High Magic's Aid

De Wiccapedia

Avec l'aide de la Haute Magie

Gerald Gardner

Traduction Tof & Xavier


Introduction

« Magie ! Sorcellerie ! Que de non-sens. De nos jours plus personne ne croit à cela. Il n’était question que de brûler des poudres malodorantes, de murmurer des mots, le diable arrivait et vous lui vendiez votre âme. Et voilà, c’était tout. » Mais était-ce vraiment tout? Est-ce qu’une personne saine d’esprit, ou folle d’ailleurs, vendrait son âme et la vouerait au feu éternel pour rien ou presque rien ?

Nos ancêtres avaient la foi. Au moins neuf millions d’entre eux ont subi une mort cruelle, surtout en étant brûlé vif à cause de cette croyance.

La magie est parfois définie comme une tentative de faire quelque chose de contraire aux lois de la nature, à faire s’accomplir différentes choses.

Or, l'Église enseignait que cela pouvait être accompli par des prières et des offrandes aux saints. Un article de foi veut que le roi Salomon évoquait de grands esprits et les forçait à accomplir de nombreuses merveilles. Des livres ont aussi été écrits sur des sujets similaires.

On pensait que « Les Clavicules de Salomon le Roi », le livre de magie le plus couramment utilisé, avait été écrit par le roi Salomon lui-même. Le second livre de magie le plus utilisé doit avoir été l’Enchiridion du Pape Léon III. Si les grands de ce monde la pratiquaient et vous disaient de ne pas faire de même, est-ce que les petites gens ne devaient-t-ils pas croire qu’il était possible de faire de même en toute sécurité, si seulement ils savaient comment faire ?

L’Art magique était enseigné plus ou moins publiquement dans diverses universités et secrètement un peu partout.

Vous pourriez demander: « Mais est-ce que ça marche? Si non, pourquoi y croiraient-ils? »

Mais ils ont vu d’innombrables cas où la magie rituelle a semblé marcher. Lorsque la France était prosternée aux pieds de l’Angleterre, son roi n’avait pas d’hommes, pas d’argent, pas d’espoir ni de partisans. Une jeune paysanne, la Sorcière de Domrémy, a apparemment fait sortir des armées de terre et a chassé les envahisseurs. Qu’elle ait été brûlée vive comme sorcière pour avoir fait cela n’a fait que renforcer la conviction que cela marchait, si seulement on savait comment faire et si on avait le courage d’essayer.

Le Pape Innocent III a été fait Pape avant même de devenir un prêtre. En une nuit, Stephen Langton, un homme totalement inconnu, est soudainement devenu archevêque de Canterbury. Pour nos ancêtres cela avait une odeur de magie. Voulez-vous savoir ce qu’ils croyaient et essayaient de faire? Alors, venez avec moi et retournons dans le passé.

Gerald B. Gardner


Note: Les Rituels Magiques sont authentiques, en partie tirés des Clavicules de Salomon et en partie de Manuscrits Magiques en ma possession.


Chapitre I – Avec l’Aide de la Haute Magie

« Orphial, Anial, Oramageon, Adonai, Tzabaoth, El, Elothai, Eloahim, Shaddai, Tetragrammaton, Anaphoditon, » c’est ainsi que claquaient les noms dans la grande incantation.

Olaf Bonder se balançait légèrement. Les yeux bandés et sans défense, il se tenait dans le Triangle, à l'extérieur et coupé du Cercle protecteur, à mi chemin entre le monde plaisant des hommes et celui des Redoutables Seigneurs des Espaces Extérieurs. Thur Peterson lui avait dit de faire le vide dans sa tête, de vider sa vision mentale, de créer en lui un vide qui sera rempli par l’Esprit qui parlera par sa bouche et leur dira comment agir pour aboutir dans leur grande entreprise.

