du roman du Kulhwch est au moins aussi ancienne que celle des quatre branches du Mabinogi. Si on ne lui a pas appliqué ce nom, c’est que Kulhwch est un roman personnel et une composition littéraire, tandis que le Mabinogi représente un genre consacré et en quelque sorte classique, dans lequel ne rentraient que des récits traditionnels, depuis longtemps fixés, au moins dans leurs grandes lignes. On se trouve ainsi amené à préférer le sens proposé par John Rhys[16]: le Mabinog ou Mebinog serait un apprenti littérateur, un aspirant barde, et les Mabinogion comprendraient l’ensemble des connaissances formant le bagage littéraire du Mabinog[17], Malheureusement le mot avec ce sens ne se trouve dans aucun texte ancien. Quant à Mabinogi, il ne dérive nullement de maban, enfant, mais bien de mebin, dérivé de mab. Dans le Livre noir de Carmarthen, dans un poème de la première moitié du xiie siècle, un personnage puissant est célébré comme ryvel vebin, maître dans l’art de la guerre, professeur de guerre (F. A. B. 11, p. 6, vers 22) ;
Ruthur uthur auel, rynaut uvel, ryvel vebin.
« Toi qui a l’élan effrayeur de la tempête, l’agitation de la flamme, professeur de guerre ? » Un poète de la seconde moitié du xiie siècle, Gwalchmai, dit que ses louanges s’adressent habituellement au mebin à la lame superbe, (valch lavn vebin ; Myv. Arch., 149, 2). Le sens ici est moins net. Il est en revanche clair dans le dérivé mebindod, qui paraît dans une collection en prose de proverbes et d’aphorismes mis sous le nom de Catwg Ddoeth ou Catwg le Sage. La collection repose sur un manuscrit du xviie siècle, transcrit par Jolo Morganwg en 1799 (Myv. Arch. 754 ; 787.1) : Llyma gynghorion y rhoddes Cattwg Ddoeth i Arawn vab Cynvarck brenin y Gogledd pan ai gollynges ev o i vebindawd : « Voici les conseils que donna Catwg le Sage à Arawn, fils de Cynvarch, roi du Nord, quand il lui laissa quitter son collège. » Mebindawd d’après le contexte (p. 754.2 — 755.1 ; 776.1) paraît avoir le sens que je lui donne et être équivalent à congrégation et école. Il pourrait aussi bien signifier apprentissage.
Comment avec un suffixe en -no-, map a-t-il pu prendre ce sens, c’est vraiment difficile à dire. Il est possible que d’abord mebin ait eu un sens abstrait : endroit pour les adolescents, où ils étaient instruits. Le Mebinog ou Mabinog est celui qui relève du Mebin ou est en Mebindod. Le pluriel Mabinogion ne peut régulièrement s’expliquer que dans le sens de disciples, et tel paraît avoir été son sens. (V. plus haut, page 13, note 2.) Dans les recueils du Livre Rouge et du Livre Blanc, il n’apparaît comme pluriel de Mabinogi qu’à la fin de la branche de Pwyll et il est dû vraisemblablement à une faute du scribe. Le singulier mabinogi comprend en effet les quatre romans ou branches de Pwyll, Branwen, Manawyddan, Math : à la fin des trois derniers, on n’a, dans la même formule, que le singulier mabinogi. Ce qui de plus achève de dénoncer une faute de scribe dans le pluriel, c’est qu’en tête de Pwyll où il se trouve, on lit : Llyma dechreu mabinogi : « Voici le commencement du Mabinogi[18]. » Mabinogi aurait le sens de récit imposé au Mabinog ou apprenti lettré.
Un mot à rapprocher de mebin, c’est mebydd, d’une dérivation plus claire. Il a le sens non de célibataire que lui donne, je ne sais pourquoi, le dictionnaire d’Owen Pughe, mais clairement celui de professeur[19].
Les deux seules sources manuscrites importantes des Mabinogion sont le Livre Rouge de Hergest et le Livre Blanc de Rhydderch (Roderick) du nom d’un de ses anciens possesseurs. Hergest est un nom de lieu : Hergest Court, demeure de la famille des Vaughan, est près de Knighton en Radnorshire, et le Livre Rouge, ainsi nommé à cause de la couleur de sa couverture, fut probablement compilé pour eux. Le manuscrit fut donné par Thomas Wilkins de Llamblethian en 1701 au Collège de Jésus, à Oxford, dont il est aujourd’hui encore la propriété. C’est une sorte de Corpus de la littérature galloise[20]. Il remonte, en grande partie, à la fin du xive siècle. La partie qui renferme nos Mabinogion a été publiée par John Rhỹs et Gwenogvryn Evans, en 1887 ; c’est une édition diplomatique, et, comme telle, irréprochable[21].
Le Livre Blanc ne comprend, en réalité, que les manuscrits 4 et 5 de la bibliothèque de Peniarth[22], anciennement de Hengwrt, près Towyn en Merionethshire, manuscrits réunis sous la même reliure ; mais sous ce titre, M. Gwenogvryn Evans a compris, en outre, des fragments des manuscrits 6, 7, 14 et 16 de la même bibliothèque[23].
Le manuscrit 4 qui seul nous intéresse sort du même archétype que le Livre Rouge. Il donne le texte des quatre premiers mabinogion, de Peredur, du Songe de Maxen de Gereint ab Erbin : en entier. Il contient, en outre, un court fragment de l’Aventure de Lludd et Llevelys[24], deux fragments d’Owein et Lunet ou la Dame de la Fontaine[25], et un fragment notable de Kulhwch et Olwen[26].
La partie du manuscrit qui contient les mabinogion (au sens général admis pour ce mot) est de la fin du xiiie siècle[27].
Le texte manuscrit le plus ancien des mabinogion nous est donné par le manuscrit 6, parties I et II, de Peniarth ; malheureusement, il se réduit à un court fragment de Branwen (2 pages), et de Manawyddan (2 pages)[28]. Cette partie du manuscrit a été écrite vers 1225.
La partie III du même manuscrit a été écrite vers 1285. On y trouve deux fragments (2 folios) de Gereint et Enid[29] ; le texte est d’accord avec celui de la partie IV, qui contient la plus grande partie du roman de Gereint[30]. Le texte en a été publié par M. Gwenogvryn Evans dans la Revue celtique, 1887, p. 1-29 ; il est accompagné d’une traduction avec notes qui m’est due : cette partie du manuscrit serait de 1275.
Les manuscrits 7 et 14 (de Peniarth) ont seulement une partie du roman de Peredur [31]. Le manuscrit 7, dans son ensemble, est du xive siècle, mais les colonnes qui intéressent Peredur appartiennent à une main plus ancienne, qui serait du xiiie siècle.
Le manuscrit 14 est de différentes mains ; la partie qui contient le fragment de Peredur est de la seconde moitié du xive siècle [32].
Les trois premières parties du manuscrit 6 ayant, d’après l’étude que j’en ai faite, la même orthographe, les mêmes caractères linguistiques, doivent être considérées, quoique écrites à différentes époques, comme remontant à une source écrite du premier tiers du xiiie siècle. La partie IV a été rajeunie orthographiquement, mais présente les mêmes particularités de langue.
Le manuscrit 4 appartient à la même source que le texte du Livre Rouge ; les manuscrits 7 et 14 sont étroitement apparentés et représentent une source commune, assez différente de la première [33].
Dans ma première traduction (p. 17), j’avais conclu de certaines fautes du scribe du Livre Rouge, qu’il copiait un manuscrit plus ancien, vraisemblablement de la fin du xiie ou du commencement du xiiie siècle. Il en est de même de Peniarth 4. Je me bornerai à relever les traits suivants :
u pour w ou б? : p. 9 : y vely pour y wely (fréquent) ;
e pour y : [34] p. 14 ewrthaw y wrthaw ; p. 391 : yned (ynyd), etc.
w pour v : p. 295 ; vawr (vawr : mawr).
б pour v : p. 6 : a бei (a vei) ; p. 7 : бal (val) ; p. 13, ryбedaut (ryvedaut) ; p. 14 : бarch (varch), etc. au pour aw (fréquent) ; p. 4 (dyrnaut).
Pour les consonnes, le trait caractéristique, c’est t pour d spirant : p. 3 haut (hawd) ; p. 393 itaw (idaw) ; p. 395 metwl (medwl) etc.
U pour w, б se trouve jusqu’au milieu du xiiie siècle, au moins [35]. E pour y n’est caractéristique du xiie siècle et du commencement du xiiie, que lorsqu’il se rencontre fréquemment. De même au pour aw. En revanche, w [36] pour v rappelle l’orthographe du Livre Noir de Carmarthen ; б pour w indiquerait un manuscrit de la fin du xiie siècle ou de la première moitié du xiiie siècle ; ce signe se montre dans le fac-similé du Book of Llandav (éd. Rhys-Evans), manuscrit du xiie siècle : c’est un u avec un trait prolongeant à gauche la première moitié supérieure de cette lettre : il est frappant et très net au mot gбr du fac-similé de la page 121, à la deuxième colonne. Ce caractère, dès le début du xiiie siècle, dans plusieurs manuscrits, a été systématiquement employé pour u (ou français), voyelle ou consonne [37].
T pour d spirant est régulièrement employé dans le Livre Noir, dont le manuscrit est de la fin du xiie ou du commencement même du xiiie siècle. On le trouve sporadiquement dans le Black Book of Chirk, écrit vers 1200. Il est employé régulièrement à la finale et à l’intérieur du mot, dans les parties I, II et III du manuscrit 6. C’est aussi un trait saillant de l’archétype de la Myvyrian Archœotogy of Wales pour les poèmes du xiie et du commencement du xiiie siècle de cette collection [38].
À relever dans le manuscrit 7 : u pour w ou б (p. 613 gur ; 626 y lleu ; 608 marchauc (au pour aw fréquent) ; t pour d spirant (une fois) : yssyt (yssyd). L’orthographe de ce manuscrit, en général, n’a rien de caractéristique.
Dans Peniarth, 16, e pour y est fréquent (p. 90 henne, pour hynny ; e dyd (y dgd) ; ell deu (yll deu) ; et même den (dyn). On rencontre fréquemment aussi au pour aw, et uy de temps en temps pour wy (p. 91 gwydbuyll).
Il n’est pas inutile de remarquer que le K est usité dans tous ces manuscrits. Or, il n’a guère été en usage en Galles, que dans la seconde moitié du xiie siècle. On le trouve dans le manuscrit 28 de Peniarth, qui est de cette époque, et dans le Black Book of Chirk écrit vers 1200.
Si, d’après ces remarques, la rédaction des Mahinogion ne peut être postérieure au premier tiers du xiiie siècle, trouve-t-on dans les formes des mots des arguments permettant de les faire remonter plus loin, et d’établir que les scribes copiaient un manuscrit antérieur, sensiblement plus ancien ? On peut le démontrer pour le Gorchan Maelderw, poème contenu dans le Livre d’Aneurin dont le manuscrit n’est que de la fin du xiiie ou du commencement du xive siècle ; il est sûr que le manuscrit primitif devait être en vieux gallois, c’est-à-dire remonte au xe ou au commencement du xie siècle. On peut en dire autant des lois de Gwynedd, dans le Black Book of Chirk.
On trouve quelque chose d’analogue dans le texte de Kulhwch et Olwen. On peut citer Catbritogyon au lieu de Catvridogyon (White Book, p. 429) ; Twr Bliant, à lire Twrb Liant, ibid., ms. 4, p. 464) mot à mot Tumulte des flots. Le scribe du Livre Rouge n’a pas compris l’expression et l’a modernisée en Twryw vliant ; il en est de même, ce qui est plus curieux, du scribe de Peniarth 4, dans le mabinogi de Pwyll : ce qui donne le sens plus qu’étrange de tumulte, tapage de bliant (toile fine). Mais la forme la plus probante est genhym pour genhyv dans l’épisode de Kulhwch où le héros se trouve en conflit avec le portier Glewlwyd. Ce dernier va en rendre compte à Arthur qui lui demande : Chwedleu parth genhyt « y a-t-il du nouveau à la porte ? » Glewlwyd répond : Yssydynt genhym, « Oui, j’en apporte (oui il y en a avec moi [39]).» On pourrait citer encore : a mab pour a vab, ô fils (qui se trouve dans la même colonne), mais ces négligences dans les mutations syntactiques ne sont pas rares ailleurs. En revanche, genhym pour genhyv est une forme vieille galloise. Les formes de ce genre se trouvent mêlées encore à des formes plus modernes, à des formes caractéristique du moyen-gallois, dans la langue de transition du xie siècle, par exemple dans le texte gallois des Privilèges de l’Église de Llandav.
Les trois englyn (sorte d’épigramme) de Math ab Mathonwy concernant LLeu Llaw Gyffes (v. traduction, plus bas, note, et notes critiques) ne prouvent pas, comme l’a avancé Gwenogvryn Evans, que le manuscrit dont disposait le scribe de Math avait été écrit en vieux gallois, c’est-à-dire remontait, au plus tard, au x-xie siècle. En admettant même, ce qui est fort douteux, que le mot oulodeu fût pour aelodeu, membres, comme il le croit, on ne pourrait en tirer qu’une conclusion : c’est que le manuscrit pourrait être de l’époque de transition que représentent certaines chartes et textes, comme ceux dont nous venons de parler, les Privilèges, les délimitations de champs du Livre de Llandav, c’est-à-dire du xie siècle [40]. Il semble, en revanche, que ces englyn représentent une orthographe assez archaïque. Le manuscrit original avait sûrement fréquemment e pour i (y) et eu, régulièrement, semble-t-il, pour ew aussi bien que eu. Il n’est pas douteux que le scribe n’ait mal interprété la graphie Lleu, nom du héros principal du mabinogi avec Gwydyon ; il l’a transformé en Llew, tandis qu’il faut sûrement lire Lleu ; il n’a pas davantage compris eu pour geu, mensonge, et l’a transformé en ev (ef)[41]. Si deulenn, dans le second englyn devait être maintenu, comme llenn (llynn) étang, lac, est féminin, on serait obligé de supposer que le scribe avait devant lui non dou, masculin, mais une forme doi, doy pour dui, duy féminin : il l’aura confondue facilement avec dou [42]. Cette forme pourrait remonter au x-xie siècle (doy ne pourrait être que du xie).
Le premier rédacteur de Math et du Mabinogi n’est pas le même que celui de Kulhwch et Olwen ; il y en a d’autres preuves, comme je l’établirai plus bas.
Certaines graphies, surtout en construction syntactique, n’ont pas de valeur au point de vue chronologique quoiqu’elles soient, en apparences, archaïques ; par exemple : ym penn, ym blaen, se trouvent dans des textes, en réalité, plus récents que d’autres qui présentent ym henn, ym laen.
De même fynnawn paraît plus récent que fynhawn : or, finnaun se trouve dans le Book of Llandav, dans des manuscrits anciens de Nennius ; cimer, apparaît au ixe siècle dans les notes marginales de l’évangéliaire de St Chad à Lichfield, tandis qu’au xiie et au xiiie siècle on a cymher.
De même, la présence d’occlusives sourdes intervocaliques au lieu de sonores, que l’on considère généralement comme un trait du vieux gallois (L. Rouge : clwyteu pour clwydeu), peut n’être qu’un trait dialectal : aujourd’hui encore l’occlusive suivant immédiatement une voyelle accentuée, dans l’Est du Glamorgan, est nettement sourde ; seule, l’occlusive intervocalique en syllabe prétonique est sonore. Il est très vraisemblable que la prononciation des occlusives intervocaliques, sur bien des points du pays de Galles, aux xiie-xiiie siècles, n’était pas encore nettement sonore.
La langue même fournit quelques utiles indications. Peniarth 4 est, en général, plus fidèle à l’archétype ancien que le Livre Rouge. Il conserve plus fidèlement et plus régulièrement les formes du présent-futur 1re pers. du sg. de l’ind. en -haf, du subj. en -ho, du futur second en -hei, du subj. passif en -her [43].
L’emploi de la particule ry qui est en plein déclin au xiiie siècle, en prose et même en poésie dans la seconde moitié de ce siècle, est plus fréquent [44].
Peniarth 6, même la partie IV, dont l’orthographe a été systématiquement rajeunie, est également plus archaïque que le Livre Rouge en ce qui concerne les formes en h- [45].
Çà et là, on rencontre aussi dans le Livre Blanc des formes plus archaïques ou plus galloises : Pen. 4 corunawc (L. R. 2.24 coronawc) dérivé de corun de corôna, tandis que coronawc a été fait sur le moderne coron ; Pen. 4, page 5 : ystewyll, plur. ancien de ystavell (v. gallois stebill) au lieu de ystavelloed (L. R. 4, 2) ; godiwawd (L. R. 20, 17 : gordiwedawd) ; à signaler aussi à plusieurs reprises les formes du prêt. plur. en -sant : Pen. 4, p. 128: a gymersant (L. R. a gymerassant).
Peniarth 6, Part 3 (White Book, p. 280) a seul conservé une trace de l’ancienne règle, encore observée en partie dans la poésie du xiie siècle, d’après laquelle, après la négation en position relative, les occlusives sourdes deviennent sonores : peth ny gavas erioed, chose qu’il n’a jamais eue auparavant (Pen. 4 : ny chavas ; L. Rouge : nys kavas) [46].
Au point de vue de la langue, c’est la version de Kulhwch et Olwen de Peniarth 4 qui offre le plus d’intérêt et se rapproche le plus de la poésie archaïsante du xiie siècle. On peut y signaler : 1° un verbe qui ne se trouve nulle part ailleurs : amkawd [47], il dit ; 2° l’emploi de Kwt, où, mot rare qui ne se trouve qu’en poésie au xiive siècle ; 3° l’emploi des formes passives en -awr : (Livre Blanc, 479 : nyn yscarhawr, 475 nyn lladawr ; 4° la construction de la comparaison avec la particule noc, no [48] (cette particule y est en tête) : p. 476, no broun alarch guynn, oed gwynnach y dwy vron (3)) ; 5° l’emploi de la copule oed avant l’attribut : oed melynach y fenn ; oed gwynnach y chnaud : oed gwynnach [49]… Ces faits joints à ceux que j’ai relevés au point de vue des formes permettent de placer avec sûreté la rédaction de ce roman vers la fin du xie siècle. Il me paraît également probable que les autres ont dû être rédigés au plus tard à la fin du xiie siècle ; les quatre Branches plus tôt.
Il y a trace parfois de la tradition orale, ou de la prononciation : Pen, 4 : Annwn (L. Rouge 84-25 : A nnu vyn). C’est particulièrement remarquable dans Peniarth 7 : p. 612 y dwawt pour y dywawt : c’est la forme la plus fréquente ; i dwen (dwy en) ; p. 614 athiasbedein (ath diasbedein) ; p. 616 'varglwyd (vy arglwyd) ; p. 623 twllodrus (twyllodrus) ; 609, 611 gwassaneth (gwassanaeth) ; p, 619 ath iarleth' ; 624 marchogeth.
Les textes en prose qui sont le plus près de la langue et de l’orthographe des Mabinogion, sont le Brut Tysilio et le Brut Gruffydd ab Arthur, surtout dans le texte dont la Myv, Archæology nous a conservé les variantes sous le titre de nodiadau (notes). Le Brut de Gruffydd ab Arthur est une version galloise de l’Historia de Gaufrei de Monmouth.
Par l’histoire on arrive à des conclusions analogues sur la date de la rédaction des Mabinogion.
Le Songe de Rhonabwy semble avoir été composé du vivant de Madawc ad Maredudd, roi de Powys, qui mourut en 1159, ou peu après sa mort. Il y est question de lui et de son frère.
Il y apparaît un personnage qui a dû vivre vers la même époque : Gilbert, fils de Katgyffro, c’est-à-dire Gilbert de Clare, comte de Pembroke en 1138, fils de Gilbert Fitz-Richard, le conquérant du pays de Cardigan, qui mourut en 1114. (V. plus bas, note à Katgyffro.) Ce récit romanesque était populaire au xiiie siècle : un poète que l’on fait vivre de 1260 à 1340, Madawc Dwygraig, dit qu’il n’est qu’un rêveur comme Rhonabwy.
Dans Kulhwh et Olwen, il est fait mention de Fergant (Flergant) roi de Llydaw (Armorique). C’est peut-être un souvenir d’Alain Fergent, duc de Bretagne de 1081 à 1109.
La version du Livre Rouge de l’Aventure de Lludd et Llevelys se rattache étroitement à celle qui se trouve dans le Brut Gruffydd ab Arthur, et est incontestablement postérieure, dans sa rédaction, à l’œuvre de Gaufrei de Monmouth (v. plus loin, traduction, note à Lludd et Llevelis). Il a existé, suivant un poème de Taliessin qui ne peut être, d’après sa métrique et le contexte, postérieur à la première moitié du xiie siècle, des traditions assez différentes sur la famille de Beli, dont Lludd et Llevelis étaient fils (Livre de Tal., Four anc. Books of Wales, II, p.282, 10). L’Aventure elle-même appartient à l’ensemble des vieilles traditions celtiques ; il est fait une brève allusion à l’entente de Lludd et Llevelis dans un autre poème de Taliessin antérieur à l’œuvre de Gaufrei (F. a. B. II, p, 214. 9).
Le Songe de Maxen porte des traces irrécusables de l’influence de Gaufrei. Il semble, d’après une allusion du poète Cynddelw (Myv. Arch. 162. 1) à Maxen, que cette composition fût connue dans la seconde moitié du xiie siècle.
D’un autre côté, la géographie politique du Mabinogi proprement dit, dont les quatre branches Pwyll, Branwen, Manawyddan, Math, ne peuvent être séparées, ne nous permet pas de mettre la composition de ces récits plus tard que la fin du xiie ou le commencement du xiiie siècle. C’est ainsi que les États de Pwyll ne comprennent que sept cantrevs ; or si Dyvet n’en avait que sept au xiie siècle, comme le dit Giraldus Cambrensis (Hin., 1. 12 ; Cf. Cynddelw, Myv, Arch. 166. 1 : seith beu Dyved) [50], au xiiie, il en comptait huit (Myv. Arch., p. 737). Le Mabinogi de Math ab Mathonwy attribue sept cantrevs à Morganhwc (Glamorgan), auquel la Myv. arch. n’en donne que quatre (Myv. Arch., p. 747). Or, c’est exactement l’étendue du royaume de Iestin ab Gwrgant, qui régna de 1083 à 1091 (voir plus bas, traduction).
Math donne à Lieu Llaw Gyffes le cantrev de Dunodic et le copiste ajoute que cette division porte de son temps les noms d’Eiwynydd (Eivionydd) et d’Ardudwy. Or, le cantrev de Dunodic a été supprimé par Edward Ier : il n’apparaît pas dans les statuts de Bothélan (Rhuddlan), par lesquels ce roi remania, en 1284, les divisions administratives du pays de Galles. Des deux kymmwd dont il se composait l’un, celui d’Eivionydd, passe sous la domination du vicomte de Carnarvon ; l’autre, celui d’Ardudwy, sous celle du vicomte de Meirionydd ou Merioneth (Ancient Laws of Wales, II, p. 908). La glose du copiste se trouvant dans le manuscrit de Peniarth 4 comme dans le Livre Rouge, établit en revanche que le manuscrit a été écrit après 1284, peu de temps après vraisemblablement.
Le Livre Noir de Garmarthen, le Livre de Taliessin, dans des poésies qui ne peuvent être postérieures au milieu du xiie siècle, et sont même probablement antérieures à la rédaction la plus ancienne que nous puissions atteindre des Mabinogion, renferment des allusions très claires et parfois même la substance d’épisodes caractéristiques des récits purement gallois [51]. Un guerrier légendaire nous dit dans Le Livre Noir (F. A.B. II, p. 55. 14) qu’il a été là où fut tué Bran, le fils de Llyr. Kei a les honneurs de tout un poème où il apparaît sous les mêmes traits redoutables que dans Kulhwch et Olwen. Le poème débute aussi par un dialogue rapide entre Arthur et le célèbre portier de la cour d’Arthur, Glewlwyd Gavaelvawr (ibid., p. 50-53). Manawyddan ab Llyr y figure aussi (p. 51), ainsi que Mabon ab Modron,et Bedwyr. Le nom du cheval de Kei nous est donné dans un autre morceau (ibid., p. 10) ; l’auteur connaît aussi les noms des chevaux d’Owein ab Urien, de Gwalchmai, de Caswallawn. Il sait où sont enterrés : Pryderi, Kynon, Bedwyr, Owen ab Urien, Alun Dyved (ibid., p. 28- 33).
On trouve même dans le Livre Noir un poème malheureusement très court et d’un texte tronqué consacré à Tristan : à en juger par quelques vers, il appartient à une tradition très différente de celles que nous ont conservées les romans français. (Ibid., p. 55, poème XXXIV.) Les poèmes XXXIII et XXXV sont particulièrement instructifs. Ce sont des dialogues, le premier entre Gwynn ab Nudd et Guyddneu Garanhir, l’autre entre Taliessin et Ugnach mab Mydno. Ces poèmes étaient probablement accompagnés de récits en prose. On y trouve des allusions à certains personnages des Mabinogion et aussi l’écho de traditions pour nous malheureusement perdues. Les traditions si curieuses du Mabinogi de Math ab Mathonwy étaient familières à l’auteur des poèmes VIII et XVI du Livre de Taliessin [52]. Il en est de même de celles du Mabinogi de Branwen [53]. La barque d’Arthur, Prytwenn [54], joue un rôle extraordinaire dans des épisodes du cycle d’Arthur que nous ne connaissons que par le poème XXX du Livre de Taliessin (F. a B. II, pp. 181-182). La chasse du porc Trwyth (mieux Trmyt) [55] est connue de Nennius ; il y est fait allusion dans le Gorchan Kynvelyn, poème du Livre d’Aneurin dont la rédaction est sûrement antérieure au xie siècle (F. a. B. II, pp. 94-95).
On trouvera ça et là dans les notes explicatives des citations de poètes gallois du xiie et du xiiie siècle prouvant combien les légendes de nos Mabinogion étaient répandues à cette époque.
L’étude de la composition, du caractère des éléments dont se composent ces récits, les procédés et le ton des narrateurs nous permettent de faire un pas de plus : la rédaction de Kulhwch et Olwen est nettement antérieure à celle des deux Songes et de l’Aventure de Lludd et Llevelis ; elle est également moins archaïque dans la mise en œuvre des matériaux, leur agencement et l’esprit qui y règne que celle des Quatre Branches du Mabinogi ; et cependant, d’après ce qui a été dit plus haut, elle leur est probablement antérieure.
Le Songe de Ronabwy, le Songe de Maxen, sont des œuvres d’imagination d’un conteur du xiie siècle, des compositions purement littéraires, qui ne manquent pas d’originalité et témoignent d’un rare talent descriptif, le Songe de Ronabwy surtout. Le héros du récit s’endort, et, en rêve, il est transporté au temps d’Arthur, à son époque la plus brillante, où les héros paraissent avec des proportions surhumaines. Il assiste au défilé des troupes d’Arthur, dont il dépeint l’aspect, l’équipement et la marche avec une incroyable richesse et précision de détails ; le cadre est habilement choisi et l’idée maîtresse véritablement originale. Tout le début est d’un réalisme étrange, empreint de couleur locale, que l’on dirait moderne. Il y a dans ce Songe l’écho de fort anciennes traditions, en particulier dans l’épisode des Corbeaux d’Owen. (V. plus bas, traduction).
L’Aventure de Lludd et Llevelis, par certains traits, par le ton et la conception de l’histoire chez l’auteur, indique pour sa rédaction l’époque de Gaufrei de Monmouth quoiqu’elle ne lui soit pas empruntée. Il est même remarquable que dans l’adaptation galloise de l’Historia, le Brut Tysilio, et sa traduction, le Brut Gruffydd ab Arthur [56] l’aventure figure tandis qu’on la chercherait vainement dans l’Historia elle-même. Les traditions populaires qui en forment la partie essentielle sont incontestablement anciennes et bien antérieures à l’époque de la composition.
Kulhwch et Olwen occupent une place à part et proéminente à certains points de vue parmi nos récits. Ce qui frappe tout d’abord quand on les compare au Mabinogi, c’est que, comme dans le songe de Ronabwy, Arthur est la figure dominante : c’est à lui qu’on a recours ; c’est lui qui par son pouvoir, appuyé sur des guerriers et serviteurs aussi remarquables par leurs pouvoirs magiques que par leur audace, mène à bien la plus difficile des quêtes. Sa cour est le centre du monde : elle réunit tout ce que le narrateur connaît de peuples : Bretons d’Angleterre, Anglo-Saxons, Irlandais, Normands, Bretons d’Armorique, Français. Beaucoup plus encore que dans Ronabwy, Arthur est le maître d’un monde fantastique nettement celtique, mœurs et traditions. Sa cour ne ressemble en rien à celle de l’Arthur des romans français du xiiie siècle, où règnent l’amour courtois, les manières raffinées, le langage élégant, la bonne tenue qui distinguent les chevaliers de la Table Ronde. C’est une assemblée incohérente de personnages disparates, d’êtres fantastiques et surnaturels, pris de droite et de gauche dans des traditions de toute espèce, et groupés artificiellement autour du héros national devenu surtout un personnage de féerie.
C’est là ce qui constitue l’originalité propre de ce roman et lui donne une place intermédiaire entre le Mabinogi et les romans français. Tous les cycles sont mis à contribution et mêlés au profit d’Arthur. Aucun personnage historique du xiie siècle n’y apparaît, ce qui n’est pas le cas, comme nous l’avons vu, pour le Songe de Ronabwy. Le roman est sûrement antérieur (je l’ai prouvé plus haut) aux romans français. Il est évident que si l’auteur les avait connus, il n’eût pas hésité à introduire à la cour d’Arthur, les Sagremor, les Calogrenant, etc. Sa géographie est purement galloise et aussi précise et détaillée que celle des romans gallois d’origine ou d’adaptation française l’est peu. Kei n’a rien du Keu de ces romans ; c’est toujours le guerrier redoutable, à moitié fabuleux du Livre Noir et de certaines poésies de la Myv. Archaeol. Et le fait est d’autant plus digne de remarque, que la note ironique y apparaît ; on y sent déjà la parodie, comme dans le morceau irlandais connu sous le nom de Festin de Bricriu, ou encore dans Cuchulain malade et alité [57].