La réceptivité d’Olaf était encore loin d’être complète. En ayant les yeux bandés, sa vision mentale était considérablement stimulée de façon à ce que des images de sa vie et de son histoire intime depuis plusieurs années apparaissent spontanément et courent dans son cerveau, anormalement vives et lumineuses avec des éclairs de feu comme des éclairs de foudre lors d’une tempête effrayante. Pendant un moment il a été presque paralysé par la terreur car il n’était pas habitué à des stimulations mentales aussi intenses ou à la rapidité effrayante à laquelle les images se succèdent.

Il avait à peine seize ans et il ne le faisait que pour son frère Jan, il n’était pas très préoccupé par leur revers de fortune. Pour la première fois ces images terrifiantes arrivaient à lui, il voyait le pillage et l’incendie de la maison fortifiée de son grand-père placée au sommet d’un rocher inaccessible, l’assassinat du bon Edgar Bonder par le maudit normand Fitz-Urse, son père qui avait échappé au massacre et l’avancement constant de la construction de la forteresse normande sur les cendres de la vieille ferme.

Pourquoi est-ce que ces images étaient si vivantes ce soir, même celles de la mort de son père loin lors des guerres? Pourquoi devait-il voir sa mère si clairement lorsque Thur Peterson lui avait apporté la nouvelle. Olaf n’était lui-même qu’un petit garçon de trois ans qui trainait dans ses jupes et Jan, plus âgé, était maussade et déterminé, comme si déjà à cette époque il était décidé à retrouver leur dignité perdue coûte que coûte. Elle avait essuyé une larme du bord de sa main et était retournée derrière la charrue avec son attelage de bœufs impassibles qui attendaient ses ordres : Il n’y avait pas de temps pour le deuil, il fallait s’occuper de faire tourner la ferme et gagner leur pain quotidien, la terre n’était pas généreuse et en plus une partie devait être soustraite par la cupidité de l'Église.

« Chiaoth, Ha, Qadosch, Beraka! » Chaque nom frappait comme un marteau dans le cerveau d’Olaf. Il devait chasser de son esprit ces souvenirs du passé, dépasser tout cela et aller jusqu’au bout de cette tâche qu’il s’était engagé à faire pour Jan, pour qu’il puisse être à la tête d’une famille avec des terres, des châteaux, des partisans, au lieu d’être un hors la loi qui erre sans rien à une trentaine de kilomètres de l’enceinte des grandes forêts. « Anphaim, Aralim, Chashmalim, Ishm! » Est-ce que cela ne s’arrêtera donc jamais? Les événements de la journée repassaient devant ses yeux. Un acte de tyrannie mesquine de la part d’un des Frères avait chassé Jan et il était allé là où Olaf s’escrimait à sa tâche sans fin.

« Je n’y arrivai pas » rageait-il « Cette nuit nous irons chercher Thur Peterson et nous lui demanderons son aide.

- Quelle aide pourra-il nous apporter? Ce n’est qu’un parasite.

- Ce n’est pas aussi simple que ça.

- A-t-il de l’argent? Nous aurions besoin de nombreuses pièces d’or pour cette grande entreprise, Jan.

- Oui, c’est vrai.

- Et est-ce que Thur en a beaucoup? ou alors l’Abbé lui-même ?

- Thur a quelque chose de bien mieux. Nous allons quérir l’aide de la Haute Magie! Tu viendras ?

- Là où tu vas, j’irai. Ce que tu fais, je le ferais. »

Ils avaient chevauché furieusement de nuit pour rejoindre la grande maison de Thur.

Thur a protesté: « Ça fait bien trop longtemps, Jan, environ vingt ans. J’aimais ton père. Il était mon ami et mon compagnon et s’il avait fait la tentative il y a de nombreuses années, tout le monde l’aurait suivi. Mais maintenant, ce ne sont plus que de vieilles histoires de bonnes femmes et il faudrait un miracle pour attaquer le château et remporter la victoire. Comment pourrais-tu rester seigneur d’un pays hostile? Il te faudrait une armée et de l’or pour la payer et la nourrir. »

« Tu avais promis d’aider mon père avec les Arts que vous commandez! »

En entendant cela Olaf a regardé les deux hommes à tour de rôle d’un regard effrayé. Jan, blond, les yeux gris, grand, svelte et musclé, le corps tendu avec une énergie refoulée était assis sur un tabouret, les jambes écartées reposant sur ses talons. Il regardait le visage de Thur avec une grande attention, alors que l’homme âgé, plus grand que Jan et plus fort, son visage mince, ses yeux noirs très foncés qui rappelaient des feux invisibles, regardait son visiteur.

« Diablerie! », murmura Olaf d’une voix rauque, et il se signa.

Thur le regardait bizarrement et haussa les épaules puis se tournant vers Jan. « Oui, oui, je sais, mais en vérité je suis plus qu’un petit peureux. J’ai les parchemins où l’on trouve les instructions, avec l’utilisation des bons instruments... mais je n’ai pas ces instruments. »

« Des instruments! » dit Olaf horrifié. Jan lui a fait un geste d’impatience lui ordonnant de se taire et ne pas interrompre la conversation.

« Sans eux, c’est très dangereux. Tout d’abord je dois faire un cercle avec une épée consacrée comme il se doit. »

« Comment peut-on trouver tout cela? » a demandé Jan.

« On peut les faire, mais c’est compliqué, voila le problème. Pour faire l’épée il me faut le burin, pour faire le burin je dois avoir le couteau à manche blanc consacré, l’athamé de la sorcière. L’athamé lui doit être fait avec le burin. » Jan était désespéré sur son siège, assis dos voûté, la tête baissée.

Thur le regarda avec compassion. « Il faut faire tout cela dans un cercle et je ne vois pas comment. » Un lourd silence est tombé. La déception de Jan était accablante. Sa foi enfantine dans les pouvoirs de Thur s’envolait et même s’il savait qu’il devrait lutter et travailler durement pour retrouver ses biens perdus et les conserver, il avait placé toutes ses espérances dans les conseils et directives de Thur et son art magique. Avec impatience quant à sa propre impuissance Thur a ajouté : « Fous, vous pensez que je n’ai qu’à agiter une baguette? Est-ce que je peux faire des briques sans terre ni feu? Un magicien doit avoir les instruments adéquats de l’art. - Je pensais que ... » a dit Jan timidement puis il s’est tu.

« Certes, le pouvoir se trouve en lui-même » a reprit Thur en marmonnant, « mais il doit avoir la paix et le calme pour s’enflammer d’une très grande puissance frénétique. Comment peut-il concentrer sa volonté pour puiser dans les forces les plus puissantes quand on a peur que les hommes de l’Abbé viennent frapper à sa porte ?

- Qu’ils aillent aux diables tous ces foutu prêtres! » à dit Jan.

« C’est pareil pour moi, je ne peux pas œuvrer en silence. Pour convoquer les esprits, qu’ils soient au ciel ou en enfer, je dois le faire à haute voix et si je le fais, les voisins vont l’entendre et aller le dire tout de suite à l’Abbé... et il ne m’aime pas. »

- De toute façon, à part son ventre il n’aime personne » a ri Thur. « Non, je ne vois pas comment t’aider mon garçon. Je verserais mon sang pour le fils de ton père, mais je ne sais pas ce que je devrais faire. - Vous avez les parchemins, Thur, tu nous en as souvent parlé quand nous étions petits.

- Oui, je les ai, mais que valent-ils? J’ai étudié la Haute Magie en Espagne à l’Université de Cordoue, et alors? Tout le monde peut y enseigner et ils enseignent ce qui attire les étudiants à leurs cours. Un enseignant avec de nombreux étudiants est un grand homme, mais ils n’enseignent que la théorie et non la pratique.