La liste des saints gallois était interminable. Les dieux ou héros qui ne s’étaient pas trop compromis dans l’Olympe païen ou qu’il eût été inutile ou dangereux de noircir dans l’esprit des populations christianisées, avaient été, en général, convertis et étaient passés au rang des saints. Pour tout abréger, on les avait divisés, semble-t-il, en trois grandes catégories : ils descendent soit de Kaw, soit de Cunedda, soit de Brychan ; notre auteur favorise la famille de Kaw et l’enrichit. Il y introduit entre autres : Dirmye, mépris ; Etmyc, admiration ; Konnyn, roseau ; Mabsant, saint patron ; Llwybyr, sentier ; Kalcas, Chalcas, enfin Neb, quelqu’un ! L’intention satirique ou plaisante est également marquée dans certains noms de l’invention de l’auteur, comme Nerth fils de Kadarn, Force fils de Fort ; Llawr fils d’Erw, Sol fils de Sillon [58] ; Hengroen, Vieille Peau, cheval de Kynnwyl ; dans les noms des chevaux, des femmes, des filles et des fils de Cleddyv Diwlch (plus bas, trad.) [59].
Les mœurs ne sont pas atteintes par la civilisation française du xiie siècle. On sent cependant quelque changement dans la conception que se font les guerriers de leur chef. Les compagnons d’Arthur paraissent choqués à la pensée qu’il va se colleter avec la sorcière : ce ne serait pas convenable. Ils trouvent aussi qu’il est au-dessous de lui d’aller à la recherche de certains objets de trop mince importance, et le renvoient poliment à sa cour de Kelliwic en Kernyw (Cornouaille anglaise). Ses officiers commencent à rougir de certains emplois qui leur paraissent compromettants pour eux et de nature à faire tort à la réputation de générosité d’Arthur : Glewlwyt fait remarquer qu’il veut bien faire les fonctions de portier au premier de l’an, mais que le reste de l’année ce sont ses subordonnés qui remplissent ce rôle : trait de mœurs remarquable qui se retrouve dans Owen et Lunet ou la Dame de la Fontaine [60] : Glewlwyt fait l’office de portier ou plutôt d’introducteur des étrangers, mais de portier, il n’y en avait point. Dans le poème du Livre Noir consacré à Kei, Glewlwyt au contraire, se présente nettement comme portier.
Quoique les mœurs soient païennes, l’influence chrétienne paraît parfois ; c’est ainsi que Nynniaw et Pebiaw ont été transformés en bœufs pour leurs péchés. Le porc Trwyth est un prince que Dieu a puni en le mettant sous cette forme. Le conteur a été visiblement embarrassé pour Gwynn ab Nudd. Gwynn, comme son père Nudd, est un ancien dieu des Celtes insulaires. (V. plus bas, note à Gwynn.) Les prêtres chrétiens en avaient fait un démon. Le peuple s’obstinait à le regarder comme un roi puissant et riche, le souverain des êtres surnaturels. Notre auteur a eu une idée originale : il l’a laissé en enfer où le christianisme l’avait fait définitivement descendre, pendant que son père Nudd conservait une place honorable dans l’Olympe chrétien, mais pour un motif des plus flatteurs pour lui : Dieu lui a donné la force des démons pour les dominer et les empêcher de détruire les hommes de ce monde : il est indispensable là-bas.
L’armement de Kulhwch est plus complètement celtique que celui des guerriers du Songe de Ronabwy. Comme Eocho Rond, dans le morceau épique irlandais de l’Exil des fils de Doël [61], il porte deux javelots, une lance et, à sa ceinture et au côté, une épée à poignée d’or. Les deux javelots sont caractéristiques de l’armement des anciens Celtes [62]. Il ne rappelle en rien celui des chevaliers d’Owen et Lunet, de Peredur et de Gereint et Enid.
Un autre trait de mœurs archaïques, c’est l’évaluation de la valeur des pommes d’or du manteau de Kulhwch et de l’or de ses étriers et de ses chausses en vaches. (V. traduction et note.) Chacune des pommes vaut cent vaches, C’est encore la façon de compter dans les lois galloises rédigées au cours du xe siècle.
Si on rapproche ces observations des particularités archaïques de langue relevées plus haut, on arrive à placer la rédaction de ce roman dans la seconde moitié du xie ou le début du xiie siècle. On ne saurait la faire remonter plus haut. Un emprunt significatif suffirait à le prouver : au lieu de gwayw on y remarque gleif, lance, emprunté au français glaive qui avait aussi ce sens. (V. plus bas, trad., note à Kulhweh.) Or, le contact entre la civilisation française et la civilisation galloise n’a guère eu lieu avant la dernière partie du xie siècle. Il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’Alfred Nutt (The Mabinogion, p. 342) a signalé certains points de ressemblance de Kulhweh et Olwen et aussi du Songe de Ronabwy avec des compositions irlandaises du xie siècle, comme la Destruction de la maison de dá Derga, l’Ivresse des Ulates ou hommes d’Ulster, le Festin de Bricriu. Quoiqu’il y ait dans Kulhwch des héros irlandais comme Cnychwr map Ness (Conchobar mac Nessa) et d’autres, l’influence des conteurs irlandais ne me paraît pas sensible. Il y a eu à toute époque des relations de guerre et d’amitié entre Gaëls et Brittons [63]. Elles ont été particulièrement actives pendant l’existence si troublée du roi de Nord-Galles, Gruffydd ad Cynan (1075-1137). Fils d’Irlandaise, il avait passé sa jeunesse en Irlande ; c’est en partie avec des forces irlandaises qu’il avait conquis sa couronne ; chassé de nouveau, c’est en Irlande qu’il avait cherché un refuge et c’est d’Irlande, avec l’appui des Irlandais, qu’il put retourner en Galles et triompher définitivement de ses ennemis. C’est probablement pendant son règne, que certaines légendes comme celles de Cúroi mac Daere furent empruntées par les bardes gallois aux chanteurs irlandais [64].
Au point de vue littéraire, Kulhwch est hors pair. Il dépasse en intérêt aussi bien le Mabinogi que les trois romans d’Olwen et Lunet, Peredur, Gereint et Enid, par la variété des épisodes, le merveilleux des aventures, le coloris des descriptions et surtout par la poésie de la langue. L’expression est poétique et vigoureuse ; la construction plus souple, plus nerveuse, moins alourdie de liaisons surtout que dans les romans d’origine française. Il mérite l’attention aussi au point de vue de la composition. C’est le plus considérable des romans purement gallois ; il est même sensiblement plus long qu’aucun des trois romans, notamment qu’Owen et Lunet, Or, malgré quelques incohérences dues au copiste sans doute, il surpasse sûrement en unité de composition Peredur et même les deux autres romans. L’auteur dans le Livre Blanc a mis cette unité parfaitement en relief par son titre même : Comment Kulhwch obtint Olwen. Cette constatation suffît à réduire à néant une théorie très répandue surtout parmi les romanistes, et qui a particulièrement cours au sujet de Tristan : c’est que si les épisodes dans les roman arthuriens sont celtiques, si la matière est bretonne, la mise en œuvre ne l’est pas : la trame des romans serait française et les Français seuls auraient été capables de donner une unité plus ou moins accentuée à des épisodes, on dit volontiers des lais, indépendants les uns des autres. Kulhwch prouve que les Brittons de Galles n’avaient nul besoin d’aller à l’école des couleurs français ou de s’inspirer de modèles français pour arriver à composer des romans d’aussi longue haleine et au moins aussi bien ordonnés.
Les quatre branches du Mabinogi représentent mieux la pure tradition des conteurs indigènes et le type ancien des compositions celtiques. Les quatre morceaux forment pour l’auteur un tout, un seul Mabinogi; or, le lien qui existe encore entre la branche de Branwen et celle de Manawyddan, est insignifiant entre celles de Manawyddan et de Math. On peut, à la vérité, distinguer dans le Mabinogi et ses branches, des cycles qui se sont mêlés et confondus [65] ; mais il n’y a cependant là rien de comparable au bouleversement de la plupart d’entre eux et à leur groupement au profit du seul cycle d’Arthur qui frappe dans Kulhwch. La Matière de Bretagne n’y paraît pas encore entièrement dominée par la légende arthurienne telle que nous la trouvons développée dans l’île de Bretagne et sur le continent, dans la seconde moitié du xiie siècle. Le mouvement était commencé : Kulhwch le prouve. Quoique Kulhwch ne doive rien à Gaufrei et qu’il soit antérieur à l’Historia [66], il appartient à une période caractérisée par des tendances analogues. Comme il est sûr que la rédaction de Kulhwch est au moins aussi ancienne, plus ancienne probablement que celle du Mabinogi,il n’est pas douteux que l’auteur de ce dernier cycle ne fût parfaitement au courant des traditions arthuriennes de son temps. S’il ne s’est pas laissé influencer par les tendances à la mode si puissantes à une époque d’exaltation nationale, c’est que les récits qu’il mettait par écrit appartenaient à une tradition orale depuis longtemps formée, qu’il n’était pas permis d’enfreindre ni de transformer : c’est une œuvre classique, comme je l’ai fait remarquer plus haut (p. 12), et impersonnelle ; Kulhwch est une œuvre nouvelle et personnelle.
Si la rédaction du Mabinogi ne peut guère être postérieure à la première moitié du xiie siècle, elle doit cependant se placer après la conquête normande. Certains termes de vénerie rappellent les termes de vénerie française. Le mot pali, vieux français paile et pali, est un emprunt fait à la civilisation française [67], qui s’est fait sentir sur les marches galloises et même dans l’intérieur du sud du pays de Galles, dans la seconde moitié du xie siècle.
Y a-t-il eu modification du caractère primitif celtique dans Branwen par suite d’influences germaniques ou, pour mieux dire, scandinaves, comme l’a cru Alfred Nutt (The Mabinogion, p. 332) ? Faut-il supposer un contact avec le cycle romantique qui nous raconte le Deuil de Gudrun-Kriemhild [68] et le Destin de ses enfants, l’enlèvement et la reprise de Hilde-Gudrun ? À priori, l’hypothèse n’est pas insoutenable. Les Scandinaves ont fait du ixe au xie siècle de fréquentes descentes sur les côtes du pays de Galles et du Cornwall, et même des établissements durables dans le pays de Pembroke. Mais on pourrait tout aussi bien soutenir que s’il y a eu emprunt, c’est du côté Scandinave.
Si on compare les quatre branches du Mabinogi à certains récits irlandais appartenant au même groupe de traditions vieilles celtiques, comme ceux qui concernent les Tuatha Dé Danann (peuples de la déesse Danu) et parmi eux Lir et son fils Mamannan (c’est le Gallois Llyr et son fils Manawyddan), il apparaît clairement, comme l’a fait remarquer Alfred Nutt, que le caractère mythique primitif, encore reconnaissable cependant parfois dans les romans gallois, est beaucoup moins marqué que dans les sagas irlandaises, traitant de sujets analogues. Il est incontestable que ce sont les Irlandais qui ont le mieux conservé la tradition celtique primitive.
Je ne saurais, par contre, attribuer la supériorité des Gallois, dans ces quatre branches, sur les Irlandais, au point de vue narratif et littéraire, à quelque vague influence de la culture plus raffinée des Français introduite en Angleterre par des compagnons de Guillaume et leurs descendants. C’est une hypothèse dénuée de tout fondement. La littérature française du xie et du commencement du xiie siècle ne nous offre rien qui ait pu, avec quelque vraisemblance, inspirer ou influencer les auteurs de nos romans. L’art incontestable qui s’y montre est tout aussi indigène que celui des poètes lyriques gallois, si parfaitement national et si raffiné ; or, ce sont sûrement des bardes ou des lettrés appartenant à la même école littéraire qui ont mis ces traditions par écrit [69].
Les trois romans d’Owen et Lunet, Peredur ab Evrawe, Gereint et Enid, nous transportent dans un monde différent : mœurs, culture, civilisation matérielle, armement, tout y porte la marque de la civilisation française du xiie siècle. Ces trois romans sont très près des romans français : Le chevalier au Lion [70], Erec et Enide, Le conte du Graal [71], œuvres de Chrétien de Troyes [72], le célèbre trouvère du xiie siècle. Le Perceval a été laissé inachevé ; l’œuvre de Chrétien s’arrête au vers 10.601. Un inconnu l’a continuée jusqu’au vers 21.916 : il traite surtout des aventures de Gawain. Puis vient Wauchier de Denain [73], dont la part s’arrête au v. 34.934. L’ensemble fut terminé par Manecier qui écrivait entre 1214 e 1225, et par Gerbert (1220-1225). L’ensemble comprend 63.000 vers.
L’Yvain ou le Chevalier au Lion avait été publié par lady Charlotte Guest à la suite de sa traduction d’Owen et Lunet, d’après un seul manuscrit de la Bibliothèque nationale, d’une façon si défectueuse que le texte en est à peu près inintelligible [74].
On a d’Yvain une version allemande de Hartmann von Aue [75], qui écrivait au xiie siècle, et une version norvégienne [76] qui a servi de base à un poème suédois et à un poème norvégien.
Ivain a été l’objet de nombreux travaux critiques. Parmi les plus importants et les plus récents, je citerai ceux de : Goossens [77], Baist [78], Arthur Brown [79], Ahlström [80], Nitze [81], E. Philipot [82].
Pour Perceval, on attend encore une édition critique du cycle français. Les versions étrangères sont importantes. La plus célèbre est le Parzival de Wolfram von Eschenbach, poète allemand qui écrivait au commencement du xiiie siècle : il est plus court, moins diffus que le Conte du Graal : l’auteur offre un poème complet [83]. Le Sir Percyvelle of Galles [84] représente une version qui ne ressemble aux autres que par les enfances du héros et ses premières aventures. Le Perceval hollandais [85] est une partie du grand poème de Lancelot ; il n’est pas sans intérêt, car l’original français qu’il traduit est perdu. La saga norvégienne est une traduction du Perceval de Chrétien [86].
Parmi les nombreux travaux de critique sur ce difficile sujet, je me contenterai de renvoyer à ceux d’Alfred Nutt [87], W. Golther [88], Baist [89], Weston [90], Mary Rh. William [91], Brown [92].
Erec et Enide a joui aussi de la faveur des littératures étrangères. La plus célèbre des versions est celle d’Hartmann von Aue qui écrivait vers la fin du xiie siècle et le commencement du xiiie siècle, [93]. Il existe aussi une version scandinave [94]. Les travaux spéciaux les plus important sur ce sujet sont ceux de : Bartsch [95], Othmer [96], Dreyer [97], Hagen [98], Philipot [99], Piquet [100], R. Edens [101].
La comparaison des trois romans gallois et français soulève divers problèmes qui peuvent se ramener à trois principaux :
1° Les romans gallois sont-ils des traductions ou des adaptions des romans français, ou, dans les parties communes, remontent-ils à une source commune ?
2° La source commune immédiate est-elle française ou celtique, et dans quelle mesure ?
3° Le fonds de ces romans est-il celtique ?
En dehors de l’école de Foerster dont le plus remarquable tenant est W. Golther, on ne voit plus dans les romans gallois une traduction des romans français. Les différences sont trop considérables pour qu’on puisse s’arrêter à une pareille hypothèse. Une adaptation des romans gallois aux français, dans certains épisodes, serait plus soutenable. Néanmoins, là même où il y a presque identité, à certains traits [102], il est facile de reconnaître que l’auteur gallois ne traduit pas. Il suffit de se reporter aux traductions galloises certaines de romans français, comme Bown o Hamlwn (Beuves de Hampton), Y Greal (Le Graal), pour être fixé sur ce point. Y a-t-il eu adaptation partielle ? L’auteur gallois a-t-il connu Chrétien ?
Il me semble difficile qu’à l’époque de la rédaction en gallois de ces romans, les œuvres de Chrétien aient pu être connues en Galles : Erec a été composé vers 1168 ; Yvain, vers 1173 ; Perceval en 1117-1175 [103].
L’épisode du lion, dans Yvain, serait un argument décisif, s’il était prouvé qu’il est de pure origine française, qu’il a été inspiré en France, par l’aventure de Gonfier de la Tour, comme l’a ingénieusement supposé M. Gaidoz [104]. Ce chevalier aurait sauvé un lion d’un serpent, et le lion l’aurait ensuite suivi et servi.
E. Philipot [105] fait remarquer que les documents qui ont conservé le souvenir de cette aventure sont du xiiie et du xive siècles. Arthur Brown [106], d’après Paul Meyer (Chanson de la Croisade contre les Albigeois, II, p. 378-380) constate que l’aventure de Gonfier se trouve dans une chronique de 1188, et qu’elle a pu être connue assez tôt pour être accessible à Chrétien. Il ne faut pas oublier cependant, comme l’a justement dit Philipot, que le héros est du Midi. De plus, ce thème du lion serviteur de l’homme est fort répandu. On en a des exemples dans des vies de saints anciennes. Arthur Brown renvoie pour le lion sauvé du serpent et suivant son sauveur à Holland (Chrétien von Troie, pp. 161-164), à Guy de Warwick (éd. Zupitza), au Roman de Hum. Enfin dans un opuscule postérieur à son Ivain (The knight of the lion, p. 688), Brown lui-même signale dans le morceau irlandais Tochmarc Emere (Recherche en mariage d’Emer) qui est antérieur à 1050, le rôle important joué par un lion (un animal semblable à un lion). Il n’est donc pas le moins du monde établi que l’épisode du lion soit de source française.
Les versions galloises paraissent plus simples dans l’ensemble, moins chargées d’épisodes que les versions françaises. L’idée maîtresse du Peredur, qui paraît bien être une histoire de vengeance, apparaît plus clairement que dans le Perceval.
Chrétien a dû accentuer la note courtoise, le ton de modération, l’esprit de bonne tenue de ses héros et renchérir sur son original.
Dans les romans gallois, en effet, les mœurs qui contrastent si singulièrement avec la rudesse et même la barbarie atténuées cependant des personnages de Kulhwch, sont moins policées et moins courtoises dans la forme que chez l’auteur français.
En revanche, si on repousse l’idée dune adaptation de Chrétien, il n’y a pas de doute que pour la plupart des épisodes, pour la trame et l’ensemble des trois récits, les romans gallois ne remontent à une source immédiate française [107].
La géographie de ces romans est vague, même pour le pays de Galles, le Cornwall, et la Bretagne insulaire celtique ; elle contraste avec la précision et le luxe de détails géographiques dans les romans purement gallois. Cependant elle est encore supérieure à celle de Chrétien. Quand Gereint quitte Caer-Lleon-sur-Wyse pour retourner en Cornwall, il arrive sur les bords de la Severn. Les nobles de Cornwall l’attendent sur l’autre rive [108]. Chrétien l’envoie chez son père Lac, à Carnant dont il ne connaît nullement la situation ; plus tard il l’enverra couronner à Nantes. Chrétien confond les deux Caer-Lleon, la ville du sud et celle du nord. Il met dans Yvain (vers 2.680) la cour d’Arthur à Cestre (Chester), tandis que dans le Livre Rouge (p. 283) elle est alors même à Kaer-Lleon-sur-Wysc dans le Sud-Galles. Or Cestre c’est également Kaer-Lleon (Castra Legionum). Ceci tendrait à prouver que l’original français antérieur dont se servait Chrétien a été composé en Angleterre. Chrétien ne connaît pas davantage la forêt où se passe la première chasse dans Erec : c’est dans Gereint, la forêt de Dena. Les mœurs sont françaises, avec des traits nettement celtiques de temps en temps ; on se sent en pleine civilisation française du xiie siècle, telle que nous la connaissons en France et en Angleterre. Les demeures sont des châteaux de seigneurs féodaux, avec quelques anachronismes trahissent un fond vieux celtique [109].
Le tournoi dans Owen et Lunet suffirait à dénoncer une source française. C’est un sport inconnu des Gallois ; le mot même (twrneimeint) est emprunté. Les tournois n’ont d’ailleurs guère été tolérés en Angleterre que sous Richard Ier.
L’armement est français. Il contraste avec celui de Kulhwch, et même avec celui des guerriers du Songe de Ronabwy, ce dernier contemporain de très près de l’époque de la composition des trois romans français [110].
Certains emprunts gallois dénoncent une source écrite française, par exemple geol, prison (Peredur, Livre Rouge, p. 238, l. 2 ; Cf. traduction). D’après l’orthographe galloise de toute époque, une forme geol se prononcerait en français aujourd’hui gueol (gu comme gu dans guerre) ; la forme orale geole (jeole) eût été écrite ieol ou jeol : la forme française la plus ancienne est jaiole.
Un autre passage dans Owen et Lunet ne peut guère s’expliquer que par une méprise de l’auteur gallois. Lunet, raconte à Owen qu’elle a été emprisonnée, pour avoir défendu sa réputation, dans un vase de pierre (llestyr o vaen) : l’expression se trouve dans le Livre Rouge et dans Peniarth [111]. Dans Chrétien, c’est une chapelle, et tout justement la chapelle qui se trouve près de la fontaine enchantée. Le roman gallois ne mentionne pas de chapelle à cet endroit : il doit y avoir eu erreur des deux côtés. Il n’y a qu’un mot qui puisse l’expliquer, c’est chapele, le vieux français chapele qui a à la fois les deux sens de lieu secret, prison et de vase. (Cf. Godefroy. Dictionnaire de l’ancienne langue française.) L’auteur gallois aura pris le second sens ; Chrétien aura employé chapele dans son sens ordinaire. Il n’est pas impossible aussi que les deux auteurs aient eu sous les yeux quelque forme latine qu’ils auront comprise diversement. Gröber (Grundriss der roman Phil, II, p. I, p.303) est d’avis que Chrétien a dû utiliser pour Perceval une source latine. De même Nitze (The castle of Grail, p. 39), suppose une source latine intermédiaire entre l’original celtique et les descriptions de Chrétien-Wofram pour le château.
Les noms des héros dans les trois romans gallois sont encore nettement celtiques. On trouvera dans les notes explicatives tous les renseignements utiles à leur sujet. Chrétien les a souvent défigurés. Il a changé Gereint en Erec, Peredur en Perceval [112].
Pour Erec à la place de Gereint, la cause paraît claire. Erec représente Guerec en construction ; c’est le nom d’un comte de Nantes, fils d’Alain Barbe-Torte, mort en 990, et celui du fondateur de l’État breton du Vannetais au vie siècle, État qui portait son nom : Bro-Weroc, puis Browerec et Bro-erec [113].
La famille de Champagne, comme je le montre plus bas, était apparenté aux princes bretons. Chrétien a voulu lui faire sa cour. C’est aussi pour cette raison qu’il fait couronner Erec à Nantes, le transportant brusquement en Bretagne, sans même lui faire passer la mer, tandis que dans le roman en prose, Erec est couronné à Londres par l’archevêque de Cantorbire (Cantorbery). L’épisode du couronnement n’existe pas dans Gereint et a sûrement été ajouté à l’original. Les noms du portier et de ses étranges serviteurs dans Gereint se retrouvent tous dans Kulhwch, et ce n’est pas trop s’avancer que d’en conclure que le rédacteur gallois de Gereint connaissait le roman de Kulhwch.
Les sources de Chrétien sont sûrement anglo-normandes. De bonne heure, dès la seconde moitié du xie siècle, en Galles, et, immédiatement après la conquête, en Cornwall, les Français se sont trouvés en contact avec les populations celtiques de l’île. Quand leurs conteurs vinrent à connaître les traditions brittoniques, ils s’intéressèrent naturellement surtout aux récits héroïques et merveilleux, à ceux qui mettaient en scène un vaillant guerrier triomphant de monstres et accomplissant de merveilleuses quêtes [114], faisant la cour à de belles dames. Ces récits, ils les racontent à leur façon ; comme le dit très bien Alfred Nutt (The Mabin., p. 753), le champion celtique devint un chevalier contemporain ; le chef celtique se mua en baron féodal ; les noms brittoniques aussi gênants pour eux que les noms de lieux gallois actuels pour les journalistes anglais, furent transformés ou remplacés ; la topographie primitive disparut.
Le féérique et le merveilleux ont été évidemment pour nos conteurs un des principaux attraits des légendes celtiques. Or, tous les récits gallois en sont pénétrés. S’ils ont préféré certains d’entre eux et laissé de côté, par exemple, le Mabinogi, c’est ou bien qu’ils ne les connaissaient pas ou qu’ils ont trouvé dans d’autres plus de scènes guerrières ou d’aventures héroïques. On ne saurait, en effet, comme l’a fait A. Nutt, opposer chez les Gallois, les récits héroïques aux récits mythiques. Si le caractère mythique est encore à la rigueur, parfois reconnaissable dans le Mabinogi, si la comparaison avec l’épopée irlandaise et certains traits particuliers permettent de reconnaître dans quelques personnages de ce groupe des dieux ou demi-dieux vieux celtiques, les héros sont des hommes au même titre qu’Owen, Peredur ou Gereint, vivant comme eux dans un monde à moitié surnaturel. Outre le motif donné plus haut, il est fort probable que si leur préférence est allée à des romans comme ceux de Peredar, Owen et Lunet, Gereint et Enid, Tristan', c’est qu’ils les ont trouvés sous une forme plus appropriée à leur goût, et voisine vraisemblablement de compositions du genre de Kulhwch. Ils ont sûrement trouvé des romans déjà formés qu’ils ont modifiés suivant leur tempérament et auxquels ils ont ajouté.
La pénétration des deux éléments celtique et français, a été profonde et durable en Galles. L’aristocratie française recherchait fort les alliances avec les Gallois encore indépendants à la fin du xie siècle, et restés tels, pour une partie notable du pays, jusqu’à la fin du xiiie, tandis que les Saxons étaient courbés sous le joug ; il faut y ajouter l’auréole de noblesse et d’ancienneté qui s’attachait dans des légendes, à la race brittonique. David, fils du vaillant et redoutable roi de Nord-Galles, Owein Gwynedd, épouse une sœur de Henri II ; Llewelyn ab Jorwerth, roi de Gwynedd lui aussi, épouse Jeanne, sœur du roi Jean ; Gerard de Windsor épouse Nest, fille du roi Rhys ab Tewdwr ; Bernard de Neumarch épouse Nest, fille de Trahaearn ab Caradoc ; Robert Fitzhamon, Nest, fille de Jestin ab Gwrgant ; John de Breos, Margaret, fille de Llewelyn ab Jorwerth ; Reynold de Bruce, une autre fille de ce roi. Gruffydd ab Rhys se marie à Matilda, fille de William de Breos ; Rhys Gryg, son frère, à une fille du comte de Clare ; Kadwaladr ab Gruffydd ab Kynan, à une fille de Gilbert, comte de Clare, etc. [115]. La génération sortie de ces unions fut plus galloise souvent que française. C’est très probablement par eux ou sous leur influence, par leurs ménestrels, que les traditions celtiques se propagèrent en Angleterre. Sur le rôle du Cornwall dans la transmission de la matière de Bretagne, V. J. Loth, Contributions à l’étude des romans de la Table Ronde.
Ce contact avec la civilisation la plus vivace et la plus avancée de l’époque ne fut pas non plus sans effet sur la société galloise. L’état social, la condition des terres en furent profondément modifiés.
En revanche, les bardes gallois n’avaient rien à apprendre des trouvères français, et de fait nulle influence française n’apparaît à aucun point de vue, dans leurs poésies. La poésie lyrique galloise est très supérieure à la poésie française. Il faut ajouter que si les alliances entre les deux aristocraties furent nombreuses, les luttes entre elles n’en furent pas moins ardentes et souvent terribles. À aucune autre époque, les luttes intestines entre les chefs gallois, les guerres avec les rois d’Angleterre ou leurs représentants, ne furent plus acharnées et plus incessantes. Devant les dangers qui menaçaient jusqu’à l’existence du pays, les bardes exaltaient le passé des ancêtres, multipliaient les prophéties annonçant l’apparition des sauveurs. Jamais le sentiment national n’atteignit à un degré d’exaltation comparable. C’est sans doute sous l’empire des sentiments nationaux, qu’on se mit à populariser par écrit les récits traditionnels, les glorieuses archives du passé mythologico-légendaire des anciens Brittons.
Sur le fond même des romans français, l’opinion générale aujourd’hui est qu’il est celtique. Le coup le plus rude qui ait été porté à la théorie contraire l’a été par la comparaison avec les épopées irlandaises dont un bon nombre nous est conservé dans des manuscrits antérieurs à la rédaction de ces romans, et qui sont manifestement pures d’influence étrangère. On a trouvé dans ces sagas nombre d’épisodes et de thèmes identiques à ceux des romans dits arthuriens, ou qui en étaient très rapprochés et remontaient évidemment à la même source vieille celtique [116].
Les travaux parus sur l’origine des romans arthuriens ou sur la matière de Bretagne se sont singulièrement multipliés depuis vingt-cinq ans. On trouvera les différentes théories soutenues sur ce sujet jusqu’en 1892, résumées et discutées dans mon travail : Des nouvelles théories sur l’origine des romans arthuriens [117]. (Revue celtique, XIII, pp. 475-503.)
Aux travaux déjà cités, on peut ajouter en français [118], ceux de Ferd. Lot [119], Bédier [120], Muret [121] ; en anglais : ceux d’Alfred Nutt [122], Arthur Brown [123], Schofield [124], Kiltredge [125], Newell [126], Lucy Allen Paton [127], Jessie L. Weston [128], Fletcher [129] ; en allemand, ceux de W. Golther [130], et de H. Zimmer [131].
On pourra facilement compléter cette bibliographie sommaire par celle beaucoup plus touffue dont récemment, un étudiant américain, Tom Peete Cross, a accompagné et quelque peu surchargé son travail paru dans la Revue celtique en 1910 (p. 413) sous le titre de : The celtic origin af the Lay of Yonec.
Si on peut avec quelque précision fixer la date approximative de la première rédaction par écrit des romans et mabinogion gallois, et même indiquer jusqu’à un certain point ; leur position respective, au-delà de la littérature écrite, au point de vue de la formation traditionnelle, il me paraît téméraire et en tout cas prématuré de chercher à établir une chronologie comparée des principaux thèmes ou données des romans formés de la matière de Bretagne. Il faudrait d’abord dégager chaque roman ou noyau de roman de tous les épisodes qui sont venus le grossir dans le cours des siècles, ou suivant le caprice des écrivains ; il serait nécessaire d’en fixer la forme vieille celtique, ce qui n’est possible que là où les documents irlandais offrent des points de contact. Puis, on se trouverait en face de l’océan sans bornes du Folklore. Il ne s’agirait plus de comparaison bornée à un groupe défini de langues et de littératures : ce serait un voyage aventureux à travers un monde encore mal exploré. Si on prend les trois romans gallois et leurs similaires français, on peut, par exemple, soutenir sans trop d’audace, que Gereint-Erec, si on ne prend que l’aventure de Gereint et Enid, est dans l’ensemble moins archaïque qu’Owen-Yvain et Peredur-Perceval. En revanche, on ne peut songer à se poser la même question pour ces deux derniers romans qu’après les avoir débarrassés des épisodes disparates qui les encombrant, les avoir dépouillés de leur vernis français, et précisé la donnée vieille celtique. En comparant Peredur-Perceval, on peut, avec quelque vraisemblance, supposer qu’il s’agit d’un récit de vengeance et d’expiation préhistorique ou vieille celtique [132]. Mais l’idée maîtresse d’Owen-Yvain est, en revanche, fort difficile à dégager. S’agit-il primitivement d’une histoire de féerie, d’amour entre mortel et créature surnaturelle, comme dans certains lais ; ou n’y a-t-il pas encore ici, une vengeance d’un autre genre, la vengeance de la Fontaine qui se défend, compliquée d’autres données ; ou mieux, fusion des deux thèmes ? Si on entre dans le détail des épisodes, on se trouve en présence de problèmes tout aussi difficiles, pour ne pas dire insolubles. Le roman de Kulhwch est relativement moderne, mais nombre de ses épisodes remontent à une haute et insaisissable antiquité.