- Mais si vous connaissez la théorie, vous pouvez sans doute pratiquer ?

- Non, c’est là qu’est le hic. Ils disent ‘Prenez ci et ça’... mais ce sont des choses qu’un homme ne peut pas se procurer. Donnez-moi les outils et je les utiliserai à ton avantage. Ils précisent bien que si l’on n’a pas l’outil exact, essayer mettra votre vie et votre âme en danger. Sinon, pourquoi moi qui ai le savoir je ne suis qu’un homme misérable qui vit pauvrement dans une petite ville? Si j’en avais le pouvoir, n’aurais-je pas fait de moi un homme riche ?

- Je vois. », a dit Jan, tristement. Il avait placé tous ses espoirs en Thur et Thur n’était plus qu’un homme brisé. « Mais, Thur il n’y a vraiment aucune solution? Je n’ai pas peur de risquer ma vie, même si je dois vendre mon âme comme le disent les moines.

- Ce ne sont que des mensonges de curés. » a dit Thur, « Le Dieu qu’invoquent les magiciens est le même que celui que prient les moines, mais on nous apprend à prier différemment. Nous utilisons les méthodes du Roi Salomon, à qui le Seigneur dit : ‘Je t’ai donné un cœur sage et compréhensif, jamais avant toi il n’y ait un homme tel que toi et plus jamais il n’y en aura un.’ Salomon a fait de nombreuses merveilles et de grandes œuvres en utilisant le savoir que le Seigneur lui avait donné, mais quand le poids des ans s’est fait sentir, il a écrit à son fils ‘ô Roboam mon fils, retiens bien la sagesse de mes paroles, tu sais que moi Salomon j’ai accompli de nombreux miracles et j’ai écrit un livre dans lequel est consigné le secret des secrets et dans lequel je l’ai caché et j’y ai caché tous les secrets des arts magiques de tous les maîtres et je les ai notés dans cette clé, de sorte que comme une clé qui ouvre un coffre à trésor ... cette clef seule peut ouvrir la connaissance des arts et des sciences magiques.

Ainsi, ô mon fils, que tout soit préparé comme il se doit, que tout soit mis en œuvre au jour et à l’heure que j’ai fixés et que toutes les choses nécessaires soient prêtes, car sans cela ton travail ne serait que mensonge et vanité. Je t’ordonne, Roboam mon fils, de placer cette clef à côté de moi dans la tombe.’

Et » a continué Thur, « il en a été fait ainsi, mais à un moment, des philosophes babyloniens sont arrivés et ils ont fouillé la tombe et ils ont fait des copies de la clef et avec elles ils ont accomplis de nombreuses merveilles. » - Et tu as cette clé? » a demandé Jan alors qu’Olaf écarquillait les yeux.

- Oui, mon garçon et voilà le problème: Elle dit très clairement que d’essayer sans les bons instruments entrainerait la mort ou pire encore. Cela ne ferait que soulever des forces puissantes qui ne peuvent être contrôlées. - Donc, il n’y a donc aucun espoir. » a dit Jan.

Thur a répondu lentement: « Il y a peut être un moyen. » Il s’est tourné vers Olaf et dit sèchement : « Tu ... tu as déjà aimé une femme ?

- Une femme? J’aimais ma mère lorsqu’elle était douce.

- Non pas comme ça » a dit Thur « As-tu déjà posé les yeux sur une jeune fille avec le regard de l’amour ... ou une autre femme d’ailleurs? Réponds franchement!

- Non. » a déclaré prestement Olaf. « Les filles ne sont que des choses stupides, je n’ai que faire de l’une d’entre elles.