L’épisode du porc Trwyt est sûrement vieux celtique ; celui de Mabon ab Modron avec son saumon est préhistorique. Comment expliquer que Bran se fasse couper la tête, avec ordre à ses compagnons de l’emporter avec eux pendant quatre-vingt-sept ans et de l’enterrer à Gwynn-Vrynn en face de la France ? N’y a-t-il pas là remaniement et confusion ? Un personnage ayant changé de forme est souvent délivré dans certains contes européens, si on lui coupe la tête. La même idée se retrouve chez les insulaires de Mabuia, dans le détroit de Torres [133].
Les recherches entreprises dans cette direction ont donné quelques résultats. On a pu, avec vraisemblance, mettre en relief le caractère mythique de certains personnages, mais on a trop généralisé. Il y a quelques années, tout était mythe solaire. Aujourd’hui, il n’y a plus rien d’humain ni de terrestre dans les légendes celtiques : tout est extra-naturel, other-world. Il semblerait que les anciens Celtes aient passé leur temps à rêver uniquement d’au-delà ou d’au-dessous. L’histoire et l’archéologie nous donnent une toute autre idée de cette grande famille, vive entre toutes, batailleuse, turbulente, avide de mouvement qui, du ive au ier siècle avant notre ère, a sillonné l’Europe dans tous les sens et l’a semée d’établissements dont beaucoup de noms de lieux témoignent aujourd’hui encore. Ils paraissent beaucoup plus occupés à envoyer leurs ennemis dans l’autre monde qu’à y rêver. En tout cas, il est parfaitement invraisemblable qu’il n’y ait que des personnages d’origine mythique dans les traditions d’un peuple héroïque entre tous et dont l’histoire même fournissait la plus abondante matière au merveilleux épique.
Le fond des romans arthuriens étant celtique et incontestablement d’origine brittonique, il resterait à fixer la part respective des trois groupes de cette famille dans leur transmission aux Français d’Angleterre et du continent. Ils y ont tous les trois collaboré dans des proportions difficiles à déterminer : à en juger par les trois romans français, ce sont évidemment les Gallois qui ont la principale part. Pour les lais, il ne semble pas qu’il en soit de même. Nul doute que les Bretons d’Armorique n’aient joué dans leur transmission et à un moindre degré, dans celle des romans, un rôle notable, en France et en Angleterre. Les deux courants, celui qui venait d’Angleterre et celui qui avait sa source en Armorique, semblent être venus se joindre en particulier à la cour de Champagne.
Depuis le mariage d’Alain Barbe-Torte avec une princesse de la maison de Blois, les rapports entre les princes bretons et les seigneurs de la famille de Blois furent fréquents et intimes. Ils continuèrent lorsque les comtes de Blois devinrent possesseurs de la Champagne. Le rapports des comtes de Champagne avec les rois d’Angleterre furent tout aussi intimes. Eudes II prit part à la conquête de l’Angleterre. Thibaut II de Champagne arma chevalier vers 1147-1151, Geoffroy second fils de Geoffroy Plantagenet, comte d’Anjou et duc de Normandie, plus tard comte de Nantes [134]. Si Chrétien a remplacé Gereint par Erec et imaginé le couronnement d’Erec à Nantes c’est probablement (V. plus haut) pour faire sa cour aux maîtres de son pays alliés à la famille ducale de Bretagne [135]. Mais il est de toute évidence que c’est en Angleterre surtout que s’est faite la communication des traditions celtiques, et leur élaboration par les écrivains de langue française [135]. Elle s’est faite dans des pays où les éléments celtiques, français et saxons se trouvaient en contact, c’est-à-dire, sur les marches du pays de Galles, et de bonne heure, au xiie siècle, dans l’intérieur du sud du pays, notamment en Glamorgan et en Pembrokeshire. Il est cependant très important de ne pas oublier que le seul pays d’Angleterre où les Français aient trouvé, à leur arrivée, les deux langues celtique et saxonne parlées concurremment, est le Cornwall. D’après le Domesday-Book tous les propriétaires, moins Cadoalant, Blethu et peut-être Griffin, étaient Saxons. Bon nombre de noms de lieux le sont déjà. La langue saxonne dominait complètement en Devon [136]. Il faut ajouter que plusieurs des nouveaux maîtres installés par Guillaume le Conquérant dans ce pays étaient bretons-armoricains. Iuthaël de Totenes, entre autres, était un des grands propriétaires du Devon et avait des possessions en Cornwall. Quand Eliduc part pour l’Angleterre, c’est à Totnes qu’il débarque et c’est chez le roi d’Excestre (Exeter) qu’il prend du service [137]. Pendant le xie et le xiie siècle, les Armoricains semblent avoir eu l’habitude de traverser la Manche pour chercher fortune dans le sud-ouest de l’île. C’est une habitude qu’ils avaient encore au xvie siècle. En Cornwall, ils étaient chez eux [138].
Il faut remarquer que les traditions brittoniques devaient s’être conservées chez des populations du Wessex entièrement saxonisées au point de vue de la langue mais où la fusion des éléments celtiques et saxons s’était faite pacifiquement, par exemple en Somerset, où le brittonique était encore parlé couramment au vii-viiiesiècle [139]. J’ai eu occasion d’ailleurs de montrer à plusieurs reprises que les rapports entre les Anglo-Saxons et les Brittons n’avaient pas eu le caractère d’implacable hostilité qu’on leur a trop souvent attribué [140].
La transmission s’est faite et oralement et par écrit, comme en témoignent les formes mêmes des noms propres. Les écrivains français ont dû trouver des romans déjà formés et non simplement des lais et des contes plus ou moins apparentés qu’ils auraient fondus ensemble.
Comme je l’ai établi plus haut, les Bretons insulaires, avant l’apparition des romans français, avaient mis sur pied des romans d’aussi longue haleine et aussi bien composés pour le moins que les romans français. Il est même remarquable que dans l’ensemble, Owen et Lunet, Peredur, Gereint et Enid sont supérieurs aux romans français correspondants. Au point de vue artistique, la supériorité des écrivains gallois est également incontestable. On ne peut que souscrire au jugement d’Alfred Nutt (The Mabinogion, p. 352). Comme il le dit, aucun écrivain français du temps de Chrétien, ni en France ni en Angleterre, ne saurait lutter contre les Gallois comme conteurs. Chez les Français, l’histoire se déroule lentement, terne, incolore, embarrassée de maladroites répétitions, de digressions oiseuses. Chez les Gallois, la narration est vivante, colorée, mettant en relief avec un sur instinct artistique, les traits de nature à produire un effet pittoresque et romantique [141].
Sur les principaux héros celtiques de nos romans, le lecteur trouvera dans les notes explicatives de ces deux volumes d’amples renseignements.
Le dialecte des Mabinogion et romans gallois de notre collection est celui du sud du pays de Galles [142]. Nous avons vu plus haut que les bardes du Glamorgan paraissent à l’époque de la rédaction du Mabinogi avoir été particulièrement renommés.
On ne connaît aucun de leurs auteurs. Il y en a eu plusieurs : il est évident que l’auteur de Kulhwch n’est pas le même que l’auteur ou le premier rédacteur du Mabinogi et qu’on ne saurait leur attribuer ni à l’un, ni à l’autre, ni le Songe de Ronabwy ni le Songe de Maxen ni l’Aventure de Lludd et Llevelis, ni à plus forte raison les trois derniers romans. Les Iolo manuscripts (p. 349), dont l’autorité est mince malgré l’intérêt et la valeur réelle parfois de certaines infirmations, donnent bien comme auteur des Mabinogion un certain Ieuan ap y Diwlith, mais il est probable qu’il ne vivait pas à la fin du xiie siècle comme le prétendent les biographes gallois ; il était en effet, fils de Rhys ab Rhiccert qui vivait vraisemblablement au xive siècle. Stephens [143] croit, avec raison, qu’il florissait vers 1380.
Un personnage beaucoup plus important, c’est le Bledhericus de Giraldus Cambrensis : famosus ille Bledhericus fabulator qui tempora nostra paulo prævenit. Thomas, qui écrivait en Angleterre vers 1170, auteur d’un Tristan dont il nous reste des fragments considérables, embarrassé par la variété des récits que colportaient les conteurs, fait appel, pour appuyer la version qu’il choisit, à l’autorité de Breri :
Seigneurs, cest cunte est mult divers Entre cels qui solent cunter E del cunte Tristran parler. Il en cuntent diversement ; Oï en ai de plusur gent ; Asez sait que chescun en dit, Et co qu’il unt mis en escrit Mes sulum ço que j’ai oï Nel dient pas sulum Breri, Ky solt les gestes é les cuntes De toz les reis, de toz les cuntes Ki orent esté en Bretaigne [144]. Breri est sûrement le Bledhericus de Giraldus Cambrensis : il représente le nom bien gallois de Bled-ri, avec un d spirant. La graphie de Giraldus représente, en faisant abstraction de la terminaison analogique en icus, la prononciation galloise : il s’est introduit entre la spirantes d et r une voyelle de résonnance qui se retrouve dans d’autres transcriptions et finit par former syllabe : cf. Graëlen pour Gradlon en passant par Gradlen. Bledri est le nom d’un évêque de Llandav nommé à ce siège en 983, célèbre par son savoir et son zèle pour l’instruction [145]. On trouve son nom, dans l’appendice de l’édition Gwenogvryn-Evans-John Rhys, p. 303, sous l’intéressante forme Blethery.
Gaufrei de Monmouth signale aussi un Blegobred ou Blegabred comme le roi des chanteurs et des poëtes [146]. Ce nom n’a naturellement rien de commun que le premier terme (Blegobred est pour Bled-cabrel) avec Bledri.
Il n’est pas douteux qu’un Bledri (Breri) == Bledhericus n’ait existé, grand auteur et compilateur de récits légendaires, mais, comme je l’insinuais dans ma première traduction (p. 21), il n’est pas le moins du monde certain que Thomas se soit inspiré directement de lui. Il met simplement sa version sous le patronage de la meilleure autorité indigène. Récemment, miss Jessie L. Weston a fait connaître un nouveau document intéressant Breri (Blederi) [147]. Le ms. add. 36614 du British Museum qui nous donne la continuation du Perceval de Chrétien par Wauchier de Denain, contient le curieux passage suivant ; décrivant le Petit Chevalier, qui garde le bouclier magique conquis par Gawain, l’auteur dit :
Deviser vos voel sa feiture Si com le conte Bleheris Qui fut nés et engenuis En Gales dont je cont le conte Et qui si le contoit au conte De Poitiers qui aimoit l’estoire E le tenait en grant mémoire Plus que nul autre ne faisoit. Le Bleheri gallois, évidemment le Breri de Thomas et le Bledhericus de Giraldus Cambrensis, aurait donc directement transmis son récità un comte de Poitiers. La famille de Poitiers a été longtemps en relations étroites avec la famille royale d’Angleterre. Miss Jessie L. Weston suppose qu’il s’agit plus spécialement de Guillaume III qui mourut en 1137. D’après le témoignage d’autres manuscrits qui, il est vrai, ne mentionnent pas Bleheris, la transmission se serait faite par écrit, et non oralement. Si l’on acceptait à la lettre l’assertion de Wauchier, il en résulterait que la transmission de la matière de Bretagne, pour un poème important, se serait faite directement d’un Gallois à un Français, par écrit, et qu’en outre, ce que j’ai d’ailleurs établi plus haut à propos de Kulhwch, il a existé des romans arthuriens gallois avant Thomas et Chrétien.
Wauchier qui écrivait, si on admet la date fixée par Jessie L. Weston à l’existence de Bleheris [148], plus d’un demi-siècle après son auteur, n’est probablement pas plus sincère ou mieux renseigné que Thomas. Il est de toute évidence que l’œuvre de Wauchier repose sur une source française : la forme des noms, les mœurs, tout le prouve. Que cette source française remonte pour une part importante à un certain Bledri qui a même été en relations avec un comte de la maison de Poitiers, c’est possible. En tout cas, si Jessie L. Weston s’exagère la valeur de ce témoignage, il n’en est pas moins digne de remarque.
Le commentaire naturel du Mabinogi et des romans gallois se trouve surtout dans les Triades, sortes de mementos du passé mythologico-historique des Brittons. La forme triadique remonte sûrement à une haute antiquité ; elle est aussi familière aux Irlandais qu’aux Gallois. Chez ces derniers, elle est devenue un genre littéraire fort piquant, moral, satirique, juridique, philosophique [149]. C’est un lit de Procuste où des lettrés ont fait entrer de force trois par trois, les personnages et les choses du passé. Nul doute que cette méthode n’ait contribué à fausser les traditions brittoniques, mais elle a l’avantage d’aider la mémoire. Les Triades servaient sans doute, comme les Mabinogion, à l’enseignement bardique ; tous les poètes gallois du xiie au xvie siècle en sont littéralement nourris ; les noms qui y figurent ; leur sont aussi familiers qu’aux poètes grecs les noms des dieux et des héros de l’Olympe homérique. On possède plusieurs versions des Triades, mais elles paraissent remonter en somme à trois sources : de l’une dérivent les Triades du Livre Rouge, celles d’un manuscrit de Hengwrt, du xiiie-xive siècle, publiées dans le Cymmrodor, VII, part. II, p. 99, p. 126 par Egerton Phillimore (celles de la Myv. Arch., p. 393-399, jusqu’au n° 60 sont celles du ""Livre Rouge"" même) ; la seconde a donné les Triades imprimées par Skene, en appendice, dans le tome II de ses Four ancient Books of Wales, d’après un manuscrit du xive siècle, et celles de la Myv. Arch. de la page 389, n° 5 à 391, n° 46, en exceptant les n° 18, 27, 42, 43, 44 ; une troisième a produit les Triades imprimées dans ce même recueil de la Myv. Arch., de la page 400 à la page 417 : il y en a 126 sur les 300 que contenait l’œuvre primitive. L’extrait de la Myv. Arch. a été fait en 1601 sur le livre de Jeuan Brechva, qui est mort vers 1500 environ et sur un autre manuscrit appelé très improprement le livre de Caradoc de Lancarvan, plus récent probablement que le premier. Ce sont donc les plus récentes de toutes ; ce sont elles qui ont aussi subi le plus de remaniements. En revanche, elles sont moins laconiques que les autres, et en forment parfois le commentaire. Malgré, des additions et des remaniements incontestables, le gros des Triades doit avoir été mis par écrit vers la fin du xiie siècle. Elles sont d’accord avec les Mabinogion et les citations des poètes de cette époque. Le fragment des Triades du Livre Noir est de la même source que les Triades des chevaux du Livre Rouge, et celles-ci n’en sont pas une copie.
Si les Triades ont une valeur historique des plus contestables, quoiqu’on y trouve l’écho d’événements certains sur lesquels l’histoire est muette, elles n’en sont pas moins très précieuses au point de vue de la mise en œuvre par des lettres des légendes et traditions des Brittons, précisément à l’époque où s’écrivaient les Mabinogion, ce qui pour nous en double le prix. Les Iolo mss. [150] forment une collection fort disparate, d’inégale valeur et d’une autorité toujours douteuse, mais on y trouve d’utiles et suggestives indications ; au point de vue légendaire, ils ne sont pas inutiles à consulter. J’ai dépouillé aussi la plus grande partie des poésies galloises jusqu’au xve siècle. Les documents historiques n’ont pas été négligés, notamment les Bruts.
L’influence de Gaufrei de Monmouth se fait sentir dans un certain nombre de Triades. Elle n’apparaît pas dans le Mabinogi, ni dans les romans purement gallois, si on excepte quelques traits dans les compositions littéraires intitulées le Songe de Maxen et l’Aventure de Lludd et Llevelis. À l’occasion, j’ai renvoyé à ses écrits.
Pour les noms propres, suivant l’exemple de John Rhys et J. Gwenogvryn Evans, j’ai adopté un compromis entre l’orthographe des Mabinogion et l’orthographe moderne. La spirante dentale sonore (spirante interdentale) est exprimée dans les Mabinogion par d (et dans certains manuscrits par t) ; je lui ai substitué le dd moderne, afin qu’on ne confondît pas avec d, occlusive sonore. R sourd est exprimé aujourd’hui par rh ; j’ai conservé r parce que la graphie rh est à peu près moderne et ensuite parce que ce son n’existe pas en Glamorgan : ailleurs, comme l, r initiale est une sourde. J’écris aussi v pour la spirante labiale sonore (v français, en général) au lieu de f moderne ; f pour la sourde, analogue à f français. Les autres signes orthographiques sont ceux du gallois moderne : w voyelle == ou français ; w consonne == w anglais ; u exprime un son intermédiaire entre u et i français ; y dans les monosyllabes accentuées, et la dernière syllabe des polysyllabes, se prononce comme l’ancien i bref accentué et se rapproche beaucoup de ü avec un arrondissement moindre des lèvres, dans le Nord-Galles ; il est à peu près i dans le Sud, en général. Y en dehors de ces cas à la valeur de notre e français dans l’article le, dans petit. Ch, spirante gutturale sourde, a la valeur du c’h breton ; th est une spirante interdentale sourde ; mh, nh, ngh représentent mp (mb dans certains cas), nt (nd en certaine situation), nc : ce sont des sourdes ; ng représente la nasale gutturale sonore, gutturale ou palatale suivant les voyelles qui la flanquent, et remonte à ng vieux-celtique (cf. allemand ing, ung). L sourd est exprimé par ll : on peut prononcer ce son en pressant la pointe de la langue contre le palais, au-dessus des dents, et, en expirant fortement l’air des deux côtés, mais plus du côté droit.
J’ai donné les épithètes, même quand le sens en était certain, en gallois, quitte à les traduire quand il y a lieu et que leur interprétation est sûre : l’épithète est souvent plus significative et plus tenace que le nom. La forme galloise des noms peut servir d’indice et de point de repère dans l’étude de l’évolution des traditions brittoniques chez les autres peuples du moyen âge. La forme des noms d’origine celtique dans les romans arthuriens étrangers suffit à elle seule, souvent, pour établir si la source est galloise, cornique ou bretonne, si elle a été transmise par écrit ou oralement, et même à quelle époque.
J’ai fait suivre les Triades, en appendice également, des généalogies des chefs gallois de la fin du xe siècle (II), avec un court document sur l’Extraction des hommes du Nord ; la division du pays de Galles en cantrev et en cymmwd (p. 327) ; enfin, les Annales Cambriæ dans leur partie la plus ancienne, qui va jusqu’en 954. Tous ces documents sont d’une sérieuse valeur sur laquelle le lecteur sera renseigné par des notes, et de nature à aider à l’intelligence des romans arthuriens.
LES MABINOGION - PWYLL, prince de Dyvet
Ici commence le Mabinogi.
Pwyll [151], prince de Dyvet [152], régnait sur les sept cantrefs [153] de ce pays. Un jour qu’il était à Arberth [154], sa principale cour, il lui prit fantaisie d’aller à la chasse. L’endroit de ses domaines qu’il avait en vue pour la chasse, c’était Glynn Cuch [155]. Il partit la nuit même d’Arberth et arriva à Llwyn Diarwya [156] où il passa la nuit. Le lendemain il se leva, dans la jeunesse [157] du jour, et se rendit à Glynn Cuch pour y lancer ses chiens sous bois. Son cor sonna le rassemblement pour la chasse ; il s’élança à la suite des chiens et perdit bientôt ses compagnons. Comme il prêtait l’oreille aux aboiements des chiens, il entendit ceux d’une autre meute ; la voix n’était pas la même et cette meute s’avançait à la rencontre de la sienne. À ce moment, une clairière unie s’offrit à sa vue dans le bois, et, au moment où sa meute apparaissait sur la lisière de la clairière, il aperçut un cerf fuyant devant l’autre. Il arrivait au milieu de la clairière lorsque la meute qui le poursuivait l’atteignit et le terrassa. Pwyll se mit à considérer la couleur de ces chiens sans plus songer au cerf : jamais il n’en avait vu de pareille à aucun chien de chasse au monde. Ils étaient d’un blanc éclatant et lustré, et ils avaient les oreilles rouges, d’un rouge aussi luisant que leur blancheur. Pwyll s’avança vers les chiens, chassa la meute qui avait tué le cerf et appela ses chiens à la curée. À ce moment il vit venir à la suite de la meute, un chevalier monté sur un grand cheval gris-fer, un cor de chasse passé autour du cou, portant un habit de chasse de laine grise.
Le chevalier s’avança vers lui et lui parla ainsi : « Prince, je sais qui tu es, et je ne te saluerai point. » ― « C’est que tu es peut-être, » répondit Pwyll, » d’un rang tel que tu puisses t’en dispenser. » ― « Ce n’est pas assurément l’éminence de mon rang qui m’en empêche. » ― « Quoi donc, seigneur ? » ― « Par moi et Dieu, ton impolitesse et ton manque de courtoisie. » ― « Quelle impolitesse, seigneur, as-tu remarquée en moi ? » ― « Je n’ai jamais vu personne en commettre une plus grande que de chasser une meute qui a tué un cerf et d’appeler la sienne à la curée ! c’est bien là un manque de courtoisie ; et, quand même je ne me vengerais pas de toi, par moi et Dieu, je te ferai mauvaise réputation pour la valeur de plus de cent cerfs. » ― « Si je t’ai fait tort, je rachèterai ton amitié. » ― « De quelle manière ? » ― « Ce sera selon ta dignité [158] ; je ne sais qui tu es. » ― « Je suis couronné dans mon pays d’origine. » ― « Seigneur, bon jour à toi ! Et de quel pays es-tu ? » ― « D’Annwvyn [159] ; je suis Arawn [160], roi d’Annwvyn. » ― « De quelle façon, seigneur, obtiendrai-je ton amitié ? » ― « Voici : il y a quelqu’un dont les domaines sont juste en face des miens et qui me fait continuellement la guerre ; c’est Hafgan roi d’Annwvyn. Si tu me débarrasses de ce fléau, et tu le pourras facilement, tu obtiendras sans peine mon amitié. » ― « Je le ferai volontiers. Indique-moi comment j’y arriverai. » ― « Voici comment. Je vais lier avec toi confraternité intime [161] ; je te mettrai à ma place à Annwvyn ; je te donnerai pour dormir avec toi chaque nuit la femme la plus belle que tu aies jamais vue. Tu auras ma figure et mon aspect, si bien qu’il n’y aura ni valet de la chambre, ni officier, ni personne parmi ceux qui m’ont jamais suivi, qui se doute que ce n’est pas moi. Et cela, jusqu’à la fin de cette année, à partir de demain. Notre entrevue aura lieu alors dans cet endroit-ci. » ― « Bien, mais, même après avoir passé un an là-bas, d’après quelles indications pourrai-je me rencontrer avec l’homme que tu dis ? » ― « La rencontre entre lui et moi est fixée à un an ce soir, sur le gué ; sois-y sous mes traits ; donne-lui un seul coup, et il ne survivra pas. Il t’en demandera un second, mais ne le donne pas en dépit de ses supplications. Moi, j’avais beau frapper, le lendemain il se battait avec moi de plus belle. » ― « Bien, mais que ferai-je pour mes états ? » ― « Je pourvoirai, » dit Arawn, à ce qu’il n’y ait dans tes états ni homme ni femme qui puisse soupçonner que c’est moi qui aurai pris tes traits ; j’irai à ta place. » ― « Volontiers, je pars donc. » ― « Ton voyage se fera sans difficulté ; rien ne te fera obstacle jusqu’à ce que tu arrives dans mes États : je serai ton guide. » Il conduisit Pwyll jusqu’en vue de la cour et des habitations. « Je remets, » dit-il, « entre tes mains ma cour et mes domaines. Entre ; il n’y a personne qui hésite à te reconnaître. À la façon dont tu verras le service se faire, tu apprendras les manières de la cour. »
Pwyll se rendit à la cour. Il y aperçut des chambres à coucher, des salles, des appartements avec les décorations les plus belles qu’on pût voir dans une maison. Aussitôt qu’il entra dans la salle, des écuyers et de jeunes valets accoururent pour le désarmer. Chacun d’eux le saluait en arrivant. Deux chevaliers vinrent le débarrasser de son habit de chasse et le revêtir d’un habit d’or de paile [162]. La salle fut préparée ; il vit entrer la famille, la suite, la troupe la plus belle et la mieux équipée qui se fût jamais vue, et avec eux la reine, la plus belle femme du monde, vêtue d’un habit d’or de paile lustrée. Après s’être lavés, ils se mirent à table : la reine d’un côté de Pwyll, le comte, à ce qu’il supposait, de l’autre. Il commença à causer avec la reine et il jugea, à sa conversation, que c’était bien la femme la plus avisée, au caractère et au langage le plus nobles, qu’il eût jamais vue. Ils eurent à souhaits mets, boissons, musique, compotation ; c’était bien de toutes les cours qu’il avait vues au monde, la mieux pourvue de nourriture, de boissons, de vaisselle d’or et de bijoux royaux. Lorsque le moment du sommeil fut arrivé, la reine et lui allèrent se coucher. Aussitôt qu’ils furent au lit, il lui tourna le dos et resta le visage fixé vers le bord du lit, sans lui dire un seul mot jusqu’au matin. Le lendemain, il n’y eut entre eux que gaieté et aimable conversation. Mais, quelle que fût leur affection pendant le jour, il ne se comporta pas une seule nuit jusqu’à la fin de l’année autrement que la première. Il passa le temps en chasses, chants, festins, relations aimables, conversations avec ses compagnons, jusqu’à la nuit fixée pour la rencontre. Cette rencontre, il n’y avait pas un homme, même dans les parages les plus éloignés du royaume, qui ne l’eût présente à l’esprit. Il s’y rendit avec les gentilshommes de ses domaines.
Aussitôt son arrivée, un chevalier se leva et parla ainsi : « Nobles, écoutez-moi bien : c’est entre les deux rois qu’est cette rencontre, entre leurs deux corps seulement. Chacun d’eux réclame à l’autre terre et domaines. Vous pouvez tous rester tranquilles, à la condition de laisser l’affaire se régler entre eux deux. » Aussitôt les deux rois s’approchèrent l’un de l’autre vers le milieu du gué, et en vinrent aux mains. Au premier choc, le remplaçant d’Arawn atteignit Hafgan au milieu de la boucle de l’écu si bien qu’il le fendit en deux, brisa l’armure et lança Hafgan à terre, de toute la longueur de son bras et de sa lance [163], par-dessus la croupe de son cheval mortellement blessé. « Ah, prince, » s’écria Hafgan, « quel droit avais-tu à ma mort ? Je ne te réclamais rien ; tu n’avais pas de motifs, à ma connaissance, pour me tuer. Au nom de Dieu, puisque tu as commencé, achève-moi. » ― « Prince, » répondit-il, « il se peut que je me repente de ce que je t’ai fait ; cherche qui te tue, pour moi, je ne te tuerai pas. » ― « Mes nobles fidèles, emportez-moi d’ici ; c’en est fait de moi ; je ne suis plus en état d’assurer plus longtemps votre sort. » ― « Mes nobles, » dit le remplaçant d’Arawn, « faites-vous renseigner et sachez quels doivent être mes vassaux. » ― « Seigneur, » répondirent les nobles, « tous ici doivent l’être ; il n’y a plus d’autre roi sur tout Annwvyn que toi. » ― « Eh bien, il est juste d’accueillir ceux qui se montreront sujets soumis ; pour ceux qui ne viendront pas faire leur soumission, qu’on les y oblige par la force des armes [164]. » Il reçut aussitôt l’hommage des vassaux, et commença à prendre possession du pays ; vers le milieu du jour, le lendemain ; les deux royaumes étaient en son pouvoir. Il partit ensuite pour le lieu du rendez-vous, et se rendit à Glynn Cuch. Il y trouva Arawn qui l’attendait ; chacun d’eux fit à l’autre joyeux accueil : « Dieu te récompense », dit Arawn, « tu t’es conduit en camarade, je l’ai appris. Quand tu seras de retour, dans ton pays », ajouta-t-il, « tu verras ce que j’ai fait pour toi. » ― « Dieu te le rende », répondit Pwyll. Arawn rendit alors sa forme et ses traits à Pwyll, prince de Dyvet et, reprit les siens ; puis il retourna à sa cour en Annwvyn.
Il fut heureux de se retrouver avec ses gens et sa famille [165], qu’il n’avait pas vus depuis un long temps. Pour eux, ils n’avaient pas senti son absence, et son arrivée ne parut pas, cette fois, plus extraordinaire que de coutume. Il passa la journée dans la gaieté, la joie, le repos et les conversations avec sa femme et ses nobles. Quand le moment leur parut venu de dormir plutôt que de boire, ils allèrent se coucher. Le roi se mit au lit et sa femme alla le rejoindre. Après quelques moments d’entretien, il se livra avec elle aux plaisirs de l’amour. Comme elle n’y était plus habituée depuis un an, elle se mit à réfléchir. « Dieu », dit-elle, « comment se fait-il qu’il ait eu cette nuit des sentiments autres que toutes les autres nuits depuis un an maintenant ? » Elle resta longtemps songeuse. Sur ces entrefaites, il se réveilla. Il lui adressa une première fois la parole, puis une seconde, puis une troisième, sans obtenir une réponse. « Pourquoi », dit-il, ne me réponds-tu pas ? » ― « Je t’en dirai, » répondit-elle, « plus que je n’en ai dit en pareil lieu depuis un an. » ― « Comment ? Nous nous sommes entretenus de bien des choses. » ― « Honte à moi, si, il y aura eu un an hier soir, à partir de l’instant où nous nous trouvions dans les plis de ces draps de lit, il y a eu entre nous jeux et entretiens ; si tu as même tourné ton visage vers moi, sans parler, à plus forte raison, de choses plus importantes ! » Lui aussi devint songeur. « En vérité, Seigneur Dieu », s’écria-t-il, « il n’y a pas d’amitié plus solide et plus constante que celle du compagnon que j’ai trouvé ». Puis il dit à sa femme : « Princesse, ne m’accuse pas ; par moi et Dieu, je n’ai pas dormi avec toi, je ne me suis pas étendu à tes côtés depuis un an hier au soir. » Et il lui raconta son aventure. « J’en atteste Dieu, » dit-elle, « tu as mis la main sur un ami solide et dans les combats, et dans les épreuves du corps, et dans la fidélité qu’il t’a gardée. » ― « Princesse, c’était justement à quoi je réfléchissais, lorsque je me suis tu vis-à-vis de toi. » ― « Ce n’était donc pas étonnant », répondit-elle.
Pwyll, prince de Dyvet, retourna aussi dans ses domaines et son pays. Il commença par demander à ses nobles ce qu’ils pensaient de son gouvernement, cette année-là, en comparaison des autres années. « Seigneur, » répondirent-ils, « jamais tu n’as montré autant de courtoisie, jamais tu n’as été plus aimable ; jamais tu n’as dépensé avec tant de facilité ton bien ; jamais ton administration n’a été meilleure que cette année. » ― « Par moi et Dieu, » s’écria-t-il, « il est vraiment juste que vous en témoigniez votre reconnaissance à l’homme que vous avez eu au milieu de vous. Voici l’aventure telle qu’elle s’est passée. » Et il la leur raconta tout au long. « En vérité, seigneur, » dirent-ils, « Dieu soit béni de t’avoir procuré pareille amitié. Le gouvernement que nous avons eu cette année, tu ne nous le reprendras pas ? » ― « Non, par moi et Dieu, autant qu’il sera en mon pouvoir. » À partir de ce moment, ils s’appliquèrent à consolider leur amitié ; ils s’envoyèrent chevaux, chiens de chasse, faucons, tous les objets précieux que chacun d’eux croyait propres à faire plaisir à l’autre. À la suite de son séjour en Annwvyn, comme il avait gouverné avec tant de succès et réuni en un les deux royaumes le même jour, la qualification de prince de Dyvet pour Pwyll fut laissée de côté, et on ne l’appela plus désormais que Pwyll, chef d’Annwvyn.
Un jour il se trouvait à Arberth, sa principale cour, où un festin avait été préparé, avec une grande suite de vassaux. Après le premier repas, Pwyll se leva, alla se promener, et se dirigea vers le sommet d’un tertre [166] plus haut que la cour, et qu’on appelait Gorsedd Arberth. « Seigneur, » lui dit quelqu’un de la cour, « le privilège de ce tertre, c’est que tout noble qui s’y asseoit, ne s’en aille pas sans avoir reçu des coups et des blessures, ou avoir vu un prodige. » ― « Les coups et les blessures, » répondit-il, « je ne les crains pas au milieu d’une pareille troupe. Quant au prodige, je ne serais pas fâché de le voir. Je vais m’asseoir sur le tertre. » C’est ce qu’il fit. Comme ils étaient assis, ils virent venir, le long de la grand’route qui partait du tertre, une femme montée sur un cheval blanc-pâle, gros, très grand ; elle portait un habit doré et lustré. Le cheval paraissait à tous les spectateurs s’avancer d’un pas lent et égal. Il arriva à la hauteur du tertre. « Hommes, » dit Pwyll, « y a-t-il parmi vous quelqu’un qui connaisse cette femme à cheval, là-bas ? » ― « Personne, seigneur, » répondirent-ils. « Que quelqu’un aille à sa rencontre sur la route, pour savoir qui elle est. » Un d’eux se leva avec empressement et se porta à sa rencontre ; mais quand il arriva devant elle sur la route, elle le dépassa. Il se mit à la poursuivre de son pas le plus rapide ; mais plus il se hâtait, plus elle se trouvait loin de lui.
Voyant qu’il ne lui servait pas de la poursuivre, il retourna auprès de Pwyll, et lui dit : « Seigneur, il est inutile à n’importe quel homme à pied, au monde, de la poursuivre. » ― « Eh bien, » répondit Pwyll, « va à la cour, prends le cheval le plus rapide que tu y verras, et pars à sa suite. » Le valet [167] alla chercher le cheval, et partit. Arrivé sur un terrain uni, il fit sentir les éperons au cheval ; mais plus il le frappait, plus elle se trouvait loin de lui, et cependant son cheval paraissait avoir gardé la même allure qu’elle lui avait donnée au début. Son cheval à lui faiblit. Quand il vit que le pied lui manquait, il retourna auprès de Pwyll. « Seigneur, » dit-il, « il est inutile à qui que ce soit de poursuivre cette dame. Je ne connaissais pas auparavant de cheval plus rapide que celui-ci dans tout le royaume, et cependant il ne m’a servi de rien de la poursuivre. » ― « Assurément, » dit Pwyll, « il y a là-dessous quelque histoire de sorcellerie. Retournons à la cour. » Ils y allèrent et y passèrent la journée.
Le lendemain, ils y restèrent depuis leur lever jusqu’au moment de manger. Le premier repas terminé, Pwyll dit : « Nous allons nous rendre au haut du tertre, nous tous qui y avons été hier. Et toi, » dit-il à un écuyer, « amène le cheval le plus rapide que tu connaisses dans les champs. » Le page obéit ; ils allèrent au tertre avec le cheval. Ils y étaient à peine assis qu’ils virent la femme sur le même cheval, avec le même habit, suivant la même route. « Voici, » dit Pwyll, « la cavalière d’hier. Sois prêt, valet, pour aller savoir qui elle est. » ― « Volontiers, seigneur. » L’écuyer monta à cheval, mais avant qu’il ne fût bien installé en selle, elle avait passé à côté de lui en lui laissant entre eux une certaine distance ; elle ne semblait pas se presser plus que le jour précédent. Il mit son cheval au trot, pensant que, quelque tranquille que fût son allure, il l’atteindrait. Comme cela ne lui réussissait pas, il lança son cheval à toute bride ; mais il ne gagna pas plus de terrain que s’il eût été au pas. Plus il frappait le cheval, plus elle se trouvait loin de lui, et cependant elle ne semblait pas aller d’une allure plus rapide qu’auparavant. Voyant que sa poursuite était sans résultat, il retourna auprès de Pwyll. « Seigneur, le cheval ne peut pas faire plus que ce que tu lui as vu faire. » ― « Je vois, » répondit-il, « qu’il ne sert à personne de la poursuivre. Par moi et Dieu, elle doit avoir une mission pour quelqu’un de cette plaine ; mais elle ne se donne pas le temps de l’exposer. Retournons à la cour. » Ils y allèrent et y passèrent la nuit, ayant à souhait musique et boissons.
Le lendemain, ils passèrent le temps en divertissements jusqu’au moment du repas. Le repas terminé, Pwyll dit : « Où est la troupe avec laquelle j’ai été, hier et avant hier, au haut du tertre ? » ― « Nous voici, Seigneur, » répondirent-ils. « Allons nous y asseoir. » ― « Et toi, » dit-il à son écuyer, « selle bien mon cheval, va vite avec lui sur la route, et apporte mes éperons. » Le serviteur le fit. Ils se rendirent au tertre. Ils y étaient à peine depuis un moment, qu’ils virent la cavalière venir par la même route, dans le même attirail, et s’avançant de la même allure. « Valet, » dit Pwyll, « je vois venir la cavalière ; donne-moi mon cheval. » Il n’était pas plutôt en selle qu’elle l’avait déjà dépassé. Il tourna bride après elle, et lâcha les rênes à son cheval impétueux et fougueux, persuadé qu’il allait l’atteindre au deuxième ou au troisième bond. Il ne se trouva pas plus près d’elle qu’auparavant. Il lança son cheval de toute sa vitesse. Voyant qu’il ne lui servait pas de la poursuivre, Pwyll s’écria : « Jeune fille, pour l’amour de l’homme que tu aimes le plus, attends-moi. » ― « Volontiers, » dit-elle ; « il eût mieux valu pour le cheval que tu eusses fait cette demande il y a déjà quelques temps. » La jeune fille s’arrêta et attendit. Elle rejeta la partie de son voile qui lui couvrait le visage, fixa ses regards sur lui et commença à s’entretenir avec lui. ― « Princesse, » dit Pwyll, « d’où viens-tu et pourquoi voyages-tu ? » ― « Pour mes propres affaires, » répondit-elle, « et je suis heureuse de te voir. » ― « Sois la bienvenue. » Aux yeux de Pwyll, le visage de toutes les pucelles ou femmes qu’il avait vues n’était d’aucun charme à côté du sien. « Princesse, » ajouta-t-il, « me diras-tu un mot de tes affaires ? » ― « Oui, par moi et Dieu [168], » répondit-elle, « ma principale affaire était de chercher à te voir ». ― « Voilà bien, pour moi, la meilleure affaire pour laquelle tu puisses venir. Me diras-tu qui tu es ? » ― « Prince, je suis Riannon [169], fille de Heveidd Hen [170]. On veut me donner à quelqu’un malgré moi. Je n’ai voulu d’aucun homme, et cela par amour pour toi, et je ne voudrai jamais de personne, à moins que tu ne me repousses. C’est pour avoir ta réponse à ce sujet que je suis venue. » ― « Par moi et Dieu, la voici : Si on me donnait à choisir entre toutes les femmes et les pucelles du monde, c’est toi que je choisirais. » ― « Eh bien ! si telle est ta volonté, fixe-moi un rendez-vous avant qu’on ne me donne à un autre. » ― « Le plus tôt sera le mieux ; fixe-le à l’endroit que tu voudras. » ― « Eh bien, seigneur, dans un an, ce soir, un festin sera préparé par mes soins, en vue de ton arrivée, dans la cour d’Heveidd. » ― « Volontiers, j’y serai au jour dit. » ― « Reste en bonne santé, seigneur, et souviens-toi de ta promesse. Je m’en vais. »
Ils se séparèrent, Pwyll revint auprès de ses gens et de la suite. Quelque demande qu’on lui fit au sujet de la jeune fille, il passait à d’autres sujets. Ils passèrent l’année à Arberth jusqu’au moment fixé. Il s’équipa avec ses chevaliers, lui centième, et se rendit à la cour d’Eveidd Hen. On lui fit bon accueil. Il y eut grande réunion, grande joie et grands préparatifs de festin à son intention. On disposa de toutes les ressources de la cour d’après sa volonté. La salle fut préparée et on se mit à table Heveidd Hen s’assit à un des côtés de Pwyll, Riannon de l’autre ; et, après eux, chacun suivant sa dignité. On se mit à manger, à boire et à causer.
Après avoir fini de manger, au moment où on commençait à boire, on vit entrer un grand jeune homme brun, à l’air princier, vêtu de paile. De l’entrée de la salle, il adressa son salut à Pwyll et à ses compagnons. « Dieu te bénisse, mon âme, » dit Pwyll, « viens t’asseoir. » ― « Non, » répondit-il, « je suis un solliciteur et je vais exposer ma requête. » ― « Volontiers. » ― « Seigneur, c’est à toi que j’ai affaire et c’est pour te faire une demande que je suis venu. » ― « Quel qu’en soit l’objet, si je puis te le faire tenir, tu l’auras. » ― « Hélas ! » dit Riannon, « pourquoi fais-tu une pareille réponse ? » ― « Il l’a bien faite, princesse, » dit l’étranger, « en présence de ces gentilshommes » ― « Quelle est ta demande, mon âme ? » dit Pwyll. « Tu dois coucher cette nuit avec la femme que j’aime le plus ; c’est pour te la réclamer, ainsi que les préparatifs et approvisionnements du festin, que je suis venu ici. » Pwyll resta silencieux, ne trouvant rien à répondre. « Tais-toi tant que tu voudras, » s’écria Riannon ; « je n’ai jamais vu d’homme faire preuve de plus de lenteur d’esprit que toi. » ― « Princesse, » répondit-il, « je ne savais pas qui il était. » ― « C’est l’homme à qui on a voulu me donner malgré moi, Gwawl, fils de Clut, personnage belliqueux et riche. Mais puisqu’il t’est échappé de parler comme tu l’as fait, donne-moi à lui pour t’éviter une honte. » ― « Princesse, je ne sais quelle réponse est la tienne ; je ne pourrai jamais prendre sur moi de dire ce que tu me conseilles. » ― « Donne-moi à lui et je ferai qu’il ne m’aura jamais. » ― « Comment cela ? » ― « Je te mettrai en main un petit sac ; garde-le bien. Il te réclamera le festin et tous ses préparatifs et approvisionnements, mais rien de cela ne t’appartient. Je le distribuerai aux troupes et à la famille. Tu lui répondras dans ce sens. Pour ce qui me concerne, je lui fixerai un délai d’un an, à partir de ce soir, pour coucher avec moi. Au bout de l’année, trouve-toi avec ton sac, avec tes chevaliers, toi centième, dans le verger là haut. Lorsqu’il sera en plein amusement et compotation, entre, vêtu d’habits de mendiant, le sac en main, et ne demande que plein le sac de nourriture. Quand même on y fourrerait tout ce qu’il y a de nourriture et de boisson dans ces sept cantrevs-ci, je ferai qu’il ne soit pas plus plein qu’auparavant. Quand on y aura fourré une grande quantité, il te demandera si ton sac ne sera jamais plein. Tu lui répondras qu’il ne le sera point, si un noble très puissant ne se lève, ne presse avec ses pieds la nourriture dans le sac et ne dise : « on en a assez mis. » C’est lui que j’y ferai aller pour fouler la nourriture. Une fois qu’il y sera entré, tourne le sac jusqu’à ce qu’il en ait par-dessus la tête et fais un nœud avec les courroies du sac. Aie une bonne trompe autour du cou, et, aussitôt que le sac sera lié sur lui, sonne de la trompe : ce sera le signal convenu entre toi et tes chevaliers. À ce son, qu’ils fondent sur la cour. » Gwawl dit à Pwyll : « Il est temps que j’aie réponse au sujet de ma demande. » ― « Tout ce que tu m’as demandé de ce qui est en ma possession, » répondit-il, « tu l’auras ». « Mon âme, » lui dit Riannon, « pour le festin avec tous les approvisionnements, j’en ai disposé en faveur des hommes de Dyvet, de ma famille et des compagnies qui sont ici ; je ne permettrai de le donner à personne. Dans un an ce soir, un festin se trouvera préparé dans cette salle pour toi, mon âme, pour la nuit où tu coucheras avec moi. » Gwawl retourna dans ses terres, Pwyll en Dyvet, et ils y passèrent l’année jusqu’au moment fixé pour le festin dans la cour d’Eveidd Hen.
Gwawl, fils de Clut, se rendit au festin préparé pour lui ; il entra dans la cour et il reçut bon accueil. Quand à Pwyll, chef d’Annwvyn, il se rendit au verger avec ses chevaliers, lui centième, comme lui avait recommandé Riannon, muni de son sac. Il revêtit de lourds haillons et mit de grosses chaussures. Lorsqu’il sut qu’on avait fini de manger et qu’on commençait à boire, il marcha droit à la salle. Arrivé à l’entrée, il salua Gwawl et ses compagnons, hommes et femmes. « Dieu te donne bien. » dit Gwawl,« sois le bienvenu en son nom. » ― « Seigneur, » répondit-il, « j’ai une requête à te faire. » ― « Qu’elle soit la bienvenue ; si tu me fais une demande convenable, tu l’obtiendras. » ― « Convenable, seigneur ; je ne demande que par besoin. Voici ce que je demande plein le petit sac que tu vois de nourriture. » ― « Voilà bien une demande modeste ; je te l’accorde volontiers apportez-lui de la nourriture. » Un grand nombre d’officiers se levèrent et commencèrent à remplir le sac. On avait beau en mettre : il n’était pas plus plein qu’en commençant. « Mon âme, » dit Gwawl, « ton sac sera-t-il jamais plein ? » ― « Il ne le sera jamais, par moi et Dieu, quoi que l’on y mette, à moins qu’un maître de terres, de domaines et de vassaux ne se lève, ne presse la nourriture avec ses deux pieds dans le sac et ne dise : « On en a mis assez. » ― « Champion, » dit Riannon à Gwawl, fis de Clut, « lève-toi vite ». « Volontiers, » répondit-il. Il se leva et mit ses deux pieds dans le sac. Pwyll tourna le sac si bien que Gwawl en eut par dessus la tête et, rapidement, il ferma le sac, le noua avec les courroies, et sonna du cor. Les gens de sa maison envahirent la cour, saisirent tous ceux qui étaient venus avec Gwawl et l’exposèrent lui-même dans sa propre prison (le sac) (v. notes critiques). Pwyll rejeta les haillons, les grosses chaussures et toute sa grossière défroque. Chacun de ses gens en entrant donnait un coup sur le sac en disant : « Qu’y a-t-il là-dedans ? » ― « Un blaireau, » répondaient les autres. Le jeu consistait à donner un coup sur le sac, soit avec le pied, soit avec une trique. Ainsi firent-ils le jeu du sac. Chacun en entrant demandait « Quel jeu faites-vous là ? » ― « Le jeu du blaireau dans le sac », répondaient-ils. Et c’est ainsi que se fit pour la première fois le jeu du Blaireau dans le sac [171]. « Seigneur, » dit l’homme du sac à Pwyll, « si tu voulais m’écouter, ce n’est pas un traitement qui soit digne de moi que d’être ainsi battu dans ce sac. » ― « Seigneur, » dit aussi Eveydd Hen, « il dit vrai. Ce n’est pas un traitement digne de lui. » ― « Eh bien, » répondit Pwyll, « je suivrai ton avis à ce sujet. » ― « Voici ce que tu as à faire, » dit Riannon, « tu es dans une situation qui te commande de satisfaire les solliciteurs et les artistes. Laisse-le donner à chacun à ta place et prends des gages de lui qu’il n’y aura jamais ni réclamation, ni vengeance à son sujet. Il est assez puni. » ― « J’y consens volontiers, » dit l’homme du sac. ― « J’accepterai, » dit Pwyll « si c’est l’avis d’Eveidd et de Riannon. » ― « C’est notre avis, » répondirent-ils. « J’accepte donc : cherchez des cautions pour lui. » ― « Nous le serons, nous » répondit Eveydd, « jusqu’à ce que ses hommes soient libres et répondent pour lui. » Là-dessus, on le laissa sortir du sac et on délivra ses nobles. « Demande maintenant des cautions à Gwawl, » dit Eveydd à Pwyll, « nous connaissons tous ceux qu’on peut accepter de lui. » Eveydd énuméra les cautions. « Maintenant, » dit Gwawl à Pwyll, arrange toi-même le traité. » ― « Je me contente, » répondit-il, « de celui qu’a proposé Riannon. » Cet arrangement fut confirmé par les cautions. « En vérité, seigneur, » dit alors Gwawl, « je suis moulu et couvert de contusions. J’ai besoin de bains [172] : avec ta permission, je m’en irai et je laisserai des nobles ici à ma place pour répondre à chacun de ceux qui viendront vers toi en solliciteurs. » ― « Je le permets volontiers, » répondit Pwyll. Gwawl retourna dans ses terres. On prépara la salle pour Pwyll, ses gens et ceux de la cour en outre. Puis tous se mirent à table et chacun s’assit dans le même ordre qu’il y avait un an pour ce soir-là. Ils mangèrent et burent. Quand le moment fut venu, Pwyll et Riannon se rendirent à leur chambre. La nuit se passa dans les plaisirs et le contentement. Le lendemain, dans la jeunesse du jour, Riannon dit : « Seigneur, lève-toi, et commence à satisfaire les artistes ; ne refuse aujourd’hui à personne ce qu’il te demandera. » ― « Je le ferai volontiers, » dit Pwyll, « et aujourd’hui et les jours suivants, tant que durera ce banquet. »
Pwyll se leva et fit faire une publication invitant les solliciteurs et les artistes à se montrer et leur signifiant qu’on satisferait chacun d’eux suivant sa volonté et sa fantaisie. Ce qui fut fait. Le banquet se continua et, tant qu’il dura, personne n’éprouva de refus. Quand il fut terminé, Pwyll dit à Eveydd, « Seigneur, avec ta permission, je partirai pour Dyvet demain. » ― « Eh bien, » répondit Eveydd, « que Dieu aplanisse la voie devant toi. Fixe le terme et le moment où Riannon ira te rejoindre. » ― « Par moi et Dieu, » répondit-il, « nous partirons tous les deux ensemble d’ici. » ― « C’est bien ton désir, seigneur ? » ― « Oui, par moi et Dieu. » Ils se mirent en marche le lendemain pour Dyvet et se rendirent à la cour d’Arberth, où un festin avait été préparé pour eux. De tout le pays, de toutes les terres, accoururent autour d’eux les hommes et les femmes les plus nobles. Riannon ne laissa personne sans lui faire un présent remarquable, soit collier, soit anneau, soit pierre précieuse.
Ils gouvernèrent le pays d’une façon prospère cette année, puis une seconde. Mais la troisième, les hommes du pays commencèrent à concevoir de sombres pensées, en voyant sans héritier un homme qu’ils aimaient autant qu’ils faisaient leur seigneur et leur frère de lait : ils le prièrent de se rendre auprès d’eux. La réunion eut lieu à Presseleu [173], en Dyvet. « Seigneur, » lui dirent-ils, « nous ne savons si tu vivras aussi vieux que certains hommes de ce pays, et nous craignons que tu n’aies pas d’héritier de la femme avec laquelle tu vis. Prends-en donc une autre qui te donne un héritier. Tu ne dureras pas toujours ; aussi, quand même tu voudrais rester ainsi, nous ne te le permettrions pas. » ― « Il n’y a pas encore longtemps, » répondit Pwyll, « que nous sommes ensemble. Il peut arriver bien des choses. Remettez avec moi cette affaire d’ici à un an. Convenons de, nous réunir aujourd’hui dans un an, et alors je suivrai votre avis. » On convint du délai.
Avant le terme fixé un fils lui naquit, à Arberth même. La nuit de sa naissance, on envoya des femmes veiller la mère et l’enfant. Les femmes s’endormirent, ainsi que Riannon la mère. Ces femmes étaient au nombre de six. Elles veillèrent bien une partie de la nuit ; mais, dès avant minuit, elles s’endormirent et ne se réveillèrent qu’au point du jour. Aussitôt réveillées, leurs yeux se dirigèrent vers l’endroit où elles avaient placé l’enfant : il n’y avait plus de trace de lui. « Hélas ! » s’écria une d’elles, « l’enfant est perdu ! » ― « Assurément, » dit une autre, « on trouvera que c’est une trop faible expiation pour nous de la perte de l’enfant que de nous brûler ou de nous tuer ! » ― « Y a-t-il au monde, » s’écria une autre, « un conseil à suivre en cette occasion ? » ― « Oui, » répondit une d’elles, « j’en sais un bon. » ― « Lequel ? » dirent-elles toutes. « Il y a ici une chienne de chasse avec ses petits. Tuons quelques-uns de petits, frottons de leur sang le visage et les mains de Riannon, jetons les os devant elle et jurons que c’est elle qui a tué son fils. Notre serment à nous six l’emportera sur son affirmation à elle seule [174].
« Elles s’arrêtèrent à ce projet.
Vers le jour, Riannon s’éveilla et dit : « Femmes où est mon fils ? » ― « Princesse, ne nous demande pas ton fils ; nous ne sommes que plaies et contusions, après notre lutte contre toi ; jamais en vérité, nous n’avons vu autant de force chez une femme ; il ne nous a servi de rien de lutter contre toi : tu as toi-même mis en pièces ton fils. Ne nous le réclame donc pas. » ― « Malheureuses, » répondit-elle, « par le Seigneur Dieu qui voit tout, ne faites pas peser sur moi une fausse accusation. Dieu qui sait tout, sait que c’est faux. Si vous avez peur, j’en atteste Dieu, je vous protégerai. » ― « Assurément, » s’écrièrent-elles, « nous ne nous exposerons pas nous-mêmes à mal pour personne au monde. » ― « Malheureuses, mais vous n’aurez aucun mal en disant la vérité. » En dépit de tout ce qu’elle put leur dire de beau et d’attendrissant, elle n’obtint d’elles que la même réponse. À ce moment, Pwyll se leva, ainsi que sa troupe et toute sa maison. On ne put lui cacher le malheur. La nouvelle s’en répandit par le pays. Tous les nobles l’apprirent ; ils se réunirent et envoyèrent des messagers à Pwyll pour lui demander de se séparer de sa femme après un forfait aussi horrible. Pwyll leur fit cette réponse : « Vous ne m’avez demandé de me séparer de ma femme que pour une seule raison : c’est qu’elle n’avait pas d’enfant. Or, je lui en connais un. Je ne me séparerai donc pas d’elle. Si elle a mal fait, qu’elle en fasse pénitence. » Riannon fit venir des docteurs et des sages, et lui parut plus digne d’accepter une pénitence que d’entrer en discussion avec les femmes. Voici la pénitence qu’on lui imposa : elle resterait pendant sept ans de suite à la cour d’Arberth, s’asseoirait chaque jour à côté du montoir de pierre qui était à l’entrée, à l’extérieur, raconterait à tout venant qui lui paraîtrait l’ignorer toute l’aventure et proposerait, aux hôtes et aux étrangers, s’ils voulaient le lui permettre, de les porter sur son dos à la cour. Il arriva rarement que quelqu’un consentît à se laisser porter. Elle passa ainsi une partie de l’année.
En ce temps-là, il y avait comme seigneur à Gwent Is-coed [175] Teyrnon Twryv Vliant [176]. C’était le meilleur homme du monde. Il avait chez lui une jument qu’aucun cheval ou jument dans tout le royaume ne surpassait en beauté. Tous les ans, dans la nuit des calendes [177] de mai, elle mettait bas, mais personne n’avait de nouvelles du poulain. Un soir, Teyrnon dit à sa femme : « Femme, nous sommes vraiment bien nonchalants : nous avons chaque année un poulain de notre jument et nous n’en conservons aucun ! » ― « Que peut on y faire ? » répondit-elle. « Que la vengeance de Dieu soit sur moi, si cette nuit, qui est celles des calendes de mai, je ne sais quel genre de destruction m’enlève ainsi mes poulains. » Il fit rentrer sa jument, se revêtit de son armure et commença sa garde.
Au commencement de la nuit, la jument mit bas un poulain grand et accompli qui se dressa sur ses pieds immédiatement. Teyrnon se leva et se mit à considérer les belles proportions du cheval. Pendant qu’il était ainsi occupe, il entendit un grand bruit, et, aussitôt après, il vit une griffe pénétrer par une fenêtre qui était sur la maison et saisir le cheval par la crinière. Teyrnon tira son épée et trancha le bras à partir de l’articulation du coude, si bien que cette partie et le poulain lui restèrent à l’intérieur. Là-dessus, tumulte et cris perçants se firent entendre. Il ouvrit la porte s’élança dans la direction du bruit. Il n’en voyait pas l’auteur à cause de l’obscurité, mais il se précipita de son côté et se mit à sa poursuite. S’étant souvenu qu’il avait laissé la porte ouverte, il revint. À la porte même, il trouva un petit garçon emmailloté et enveloppé dans un manteau de paile. Il le prit : l’enfant était fort pour l’âge qu’il paraissait. Il ferma la porte et se rendit à la chambre où était sa femme. « Dame, » dit-il, « dors-tu ? » ― « Non, seigneur ; je dormais, mais je me suis réveillée quand tu es entré. » « Voici pour toi un fils, » dit-il, « si tu veux en avoir un qui n’a jamais été à toi. » ― « Seigneur, qu’est-ce que cette aventure ? » ― « Voici. » Et il lui raconta toute, l’histoire. « Eh bien, seigneur, » dit-elle, « quelle sorte d’habit a-t-il ? » ― « Un manteau de paile, » répondit-il. « C’est un fils de gentilhomme. Nous trouverions en lui distraction et consolation, si tu voulais. Je ferais venir des femmes et je leur dirais que je suis enceinte. » ― « Je suis de ton avis à ce sujet, » répondit Teyrnon. Ainsi firent-ils. Ils firent administrer à l’enfant le baptême alors en usage et on lui donna le nom de Gwri Wallt Euryn [178], (aux cheveux d’or) parce que tout ce qu’il avait de cheveux sur la tête était aussi jaune que de l’or.
On le nourrit à la cour jusqu’à ce qu’il eût un an. Au bout de l’année, il marchait d’un pas solide ; il était plus développé qu’un enfant de trois ans grand et gros. Au bout d’une seconde année d’éducation, il était aussi gros qu’un enfant de six ans. Avant la fin de la quatrième année, il cherchait à gagner les valets des chevaux pour qu’ils le laissassent les conduire à l’abreuvoir. « Seigneur, » dit alors la dame à Teyrnon, « où est le poulain que tu as sauvé la nuit où tu as trouvé l’enfant ? » ― « Je l’ai confié aux valets des chevaux, » répondit-il, « en leur recommandant de bien veiller sur lui. » ― « Ne ferais-tu pas bien, seigneur, de le faire dompter et de le donner à l’enfant, puisque c’est la nuit même où tu l’as trouvé que le poulain est né et que tu l’as sauvé [179] ? » ― « Je n’irai pas là contre. Je t’autorise à le lui donner. » ― « Dieu te le rende, je le lui donnerai donc. » On donna le cheval à l’enfant ; la dame se rendit auprès des valets d’écurie et des écuyers pour leur recommander de veiller sur le cheval et de faire qu’il fût bien dressé pour le moment où l’enfant irait chevaucher, avec ordre de la renseigner à son sujet.
Au milieu de ces occupations, ils entendirent de surprenantes nouvelles au sujet de Riannon et de sa pénitence. Teyrnon, à cause de la trouvaille qu’il avait faite, prêta l’oreille à cette histoire et s’en informa incessamment jusqu’à ce qu’il eût entendu souvent les nombreuses personnes qui fréquentaient la cour plaindre Riannon pour sa triste aventure et sa pénitence. Teyrnon y réfléchit. Il examina attentivement l’enfant et trouva qu’à la vue, il ressemblait à Pwyll, chef d’Annwn, comme il n’avait jamais vu fils ressembler à son père. L’aspect de Pwyll lui était bien connu, car il avait été son homme autrefois. Il fut pris ensuite d’une grande tristesse à la pensée du mal qu’il causait en retenant l’enfant lorsqu’il le savait fils d’un autre. Aussitôt qu’il trouva à entretenir sa femme en particulier, il lui remontra qu’ils ne faisaient pas bien de retenir l’enfant et de laisser ainsi peser tant de peine sur une dame comme Riannon, l’enfant étant le fils de Pwyll, chef d’Annwn. La femme de Teyrnon tomba d’accord avec lui pour envoyer l’enfant à Pwyll. « Nous en recueillerons, » dit-elle, « trois avantages : d’abord, remerciements et aumône pour avoir fait cesser la pénitence de Riannon ; des remerciements de la part de Pwyll pour avoir élevé l’enfant et le lui avoir rendu ; en troisième lieu, si l’enfant est de noble nature, il sera notre fils nourricier et nous fera le plus de bien qu’il pourra. » Ils s’arrêtèrent à cette résolution.