- Alors je peux aider. » a dit Thur. « Il y a un moyen par lequel on peut faire venir un esprit dans le corps d’une jeune personne et ainsi la communication peut traverser le voile, car seule l’essence spirituelle est présente et un cercle tracé par une épée ordinaire suffirait… en tout cas c’est ce qu’on m’a dit. Mais le jeune homme ou la jeune fille ne doit jamais avoir connu l’amour physique, quelle qu’en soit la forme, sinon cela mettrait tout le monde en danger. Il y a encore d’autres dangers... être brûlé si on nous surprend, mais nous pouvons courir ce risque là. Je n’ai jamais osé essayer avec quelqu’un d’autre, ils étaient peureux et bavards et nous auraient conduit à la mort, mais je peux vous faire confiance. Mais souvenez-vous qu’il y a un grand danger pour l’adolescent car il doit former un lien et servir de médium entre les deux mondes et pour sa protection il n’y a qu’un Triangle ... car s’il était dans le Cercle protecteur, l’esprit ne pouvait pas en franchir les limites pour entrer dans son corps. Ou si une telle force était libérée dans le Cercle, tous ceux qui s’y trouveraient seraient tués car ce cercle n’est qu’une protection partielle sauf s’il est tracé par les outils qui nous font défauts.

- Je vois ce que vous voulez dire. » a dit lentement Jan. « Si Olaf n’a pas peur.

- Je veux le faire. » a répondu Olaf.

- Non, non » a protesté Jan « je ne veux pas… mon propre frère.

- Je suis résolu. » a répété tranquillement Olaf et Jan a gardé le silence.

« Si Olaf a le courage de le faire ce n’est pas dangereux (c’est ce qu’on m’a dit). » a dit Thur « Ne laissez pas la terreur vous saisir sinon vous allez paniquer. Si nous ne sommes pas dérangés, nous pouvons réussir. Si non… au moins nous obtiendrons des conseils qui pourront nous être utiles.

- J’ai vraiment peur » a dit vaillamment Olaf, « mais je vais chasser la peur et pour l’amour de Jan, et celui de son grand désir, vous pouvez faire de moi ce que vous voulez. J’obéirais en toutes choses. - Alors n’ai pas peur, brave garçon. Je te donnerai un puissant talisman. » a dit Thur, déjà occupé avec un pot et une grande baignoire. « Déshabillons-nous tous maintenant et baignons-nous dans cette eau consacrée. » Cela fait, Thur a ensuite tracé des grands cercles sur le sol, l’un dans l’autre et en dehors il a tracé un grand triangle. Tous furent circonscrits de noms mystiques. Ensuite il a versé de l’eau sur la tête d’Olaf en disant : « Aspergus earn nomini, hyssop mundabitur, lavabus eam, et super nivem, delabatur » puis il a accroché un talisman autour de son cou. Les mots avaient un son réconfortant et Olaf se sentait fortifiée par eux, mais les mots terribles qui suivirent ont terrorisés son âme mais aussi son esprit, ils semblaient venir d’une vaste caverne et la voix n’est pas celle de Thur, mais ressemblaient plus à un tonnerre qui explosait et faisait reculer toutes les résistances, une puissance terrible commandant l’obéissance.

« Orphial, Anial, Ormageon! Venez, Bartzebal, Bartzebal ... VENEZ! »

Olaf a été menée dans le Triangle et Thur lui a bandé les yeux avec une bande de tissus noir et il lui a lié les mains et les pieds ensembles et lui a demandé : « Comme tu es aveugle et ne peux voir que la lumière que je te donne, de même je te lie à un espace où tu ne puisses être l’objet que de ma seule volonté. Avec cette épée, j’invoque sur toi la protection de Bartzebal, pour que nulle force du ciel, des enfers ou de sous terre ne puisse agir sur toi, à part les forces que je vais invoquer en toi.

Avec cette épée je pique ton cœur pour que ton corps soit un temple de Mars et je t’ordonne de répéter après moi: ‘J’invoque les pouvoirs de Mars pour qu’ils se manifestent en moi, Amocramides Ancor.’ »

La voix enfantine d’Olaf s’est fait entendre nettement, il a adopté un ton chantant : « J’invoque les pouvoirs de Mars pour qu’ils se manifestent en moi, Amocramides Ancor. » Il se tenait debout, fermement à l’intérieur du triangle. C’est alors qu’a débuté un rituel où des gémissements et des bruits semblaient jaillir autour de lui du début des temps. Le bandeau autour de sa tête, pourtant attaché lâchement, semblait être un étau de fer. Il avait l’impression que sa tête allait éclater et se fendre en deux et il en était de même pour ses poumons et le bruit sourd de son cœur semblait vouloir faire éclater sa poitrine. C’était une peur pure et sans mélange d’une telle intensité qu’un homme ne pouvait en faire l’expérience et continuer à vivre. Peur! Et s’il meurt, lors de ce rite maudit, même le Christ Lui-même ne pourrait le sauver de la damnation éternelle.

Une grande brume noire s’est massée à la base de sa colonne vertébrale et elle s’est mise à grimper, lentement ... lentement ... jusqu’à atteindre sa nuque, jusqu’à ce que ses cheveux se dressent sur sa tête, puis l’enveloppe totalement comme une tornade portée par tous les diables. S’il avait pu y mettre la main, il aurait pu la toucher, épaisse, noire et étouffante comme un chiffon. C’est la peur qui se manifestait... et maintenant la brume commençait à couvrir sa tête ... à le glacer ... si elle atteignait sa bouche, il serait perdu.

C’était cette peur, dont il les avait mis en garde, qui pourrait détruire Jan et Thur et le tuer. Il ne doit pas... il ne faut pas! La brume noire semblait atteindre ses narines... en quelques secondes elle sera sur sa bouche. Il a commencé à la chasser et elle s’est arrêtée. Pendant un moment qui semblait interminable, la brume semblait rester stationnaire, pendant qu’Olaf agonisait aux prises avec lui-même, luttant pour leur vie à tous. Aussi lentement qu’elle avait progressé la chose noire reculait et a disparu, le laissant tremblant et en sueur, mais à nouveau maître de lui.

Il avait réussi! Jamais plus, pensait-il, les puissances des ténèbres ne pourraient l’assaillir ou avoir le dessus sur lui.

Puis de nombreuses nouvelles visions tremblotante sont apparues, mais elles diminuaient en fréquence et intensité jusqu’à disparaitre complètement, laissant Olaf avec un sentiment d’épuisement et d’étourdissement qui l’a fait chanceler à nouveau. Ce n’est qu’avec un effort suprême qu’il a réussi à se maîtriser. Malgré lui il s’est mis à marmonner, comme s’il délirait, il prononçait des paroles qu’il ne comprenait pas. Il a pris conscience de la voix de Thur, qui était persuasive avec un ton de bienvenue et ... oui, était-ce aussi du soulagement?

« Salut, ô Bartzebal, puissant esprit, bienvenue à celui qui vient au nom d’Eloahim Gibur. Dis-moi en vérité comment mon ami Jan Bonder ici présent peut faire pour que s’accomplisse sa volonté! » Des lèvres sèches et gercées d’Olaf sont sorti une suite de mots obscurs, les seuls à être intelligible disait : « Cherchez la Sorcière de Wanda. » Mais il y a eu ensuite un bruit terrible de tambours qui tonnait dans sa tête et il a réalisé que quelqu’un frappait à la porte. Les hommes de l’Abbé! En une minute, les portes seraient enfoncées..., puis ce serait le jugement et le bûcher pour eux tous ... et il était attaché, les yeux bandés et sans défense.


Chapitre II – Frère Stephen

« Cherchez la sorcière de Wanda! »

Jan et Thur se sont regardés l’un l’autre pendant une seconde ou deux à travers les volutes de l’encens qui montait au-dessus des bols sur le sol. Quant à Olaf, qui s’efforçait de reprendre le dessus, à demi étouffé par l’encens, il n’était conscient que du battement de tambour de plus en plus fort dans sa tête.