Pas plus tard que le lendemain, Teyrnon s’équipa avec ses chevaliers, lui troisième, son fils quatrième, monté sur le cheval dont il lui avait fait présent. Ils se dirigèrent vers Arberth et ne tardèrent pas à y arriver. Ils aperçurent Riannon assise à côté du montoir de pierre. Lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur, elle leur dit : « Seigneur, n’allez pas plus loin ; je porterai chacun de vous jusqu’à la cour c’est là ma pénitence pour avoir tué mon fils et l’avoir moi-même mis en pièces. » ― « Dame, » répondit Teyrnon, « je ne crois pas qu’un seul de nous ici aille sur ton dos. » ― « Aille qui voudra, » dit l’enfant, « pour moi, je n’irai pas. » ― « Ni nous non plus, assurément, mon âme. » dit Teyrnon. Ils entrèrent à la cour, où on les reçut avec de grandes démonstrations de joie.
On commençait justement un banquet ; Pwyll venait de faire son tour de Dyvet [180]. Ils se rendirent à la salle et allèrent se laver. Pwyll fit bon accueil à Teyrnon. On s’assit : Teyrnon, entre Pwyll et Riannon, ses deux compagnons plus haut, à côté de Pwyll, et l’enfant entre eux. Après qu’on eut fini de manger et que l’on commença à boire, ils se mirent à causer. Teyrnon, lui raconta toute l’aventure de la jument et de l’enfant, comme l’enfant avait passé pour le sien et celui de sa femme, comment ils l’avaient élevé. « Voici ton fils, princesse », ajouta-t-il, « ils ont bien tort ceux qui t’ont faussement accusée. Quand j’ai appris la douleur qui t’accablait, j’en ai éprouvé grande peine et compassion. Je ne crois pas qu’il y ait dans toute l’assistance quelqu’un qui ne reconnaisse l’enfant pour le fils de Pwyll. » ― « Personne n’en doute », répondirent-ils tous. « Par moi et Dieu, mon esprit serait délivré de son souci (pryderi), si c’était vrai. » ― « Princesse, » s’écria Pendaran Dyvet [181], « tu as bien nommé ton fils, Pryderi [182] ; cela lui va parfaitement : Pryderi, fils de Pwyll, chef d’Annwn. » ― « Voyez, » dit Riannon, « si son propre nom à lui ne lui irait pas mieux encore ». « Quel nom a-t-il ? » dit Pendaran Dyvet. « Nous lui avons donné le nom de Gwri Wallt Euryn [183]. » ― « Pryderi sera son nom, » dit Pendaran. « Rien de plus juste, » dit Pwyl, « que de lui donner le nom qu’a dit sa mère, lorsqu’elle a eu à son sujet joyeuse nouvelle. » On s’arrêta à cette idée.
« Teyrnon, » dit Pwyll, « Dieu te récompense, pour avoir élevé cet enfant jusqu’à cette heure ; il est juste aussi que lui-même, s’il est vraiment noble, te le rende. » ― « Seigneur, » répondit-il, « pas une femme au monde n’aura plus de chagrin après son fils que la femme qui l’a élevé n’en aura après lui. Il est juste qu’il ne nous oublie ni moi ni elle pour ce que nous avons fait pour lui. » ― « Par moi et Dieu, » répondit Pwyll, « tant que je vivrai, je te maintiendrai, toi et tes tiens, tant que je pourrai maintenir les miens à moi-même. Quand ce sera son tour, il aura encore plus de raisons que moi de te soutenir. Si c’est ton avis et celui de ces gentilshommes, comme tu l’as nourri jusqu’à présent, nous le donnerons désormais à élever à Pendaran Dyvet. Vous serez compagnons, et pour lui, tous les deux, pères nourriciers [184]. » ― « C’est une bonne idée, » dit chacun.
On donna donc l’enfant à Pendaran Dyvet. Les nobles du pays partirent avec lui. Teyrnon Twryv Vliant et ses compagnons se mirent en route au milieu des témoignages d’affection et de joie. Il ne s’en alla pas sans qu’on lui eût offert les joyaux les plus beaux, les chevaux les meilleurs et les chiens les plus recherchés, mais il ne voulait rien accepter. Ils restèrent ensuite dans leurs domaines. Pryderi, fils de Pwyll, chef d’Annwn, fut élevé avec soin, comme cela se devait, jusqu’à ce qu’il fut le jeune homme le plus agréable, le plus beau et le plus accompli en toute prouesse qu’il y eût dans tout le royaume. Ils passèrent ainsi des années et des années, jusqu’au moment où le terme de l’existence arriva pour Pwyll, chef d’Annwn. Après sa mort, Pryderi gouverna les sept cantrevs de Dyvet d’une façon prospère, aimé de ses vassaux et de tous ceux qui l’entouraient. Ensuite, il ajouta à ses domaines les trois cantrevs d’Ystrat Tywi [185] et quatre cantrevs de Ceredigyawn : on les appelle les sept cantrevs de Seisyllwch [186]. Il fut occupé à ces conquêtes jusqu’au moment où il lui vint à l’esprit de se marier. Il choisit pour femme Kicva, fille de Gwynn Gohoyw [187], fils de Gloyw Wallt Lydan [188], fils de Casnar Wledic [189], de la race des princes de cette île. Ainsi se termine cette branche [190] des Mabinogion.
BRANWEN[31], fille de Llyr
Voici la seconde branche du Mabinogi.
Bendigeit Vran [192] fils de Llyr [193], était roi couronné de toute cette île, dignité rehaussée encore par la couronne de Llundein (Londres) [194]. Une après-midi, il se trouvait à Harddlech [195], en Ardudwy [196], qui lui servait de cour, assis au sommet du rocher au-dessus des flots de la mer, en compagnie de Manawyddan [197], fils de Llyr, son frère, de deux autres frères du côté de sa mère, Nissyen et Evnissyen, et, en outre, de beaucoup de nobles, comme il convenait autour d’un roi. Ces deux frères étaient fils d’Eurosswydd [198], mais ils étaient de la même mère que lui : Penardim, fille de Beli, fils de Mynogan [199]. L’un de ces jeunes gens était bon ; il mettait la paix au milieu de la famille quand on était le plus irrité : c’était Nissyen. L’autre mettait aux prises ses deux frères quand ils s’aimaient le plus. Pendant qu’ils étaient ainsi assis, ils aperçurent treize navires venant du sud d’Iwerddon (l’Irlande) [200] et se dirigeant de leur côté ; leur marche était facile, rapide ; le vent, soufflant en poupe, les rapprochait d’eux rapidement. « Je vois là-bas des navires, » s’écria le roi, « venant vite vers la terre ; commandez aux hommes de la cour de se vêtir, et d’aller voir quelles sont leurs intentions. » Les hommes se vêtirent et descendirent dans leur direction. Quand ils purent voir les navires de près, ils furent bien convaincus qu’ils n’en avaient jamais vu qui eussent l’air mieux équipés. De beaux étendards de paile flottaient au-dessus d’eux. Tout à coup un navire se détacha en avant des autres, et on vit se dresser au-dessus du pont un écu, l’umbo [201] en haut, en signe de paix. Les hommes de Bran avancèrent vers lui, de façon à pouvoir converser.
Les étrangers jetèrent des canots à la mer, se rapprochèrent du rivage et saluèrent le roi. Il les entendait du haut du rocher où il était assis, au-dessus de leurs têtes. « Dieu vous donne bien, » dit-il, « soyez les bienvenus. À qui appartiennent ces navires et quel en est le chef ? » ― « Seigneur, » répondirent-ils, « Matholwch [202], roi d’Iwerddon, est ici, et ces navires sont à lui. » ― « Que peut-il désirer ? Veut-il venir à terre ? » ― « Comme il vient en solliciteur auprès de toi, il n’ira pas, s’il n’obtient l’objet de son voyage. » ― « Quel est-il ? » ― « Il veut, seigneur, s’allier à toi : c’est pour demander Branwen, fille de Llyr, qu’il est venu. Si cela t’agrée, il établira entre l’île des Forts [203] et Iwerddon, un lien qui augmentera leur puissance. » ― « Eh bien, qu’il vienne à terre, et nous délibérerons à ce sujet. » Cette réponse fut portée à Matholwch. « Volontiers. » dit-il. Et il se rendit à terre. On lui fit bon accueil, et il y eut cette nuit-là un grand rassemblement formé par ses troupes et celles de la cour. Dès le lendemain on tint conseil, et il fut décidé qu’on donnerait Branwen à Matholwch. C’était une des trois premières dames de cette île [204], et la plus belle jeune fille du monde. On convint d’un rendez-vous à Aberffraw où Matholwch coucherait avec elle. On se mit en marche, et toutes les troupes se dirigèrent vers Aberffraw [205], Matholwch et les siens par mer, Bendigeit Vran et ses gens par terre.
À leur arrivée à Aberffraw, le banquet commença. Ils s’assirent, le roi de l’île des Forts et Manawyddan d’un côté, Matholwch de l’autre, et Branwen avec eux. Ce n’est pas dans une maison qu’ils étaient, mais sous des pavillons. Bendigeit Vran n’aurait jamais pu tenir dans une maison. On se mit à boire, et on continua, en causant, jusqu’au moment où il fut plus agréable de dormir que de boire. Ils allèrent se coucher. Cette nuit-là Matholwch et Branwen couchèrent ensemble. Le lendemain, tous les gens de la cour se levèrent ; les officiers commencèrent à s’occuper du partage des chevaux, de concert avec les valets ; ils les distribuèrent de tous côtés jusqu’à la mer. Sur ces entrefaites, un jour l’ennemi de la paix dont nous avons parlé plus haut, Evnyssyen [206], tomba sur le logis des chevaux de Matholwch, et demanda à qui ils appartenaient. « Ce sont les chevaux de Matholwch, roi d’Iwerddon, » fut-il répondu. « Que font-ils ici ? » dit-il. « C’est ici qu’est le roi d’Iwerddon ; il a couché avec ta sœur Branwen ; ces chevaux sont les siens. » ― « Et c’est ainsi qu’ils en ont agi avec une jeune fille comme elle, avec ma sœur à moi ! la donner sans ma permission ! Ils ne pouvaient me faire plus grand affront. » Aussitôt il fond sous les chevaux, leur coupe les lèvres au ras des dents, les oreilles au ras de la tête, la queue au ras du dos ; s’il ne trouvait pas prise sur les sourcils, il les rasait jusqu’à l’os. Il défigura ainsi les chevaux, au point qu’il était impossible d’en rien faire. La nouvelle en vint à Matholwch ; on lui rapporta que les chevaux étaient défigurés et gâtés à tel point, qu’on n’en pouvait plus tirer aucun parti. « Oui, seigneur, » dit un des hommes, « on t’a insulté ; c’est bien ce qu’on veut te faire. » ― « En vérité, » répondit-il, « je vous trouve étrange, s’ils voulaient m’outrager, qu’ils m’aient donné une pareille jeune fille, d’aussi haute condition, aussi aimée de sa nation. » ― « Seigneur, » dit un autre, « tu en vois la preuve ; il ne reste qu’une chose à faire, te rendre sur tes vaisseaux. »
À la suite de cet entretien, il se mit en devoir de partir sur ses navires. Bendigeit Vran, apprenant que Matholwch quittait la cour sans prendre congé, lui envoya demander pourquoi. Les messagers étaient Iddic, fils d’Anarawc [207], et Eveydd Hir. Ils arrivèrent jusqu’à lui, et lui demandèrent ce que signifiaient ses préparatifs, et pour quel motif il partait. « Assurément, » répondit-il, « si j’avais su, je ne serais pas venu ici. J’ai essuyé l’outrage le plus complet. Personne n’a eu à subir pire attaque que moi en ces lieux. Une chose, cependant, me surprend par dessus tout. » ― « Laquelle ? » dirent-ils. ― « Qu’on m’ait donné Branwen, une des trois premières dames de cette île, la fille du roi de l’île des Forts, que j’aie couché avec elle, et qu’ensuite on vienne m’outrager. Je suis étonné qu’on ne l’ait pas fait avant de me la donner. » — « Assurément, seigneur, ce n’est point par la volonté de celui qui possède cette cour, ni d’aucun de son conseil qu’on t’a fait cet affront. Et, si tu te trouves outragé, Bendigeit Vran est encore plus sensible que toi à cet affront et à ce mauvais tour. » — « Je le crois, mais il ne peut pas faire que je n’aie reçu cet outrage. » Ils s’en retournèrent, là-dessus, auprès de Bendigeit Vran, et lui rapportèrent la réponse de Matholwch. « Il n’y a pas moyen, » dit-il, « de l’empêcher de partir avec des dispositions hostiles, quand même je ne le permettrais pas. » — « Eh bien, seigneur, envoie encore des messagers après lui. » — « C’est ce que je vais faire. Levez-vous, Manawyddan fils de Llyr, Eveidd Hir, Unic Glew Ysgwydd [208], allez après lui, et dites-lui qu’il aura un cheval en bon état pour chacun de ceux qu’on lui a gâtés. Je lui donnerai en outre, en wynebwarth [209] (en compensation des verges d’argent aussi épaisses et aussi longues que lui, un plat d’or aussi large que son visage. Faites-lui savoir quelle espèce d’homme lui a fait cela, que je n’y suis pour rien, que le coupable est un frère à moi, du côté de ma mère, et qu’il ne m’est guère possible de me défaire de lui ni de le tuer. Qu’il vienne me voir ; je ferai la paix aux conditions qu’il tracera lui-même. » Les messagers se mirent à la recherche de Matholwch, lui rapportèrent ce discours d’une façon amicale. Après les avoir entendus, il dit : « Hommes, nous allons tenir conseil. » Il alla tenir conseil, et ils réfléchirent que s’ils rejetaient ces propositions, il en résulterait vraisemblablement pour eux plutôt de la honte encore qu’une réparation aussi importante. Il condescendit à accepter, et ils se rendirent à la cour en amis.
On leur prépara pavillons et tentes en guise de salles, et ils se mirent à table. Ils s’assirent dans le même ordre qu’au commencement du banquet, et Matholwch commença à s’entretenir avec Bendigeit Vran. Celui-ci trouva que sa conversation languissait, qu’il était triste, à cause sans doute de l’affront, tandis qu’auparavant il était constamment joyeux. Il pensa que le prince était si triste parce qu’il trouvait la réparation trop faible pour le tort qu’on lui avait fait. « Homme, » lui dit-il, « tu n’es pas aussi bon causeur cette nuit que les nuits précédentes. Si la réparation ne te semble pas suffisante, j’y ajouterai à ton gré ; et dès demain, on te payera tes chevaux. » — « Seigneur, » répondit-il, « Dieu te le rende. » — « Je parferai la réparation en te donnant un chaudron [210]dont voici la vertu : si on te tue un homme aujourd’hui, tu n’auras qu’à le jeter dedans pour que le lendemain il soit aussi bien que jamais, sauf qu’il n’aura plus la parole. » Matholwch le remercia, et en conçut très grande joie. Le lendemain on remplaça ses chevaux par d’autres, tant qu’il y eut des chevaux domptés. On alla ensuite dans un autre kymmwt [211], et on lui donna des poulains jusqu’à payement complet ; ce qui fit que ce kymmwt porta, à partir de là, le nom de Tal-ebolyon [212].
La nuit suivante, ils s’assirent en compagnie. « Seigneur, » dit Matholwch à Bendigeit, « d’où t’est venu le chaudron que tu m’as donné ? » — « Il m’est venu, » répondit-il, « d’un homme qui a été dans ton pays, mais je ne sais pas si c’est là qu’il l’a trouvé. » — « Qui était-ce ? » — « Llasar Llaesgyvnewit. Il est venu ici d’Iwerddon, avec Kymideu Kymeinvoll sa femme. Ils s’étaient échappés de la maison de fer, en Iwerddon, lorsqu’on l’avait chauffée à blanc sur eux. Je serais bien étonné si tu ne savais rien à ce sujet. » — « En effet, seigneur, et je vais te dire tout ce que je sais. Un jour que j’étais à la chasse en Iwerddon, sur le haut d’un tertre qui dominait un lac appelé Llynn y Peir (Le lac du Chaudron), j’en vis sortir un grand homme aux cheveux roux, portant un chaudron sur le dos. Il était d’une taille démesurée, et avait l’air d’un malfaiteur. Et s’il était grand, sa femme était encore deux fois plus grande que lui. Ils se dirigèrent vers moi et me saluèrent. « Quel voyage est le vôtre ? » leur dis-je. — « Voici, seigneur, » répondit-il. « Cette femme sera enceinte dans un mois et quinze jours. Celui qui naîtra d’elle, au bout d’un mois et demi sera un guerrier armé de toutes pièces, » — « Je me chargeai de pourvoir à leur entretien, et ils restèrent une année avec moi sans qu’on m’en fît des reproches. Mais, à partir de là, on me fit des difficultés à leur sujet. Avant la fin du quatrième mois, ils se firent eux-mêmes haïr en commettant sans retenue des excès dans le pays, en gênant et en causant des ennuis aux hommes et aux femmes nobles. À la suite de cela, mes vassaux se rassemblèrent et vinrent me sommer de me séparer d’eux en me donnant à choisir entre ces gens et eux-mêmes. Je laissai au pays le soin de décider de leur sort. Ils ne s’en seraient pas allés certainement de bon gré, et ce n’était pas non plus en combattant qu’ils auraient été forcés de partir. Dans cet embarras, mes vassaux décidèrent de construire une maison tout en fer. Quand elle fut prête, ils firent venir tout ce qu’il y avait en Irlande de forgerons possédant tenailles et marteaux, et firent accumuler tout autour du charbon jusqu’au sommet de la maison [213]. Ils passèrent en abondance nourriture et boisson à la femme, à l’homme et à ses enfants. Quand on les sut ivres, on commença à mettre le feu au charbon autour de la maison et à faire jouer les soufflets jusqu’à ce que tout fut chauffé à blanc. Eux tinrent conseil au milieu du sol de la chambre. L’homme, lui y resta jusqu’à ce que la paroi de fer fut blanche. La chaleur devenant intolérable, il donna un coup d’épaule à la paroi et sortit en la jetant dehors, suivi de sa femme. Personne autre qu’eux deux n’échappa. C’est alors, je suppose, qu’il traversa la mer et se rendit près de toi. » — « C’est alors, sans doute, qu’il vint ici et me donna le chaudron. » — « Comment les as-tu accueillis ? » — « Je les ai distribués de tous côtés sur mes domaines. Ils se multiplient et s’élèvent en tout lieu ; partout où ils sont, ils se fortifient en hommes et en armes les meilleurs qu’on ait vus. »
Ils poursuivirent leur entretien cette nuit-là, avec récréations artistiques et compotation, tant qu’il leur plut. Quand ils trouvèrent qu’il valait mieux dormir que de siéger plus longtemps, ils allèrent se coucher. Ils passèrent ainsi le temps du banquet dans la gaieté. Quand il fut terminé, Matholwch partit avec Branwen pour Iwerddon. Ils sortirent d’Aber Menei [214] avec leurs treize navires, et arrivèrent en Iwerddon, où on les accueillit avec de très grandes démonstrations de joie. Il ne venait pas un homme de marque ni une femme noble en Iwerddon faire visite à Branwen, qu’elle ne lui donnât un collier, une bague ou un bijou royal précieux, qui leur donnait un air princier quand ils sortaient. Elle passa ainsi l’année glorieusement, et réussit complètement à acquérir gloire et amitié. Il arriva alors qu’elle devint enceinte. Au bout du temps requis, il lui naquit un fils. On lui donna le nom de Gwern, fils de Matholwch, et on l’envoya élever chez les hommes les meilleurs d’Iwerddon.
La seconde année, il se fit tout à coup grand bruit en Iwerddon, au sujet de l’outrage qu’avait essuyé Matholwch en Kymry [215] (Galles), et du mauvais tour qu’on lui avait joué à propos de ses chevaux. Ses frères de lait et ses plus proches parents lui en firent ouvertement des reproches. Le tumulte devint tel en Iwerddon, qu’il ne pouvait espérer de repos s’il ne tirait vengeance de l’outrage. Voici la vengeance qu’ils décidèrent : il chasserait Branwen de sa chambre, l’enverrait cuire les aliments à la cour, et, tous les jours, le boucher, après avoir coupé la viande, irait à elle et lui donnerait un soufflet. Ce fut le châtiment qu’on imposa à Branwen. « Maintenant, seigneur, » dirent ses hommes à Matholwch, « fais empêcher les navires, les barques et les corwg [216] d’aller en Kymry ; tout ceux qui viendront de Kymry, emprisonne-les ; ne les laisse pas s’en retourner, de peur qu’on ne le sache. » Ils s’arrêtèrent à ce plan. Ils ne restèrent pas moins de trois années ainsi.
Pendant ce temps, Branwen éleva un étourneau sur le bord de son pétrin, lui apprit un langage, lui indiqua quelle espèce d’homme était son frère, et lui apporta une lettre exposant ses souffrances et le traitement injurieux qu’elle subissait [217]. Elle attacha la lettre à la naissance des ailes de l’oiseau, et l’envoya vers Kymry. L’oiseau se rendit dans cette île. Il trouva Bendigeit Vran à Caer Seint [218] en Arvon [219] qui se trouvait être cette fois sa cour de justice. Il descendit sur son épaule et hérissa ses plumes jusqu’à ce qu’on aperçut la lettre et qu’on reconnut qu’on avait affaire à un oiseau élevé dans une maison.
Bendigeit Vran prit la lettre et la lut. Sa douleur fut grande en apprenant les souffrances de Branwen, et il envoya sur-le-champ des messagers pour rassembler l’île tout entière. Il appela à lui toutes les forces des cent cinquante-quatre pays. Il se plaignit lui-même à eux des souffrances qu’on faisait subir à sa sœur, et tint conseil. On décida de faire une expédition en Iwerddon, et de laisser dans cette île sept hommes comme gouverneurs, et Cradawc [220] à leur tête ; c’étaient sept chevaliers. On les laissa en Edeirnon [221], et c’est à cause de cela qu’on appela la ville Seith Marchawc[222] (Sept Chevaliers). C’étaient : Cradawc, fils de Bran ; Eveidd Hir ; Unic Glew Ysgwydd ; Iddic, fils d’Anarawc Walltgrwn ; Ffodor, fils d’Ervyll ; Wlch Minascwrn ; Llashar [223], fils de Llaesar Llaesgywydd, et Pendaran Dyvet qui restait avec eux comme jeune valet. Ces sept hommes restèrent comme administrateurs pour veiller sur l’île ; Cradawc était à leur tête.
Bendigeit Vran et tous les soldats que nous avons indiqués mirent à la voile pour Iwerddon. Les flots n’étaient pas considérables alors ; il marcha à travers les bas-fonds. Il n’y avait que deux rivières appelées Lli et Archan. Depuis, les flots ont étendu leur empire. Bendigeit s’avança, portant sur son dos tout ce qu’il y avait de musiciens [224], et se rendit à la terre d’Iwerddon.
Les porchers de Matholwch, qui étaient sur le bord des eaux, retournèrent auprès de lui. « Seigneur, » dirent-ils, « porte-toi bien. » « Dieu vous donne bien, » répondit-il, « apportez-vous des nouvelles ? » « Oui, seigneur, des nouvelles surprenantes. Nous avons aperçu un bois sur les eaux, à un endroit où auparavant nous n’en avions jamais vu trace. » « Voilà une chose surprenante ; c’est tout ce que vous avez vu ? » « Nous avons vu encore, seigneur, une grande montagne à côté du bois, et cette montagne marchait ; sur la montagne un pic, et de chaque côté du pic un lac. Le bois, la montagne, tout était en marche [225]. » « Il n’y a personne ici à rien connaître à cela, si ce n’est Branwen ; interrogez-la. » Les messagers se rendirent auprès de Branwen. « Princesse, » dirent-ils, « qu’est-ce que tout cela, à ton avis ? » « Ce sont, » répondit-elle, « les hommes de l’île des Forts qui traversent l’eau pour venir ici après avoir appris mes souffrances et mon déshonneur. » ― « Qu’est-ce que ce bois qu’on a vu sur les flots ? » ― « Ce sont des vergues et des mâts de navires. » ― « Oh ! » dirent-ils, « et la montagne que l’on voyait à côté des navires ? » ― « C’est Bendigeit Vran, mon frère, marchant à gué. Il n’y avait pas de navire dans lequel il pût tenir. » ― « Et le pic élevé, et les lacs des deux côtés du pic ? » « C’est lui jetant sur cette île des regards irrités ; les deux lacs des deux côtés du pic sont ses yeux de chaque côté de son nez. »
On rassembla aussitôt tous les guerriers d’Iwerddon, tous les grands chefs, et ont tint conseil. « Seigneur, » dirent les nobles à Matholwch, « il n’y a d’autre plan possible que de reculer par delà la Llinon [226], rivière d’Irlande, de mettre la Llinon entre toi et lui, et de rompre le pont. Il y a au fond de la rivière une pierre aimantée qui ne permet à aucun navire ni vaisseau de la traverser. » Ils se retirèrent de l’autre côté de la rivière, et rompirent le pont. Bendigeit vint à terre et se rendit avec la flotte sur le bord de la rivière. « Seigneur, » lui dirent ses nobles, « tu connais le privilège de cette rivière : personne ne peut la traverser, et il n’y a pas de pont dessus. Quel est ton avis pour un pont ? » ― « Je n’en vois pas d’autre que celui-ci : Que celui qui est chef soit pont [227]. C’est moi qui serai le pont. » C’est alors, pour la première fois, que ce propos fut tenu, et aujourd’hui encore il sert de proverbe. Il se coucha par-dessus la rivière ; on jeta des claies sur lui, et les troupes traversèrent sur son corps. Au moment où il se relevait, les messagers de Matholwch vinrent le saluer et le complimenter de la part de leur maître, son parent par alliance, en l’assurant qu’il n’avait pas démérité de lui, en ce qui dépendait de sa volonté. « Matholwch, » ajoutèrent-ils, « donne le royaume d’Iwerddon à Gwern ton neveu, le fils de ta sœur ; il le lui offre en ta présence, en réparation du tort et des vexations qui ont été faites à Branwen ; tu pourvoiras à l’entretien de Matholwch où tu voudras, ici ou dans l’île des Forts. » « Si je ne puis moi-même, » répondit Bendigeit Vran, « m’emparer du royaume, il se peut que je délibère au sujet de vos propositions. Avant de m’avoir apporté d’autres propositions, ne cherchez pas à obtenir de moi une réponse. » ― « La réponse la plus satisfaisante que nous recevrons, nous te l’apporterons. Attends donc notre message. » « J’attendrai mais revenez assez vite. » Les messagers se rendirent auprès de Matholwch. « Seigneur, » lui dirent-ils, « prépare pour Bendigeit Vran une réponse qui soit plus satisfaisante. Il ne veut rien écouter de celle que nous lui avons apportée de ta part. » ― « Hommes, » dit Matholwch ; quel est votre avis ? » « Seigneur, » répondirent-ils, « nous n’en voyons qu’un. Jamais il n’a pu tenir dans une maison. Et bien ! fais une maison assez grande pour le recevoir lui et les hommes de l’île des Forts d’un côté, toi et ton armée de l’autre. Donne-lui ton royaume pour qu’il en dispose à son gré, et fais-lui hommage. En retour de l’honneur qu’on lui aura fait en bâtissant une maison capable de le contenir, ce qu’il n’a jamais eu, il fera la paix avec toi. » Les messagers retournèrent avec ce message auprès de Bendigeit Vran. Il se décida à accepter. Tout cela se fit par le conseil de Branwen, qui voulait éviter la ruine à un pays qui lui appartenait à elle aussi.
On se mit à exécuter les conditions du traité ; on bâtit une maison haute et vaste. Mais les Gwyddyl (les Irlandais) [228] imaginèrent un stratagème : ils établirent des supports des deux côtés de chacune des cent colonnes de la maison. Ils installèrent un sac de peau sur chaque saillie, et un homme armé dans chaque sac.
Evnyssyen entra avant la troupe de l’île des Forts, et jeta de tous côtés, dans la maison, des regards furieux et méchants. Il aperçut les sacs de peau le long des piliers. « Qu’y a-t-il dans ce sac-ci ? » dit-il à un Gwyddel.» — « De la farine, mon âme, » répondit-il. Il le tâta jusqu’à ce qu’il trouva la tête, et il serra jusqu’à ce qu’il sentit ses doigts se rencontrer dans la moelle à travers les os, et il le laissa. Il mit la main sur un autre, et demanda : « Qu’y a-t-il dans celui-ci. » « De la farine, » répondirent les Gwyddyl. Il se livra au même jeu avec chacun d’eux, jusqu’à ce qu’il ne resta plus de vivant des deux cents hommes qu’un seul. Il alla à ce dernier, et demanda : « Qu’y a-t-il ici ? » — « De la farine, » répondirent les Gwyddyl. Il le tâta jusqu’à ce qu’il eût trouvé la tête, et la lui serra comme aux autres. Il sentit une armure sur la tête de ce dernier, et ne le lâcha pas avant de l’avoir tué. Alors il chanta cet englyn [229] :
« Il y a dans ce sac farine particulière, des champions, des lutteurs, qui descendent dans le combat [230] : combat tout préparé en vue, des combattants. »
À ce moment les troupes entrèrent dans la maison. Les hommes de l’île d’Iwerddon allèrent d’un côté et ceux de l’île des Forts de l’autre. Aussitôt qu’ils furent assis, l’union entre eux se fit. La royauté fut offerte au fils de Matholwch. La paix conclue, Bendigeit Vran fit venir l’enfant ; l’enfant se rendit ensuite auprès de Manawyddan. Tous ceux qui le voyaient le prenaient en affection. Il était avec Manawyddan quand Nyssyen, fils d’Eurosswydd, l’appela auprès de lui. L’enfant alla vers lui gentiment. « Pourquoi, » s’écria Evnyssyen, « mon neveu, le fils de ma sueur, ne vient-il pas à moi ? Ne serait-il pas roi d’Irlande, que je serais heureux d’échanger des caresses avec lui. » « Volontiers, » dit Bendigeit Vran, « qu’il aille. » L’enfant alla à lui tout joyeux. « J’en atteste Dieu, » se dit Evnyssyen, « la famille ne s’attend guère au meurtre que je vais commettre en ce moment. » Il se leva, saisit l’enfant par les pieds, et, avant que personne de la famille ne pût l’arrêter, il lança l’enfant la tête la première dans le feu ardent.
Branwen, en voyant son fils au milieu des flammes, voulut, de l’endroit où elle était assise entre ses deux frères, s’élancer dans le feu ; mais Bendigeit Vran la saisit d’une main et prit son écu de l’autre. Chacun aussitôt de s’attaquer par toute la maison ; cette troupe dans la même maison produit le plus grand tumulte qu’on eût vu ; chacun saisit ses armes. Morddwyt Tyllyon [231] s’écrie alors : « Gwern gwngwch uiwch Vorddwyt Tyllion [232] !