« Quel est ce bruit? » a demandé Jan, il n’était ni sûr de ses sens ni de son courage car il avait vécu des choses terrifiantes.

« Quelqu’un cherche à entrer, que la peste s’abatte sur tous les curieux » murmura Thur, puis en réponse aux coups sur la porte : « Je viens, je viens! Que le diable vous maudisse! »

Olaf avait l’impression que sa tête allait se fendre en deux, il chancela et tomba, le sang coulait de son nez et de l’écume s’échappait de ses lèvres.

« Thur! » cria Jan en élevant la voix pour être entendu malgré le vacarme, alors que la porte donnait l’impression de vouloir s’écrouler.

Thur avait retrouvé sa présence d’esprit. « Silence! » avertit-il, puis a prononcé des paroles rapides de congé mystique. « Maintenant, Ô esprit de Bartzebal, comme tu m’es venu en aide, je t’autorise à t’en aller en paix. Je t’adjure de ne nuire à personne ou à quelque chose que ce soit en partant, et surtout pas à lui qui est dans le Triangle. Vas en paix au nom d’Adonaï!

Puis à Jan: « Fais venir Olaf dans le Cercle, retire son bandeau mais ne le détache pas encore Efface le Triangle par terre et je vais voir qui frappe à la porte. » Il avança lentement vers l’avant de la boutique avant de renverser intentionnellement un tabouret et d’insulter de bon cœur les intrus bruyants. Thur faisait trainer les choses autant que possible, mais les coups de boutoir continuaient. A sa grande surprise la porte était toujours debout, il avait pensé qu’avec un tel fracas elle se serait brisée. Après une sombre réflexion il a déverrouillé la porte le plus doucement possible, puis rapidement il a ouverte la porte en chêne clouté et a vu un pied en sandale dirigé vers lui. « Que le diable piétine tes orteils » a dit Thur en souriant. « Oui? Qu’est ce qu’il y a de si urgent?

- Sommes-nous des chiens pour rester frigorifiés devant ta porte? » hoqueta une voix presque noyée par l’alcool.

« Dieu le sait! Ce serait dire du mal d’une bonne créature que de te qualifier de la sorte. Taisez-vous et respectez ceux qui sont meilleurs que vous, s’il ne s’agit pas là d’une fable pour les oreilles de monseigneur l’Abbé. - Tu as une haleine de renard! » bredouilla l’autre, trop surpris de l’audace truculente de Thur et trop ivre pour faire autre chose de l’insulter, mais Thur, qui savait que la douceur ne serait d’aucune aide dans sa situation et qu’il devait soit intimider soit être intimidé a regardé avec une certaine autorité dans les yeux stupides et imbibés d’alcool. Plus encore, le succès de son expérience récente et l’exaltation mentale qui en avait découlé était toujours là et cela lui donnait une attitude majestueuse qu’il n’avait pas habituellement.

Il y avait trois hommes, des Frères de l’abbaye de Saint-Ethelred qui était juste à côté. Ils étaient vêtus d’une soutane et d’une ample robe blanche et du capuchon de l’ordre des Bénédictins. Chacun avait une torche dont la flamme donnait plus de fumée que de lumière. A travers les ténèbres, Thur discernait une caravane de mulets lourdement chargés, chacun portant deux sacs de céréales plus d’autres objets variés; l’ensemble donnait l’impression d’être le résultat du pillage de quelques villages et c’est bien ce que c’était. Thur a regardé et reniflé et s’est tu alors que le sourire qui barrait les visages rougeauds était remplacé par un regard plutôt déconfit. « Et maintenant Thur? Nous apportons quelques bonnes marchandises et une tourte de venaison » a dit l'homme à l'arrière.

- Tu es toujours le bienvenu, Frère Stephen, et vous aussi, James et Thomas » a répondu Thur en ouvrant la porte plus grand.