Chacun alors se jeta sur ses armes. Bendigeit Vran maintint Branwen entre son écu et son épaule. Les Gwyddyl se mirent à allumer du feu sous le chaudron de résurrection. On jeta les cadavres dedans jusqu’à ce qu’il fut plein. Le lendemain, ils se levèrent redevenus guerriers aussi redoutables que jamais, sauf qu’ils ne pouvaient pas parler. Evnyssyen voyant sur le sol les corps privés de renaissance des hommes de l’île des Forts se dit en lui-même : « Ô Dieu, malheur à moi d’avoir été la cause de cette destruction des hommes de l’île des Forts. Honte à moi, si je ne trouve pas un moyen de salut. » Il s’introduisit au milieu des cadavres des Gwyddyl. Deux Gwyddyl aux pieds nus vinrent à lui et, le prenant pour un des leurs, le jetèrent dans le chaudron. Il se distendit lui-même dans le chaudron au point que le chaudron éclata en quatre morceaux et que sa poitrine à lui se brisa. C’est à cela que les hommes de l’île durent tout le succès qu’ils obtinrent. Il se réduisit à ce que sept hommes purent s’échapper ; Bendigeit Vran fut blessé au pied d’un coup de lance empoisonnée. Voici les sept qui échappèrent : Pryderi, Manawyddan, Gliuieri Eil Taran [233], Talyessin [234], Ynawc, Grudyeu, fils de Muryel, Heilyn, fils de Gwyn Hen (le vieux). Bendigeit Vran ordonna qu’on lui coupât la tête. « Prenez ma tête, » leur dit-il ; « portez-la à Gwynn Vryn [235] à Llundein et enterrez-la en cet endroit le visage tourné vers la France. Vous serez longtemps en route. À Harddlech vous resterez sept ans à table, pendant que les oiseaux de Riannon chanteront pour vous. Ma tête sera pour vous une compagnie aussi agréable qu’aux meilleurs moments lorsqu’elle était sur mes épaules. À Gwales [236], en Penvro [237], vous passerez quatre-vingts ans. Jusqu’au moment où vous ouvrirez la porte qui donne sur Aber Henvelen [238], vers Kernyw, vous pourrez y séjourner et conserver la tête intacte. Mais ce sera impossible, dès que vous aurez ouvert la porte ; traversez droit devant vous. » Ils lui coupèrent la tête, et, l’emportant avec eux, partirent à travers le détroit tous les sept, sans compter Branwen[239].
Ils débarquèrent à Aber Alaw [240] en Talebolyon. Là ils s’assirent et se reposèrent. Branwen porta ses regards vers Iwerddon et sur l’île des Forts, sur ce qu’elle en pouvait apercevoir ; « Hélas, fils de Dieu, » s’écria-t-elle « maudite soit ma naissance ! Deux îles si belles détruites à cause de moi ! » Elle poussa un grand soupir et son cœur se brisa. On lui fit une tombe carrée et on l’enterra en cet endroit sur le bord de l’Alaw. Les sept hommes se dirigèrent vers Harddlech avec la tête. En chemin, ils rencontrèrent une troupe d’hommes et de femmes. « Avez-vous des nouvelles ? » dit Manawyddan. — « Pas d’autres, » répondirent-ils, « sinon que Caswallawn [241] fils de Beli a pris possession de l’île des Forts et qu’il est roi couronné à Lundein. » — « Qu’est-il arrivé, » dirent les sept, « à Caradawc, fils de Bran, et aux sept hommes qui ont été laissés avec lui dans cette île ? » « Kaswallawn les a attaqués et en a tué six ; le cœur de Caradawc s’est brisé de désespoir[242] lorsqu’il a vu l’épée tuer ses hommes sans savoir qui les frappait. C’était Kaswallawn qui avait revêtu un manteau enchanté, de sorte que personne ne le voyait les tuer : on n’apercevait que l’épée. Pour Caradawc, il ne voulait pas le tuer, parce que c’était son neveu, le fils de son cousin germain. Ce fut un des trois hommes dont le cœur se brisa de chagrin. Pendaran Dyvet qui était jeune valet avec les sept hommes s’est échappé dans un bois. » Ils se rendirent à Harddlech et s’y installèrent. Ils commencèrent à se pourvoir en abondance de nourriture et de boisson, et se mirent à manger et à boire. Trois oiseaux vinrent leur chanter certain chant auprès duquel étaient sans charme tous ceux qu’ils avaient entendus. Les oiseaux se tenaient au loin au-dessus de flots et ils les voyaient cependant aussi distinctement que s’ils avaient été avec eux. Ce repas dura sept ans ; au bout de la septième année, ils partirent pour Gwales [243] en Penvro. Ils y trouvèrent un endroit agréable, royal au-dessus des flots, et une grande salle. Deux des portes étaient ouvertes, mais la troisième étaient fermée, celle qui donnait sur Kernyw « Voilà, » dit Manawyddan, « la porte que nous ne devons pas ouvrir. » Ils y passèrent la nuit et au milieu de l’abondance et de la gaieté. Quoi qu’ils eussent vu de souffrances, quoi qu’ils en eussent éprouvé eux-mêmes, ils ne se rappelèrent rien, non plus qu’aucun chagrin au monde. Ils y passèrent quatre-vingt années de telle sorte qu’ils ne se rappelaient pas avoir eu un meilleur temps ni plus agréable dans toute leur vie. Ils n’étaient pas plus fatigués ; aucun d’eux ne s’apercevait que l’autre fût plus vieux de tout ce temps qu’au moment où ils étaient venus. La compagnie de la tête ne leur était pas plus pénible que pendant que Bendigeit Vran était en vie. C’est à cause des quatre-vingts années passées ainsi qu’on désigne ce temps sous le nom de Réception de la tête sacrée [244]. Le temps de l’expédition en Iwerddon s’appelle la réception de Branwen et de Matholwch. Mais voici ce que fit un jour Heilyn, fils de Gwynn. « Honte sur ma barbe, » s’écria-t-il, « si je n’ouvre pas cette porte pour savoir si ce qu’on dit est vrai. » Il ouvrit la porte et jeta ses regards sur Kernyw et Aber Henvelen. Aussitôt qu’il eut regardé, toutes les pertes qu’ils avaient faites, la mort de leurs parents et de leurs compagnons, tout le mal qui leur était arrivé leur revint en mémoire aussi clairement que si tout fût survenu à ce moment même, mais, par dessus tout, la perte de leur seigneur. À partir de ce moment, ils n’eurent pas de repos et partirent pour Llundein avec la tête.
Quelle qu’ait été la longueur de leur voyage, ils y arrivèrent et enterrèrent la tête dans Gwynn Vryn. Ce fut, quand on l’enterra, la troisième bonne cachette, et, quand on la découvrit, la troisième mauvaise découverte : aucun fléau ne pouvait en effet venir dans cette île, tant que la tête aurait été cachée en cet endroit. Voilà ce que dit l’histoire de leur aventure. Ce furent là les hommes qui revinrent d’Iwerddon.
En Iwerddon, il ne resta de vivant que cinq femmes enceintes, dans une grotte, dans le désert. Il naquit à la même époque à ces cinq femmes cinq fils. Elles les élevèrent jusqu’à ce qu’ils fussent de grands jeunes gens, qu’ils pensèrent aux femmes et les désirèrent. Alors chacun d’eux coucha avec la mère de l’autre. Ils gouvernèrent le pays, le peuplèrent et le divisèrent entre eux cinq : c’est de ce partage entre cinq que viennent les cinq divisions actuelles d’Iwerddon[245]. Ils examinèrent le terrain à l’endroit où avaient eu lieu les batailles ; il y trouvèrent tant d’or et d’argent qu’ils devinrent riches [246]. Voilà comment se termine cette branche du Mabinogi, traitant de la cause du soufflet donné à Branwen, le troisième des funestes soufflets donnés dans cette île ; de la réception de Bran quand il alla en Iwerddon avec les troupes des cent cinquante-quatre pays punir le soufflet de Branwen ; du souper à Harddlech pendant sept années ; du chant des oiseaux de Riannon, et de l’hospitalité de la tête comprenant quatre-vingt ans.
MANAWYDDAN[32], fils de Llyr
Voici la troisième branche du Mabinogi.
Lorsque les sept hommes dont nous vous avons parlé plus haut eurent enterré dans Gwynvryn à Llundein la tête de Bendigeit Vran, le visage tourné vers la France, Manawyddan, jetant les yeux sur la ville de Llundein et sur ses compagnons, poussa un grand soupir et fut pris de grande douleur et de grand regret. « Dieu tout-puissant, » s’écria-t-il, « malheur à moi ! Il n’y a personne qui n’ait un refuge cette nuit, excepté moi ! » ― « Seigneur, » dit Pryderi, « ne te laisse pas abattre ainsi. C’est ton cousin germain qui est roi de l’île des Forts. En supposant qu’il puisse avoir eu des torts vis-à-vis de toi, il faut reconnaître que tu n’as jamais réclamé terre ni possession ; tu es un des trois qui sont princes sans l’être. » ― « Quoique cet homme soit mon cousin, » répondit Manawyddan, « il est toujours assez triste pour moi de voir qui que ce soit à la place de mon frère Bendigeit Vran. Je ne pourrai jamais être heureux dans la même demeure que lui. » ― « Veux-tu suivre un conseil ? » ― « J’en ai grand besoin ; quel est-il ce conseil ? » – « Sept cantrevs m’ont été laissés en héritage ; ma mère Riannon y demeure. Je te la donnerai et avec elle les sept cantrevs. Ne t’inquiète pas quand même tu n’aurais pas d’autres possessions ; il n’y en a pas au monde de meilleurs. Ma femme est Kicva, la fille de Gwynn Gohoyw. Les domaines seront à mon nom, mais vous en aurez la jouissance, toi et Riannon. Si tu désirais jamais des domaines en propre, tu pourrais prendre ceux-là. » ― « Non jamais, seigneur : Dieu te rende ta confraternité ! » ― « Si tu veux, toute l’amitié dont je suis capable sera pour toi. » ― « J’accepte, mon âme : Dieu te le rende. Je vais aller avec toi voir Riannon et tes états. » ― « Tu as raison ; je ne crois pas que tu aies jamais entendu femme causant mieux qu’elle. À l’époque où elle était dans la fleur de la jeunesse, il n’y en avait pas de plus parfaite, et maintenant encore son visage ne te déplaira plus. »
Ils partirent aussitôt, et, quelle qu’ait été la longueur de leur voyage, ils arrivèrent en Dyvet. Ils trouvèrent festin préparé à leur intention en arrivant à Arberth ; c’était Riannon et Kicva qui l’avaient organisé. Ils se mirent tous à table ensemble et Manawyddan et Riannon causèrent. Cet entretien lui inspira pour elle de tendres sentiments et il fut heureux de penser qu’il n’avait jamais vu de femme plus belle ni plus accomplie. « Pryderi, » dit-il, « je me conformerai à tes paroles. » ― « Quelles paroles ? » demanda Riannon. ― « Princesse, » répondit Pryderi, « je t’ai donnée comme femme à Manawyddan fils de Llyr. » ― « J’obéirai avec plaisir, » dit Riannon. ― « Et moi aussi, » dit Manawyddan. « Dieu récompense celui qui me témoigne une amitié aussi solide. » Avant la fin du banquet, il coucha avec elle. « Jouissez, » dit Pryderi, « de ce qui reste du festin. Moi, je m’en vais aller porter mon hommage à Kasswallawn, fils de Beli, en Lloegyr [248]. » ― « Seigneur, » répondit Riannon, « Kasswallawn est en Kent. Tu peux terminer ce banquet et attendre qu’il soit plus près. » ― « Nous attendrons donc, » dit-il. Ils achevèrent le banquet et ils se mirent à faire leur tour de Dyvet, à chasser, à prendre plaisir. En circulant à travers le pays, ils constatèrent qu’ils n’avaient jamais vu pays plus habité, meilleur pays de chasse, mieux pourvu de miel et de poisson. Leur amitié à tous les quatre grandit ainsi à tel point qu’ils ne pouvaient se passer les uns des autres ni jour ni nuit.
Entre temps, Pryderi alla porter son hommage à Kasswallawn à Ryt-ychen [249]. Il y reçut un excellent accueil et on lui fut reconnaissant de son hommage. Lorsqu’il fut de retour, Manawyddan et lui se mirent aux festins et aux délassements. Le festin commença à Arberth ; c’était la principale cour et c’était toujours par elle que commençait toute cérémonie. Après le premier repas, ce soir-là, pendant que les serviteurs étaient en train de manger, ils sortirent tous les quatre et se rendirent avec leur suite au Tertre d’Arberth. Comme ils y étaient assis, un grand coup de tonnerre se fit entendre, suivi d’un nuage si épais qu’ils ne pouvaient s’apercevoir les uns les autres. La nuée se dissipa et tout s’éclaircit autour d’eux. Lorsqu’ils jetèrent les yeux sur cette campagne où auparavant on voyait troupeaux, richesses, habitations, tout avait disparu, maison, bétail, fumée, hommes, demeures ; il ne restait que les maisons de la cour, vides, sans aucune créature humaine, sans un animal. Leurs compagnons mêmes avaient disparu sans laisser de traces ; ils ne restaient qu’eux quatre. « Oh ! Seigneur Dieu ! » s’écria Manawyddan, « où sont les gens de la cour ? Où sont tous nos autres compagnons ? Allons voir. » Ils se rendirent à la salle personne ; à la chambre et au dortoir : personne ; à la cave à l’hydromel, à la cuisine : tout était désert. Ils se mirent tous les quatre à continuer le festin, à chasser, à prendre leur plaisir. Chacun d’eux parcourut le pays et les domaines pour voir s’ils trouveraient des maisons et des endroits habités, mais ils n’aperçurent, rien que des animaux sauvages. Le festin et les provisions épuisés, ils commencèrent à se nourrir de gibier, de poisson, de miel sauvage. Ils passèrent ainsi joyeusement une première année, puis une deuxième, mais à la fin la nourriture commença à manquer. « Nous ne pouvons en vérité, » dit Manawyddan, « rester ainsi. Allons en Lloegyr et cherchons un métier qui nous permettre de vivre. »
Ils se rendirent en Lloegyr et s’arrêtèrent à Henffordd (Hereford). Ils se donnèrent comme selliers. Manawyddan se mit à façonner des arçons et à les colorer en bleu émaillé comme il l’avait vu faire à Llasar Llaesgygwyd. Il fabriqua comme lui l’émail bleu, qu’on a appelé calch lasar [250] du nom de son inventeur, Llasar Llaesgygwyd [251]. Tant qu’on en trouvait chez Manawyddan, on n’achetait dans tout Henffordd à aucun sellier ni arçon ni selle ; si bien que les selliers s’aperçurent que leurs gains diminuaient beaucoup ; on ne leur achetait rien que quand on n’avait pu se fournir auprès de Manawyddan. Ils se réunirent tous et convinrent de tuer Manawyddan et son compagnon. Mais ceux-ci en furent avertis et délibérèrent de quitter la ville. « Par moi et Dieu, » dit Pryderi, « je ne suis d’avis de partir, mais bien de tuer ces vilains-là. » ― « Non pas, » répondit Manawyddan ; « si nous nous battions avec eux, nous nous ferions une mauvaise réputation et on nous emprisonnerait. Nous ferons mieux d’aller chercher notre subsistance dans une autre ville. »
Ils se rendirent alors tous les quatre à une autre cité. « Quel métier professerons-nous ? » dit Pryderi. ― « Faisons des boucliers, » répondit Manawyddan. ― « Mais y connaissons-nous quelque chose ? » ― « Nous essaierons toujours. » Ils se mirent à fabriquer des écus ; ils les façonnèrent sur le modèle des bons qu’ils avaient vus et leur donnèrent la même couleur qu’aux selles. Ce travail leur réussit si bien qu’on n’achetait un écu dans toute la ville que lorsqu’on n’en avait pas trouvé chez eux. Ils travaillaient vite ; ils en firent une quantité énorme ; ils continuèrent jusqu’à ce qu’ils firent tomber le commerce des ouvriers de la ville et que ceux-ci s’entendirent pour chercher à les tuer. Mais ils furent avertis ; ils apprirent que ces gens avaient décidé leur mort. « Pryderi, » dit Manawydan, « ces hommes veulent nous tuer. » ― « Ne supportons point pareille chose, » répondit-il, « de ces vilains ; marchons contre eux et tuons-les. » ― « Non point ; Kaswallawn et ses hommes l’apprendraient ; nous serions perdus. Allons dans une autre ville. » Ils arrivèrent dans une autre ville. « À quel art nous mettrons-nous maintenant, » dit Manawyddan ? ― « À celui que tu voudras de ceux que nous savons, » répondit Pryderi. ― « Non point ; faisons de la cordonnerie. Des cordonniers n’auront jamais assez d’audace pour chercher à nous tuer ou à nous créer des obstacles. » ― « Mais moi, je n’y connais rien. » ― « Je m’y connais moi, et je t’apprendrai à coudre. Ne nous mêlons pas de préparer le cuir, achetons-le tout préparé et mettons-le en œuvre. » Il se mit à acheter le cordwal [252] le plus beau qu’il trouva dans la ville ; il n’achetait pas d’autre cuir excepté pour les semelles. Il s’associa avec le meilleur orfèvre de la ville ; il lui fit faire des boucles pour les souliers, dorer les boucles, et le regarda faire jusqu’à ce qu’il eût appris lui-même. C’est à cause de cela qu’on l’a surnommé un des trois cordonniers-orfèvres [253]. Tant qu’on trouvait chez lui soulier ou chaussure, on n’en achetait chez aucun cordonnier dans toute la ville. Les cordonniers reconnurent qu’ils ne gagnaient plus rien. À mesure que Manawyddan façonnait, Pryderi cousait. Les cordonniers se réunirent et tinrent conseil ; le résultat de la délibération fut qu’ils s’entendirent pour les tuer. « Pryderi », dit Manawyddan,« ces gens veulent nous tuer. » ― « Pourquoi supporter pareille chose », répondit Pryderi, « de ces voleurs de vilains ? Tuons-les tous. » ― « Non pas », dit Manawyddan ; « nous ne nous battrons pas avec eux et nous ne resterons pas plus longtemps en Lloegyr. Dirigeons-nous vers Dyvet et allons examiner le pays. »
Quelque temps qu’ils aient été en route, ils arrivèrent à Dyvet et se rendirent à Arberth. Ils y allumèrent du feu, et se mirent à se nourrir de gibier ; ils passèrent un mois ainsi. Ils rassemblèrent leurs chiens autour d’eux et vécurent ainsi pendant une année. Un matin, Pryderi et Manawyddan se levèrent pour aller à la chasse ; ils préparèrent leurs chiens et sortirent de la cour. Certains de leurs chiens partirent devant et arrivèrent à un petit buisson qui se trouvait à côté d’eux. Mais à peine étaient-ils allés au buisson qu’ils reculèrent immédiatement, le poil hérissé et qu’ils retournèrent vers leurs maîtres. « Approchons du buisson, » dit Pryderi, « pour voir ce qu’il y a ». Ils se dirigèrent de ce côté, mais quand ils furent auprès, tout d’un coup un sanglier d’un blanc éclatant se leva du buisson. Les chiens excités par les hommes s’élancèrent sur lui. Il quitta le buisson et recula à une certaine distance des hommes. Jusqu’à ce que les hommes fussent près de lui, il rendit les abois [254] aux chiens sans reculer devant eux. Lorsque les hommes le serrèrent de près, il recula une seconde fois et rompit les abois. Ils poursuivirent ainsi le sanglier jusqu’en vue d’un fort très élevé, paraissant nouvellement bâti, dans un endroit où ils n’avaient jamais vu ni pierre ni trace de travail. Le sanglier se dirigea rapidement vers le fort, les chiens à la suite. Quand le sanglier et les chiens eurent disparu à l’intérieur, ils s’étonnèrent de trouver un fort là où ils n’avaient jamais vu trace de construction. Du haut du tertre, ils regardèrent et écoutèrent mais il eurent beau attendre, ils n’entendirent pas un seul chien et n’en virent pas trace. « Seigneur, » dit Pryderi, « je m’en vais au château chercher des nouvelles des chiens. » ― « Ce n’est pas une bonne idée, » répondit Manawyddan, « que d’aller dans ce château que tu n’as jamais vu. Si tu veux m’écouter, tu n’iras pas. C’est le même qui a jeté charme et enchantement sur le pays qui a fait paraître le château en cet endroit. » ― « Assurément, je n’abandonnerai pas mes chiens, » dit Pryderi. En dépit de tous les conseils de Manawyddan, il se rendit au château. Il entra et n’aperçut ni homme, ni animal, ni le sanglier, ni les chiens, ni maison, ni endroit habité. Sur le sol vers le milieu du fort, il y avait une fontaine entourée de marbre, et sur le bord de la fontaine, reposant sur une dalle de marbre, une coupe d’or attachée par des chaînes qui se dirigeaient en l’air et dont il ne voyait pas l’extrémité [255]. Il fut tout transporté de l’éclat de l’or et de l’excellence du travail de la coupe. Il s’en approcha et la saisit. Au même instant, ses deux mains s’attachèrent à la coupe et ses deux pieds à la dalle de marbre qui la portait. Il perdit la voix et fut dans l’impossibilité de prononcer une parole. Il resta dans cette situation.
Manawyddan, lui, attendit jusque vers la fin du jour. Quand le temps de nones touchait à sa fin et qu’il fut bien sûr qu’il n’avait pas de nouvelles à attendre de Pryderi ni des chiens, il retourna à la cour. Quand il rentra, Riannon le regarda : « Où est ton compagnon ? » dit-elle. « Où sont les chiens ? » ― « Voici l’aventure qui m’est arrivé, » répondit-il. Et il lui raconta tout. « Vraiment, » dit Riannon, « tu es un mauvais camarade et tu en as perdu un bien bon ! » En disant ces mots, elle sortit. Elle se dirigea vers la région où il lui avait dit que Pryderi et le fort se trouvaient. La porte était ouverte ; tout y était au grand jour. Elle entra. En entrant, elle aperçut Pryderi les mains sur la coupe. Elle alla à lui : « Oh ! Seigneur, » dit-elle, « que fais-tu là ? » et elle saisit la coupe. Aussitôt, ses deux mains s’attachèrent à la coupe, ses deux pieds à la dalle, et il lui fut impossible de proférer une parole. Ensuite, aussitôt qu’il fut nuit, un coup de tonnerre se fit entendre, suivi d’un épais nuage, et le fort et eux-mêmes disparurent.
Kicva, fille de Gwyn Gohoyw, voyant qu’il ne restait plus dans la cour que Manawyddan et elle, en conçut tant de douleur que la mort lui semblait préférable à la vie. Ce que voyant, Manawyddan lui dit : « Tu as tort, assurément, si c’est par peur de moi que tu es si affectée ; je te donne Dieu comme caution que je serai pour toi le compagnon le plus sûr que tu aies jamais vu, tant qu’il plaira à Dieu de prolonger pour toi cette situation. Par moi et Dieu, je serais au début de la jeunesse que je garderais ma fidélité envers Pryderi. Je la garderai aussi pour toi. N’aie pas la moindre crainte. Ma société sera telle que tu voudras, autant qu’il sera en mon pouvoir, tant qu’il plaira à Dieu de nous laisser dans cette situation pénible et cette affliction. » ― « Dieu te le rende », répondit-elle ; « c’est bien ce que je supposais. » La jeune femme en conçut joie et assurance. « Vraiment », dit Manawyddan, « ce n’est pas le moment pour nous de rester ici : nous avons perdu nos biens, il nous est impossible d’avoir notre subsistance. Allons en Lloeger [256], nous trouverons à y vivre plus facilement. » ― « Volontiers, seigneur, » répondit-elle ; « suivons ton idée. »
Ils marchèrent jusqu’en Lloegyr. « Quel métier professeras-tu, seigneur ? » dit-elle. « Prends-en un propre. » ― « Je n’en prendrai pas d’autre », répondit-il, « que la cordonnerie, comme je l’ai fait auparavant. » ― « Seigneur, ce n’est pas un métier assez propre pour un homme aussi habile, d’aussi haute condition que toi. » ― « C’est cependant à celui-là que je me mettrai. » Il se mit à exercer sa profession ; il se servit pour son travail du cordwal le plus beau qu’il trouva dans la ville. Puis, comme ils l’avaient fait ailleurs, ils se mirent à fermer les souliers avec des boucles dorées ; si bien que le travail des cordonniers de la ville était inutile ou de peu de valeur auprès du sien. Tant qu’on trouvait chez lui chaussure ou bottes, on n’achetait rien aux autres. Au bout d’une année de cette existence, les cordonniers furent animés de jalousie et de mauvais desseins contre lui ; mais il fut averti et informé que les cordonniers s’étaient entendu pour le tuer : « Seigneur, » dit Kicva, « pourquoi supporter pareille chose de ces vilains ? » ― « Laissons, » répondit Manawyddan, « et retournons en Dyvet. » Ils partirent pour Dyvet.
En partant, Manawyddan emporta avec lui un faix de froment. Il se rendit à Arberth et s’y fixa. Il n’avait pas de plus grand plaisir que de voir Arberth et les lieux où il avait été chasser en compagnie de Pryderi et de Riannon. Il s’habitua à prendre le poisson et les bêtes sauvages dans leur gîte. Ensuite il se mit à labourer la terre, puis il ensemença un clos, puis un second, puis un troisième. Il vit bientôt se lever le froment le meilleur du monde et le blé de ses trois clos grandir de même façon ; il était impossible de voir plus beau froment. Les diverses saisons de l’année passèrent ; l’automne arriva. Il alla voir un de ses clos : il était mûr. « Je moissonnerai celui-là demain. » dit-il. Il retourna passer la nuit à Arberth, et, au petit jour, il partit pour moissonner son clos. En arrivant, il ne trouva que la paille nue ; tout était arraché à partir de l’endroit où la tige se développe en épi ; l’épi était entièrement enlevé, il ne restait que le chaume. Il fut grandement étonné et alla voir un autre clos celui-là était mûr. « Assurément, » dit-il, « je viendrai moissonner celui-ci demain. »
Le lendemain, il revint avec l’intention d’y faire la moisson : en arrivant, il ne trouva que le chaume nu. « Seigneur Dieu », s’écria-t-il, « qui donc est ainsi à consommer ma perte ? Je le devine : c’est celui qui a commencé qui achève et ma perte et celle du pays. » Il alla voir le troisième clos ; il était impossible de voir plus beau froment, et celui-là aussi était mûr. « Honte à moi, » dit-il, « si je ne veille cette nuit. Celui qui a enlevé l’autre blé viendra enlever aussi celui-ci ; je saurai qui c’est. » Il avertit Kicva. « Qu’as-tu l’intention de faire ? » dit-elle, ― « Surveiller ce clos cette nuit, » répondit-il. Il y alla.
Vers minuit, il entendit le plus grand bruit du monde. Il regarda : c’était une troupe de souris, la plus grande au monde, qui arrivait ; il était impossible de les compter ni d’en évaluer le nombre. Avant qu’il ne pût s’en rendre compte, elles se précipitèrent dans le clos ; chacune grimpa le long d’un tige, l’abaissa avec elle, cassa l’épi et s’élança avec lui dehors, laissant le chaume nu. Il ne voyait pas une tige qui ne fût attaquée par une souris et dont elles n’emportassent l’épi avec elles. Entraîné par la fureur et le dépit, il se mit à frapper au milieu des souris, mais il n’en atteignit aucune, comme s’il avait eu affaire à des moucherons ou à des oiseaux dans l’air. Il en avisa une d’apparence très lourde, au point qu’elle paraissait incapable de marcher. Il se mit à sa poursuite, la saisit, la mit dans son gant, dont il lia les extrémités avec une ficelle, et se rendit avec le gant à la cour.
Il entra dans la chambre où se trouvait Kicva, alluma du feu et suspendit le gant par la ficelle à un support. « Qu’y a-t-il là, seigneur ? » dit Kicva. ― « Un voleur, » répondit-il, « que j’ai surpris en train de me voler. » ― « Quelle espèce de voleur, seigneur, pourrais-tu bien mettre ainsi dans ton gant ? » – « Voici toute l’histoire. » Et il lui raconta comment on lui avait gâté et ruiné ses clos, et comment les souris avaient envahi le dernier en sa présence. « Une d’entre elles, » ajouta-t-il, « était très lourde : c’est celle que j’ai attrapée et qui est dans le gant. Je la pendrai demain, et, j’en prends Dieu à témoin, je les pendrais toutes, si je les tenais. » ― « Seigneur, je le comprends. Mais ce n’est pas beau de voir un homme aussi élevé, d’aussi haute noblesse que toi, pendre un vil animal comme celui-là. Tu ferais bien de ne pas y toucher et de le laisser aller. » ― « Honte à moi, si je ne les pendais pas toutes, si je les tenais. Je pendrai toujours celle que j’ai prise. » ― « Seigneur, je n’ai aucune raison de venir en aide à cet animal ; je voulais seulement t’éviter une action peu noble. Fais ta volonté, seigneur. » ― « Si je savais que tu eusses le moindre sujet de lui venir en aide, princesse, je suivrais ton conseil, mais, comme je n’en vois pas, je suis décidé à le tuer. » ― « Volontiers, fais-le. »
Il se rendit à Gorsedd Arberth [257] avec la souris et planta deux fourches à l’endroit le plus élevé du tertre. À ce moment, il vit venir de son côté un clerc revêtu de vieux habits de peu de valeur, pauvres. Il y avait sept ans que Manawyddan n’avait vu ni homme ni bête, à l’exception des personnes avec lesquelles il avait vécu, lui quatrième, jusqu’au moment où deux d’entre elles encore avaient disparu. « Seigneur, » dit le clerc, « bonjour à toi. » ― « Dieu te donne bien, » répondit-il, « sois le bienvenu. D’où viens-tu, clerc ? » ― « Je viens de Lloegyr, où j’ai été chanter [258]. Pourquoi me le demandes-tu ? » ― « Parce que, depuis sept ans, je n’ai vu que quatre personnes isolées, et toi en ce moment. » ― « Eh bien, Seigneur, moi je me rends maintenant, à travers cette contrée, dans mon propre pays. À quoi es-tu donc occupé, seigneur ? » ― « À pendre un voleur que j’ai surpris me volant. » ― « Quelle espèce de voleur ? Je vois dans ta main quelque chose comme une souris. Il n’est guère convenable, pour homme de ton rang, de manier un pareil animal ; lâche-le. » ― « Je ne le lâcherai point, par moi et Dieu. Je l’ai surpris en train de me voler ; je lui appliquerai la loi des voleurs : je le pendrai ». ― « Seigneur, plutôt que de voir un homme de ton rang accomplir pareille besogne, je te donnerai une livre que j’ai recueillie en mendiant ; donne la liberté à cet animal. » ― « Je n’en ferai rien, et je ne le vendrai pas. » ― « Comme tu voudras, seigneur ; si ce n’était pour ne pas voir un homme de ton rang manier un pareil animal, cela me serait indifférent. » Et le clerc s’éloigna.
Au moment où il mettait la traverse sur les fourches, il vit venir à lui un prêtre monté sur un cheval harnaché. « Seigneur, » dit le prêtre, « bonjour à toi. » ― « Dieu te donne bien, » répondit Manawyddan : « ta bénédiction ? » ― « Dieu te bénisse. Et que fais-tu là, seigneur ? » ― « Je pends un voleur que j’ai pris en train de me voler. » ― « Quelle espèce de voleur est celui-là, seigneur ? » ― « C’est un animal, une espèce de souris ; il m’a volé ; il aura la mort des voleurs. » ― « Seigneur, plutôt que te voir manier pareil animal, je te l’achète ; lâche-le. » ― « J’en atteste Dieu : je ne le vendrai ni ne le lâcherai. » ― « Il est juste de reconnaître, seigneur, qu’il n’a aucune valeur. Mais, pour ne pas te voir te salir au contact de cette bête, je te donnerai trois livres ; lâche-le. » ― « Je ne veux, par moi et Dieu, pour lui aucune compensation autre que celle à laquelle il a droit : la pendaison. » ― « C’est bien, seigneur, fais à ta tête. » Le prêtre prit le large.
Manawyddan enroula la ficelle autour du cou de la souris. Comme il se mettait à l’élever en l’air, il aperçu un train [259] d’évêque avec ses bagages et sa suite. L’évêque se dirigeait vers lui. Il s’arrêta dans son œuvre. « Seigneur évêque, » dit-il, « ta bénédiction ? » ― « Dieu te donne sa bénédiction, » répondit-il. ― « Que fais-tu donc là ? » ― « Je pends un voleur que j’ai pris en train de me voler. » ― « N’est-ce pas une souris que je vois dans ta main ? » ― « Oui, et elle m’a volé. » ― « Puisque je surviens au moment où elle va périr, je te l’achète ; je te donnerai pour elle sept livres. Je ne veux pas voir un homme de ton rang détruire un animal aussi insignifiant que celui-là ; lâche-le donc, et la somme est à toi. » ― « Je ne le lâcherai pas, par moi et Dieu. » ― « Puisque tu ne veux pas le relâcher à ce prix, je t’offre vingt-quatre livres d’argent comptant. » ― « Je ne le lâcherais pas, j’en prends Dieu à témoin, pour le double. » ― « Puisque tu ne veux pas le lâcher à ce prix, je te donne tout ce que tu vois de chevaux dans ce champ, les sept charges et les sept chevaux qui les traînent. » ― « Je refuse, par moi et Dieu. » ― « Puisque tu n’en veux pas, fais ton prix toi-même. » ― « Je veux la liberté de Riannon et Pryderi. » ― « Tu l’auras. » ― « Ce n’est pas assez, par moi et Dieu. » ― « Que veux-tu donc ? » ― « Que tu fasses disparaître le charme et l’enchantement de dessus les sept cantrevs. » ― « Je te l’accorde ; relâche la souris. » ― « Je ne la lâcherai pas avant d’avoir su qui elle est. » ― « C’est ma femme, et si cela n’était, je n’essaierais pas de la faire relâcher[260]. » ― « Pour quoi est-elle venue à moi ? » ― « Pour piller. Je suis Llwyt, fils de Kilcoet [261]. C’est moi qui ai jeté le charme sur les sept cantrevs de Dyvet, et cela par amitié pour Gwawl, fils de Clut, et qui ai puni sur Pryderi le jeu du Blaireau dans le sac [262] que Pwyll, chef d’Annwn, avait fait subir à Gwawl dans la cour d’Eveydd Hen, par une mauvaise inspiration. Ayant appris que tu étais venu habiter le pays, les gens de ma famille vinrent me trouver, et me demandèrent de les changer en souris pour détruire ton blé. La première nuit, il n’y eut que mes gens à y aller ; la deuxième nuit, de même, et ils détruisirent les deux clos. La troisième nuit, ma femme et les dames de la cour me prièrent de les métamorphoser aussi. Je le fis. Elle était enceinte ; sans cela tu ne l’aurais pas atteinte. Puisqu’il en est ainsi, et que tu la tiens, je te rendrai Pryderi et Riannon ; je débarrasserai Dyvet du charme et de l’enchantement. Je t’ai révélé qui elle était ; lâche-la maintenant. » ― « Je ne le ferai point, par moi et Dieu. » ― « Que veux-tu donc ? » ― « Voici ce que je veux : qu’il n’y ait jamais d’enchantement, et qu’on ne puisse jeter de charme sur Dyvet. » ― « Je l’accorde ; lâche-la. » ― « Je n’en ferai rien par ma foi. » ― « Que veux-tu donc encore ? » ― « Qu’on ne tire jamais vengeance de ceci sur Pryderi, Riannon et moi. » ― « Tout cela, tu l’auras, et tu as été vraiment bien inspiré ; sans cela, tous les malheurs retombaient sur toi. » ― « Oui, et c’est pour l’éviter que j’ai ainsi précisé. » ― « Mets ma femme en liberté maintenant. » ― « Je ne la délivrerai pas, par moi et Dieu, avant d’avoir vu Pryderi et Riannon libres ici avec moi. » ― « Les voici qui viennent. » À ce moment parurent Pryderi et Riannon.
Manawyddan alla à leur rencontre, les salua, et ils s’assirent ensemble. « Seigneur, » dit l’évêque, « délivre maintenant ma femme ; n’as-tu pas eu tout ce que tu as indiqué ? » ― « Avec plaisir. » Et il la mit en liberté. L’évêque la frappa de sa baguette enchantée, et elle redevint une jeune femme, la plus belle qu’on eût jamais vue. « Regarde le pays autour de toi, » dit-il, « et tu verras les maisons et les habitations en aussi bon état que jamais. » Il se leva et regarda. Tout le pays était habité, pourvu de ses troupeaux [263] et de toutes ses maisons. « À quel service ont été occupés Pryderi et Riannon ? » dit Manawyddan. ― « Pryderi portait au cou les marteaux de la porte de ma cour. Riannon avait au cou, elle, les licous des ânes après qu’ils avaient été porter le foin. Voilà quelle a été leur captivité. » C’est à cause de cela qu’on a appelé cette histoire le Mabinogi de Mynnweir et de Mynordd [264]. Ainsi se termine cette branche du Mabinogi.
MATH, fils de Mathonwy
Voici la quatrième branche du Mabinogi.
Math [265], fils de Mathonwy, était maître de Gwynedd[266], et Pryderi, fils de Pwyll, de vingt et un cantrevs du Sud, c’est à dire des sept cantrevs de Dyvet, des sept cantrevs de Morganhwc[267] (Glamorgan), des quatre de Keredigyawn (Cardigan) et des trois d’Ystrat Tywi (Carmarthen)[268]. À cette époque, Math, fils de Mathonwy, ne pouvait vivre qu’à la condition que ses deux pieds reposassent dans le giron d’une vierge, à moins toutefois que le tumulte de la guerre ne s’y opposât[269]. La vierge qui vivait ainsi avec lui était Goewin, fille de Pebin, de Dol Pebin[270] en Arvon. C’était bien, à la connaissance des gens du pays, la plus belle jeune fille de son temps. Math résidait toujours à Caer Dathyl[271] en Arvon ; il ne pouvait faire le tour du pays, mais Gilvaethwy, fils de Don [272] et Eveydd [273], fils de Don, ses neveux, fils de sa sœur, ainsi que les gens de sa famille, le faisaient à sa place ; la jeune fille ne le quittait pas. Or, Gilvaethwy tourna ses pensées vers la jeune fille et se mit à l’aimer au point qu’il ne savait que faire à cause d’elle. Tel était son amour qu’il commença à dépérir, couleur, physionomie, aspect extérieur : c’est à peine si on l’aurait reconnu. Gwydyon [274], son frère, le regarda un jour attentivement. « Jeune homme, » lui dit-il, « que t’est-il arrivé ? » ― « Pourquoi cette question ? » répondit-il. « Que remarques-tu en moi ? » ― « Je vois que tu as perdu ton air et tes couleurs : qu’as-tu ? » ― « Seigneur frère, ce qui m’est arrivé, je ne serai pas plus avancé de le confesser à qui que ce soit. » ― « Qu’est-ce, mon âme ? » ― « Tu connais le privilège de Math, fils de Mathonwy : la moindre conversation entre deux personnes, chuchotée aussi bas que possible, si le vent l’atteint [275], il la sait. » ― « C’est bien, n’en dis pas plus long, je connais ta pensée : tu aimes Goewin. »
En voyant que son frère connaissait sa pensée, Gilvaethwy poussa un soupir le plus profond du monde. « Cesse de soupirer, mon âme, » dit Gwydyon ; « ce n’est pas ainsi que l’on vient à bout d’une entreprise. Je ferai soulever, puisqu’il n’y a pas d’autre moyen, Gwynedd, Powys [276] et le Sud [277] pour pouvoir aller chercher la jeune fille. Sois joyeux ; je ferai cela pour toi. »
Ils se rendirent aussitôt auprès de Math, fils de Mathonwy. « Seigneur, » dit Gwydyon, « j’ai appris qu’il était arrivé en Dyvet une espèce d’animaux comme il n’y en a jamais eu dans cette île. » ― « Comment les appelle-t-on ? » répondit Math. ― « Des hob [278], (cochons) seigneur. » ― « Quel genre d’animaux sont ceux-là ? » ― « Ce sont de petites bêtes, mais dont la chair est meilleure que celle des bœufs. Ils sont de petites taille. Ils sont en train de changer de nom. On les appelle moch (porcs), maintenant. » ― « À qui appartiennent-ils ? » ― « Ils ont été envoyés d’Annwn à Pryderi, fils de Pwyll, par Arawn, roi d’Annwn. » (on a encore conservé quelque chose de ce nom : Hannerhwch, Hannerhob) [279]. ― « Eh bien ! de quelle façon pourrait-on les avoir de lui ? » ― « J’irai, seigneur, moi douzième, avec des compagnons déguisés en bardes, demander les cochons. Mon imagination n’est pas mauvaise : je ne reviendrai pas sans les porcs. » ― « Volontiers, pars. » Il alla, avec Gilvaethwy et dix autres compagnons, jusqu’en Keredigyawn [280], à l’endroit qu’on appelle maintenant Ruddlan Teivi [281], où se trouvait la cour de Pryderi.
Ils entrèrent sous l’aspect de bardes. On leur fit bon visage. Ce soir-là, Gwydyon fut placé à côté de Pryderi. « Nous serions heureux, » dit Pryderi, « d’entendre un récit de ces jeunes gens là-bas. » ― « Notre coutume, » répondit Gwydyon, « le premier soir que nous nous rendons auprès d’un personnage important, c’est que le Pennkerdd [282] prenne la parole. Je te raconterai volontiers une histoire. » Gwydyon était le meilleur conteur qu’il y eût au monde. Cette nuit-là, il amusa si bien la cour par des discours récréatifs et des récits que tout le monde fut charmé de lui et que Pryderi prit plaisir à causer avec lui. En finissant, Gwydyon dit : « Seigneur, quelqu’un pourrait-il mieux remplir ma mission auprès de toi que moi-même ? » ― « Oh ! non, » répondit-il ; « c’est une langue pleine de ressources que la tienne. » ― « Voici quelle est ma mission, seigneur : j’ai à te demander les animaux qui t’ont été envoyés d’Annwvyn. » ― « Ce serait la chose du monde la plus facile sans la convention qui existe à leur sujet entre le pays et moi ; il est convenu que je ne m’en dessaisirai pas avant que leur nombre ici n’ait doublé. » ― « Je puis, seigneur, te libérer de ta parole. Voici comment : ne me les donne pas ce soir, mais ne me les refuse pas non plus. Demain, je te proposerai des objets d’échange à leur place. » Cette nuit même, Gwydyon et ses compagnons se rendirent à leur logis pour se concerter. « Hommes, » dit-il, « nous n’obtiendrons point les porcs en les demandant. » ― « Assurément, » répondirent-ils. « Par quel artifice pourrons-nous les avoir ? » ― « J’y arriverai, » dit Gwydyon.
Il eut recours alors à ses artifices et commença à montrer sa puissance magique. Il fit apparaître douze étalons, douze chiens de chasse noirs ayant chacun le poitrail blanc, avec leurs douze colliers et leurs douze laisses que tout le monde eût pris pour de l’or. Les douze chevaux portaient douze selles, et partout le fer était remplacé par de l’or ; les brides étaient en rapport avec les selles. Il se rendit auprès de Pryderi avec les chevaux et les chiens. « Bonjour à toi, seigneur, » dit-il. ― « Dieu te donne bien, » répondit, Pryderi ; « sois le bienvenu. » ― « Seigneur, je t’apporte un moyen de te libérer de la parole que tu as donnée, disais-tu hier soir, au sujet des porcs, à savoir que tu ne les donnerais ni les vendrais. Tu peux les échanger pour quelque chose de mieux. Je t’offre ces douze chevaux avec leur équipement, tel que tu le vois, leurs selles et leurs brides, ces douze chiens de chasse avec ces colliers et ces laisses, ainsi que ces douze boucliers dorés. » Ces écus, c’étaient des champignons qu’il avait transformés [283].
« Eh bien » dit Pryderi, « nous allons tenir conseil. » Ils décidèrent de donner les porcs à Gwydyon, en échange des chevaux, des chiens et des écus. Les gens du Nord prirent congé, et se mirent en route avec les porcs. « Compagnons, » dit Gwydyon, « il nous faut marcher en toute hâte. Le charme ne dure que d’une période d’un jour à l’autre. » Cette même nuit ils marchèrent jusqu’à la partie la plus élevée de Keredigyawn, à l’endroit qu’on appelle encore, pour ce motif, Mochdref.(la ville aux porcs) [284]. Le lendemain, ils mirent en route, traversèrent Elenit [285], et, à la nuit, se trouvèrent entre Keri et Arwystli [286], dans la ville qu’on appelle aussi, depuis, Mochtref. Ils reprirent leur marche, et arrivèrent, à la nuit, dans un cymwd de Powys, qu’on appelle, pour cette raison, Mochnant [287]. Puis ils atteignirent le cantrev de Ros [288], et passèrent la nuit dans la ville connue encore sous le nom de Mochtref. « Hommes, » dit Gwydyon, « réfugions-nous, avec ces animaux, au cœur de Gwynedd ; on lève des armées à notre poursuite. » Ils se rendirent à la ville plus élevée d’Arllechwedd [289], et y construisirent des écuries pour les porcs, ce qui a. valu à la ville le nom de Creuwyryon [290]. Les écuries faites, il se rendirent auprès de Math, fils de Mathonwy, à Kaer Dathyl. Lorsqu’ils y arrivèrent, on était en train d’appeler le pays aux armes. « Qu’y a-t-il de nouveau, » dit Gwydyon ? » ― « Pryderi, » lui fut-il répondu « est en train de réunir les gens de ses vingt et un cantrevs pour vous poursuivre. Nous avons été étonnés de la lenteur de votre marche. Où sont les animaux que vous avez été chercher ? » ― « Ils sont, » dit Gwydyon, « dans l’autre cantrev, là-bas, où nous leur avons fait des écuries. » À ce moment, ils entendirent les trompettes appelant les gens du pays aux armes. Ils s’armèrent et marchèrent jusqu’à Pennardd [291], en Arvon. Gwydyon, fils de Don, avec Gilvaethwy, son frère, se rendit, lui, à Kaer Dathyl il fit coucher Gilvaethwy avec Goewin, dans le lit de Math, fils de Mathonwy, après avoir jeté dehors outrageusement les autres pucelles. Gilvaethwy coucha avec elle cette nuit-là malgré elle. Le lendemain, dès qu’ils virent poindre le jour, ils se rendirent auprès de Math, fils de Mathonwy et ses troupes. On allait justement tenir conseil pour savoir de quel côté on attendrait Pryderi et les hommes du Sud. Ils prirent part à la délibération. Il fut décidé qu’on attendrait au cœur de Gwynedd. Ils attendirent, en effet, juste au milieu des deux ' maenawr [292] de Pennardd et de Coet Alun [293]. Pryderi vint les y attaquer.
C’est là qu’eut lieu la rencontre, et le massacre fut grand des deux côtés ; les hommes du Sud furent forcés à la retraite. Ils reculèrent jusqu’à l’endroit qu’on appelle encore, aujourd’hui, Nantcall [294], poursuivis par leurs adversaires. Alors eut lieu un carnage indescriptible. Ils battirent ensuite en retraite jusqu’à Dol Penmaen [295], où ils se concentrèrent et demandèrent la paix. Pryderi donna des otages ; les otages étaient Gwrgi Gwastra [296] et vingt-trois autres fils de chefs. Ils s’avancèrent ensuite en paix jusqu’à Traeth Mawr [297] ; mais, quand ils se retrouvèrent réunis à Melenryt [298], on ne put empêcher les gens de pied de se lancer des flèches. Pryderi envoya des messagers demander à Math d’arrêter ses gens, et de laisser l’affaire se vider entre lui et Gwydyon, fils de Don, l’auteur de tout ce qui se passait. Quand Math, fils de Mathonwy, eut entendu son message, il dit : « Par moi et Dieu, si Gwydyon, fils de Don, le trouve bon, je le permets volontiers ; je ne forcerai personne à combattre au lieu de faire nous-mêmes de notre mieux. » ― « En vérité, » dirent les messagers, « Pryderi, trouve qu’il serait bien, à l’homme qui lui a fait pareil tort, d’opposer son corps à corps, et de laisser en paix sa famille. » ― « J’en atteste Dieu, » dit Gwydyon, « je ne demande pas aux hommes de Gwynedd de se battre pour moi, lorsque je puis lutter seul à seul avec Pryderi. J’opposerai mon corps au sien volontiers. » La réponse fut apportée à Pryderi. « Je ne demande, » dit-il, « le redressement de mes torts à personne autre qu’à moi-même. » On les laissa seuls à l’écart ; ils s’armèrent et se battirent. Par l’effet de sa force et impétuosité, de sa magie et de ses enchantements, Gwydyon l’emporta, et Pryderi fut tué. Il fut enterré à Maentyvyawc [299], au-dessus de Melenryt ; c’est là qu’est sa tombe.
Les gens du Sud se dirigèrent vers leurs pays en faisant entendre des chants funèbres ; ce qui n’avait rien de surprenant : ils avaient perdu leur seigneur, beaucoup de leurs meilleurs guerriers, leurs chevaux et leurs armes en grande partie. Les hommes de Gwynedd s’en retournèrent pleins de joie et d’enthousiasme. « Seigneur, » dit Gwydyon à Math, « ne ferions-nous pas un acte de justice en rendant aux gens du Sud leur seigneur qu’ils nous ont donné en otage pour la paix ? Nous n’avons pas le droit de le tenir en captivité. » ― « Qu’on le mette en liberté, » répondit Math. On laissa Gwrgi et les autres otages aller rejoindre les hommes du Sud. Math se rendit à Kaer Dathyl, tandis que Gilvaethwy, fils de Don, et tous les gens de la famille qui l’accompagnaient auparavant se mirent à faire, comme d’habitude, le circuit de Gwynedd, en laissant de côté la cour. Arrivé dans sa chambre, Math fit préparer un endroit où il pût s’accouder et reposer ses pieds dans le giron de la pucelle. « Seigneur, » dit Goewin, « cherche une vierge pour supporter tes pieds maintenant : moi, je suis femme. » ― « Qu’est-ce que cela veut dire, » répondit-il ? « On m’a assaillie, seigneur, et cela en cachette. Je ne suis pas restée silencieuse : il n’y a personne à la cour qui ne l’ait su. L’attaque est venue de tes neveux, des fils de ta sœur, Gwydyon et Gilvaethwy, fils de Don. Ils m’ont fait, à moi violence, et à toi honte. On a couché avec moi, et cela dans ta chambre et dans ton propre lit. » ― « Eh bien, » répondit-il, « je ferai de mon mieux. Je te ferai tout d’abord avoir satisfaction, et je chercherai ensuite celle qui m’est due. Je te prendrai comme femme, je remettrai entre tes mains la propriété de mes États. » Cependant, les deux fils de Don ne se rapprochaient pas de la cour ; ils continuaient à circuler à travers le pays ; ils se tinrent à l’écart de lui (c’est-à-dire Math) jusqu’au moment où il fut interdit de leur donner nourriture et boisson. Alors, seulement, ils se rendirent auprès de lui. « Seigneur, » dirent-ils, « bonjour à toi. » ― « Oui, » dit-il, « est-ce pour me donner satisfaction que vous êtes venus ? » ― « Seigneur, » répondirent-ils, « nous sommes prêts à faire ta volonté. » ― « S’il en avait toujours été ainsi, je n’aurais pas tant perdu d’hommes et de chevaux ; ma honte, vous ne pouvez me la réparer, sans parler de la mort de Pryderi. Puisque vous êtes venus vous mettre à ma disposition, votre châtiment va commencer » Il prit sa baguette enchantée, et, d’un coup, transforma Gilvaethwy en une biche de bonne taille ; puis instantanément, il prévint toute fuite de la part de l’autre, en le frappant de la même baguette, et en fit un cerf. « Comme vous êtes maintenant liés, » dit Math, « vous marcherez ensemble, vous formerez un couple, et vous aurez les instincts des animaux dont vous avez la forme. Vous aurez un petit à l’époque accoutumée pour eux. Dans un an, vous reviendrez auprès de moi [300]. »
Au bout d’un an, jour pour jour, on entendit un grand bruit contre les parois de la chambre, ce qui excita aussitôt les aboiements des chiens. « Allez voir, » dit Math, « ce qu’il y a dehors. » ― « Seigneur, » dit quelqu’un, « je viens d’aller voir, il y a là un cerf, une biche et un faon. » Il se leva aussitôt et sortit ; il aperçut, en effet, trois bêtes : un cerf, une biche et un faon vigoureux. Il leva sa baguette en disant : « Que celui d’entre vous qui a été biche l’année dernière soit sanglier cette année, et que le cerf soit une truie. » Et il les frappa de sa baguette. « Le petit, je le prends, » ajouta-t-il ; « je le ferai élever et baptiser. » On lui donna le nom de Hyddwn [301]. « Allez, » dit-il ; « vous serez l’un sanglier mâle, l’autre femelle, et vous aurez les mêmes instincts que les porcs des bois. Dans un an, trouvez-vous sous les murs de cette maison avec votre petit. » Au bout de l’année, les aboiements des chiens se firent entendre sous les murs de la chambre, et toute la cour accourut de ce côté. Il se leva lui-même et sortit. Dehors, il aperçut trois bêtes : un sanglier mâle, un sanglier femelle et un petit très fort pour l’âge qu’il paraissait. « Celui-ci » dit-il, « je le garde, et je le ferai baptiser. » Et, d’un coup de sa baguette, il en fit un bel adolescent brun et fort. On l’appela Hychtwn [302]. « Que celui d’entre vous, » ajouta-t-il, « qui a été sanglier mâle l’année dernière, soit louve cette année, et que la truie soit loup. » En disant ces mots, il les frappa de sa baguette et ils devinrent loup et louve. « Ayez, » dit-il, « les instincts des animaux dont vous avez la forme. Soyez ici, sous ces murs, dans un an, aujourd’hui. »
Un an après, jour pour jour, il entendit un grand tumulte, des aboiements de chiens sous les murs de sa chambre. Il se leva et sortit. Dehors, il aperçut un loup, une louve et, avec eux, un fort louveteau. « Celui-ci, » dit-il, « je le prends et je le ferai baptiser. Son nom est tout trouvé : ce sera Bleiddwn [303]. Vous avez trois fils, et ces trois les voilà : Les trois fils de Gilvaethwy le traître ; trois guerriers éminents et fidèles : Bleiddwn, Hyddwn, Hychtwn Hir (le Long). » Et, d’un coup de sa baguette, ils se trouvèrent dans leur propre chair. « Hommes, » dit Math, « si vous m’avez fait tort, vous avez assez souffert et vous avez eu la grande honte d’avoir des enfants l’un de l’autre. Donnez à ces hommes un bain, faites-leur laver la tête et donner des habits. » On exécuta ces ordres. Quand ils furent équipés, ils revinrent auprès de lui. « Hommes, » dit Math, « la paix, vous l’avez eue, l’affection, vous l’aurez aussi ; conseillez-moi : quelle pucelle prendrai-je ? » ― « Seigneur, » répondit Gwydyon, « rien de plus facile : Aranrot [304], fille de Don, ta nièce, la fille de ta sœur. » On alla la lui chercher : la jeune fille entra. « Jeune fille, » dit Math, « es-tu vierge ? » ― « Pas autre chose, seigneur, » répondit-elle, « à ma connaissance. » Alors, il prit sa baguette et la courba. « Passe par-dessus, » dit-il, « et, si tu es vierge, je le reconnaîtrai. » Elle fit un pas par-dessus la baguette enchantée et, en même temps, elle laissa après elle un enfant blond et fort. Aux cris de l’enfant, elle chercha la porte, et aussitôt elle laissa encore quelque chose après elle, comme un petit enfant, mais, avant que personne ne pût l’apercevoir une seconde fois, Gwydyon saisit l’enfant, l’enroula dans un manteau de paile et le cacha au fond d’un coffre, au pied de son lit. « Eh bien, » dit Math, fils de Mathonwy, en parlant de l’enfant blond, « je vais faire baptiser celui-ci, et je lui donnerai le nom de Dylan. » On le baptisa. À peine fut-il baptisé qu’il se dirigea vers la mer. Aussitôt qu’il y entra, sur le champ il en prit la nature et devint aussi bon nageur que le plus rapide des poissons. Aussi l’appela-t-on Dylan Eil Ton [305] (Dylil an, fils de la vague). Jamais vague ne se brisa sous lui. Le coup qui causa sa mort partit de la main de Govannon [306] son oncle, et ce fut un des trois coups funestes.
Comme Gwydyon était un jour au lit mais éveillé, il entendit des cris dans le coffre qui était au pied de son lit ils étaient tout juste assez forts pour être entendus de lui. Il se leva précipitamment et ouvrit le coffre. Il aperçut un petit garçon remuant les bras du milieu du manteau et le rejetant. Il prit l’enfant dans ses bras se rendit avec lui en ville, dans un endroit où il savait trouver une femme pouvant donner le sein et fit marché avec elle pour nourrir l’enfant. On le nourrit une année. Au bout de l’année, il était d’une taille qui eût parut forte même pour un enfant de deux ans. Au bout de la seconde année, c’était un grand enfant capable d’aller tout seul à la cour. Quand il fut à la cour, Gwydyon veilla sur lui ; l’enfant se familiarisa avec lui et l’aima plus que personne. Il fut élevé à la cour ainsi jusqu’à l’âge de quatre ans ; il eût été bien assez développé pour un enfant de huit ans. Un jour, il alla se promener au dehors à la suite de Gwydyon. Celui-ci se rendit avec lui à Kaer Aranrot. En le voyant entrer, Aranrot se leva pour aller à sa rencontre, lui souhaiter la bienvenue et le saluer. « Dieu te donne bien, » dit-il, ― « Quel est donc, » dit-elle, « cet enfant qui te suit ? » ― « Cet enfant c’est ton fils, » répondit Gwydyon. ― « Homme, » s’écria-t-elle, « quelle idée t’a pris de m’outrager ainsi, de poursuivre et de maintenir aussi longtemps mon déshonneur ? » ― « Si tu n’as pas d’autre déshonneur que celui de voir nourrir par moi un enfant aussi beau que celui-ci, ce sera peu de chose. » ― « Quel est le nom de ton fils ? » ― « Eh bien, je jure qu’il aura cette destinée qu’il n’aura pas de nom avant d’en avoir reçu un de moi. » ― « J’en atteste Dieu ; tu es une femme de rien ; l’enfant aura un nom quand même tu le trouverais mauvais, et toi, tu ne retrouveras plus jamais celui que tu es si furieuse d’avoir perdu, celui de pucelle. » En disant ces mots, il sortit furieux et retourna à Kaer Dathyl où il passa la nuit.
Le lendemain il se leva, prit l’enfant avec lui et alla se promener sur les bords de la mer, entre l’Océan et Aber Menei. Il fit paraître par enchantement un navire à l’endroit où il aperçut des algues et du varech ; il transforma les algues et le goémon en cordwal en grande quantité ; il lui donna diverses couleurs au point qu’on ne pouvait voir de plus beau cuir. Il mit à voile et se rendit lui et l’enfant à la porte de l’entrée de Kaer Aranrot. Puis il se mit à façonner des souliers et à les coudre. On le remarqua du fort. Aussitôt qu’il s’en aperçut, il changea ses traits et ceux de l’enfant pour qu’on ne pût les reconnaître. « Quels hommes sont à bord de ce navire ? » dit Aranrot. ― « Ce sont des cordonniers, » lui fut-il répondu. ― « Allez voir quelle espèce de cuir ils ont et comment ils travaillent. » On se rendit auprès d’eux, et on trouva Gwydyon en train de colorer le cuir : il le dorait. Les messagers allèrent le rapporter à Aranrot. « Eh bien dit-elle, « portez la mesure de mon pied à ce cordonnier et dites-lui de me faire des souliers. » Il façonna les souliers, mais non d’après sa mesure il les fit plus grands. On apporta les souliers : ils étaient trop grands. « Ils sont trop grands, » dit-elle ; « je les lui paierai, mais qu’il en fasse une paire de plus petits. » Que fit-il ? Il lui en façonna une paire beaucoup trop petite pour son pied et la lui envoya. « Dites-lui, » dit-elle, « que ceux-ci ne me vont pas non plus. » On lui rapporta ces paroles. « Eh bien, » s’écria-t-il, « je ne lui ferai pas de souliers avant d’avoir vu son pied. » On alla le lui dire. « Eh bien, » s’écria-t-elle, « je vais aller jusqu’à lui. » Elle se rendit au navire : il était en train de tailler et le jeune garçon de coudre. « Princesse, » dit-il, « bonjour à toi. » ― « Dieu te donne bien, » répondit-elle. « Je suis étonnée que tu ne puisses arriver à me faire des souliers sur mesure. » ― « C’est vrai, mais je le pourrai maintenant. » À ce moment, un roitelet se dressa sur le pont du navire. L’enfant lui lança un coup et l’atteignit entre le nerf de la jambe et l’os. Elle se mit à rire. « En vérité, » s’écria-t-elle, « c’est d’une main bien sûre que le lleu [307] l’a atteint. » ― « Eh bien, » dit Gwydyon, « il a un nom, sans que nous ayons à prier Dieu de t’en récompenser, et le nom n’est pas mauvais désormais, il s’appellera Lleu Llaw Gyffes. » Aussitôt, tout ce qu’il avait fait se transforma en algue et en goémon, et il ne continua pas plus longtemps ce travail, qui lui valut d’être appelé un des trois eurgrydd (cordonniers-orfèvres) [308]. « En vérité, » dit-elle, « tu ne te trouveras pas mieux de te montrer méchant envers moi. » ― « Je ne l’ai pas été, » répondit-il. Et il rendit à l’enfant ses traits. « Eh bien, » dit-elle, « je jure que l’enfant aura pour destinée de n’avoir pas d’armure avant que je l’en revête moi-même. » ― « Par moi et Dieu, » dit Gwydyon, « tu peux être aussi perverse que tu voudras, il aura des armes. » Ils se rendirent à Dinas Dinllev [309]. Il y éleva l’enfant jusqu’à ce qu’il fût en état de monter n’importe quel cheval et qu’il eût atteint tout son développement comme visage, taille et corpulence. Gwydyon s’aperçut qu’il était humilié de n’avoir pas de cheval ni d’armes, il l’appela auprès de lui. « Garçon » lui dit-il, « nous irons en expédition demain toi et moi : sois donc plus joyeux que cela. » ― « je le serai, » répondit le jeune homme. Le lendemain, ils se levèrent dans la jeunesse du jour et remontèrent la côte jusqu’à Brynn Aryen [310]. Arrivés au haut de Kevyn Clutno [311], ils s’équipèrent eux et leurs chevaux, et se dirigèrent vers Kaer Aranrot. Ils changèrent leurs traits et se rendirent à l’entrée sous l’aspect de deux jeunes gens, Gwydyon ayant pris toutefois un visage plus grave que son compagnon. « Portier, » dit-il, « rentre et dis qu’il y a ici des bardes de Morgannwc. » Le portier obéit. « Qu’ils soient les bienvenus au nom de Dieu, » dit-elle ; « laisse-les entrer. » On leur fit le meilleur accueil. La salle fut préparée et ils se mirent à table. Quand on eut fini de manger, elle causa avec Gwydyon de contes et histoires. Gwydyon était bon conteur. Quand ce fut le moment de cesser de boire, on leur prépara une chambre et ils allèrent se coucher. Gwydyon se leva de grand matin et appela à lui sa magie et son pouvoir. Un grand mouvement de navires et un grand bruit de trompettes auxquels répondirent de grands cris dans la campagne, se firent entendre. Quand le jour vint, ils entendirent frapper à la porte de la chambre, et Aranrot demander qu’on lui ouvrît. Le jeune homme se leva et ouvrit. Elle entra suivie d’une pucelle [312]. « Gentilshommes, » dit-elle, « nous sommes dans une mauvaise situation. » ― « Oui, » répondirent-ils ; « nous entendons le son des trompettes et les cris ; que t’en semble. » ― « En vérité, » dit-elle, « il est impossible de voir les flots, tellement les navires sont serrés les uns contre les autres. Ils se dirigent vers la terre de toute leur vitesse. Que faire ? » ― « Princesse, il n’y a pas autre chose à faire que de nous renfermer dans le fort et le défendre du mieux que nous pourrons. » ― « Dieu vous le rende. Défendez-le ; vous trouverez ici des armes en abondance. »
Elle alla leur chercher des armes. Elle revint avec deux pucelles, apportant chacune une armure « Princesse, » dit Gwydyon, « revêts son armure à ce jeune homme ; moi je revêtirai l’autre avec le secours des deux pucelles. J’entends le tumulte de gens qui arrivent. » ― « Volontiers, » répondit-elle. Elle le revêtit avec empressement d’une armure complète. « As-tu fini, » dit Gwydyon à Aranrot, « d’armer ce jeune homme ? » ― « C’est fait, » répondit-elle.
― « J’ai fini moi aussi. Tirons maintenant nos armures ; nous n’en n’avons plus besoin. » ― « Oh ! pourquoi ? Voici la flotte autour de la maison. » ― « Non, femme, il n’y a pas la moindre flotte. » ― « Que signifiait donc toute cette levée ? » ― « C’était pour rompre le sort que tu as jeté sur ce jeune homme et lui procurer des armes, et il en a eu sans que tu aies droit à des remerciements. »
― « Par moi et Dieu, tu es méchant homme. Il se pourrait que bien des jeunes gens perdissent la vie à cause de la levée que tu as occasionnée dans ce cantrev aujourd’hui. Je jure que ce jeune homme aura pour destinée de n’avoir jamais une femme de la race qui peuple cette terre en ce moment. » ― « En vérité, » dit-il, « tu as toujours été une femme de rien, que personne ne devrait soutenir. Il aura une femme quand même. » Ils se rendirent auprès de Math, fils de Mathonwy, et se plaignirent d’Aranrot avec la plus grande insistance. Gwydyon lui apprit comment il avait procuré une armure au jeune homme. « Eh bien, » dit Math, « cherchons, au moyen de notre magie et de nos charmes à tous les deux, à lui faire sortir une femme des fleurs. » Il avait alors la stature d’un homme et c’était bien le jeune homme le plus accompli qu’on eût jamais vu. Ils réunirent alors les fleurs du chêne, celles du genêt et de la reine des prés, et, par leurs charmes, ils en formèrent la pucelle la plus belle et la plus parfaite du monde. On la baptisa suivant les rites d’alors et on la nomma Blodeuwedd [313]. Lorsqu’ils eurent couché ensemble, pendant le festin, Gwydyon dit : « Il n’est pas facile de s’entretenir sans domaines. » ― « Et bien, » répondit Math, « je lui donnerai le meilleur cantrev qu’un jeune homme puisse avoir. » ― « Quel cantrev, seigneur ? » ― « Celui de Dinodig. » (Ce cantrev porte aujourd’hui les noms d’Eivynydd et Ardudwy) [314]. On lui bâtit une cour à l’endroit qu’on appelle Mur y Castell [315], dans la partie escarpée d’Ardudwy. C’est là qu’il habita et régna. Tout le monde fut content et accepta avec plaisir sa domination.
Un jour, il se rendit à Kaer Dathyl pour faire visite à Math, fils de Mathonwy. Ce jour-là, Blodeuwedd se mit à se promener dans l’enceinte de la cour. Le son d’un cor se fit entendre, et aussitôt elle vit passer un cerf fatigué poursuivi par les chiens et les chasseurs. Après les chiens et les chasseurs venait toute une troupe de gens à pied, « Envoyez un valet, » dit-elle, « savoir à qui est cette troupe-là. » Un valet sortit et demanda qui ils étaient. ― « La troupe de Gronw Pebyr [316], seigneur de Penllynn [317], » répondirent-ils. Le valet revint le lui dire. Pour Gronw, il continua à poursuivre le cerf, l’atteignit sur les bords de la rivière Kynvael et le tua. Il fut occupé à l’écorcher et à donner la curée aux chiens jusqu’à ce que la nuit vînt le surprendre.
Quand il vit le jour s’en aller et la nuit approcher, il passa devant l’entrée de la cour. « Il est bien sûr, » dit Blodeuwedd, « que nous ferons mal parler de nous par ce seigneur, si nous le laissons, à une pareille heure, aller à un autre endroit sans l’inviter. » ― « Assurément, princesse, » répondirent ses gens, « il vaut mieux l’inviter. » Des messagers allèrent lui porter l’invitation. Il accepta avec plaisir et se rendit à la cour. Elle alla au devant de lui pour lui souhaiter la bienvenue et le saluer. « Princesse, » dit-il, « Dieu te récompense de ton bon accueil. » Il se désarma et ils s’assirent. Blodeuwedd le regarda et, à partir de ce moment, il n’y eut pas une place dans tout son être qui ne fut pénétrée de son amour. Il jeta lui aussi les yeux sur elle et il fut envahi par les mêmes sentiments. Il ne put lui cacher qu’il l’aimait ; il le lui dit. Elle en fut toute réjouie. L’amour qu’ils avaient conçu l’un pour l’autre fut l’unique sujet de leur entretien ce soir-là. Ils ne tardèrent guère à s’unir : cette nuit même ils couchèrent ensemble. Le lendemain, il voulut partir. « Non, assurément, » dit-elle, « tu ne t’en iras pas d’auprès de moi ce soir. » Ils passèrent la nuit ensemble et se concertèrent pour savoir comment ils pourraient vivre réunis. « Il n’y a qu’un moyen, » dit-il, « il faut que tu cherches à savoir de lui comment on peut lui donner la mort, et cela sous couleur de sollicitude pour lui. » Le lendemain il voulut partir. « Vraiment, » dit-elle, je ne suis pas d’avis que tu t’en ailles d’auprès de moi aujourd’hui. » ― « Puisque tel est ton avis, je ne m’en irai pas, » répondit-il, « je te ferai seulement remarquer qu’il est à craindre que le seigneur de cette cour ne revienne à la maison. » ― « Eh bien, demain, je te permettrai de t’en aller. » Le lendemain, il voulut partir, et elle ne s’y opposa pas. « Rappelle-toi, » dit-il, « ce que j’ai dit ; presse-le de questions, et cela, comme en plaisantant, par tendresse ; applique-toi à savoir de lui comment la mort pourrait lui venir. »
Lleu Llaw Gyffes revint chez lui ce soir-là. Ils passèrent le temps en causeries, musique, festin, et dans la nuit, allèrent coucher ensemble. Il lui adressa la parole une fois, puis une seconde, sans obtenir de réponse. « Qu’as-tu, » lui dit-il, « tu n’es pas bien ? » ― « Je réfléchis, » répondit-elle, « à une chose qui ne te viendrait jamais à l’esprit à mon sujet : je suis soucieuse en pensant à ta mort au cas où tu t’en irais avant moi. » ― « Dieu te récompense de ta sollicitude ; mais si Dieu lui-même ne s’en mêle, il n’est pas facile de me tuer. » – « Voudrais-tu, pour l’amour de Dieu et de moi, m’indiquer de quelle façon on pourrait te tuer ? car, pour ce qui est des précautions, j’ai meilleure mémoire que toi. » ― « Volontiers. Il n’est pas facile de me tuer en me frappant : il faudrait passer une année à faire le javelot dont on se servirait et n’y travailler que pendant la messe le dimanche. » ― « Est-ce sûr ? » ― « Bien sûr. On ne peut me tuer dans une maison, on ne le peut dehors ; on ne peut me tuer, si je suis à cheval ; on ne le peut, si je suis à pied. » ― « Eh bien, de quelle façon peut-on donc te tuer ? » ― « je vais te le dire : il faut me préparer un bain sur le bord d’une rivière, établir au-dessus de la cuve une claie voûtée, et ensuite la couvrir hermétiquement, amener un bouc, le placer à côté de la cuve ; il faudrait que je misse un pied sur le dos du bouc et l’autre sur le bord de la cuve quiconque m’atteindrait dans ces conditions, me donnerait la mort. » ― « J’en rends grâces à Dieu, c’est là une chose facile à éviter. » Elle n’eut pas plutôt obtenu la révélation qu’elle la fit parvenir à Gronw Pebyr. Gronw s’occupa de la fabrication de la lance, et, au bout de l’année, jour par jour, elle fut prête. Il le fit savoir, le jour même, à Blodeuwedd. « Seigneur, » dit celle-ci à Lleu, « je me demande comment pourrait se réaliser ce que tu m’as dit. Voudrais-tu me montrer comment tu te tiendrais sur le bord de la cuve et sur le bouc, si je prépare moi-même le bain ? » ― « Je te le montrerai, » répondit-il. Elle envoya vers Gronw et l’avertit de se tenir à l’abri de la colline qu’on appelle maintenant Brynn Kyvergyr [318] sur les bords de la rivière Kynvael. Elle fit rassembler tout ce qu’elle trouva de chèvres dans le cantrev et les amena de l’autre côté de la rivière en face de Brynn Kyvergyr.
Le lendemain, elle dit à Lleu : « Seigneur, j’ai fait préparer la claie et le bain : ils sont prêts. » ― « C’est bien, » répondit-il, « allons voir. » Ils allèrent voir le bain. « Veux-tu aller dans le bain, seigneur, » dit-elle ? ― « Volontiers, répondit-il. Il y alla et prit son bain. « Seigneur, » dit-elle, « voici les animaux que tu as dit s’appeler boucs. » ― « Eh bien, » répondit-il, « fais en prendre un et fais-le amener ici. » On amena le bouc. Lleu sortit du bain, mit ses chausses et posa un pied sur le bord de la cuve, et l’autre sur le dos du bouc. Gronw se leva alors, à l’abri de la colline qu’on appelle Brynn Kyvergyr, et, appuyé sur un genou, il frappa de la lance empoisonnée, et l’atteignit si violemment dans le flanc, que la hampe sauta, et que le fer resta dans le corps. Lleu s’envola sous la forme d’un oiseau en jetant un cri strident, affreux, et on ne le revit plus.
Aussitôt qu’il eut disparu, ils se rendirent, eux, à la cour, et, cette nuit même, couchèrent ensemble. Le lendemain, Gronw se leva et pris possession d’Ardudwy. Après s’en être rendu maître, il le gouverna et devint seigneur d’Ardudwy et de Penllyn [319]. L’histoire parvint aux oreilles de Math, fils de Mathonwy. Math en conçut profonde douleur et grand chagrin, et Gwydyon beaucoup plus encore. « Seigneur, » dit Gwydyon, « je ne prendrai jamais de repos avant d’avoir eu des nouvelles de mon neveu. » ― « Bien, » dit Math, « Dieu te soit en aide. » Il partit et se mit à parcourir le pays ; il erra à travers Gwynedd et Powys d’un bout à l’autre. Ensuite il se rendit en Arvon, et arriva à la maison d’un serf qui habitait le maenawr de Pennardd. Il descendit chez lui et y passa la nuit. Le maître de la maison et les gens de sa famille rentrèrent. Le porcher arriva le dernier. Le maître lui dit : « Valet, ta truie est-elle rentrée ce soir ? » ― « Oui répondit-il ; « en ce moment elle est venue rejoindre les porcs. » ― « Quel trajet fait donc cette truie, ? » demanda Gwydyon. ― « Tous les jours, aussitôt qu’on ouvre l’écurie, elle sort et on ne la voit plus ; on ne sait quel chemin elle a pris, pas plus que si elle allait sous terre ! » ― « Voudrais-tu, » reprit Gwydyon, « me faire plaisir de ne pas ouvrir la porte de l’écurie avant que je ne sois avec toi à côté ? » ― « Volontiers. » Ils allèrent se coucher.
Au point du jour, le porcher se leva et réveilla Gwydyon. Il se leva, s’habilla, alla avec le porcher, et se tint auprès de l’écurie. Le porcher ouvrit la porte ; au même moment, la truie s’élança dehors et se mit à marcher d’une allure vigoureuse. Gwydyon la suivit. Elle prit sa course en remontant le cours de la rivière, se dirigea vers le vallon qu’on appelle maintenant Nant y Llew (le Ravin du Lion) ; là, elle s’arrêta et se mit à paître. Gwydyon vint sous l’arbre et regarda ce que mangeait la truie. Il vit que c’étaient de la chair pourrie et des vers. Il leva les yeux vers le haut de l’arbre et aperçut un aigle au sommet. À chaque fois que l’aigle se secouait, il laissait tomber des vers et de la chair en décomposition que mangeait la truie. Gwydyon pensa que l’aigle n’était pas autre que Lleu, et chanta cet englyn :
Chêne qui pousse entre deux glens, l’air et le vallon sont sombres et agités : si je ne me trompe, ces débris décomposés sont ceux de Llew[320]. L’aigle se laissa aller jusqu’au milieu de l’arbre. Gwydyon chanta un second englyn :
Chêne qui pousse sur cette terre élevée, que la pluie ne peut plus mouiller, n’a pas amolli, qui a supporté cent quatre-vingts tempêtes : à son sommet est Lleu Llaw Gyffes. L’aigle se laissa aller jusque sur la branche la plus basse de l’arbre. Gwydyon chanta un troisième englyn :
Chêne qui pousse sur la pente… si je ne me trompe, Lleu viendra dans mon giron. L’aigle se laissa tomber sur les genoux de Gwydyon. D’un coup de sa baguette enchantée, Gwydyon lui rendit sa forme naturelle. On n’avait jamais vu quelqu’un présentant plus triste aspect : il n’avait que la peau et les os.
Gwydyon se rendit avec lui à Kaer Dathyl. On amena, pour le soigner, tout ce qu’on put trouver de bons médecins en Gwynedd. Avant la fin de l’année, il était complètement rétabli. « Seigneur, » dit-il alors à Math, fils de Mathonwy, « il est temps que j’aie satisfaction de l’homme dont j’ai eu souffrance. » ― « Assurément, » répondit Math, « il ne peut se maintenir sans te rendre satisfaction. » ― « Le plus tôt que j’obtiendrai satisfaction sera le mieux pour moi. »
Ils rassemblèrent toutes les troupes de Gwynedd et marchèrent sur Ardudwy. Gwydyon, qui était à leur tête, se dirigea sur Mur y Castell. Blodeuwedd, à la nouvelle de leur approche, pris ses suivantes avec elle, et se dirigea, à travers la rivière Kynvael, vers une cour située sur la montagne. Leur terreur était telle qu’elles ne pouvaient marcher qu’en retournant la tête ; elles tombèrent ainsi dans l’eau sans le savoir, et se noyèrent toutes à l’exception de Blodeuwedd. Gwydyon l’atteignit alors, et lui dit « Je ne te tuerai pas, je ferai pis [321]. Je te laisserai aller sous la forme d’un oiseau. Pour te punir de la honte que tu as faite à Lleu Llaw Gyffes, tu n’oseras jamais montrer ta face à la lumière du jour, par crainte de tous les autres oiseaux. Leur instinct les poussera à te frapper, à te traiter avec mépris partout où ils te trouveront. Tu ne perdras pas ton nom, on t’appellera toujours Blodeuwedd. » On appelle en effet le hibou Blodeuwedd, aujourd’hui encore [322]. C’est ainsi que le hibou est devenu un objet de haine pour tous les oiseaux.
Gronw Pebyr, lui, retourna à Penllynn, d’où il envoya une ambassade à Lleu Llaw Gyffes pour lui demander s’il voulait, pour prix de son outrage, terre, domaines, or ou argent. « Je n’accepte pas, » répondit-il, « j’en atteste Dieu. Voici le moins que je puisse accepter de lui : il se rendra à l’endroit où je me trouvais quand il me donna le coup de lance, tandis que moi je serai à la même place que lui, et il me laissera le frapper d’un coup de lance. C’est la moindre satisfaction que je puisse accepter. » On en informa Gronw Pebyr. « Eh bien, » dit-il, « je suis bien forcé de le faire. Nobles fidèles, gens de ma famille, mes frères de lait, y a-t-il quelqu’un de vous qui veuille recevoir le coup à ma place ? » ― « Non pas, » répondirent-ils. C’est à cause de cela, parce ce qu’ils ont refusé de souffrir un coup à la place de leur seigneur, qu’on n’a cessé de les appeler depuis, la troisième famille déloyale [323]. « Eh bien, » dit-il, « c’est donc moi qui le supporterai. »
Ils se rendirent tous les deux sur les bords de la rivière de Kynvael. Gronw se tint à l’endroit où était Lleu Llaw Gyffes quand il le frappa, tandis que Lleu occupait sa place. Grown Pebyr dit alors à Lleu : « Seigneur, comme c’est par les artifices pervers d’une femme que j’ai été amené à ce que j’ai fait, je te prie, au nom de Dieu, de me laisser mettre entre moi et le coup, cette pierre plate que j’aperçois sur le bord de la rivière. » ― « Je ne refuserai pas cela, assurément, » répondit Lleu. ― « Dieu te le rende. » Gronw prit la pierre et la tint entre lui et le coup. Lleu darda sa lance, traversa la pierre de part en part, et Gronw lui-même, au point qu’il lui rompit le dos. Ainsi fut tué Gronw Pebyr. Il y a encore là, sur le bord de la rivière Kynvael, une pierre percée d’un trou ; et, en souvenir de ce fait on l’appelle encore aujourd’hui Llech Gronw [324]. Lleu Llaw Gyffes reprit possession du pays, et le gouverna heureusement. D’après ce que dit le devint ensuite seigneur de Gwynedd. Ainsi se termine cette branche du Mabinogi.
Notes
<references>
- ↑ Voir plus bas : Introduction, p. 15-16.
- ↑ Au point de vue intellectuel, les Lois sont le plus grand titre de gloire des Gallois. L’éminent jurisconsulte allemand, Ferd. Walter constate qu’à ce point de vue les Gallois ont laissé bien loin derrière eux les autres peuples du moyen âge (Das alte Wales, p. 354). Elles prouvent chez eux une singulière précision une grande subtilité d’esprit, et une singulière aptitude à la spéculation philosophique.
- ↑ Sur la grande valeur littéraire des romans gallois, voir plus loin, Introduction, p. 41 et suiv.
- ↑ The Mabinogion, mediæval welsh romances, translated by lady Charlotte Guest, with notes by Alfred Nutt and published by David Nutt. London, 1902, in-vol, in-12.
- ↑ J’emploie brittonique pour gallois, cornique et breton, et Brittons pour les Gallois, Cornouaillais insulaires et Bretons Armoricains. Breton amenait une confusion au profit de ces derniers. Le nom national d’ailleurs est au singulier Britto et au pluriel Brittones.
- ↑ The mabinogion from the Llyfr Coch o Hergest, and other ancient Welsh Mss. with an English translation and notes, 1838.
- ↑ Le mabinogi de Pwyll avait paru avec une traduction dans le Cambrian Register I, p. 177, en 1795 et 1796 ; une reproduction en fut faite dans le Cambro-Briton II, p. 271 (1821) ; les mêmes passages ont été supprimés dans cette traduction et dans celle de lady Charlotte Guest. Peu après, en 1829, le mabinogi de Math ab Mathonwy était donné avec une traduction dans le Cambrian Quarterly, I, p. 170. Y Greal avait donné le texte seulement du songe de Maxen, en 1806, p. 289, L’Aventure de Lludd et Llevelis avait été insérée dans le Brut Tysilio et le Brut Gruffydd ab Arthur publiés dans la 1re édition du vaste répertoire de poésie et de prose du moyen âge connu sous le nom de Myvyrian Archaeolugy of Wales. Une version du même récit avait paru en 1805 dans Y Greal, p. 241, provenant d’une source différente d’après lady Charlotte Guest. Le rév. Peter Roberts en avait donné une traduction dans The Chronicle of the Kings of Britain. Le célèbre Owen Pughe, autour d’un dictionnaire gallois-anglais, encore indispensable à consulter, malgré ses sérieux défauts et ses lacunes, avait préparé une édition complète avec notes explicatives. Son travail devait même commencer à paraître en 1831, comme il ressort d’une lettre de son fils Aneurin Owen (Archaeol Cambrensis IV, 3e série, p. 210).
- ↑ Die Arthur Sage, and die Mährchen des Rothen Buches, 1841.
- ↑ Die Arthur Sage, and die Mährchen des Rothen Buches, 1841.
- ↑ Les romans de la Table Ronde et les contes des anciens Bretons. Paris, 1842.
- ↑ L’enfance de Lez-Breiz qui manque avant l’apparition de la traduction de lady Charlott Guest, dans le Barzas-Breiz, y a été introduit ensuite. (Cf. J. Loth : Deux nouveaux documents pour servir à l’étude de Barzas-Breiz. Revue Celt., XXVII, 343 ; XXVIII, 122.)
- ↑ Mabinogion o Lyfr coch Hergest : deux fascicules. Wrexbam. 1896 et 1900. Dans sa préface, l’auteur déclare les quatre Mabinogion plus vieux que l’Évangile, et antérieurs aux Anglo-Saxons et aux Romains. Il a laissé de côté le Songe de Maxen, Kulhwch et Olwen, mais ajouté Taliesin.
- ↑ À la fin du premier, Pwyll, prince de Dyved, il y a le pluriel : ainsi se termine cette branche des Mabinogion.
- ↑ Feniarth 14 : la partie qui contient cette version du De Infantia Christi est de la seconde moitié du xive siècle, (Gwenogvryn Evans, Report on mss. in the Welsh Language, vol. I, Part. II, p. 332, 116).
- ↑ Ibid., p. 305, 309, XIII. Cf. The White Book Mobinogion, p. XXVI.
- ↑ The text of the Red Book Mabinogion, p. VIII.
- ↑ Ce sens est donné avec précision dans les Jolo manuscripts, p. 211, collection fort curieuse mais disparate et dont les sources sont fort troubles. D’après ce curieux passage, le barde ayant ses grades officiels, devait prendre avec lui trois disciples (mabinogion, mebinogion). Ils avaient à passer trois degrés avant de devenir bardes à chaire. Les études du mabinog comprenaient : l’étude du gallois (orthographe, syntaxe, formation et dérivation) ; la connaissance de la métrique (allitération consonnantique elvocalique, rime, pieds, strophes, avec des compositions originales) ; l’étude des généalogies, lois, coutumes, histoire. Taliesin se vante de ses connaissances bardiques, qui se rapportent justement à certaines traditions conservées dans nos Mabinogion. Les poètes gallois, au xii-xiiie siècle, se vantent parfois de la pureté de leur langue.
- ↑ En tête de Branwen : Lbyma yr eil gaine ôr mabinogi, voici la seconde branche du mabinogi (p. 26). En tête de Manawyddan (p. 44) : Hyma y dryded gaine or mabiwogi, voici la troisième branche du mabinogi ; en tête de Math (p. 59) : honn yw y bedwared geine or mabinogi, celle-ci est la quatrième branche du mabinogi.
- ↑ D’après les Jolo Mss., Blegywryd, archidiacre du Llandav (v. plus bas, p. 73) est le mebydd de ce monastère. Le sens est des plus évidents dans le composé cyn-vebydd, premier ou principal professeur. Les trois cyn-vebydd, d’après une triade (Myss. Arch., p. 409, triade 93) sont : Tydain Tadawen (père de l’inspiration), Mynw Hen et Gwrhir, barde de Teliaw à Llandav. Le surnom de tat-awen dans Nennius (tad-aguen) est donné à Talhaearn.
- ↑ La revue le Cambre-briton, vol. II, p. 75, contient un index complet de son contenu. Ce manuscrit se compose de 362 folios de parchemin à deux colonnes.
- ↑ The Text of the Mabinogion and other welsh tales from the Red Book of Hergest. Oxford, 1887. C’est le premier volume de la collection des Old welsh Texts.
- ↑ Cette bibliothèque a été généreusement donnée récemment par les héritiers de W. R. M. Wynne, à la Bibliothèque nationale galloise d’Aberystwyth.
- ↑ The White Book mabinogion: welsh Tales and Romances reproduced from Peniarth manuscripts : edited by J. Gwenogvryn Evans Pevllheli, 1907. C’est le volume 7 de la collection des Old welsh Texts.
- ↑ Du commencement jusqu’à la page 94, ligne 14 du texte publié du Livre Rouge.
- ↑ Le premier fragment correspond au texte du Livre Rouge, de la page 163, ligne 17, à la page 169, l. 21 ; le second, au texte de la page 184, l. 1, à la page 188, l. 23.
- ↑ Cf. Livre Rouge, de la page 100, l. 1, à la page 128, l. 11.
- ↑ Gwenogvryn Evans ; Report on manuscripts in the Welsh Language, vol. I, part II : Peniarth.
- ↑ Pour Branwen : cf. L. Rouge, p. 36, l. 25, p. 38, l. 18 ; Manawyddan : L. R. p. 49, l. 20, p. 51, l. 10.
- ↑ Cf. L. Rouge, de la page 280, l. 21, à la page 282, l. 18 ; de la page 294, l. 8, à la fin (p. 295).
- ↑ Cf. L. Rouge, de la page 261, l. 21, jusqu’à la fin.
- ↑ Branwen. Il y a eu, disent les Triades, trois soufflets causés par la colère : celui que donna l’Irlandais Matholwch à Branwen, celui de Gwenhwyvach, à Gwenhwyvar, femme d’Arthur, ce qui amena la bataille de Camlan ; le soufflet de Golyddan Vardd, ou le barde, à Cadwaladyr le béni (Triades Mabin., p. 301, I. 16 ; la triade 51, Myv. arch., p. 392, fait donner le deuxième soufflet à Medrawt par Arthur. (Voy. la note à Arthur, dans le Mab. de Kulhwch et Olwen). Un poète de la fin du XIVe siècle, Yr Iustus Llwyd, fait une allusion aux noces de Branwen (Myv. arch., p. 367, col. 2). Dafydd ab Gwilym compare le teint d’une de ses maîtresses à celui de Bronwen, fille de Llyr. Lady Guest rapporte, d’après le Cambro-briton, II, p. 71,1821, qu’on découvrit, en 1813, sur les bords de l’Alaw, en Anglesey, dans un endroit appelé Ynys Bronwen, ou l’île de Bronwen, sous un tumulus, une urne funéraire contenant des cendres et des ossements.
- ↑ C’est le même personnage que le Manannan, fils de Lir, des Irlandais (V. sur ce personnage O’Curry, On the manners, II, p. 198). Son nom dérive de Manaw, nom gallois de l’île de Man, qui désigne aussi une portion du territoire des Otadini (Manaw Gwotodin). Dans les Triades, c’est un des trois princes lleddv, obliques, ainsi appelés parce qu’ils ne recherchaient pas de domaines et qu’on ne pouvait cependant leur en refuser (Myv. arch., 304, 20 ; 404, 38) ; les deux autres étaient Llywarch Hen ab Elidir Lydanwen, et Gwgawn Gwron ab Eleufer Gosgorddvawr. Des poèmes des Iolo mss. (p. 263) lui attribuent la construction de la prison d’Oeth et Anoeth (v. Kulhwch et Olwen, p. 255, note 2). Dans le Livre Noir il devient compagnon d’Arthur et on y vante la sagesse de ses conseils (Skene, Four ancient books, II, p. 51, 7). Comme dans ce Mabinogi, il est donné par les Triades comme un des trois eur-grydd ou cordonniers-orfèvres : « Les trois cordonniers-orfèvres sont : Caswallawn, fils de Beli, quand il alla chercher Flur à Rome ; Manawyddan ab Llyr, pendant l’enchantement jeté sur Dyved ; Llew Llaw Gyffes, quand il alla avec Gwydyon chercher à avoir un nom et des armes d’Aranrot, sa mère » (Triades Mabin, p. 308, I. 14). Son nom paraît être associé à celui de Pryderi, sous la forme Manawyt, dans un poème de Taliesin (Skene, Four ancient Books, p. 155, v. 9).