- Ça sens l’encens » renifla Stephen.

- C’est mieux qu’une haleine alcoolisée », a répondu Thur d’une voix égale.

« L’encens! » a répété Stephen. « Tu invoques Vénus, hein? Nous avons pu collecter la dîme ... avec succès. On te dérange dans tes pratiques?

- Non » a répondu négligemment Thur. « Il n’y a qu’un enfant malade à l’intérieur et je chasse les démons, je ne les invoque pas, Maître Stephen. »

Frère James a dit: « Si nous rentrons maintenant nous allons déranger la messe de minuit, ce qui ne serait pas convenable.

- Surtout que vous seriez obligé d’y prendre part », a commenté sèchement Thur. « Je comprends. Je vous prie d’entrer, mes Frères. »

Frère Thomas a commencé à rire doucement. « Nous avons dansé chez Hob le Meunier. Il y a de bonnes grosses donzelles là-bas et ça donne soif. Lorsqu’il a manqué de bière il nous a poussé dehors, mais j’ai quelques doutes sur la qualité de sa bière.

- Thomas a toujours été sceptique » a roté James.

- Ça concerne plus la tête que les jambes » a réprouvé Thomas avec dignité. « Si tes jambes doivent flageoler, laisses-moi passer. Je frissonne dans cette tempête. Nous allons laisser les bêtes là où elles sont.

- Oui, c’est ça, et des gens risquent de tomber dessus » a dit Thur en ricanant « mais entrez, mes Frères, au nom de Dieu, et si ça vous dit il y a de la bière et de quoi vous changer.

- Et Vénus? » lorgnait Frère Thomas.

« Vénus n’est qu’une catin païenne puante et elle n’est pas une compagnie convenable pour d’honnêtes moines. Je suis apothicaire, pas proxénète. Entrez! »

En maintenant les trois hommes avançaient dans l'arrière-salle, Stephen, seul, marchait droit vers son objectif. Thur ferma et verrouilla la porte derrière eux et les suivis lentement. Sans douceur il a poussé James et Thomas sur un siège, puis en prenant un grand pichet, il est sortit par la porte arrière et est allé dans une remise pour tirer la bière. Quand il est revenu, Stephen était debout, les mains sur les hanches et les jambes écartées, le capuchon en arrière et la tête penchée vers l’avant, son visage attrapant la lumière, mettant en avant ses traits vigoureux et beaux. Il regardait curieusement Olaf, il donnait l’impression d’en savoir beaucoup trop sur Olaf, toujours attaché et gémissant dans le Cercle. Jan s’est agenouillé à côté de lui, lui soutenant la tête avec son bras et il lui a essuyé la mousse sanglante sur ses lèvres avec le mouchoir qui avait récemment servi à lui bander les yeux. Il ignorait la présence du moine et alors que Thur pénétrait dans la pièce, Stephen s’est détourné brusquement. Il avait déposé sa tourte. Thur a versé la bière généreusement et en a passé à la ronde puis a tranquillement coupé de grandes portions de tourte et les a distribué. Stephen a pris sa propre part et recommencé à fixer Olaf toujours prosterné pendant que Thur prenait la lampe et se dirigeait dans la boutique pour concocter un remontant.

« Qu’a donc ce garçon? » demanda Stephen, la bouche pleine.

Jan gronda un peu comme un chien hargneux et Stephen hocha la tête sagement comme s’il avait reçu une réponse courtoise et intelligible. « Oh, vraiment? » a-t-il commenté. « C’est bien triste! »

Jan regardait avec une hostilité ouverte. Il détestait tous les ecclésiastiques dont il pensait qu’ils étaient à peine mieux que des détrousseurs de grands chemins, mais Stephen ignora son incivilité, sachant qu’il n’y avait rien à faire. Le comportement indécent de ses compagnons donnait raison au jeune homme.

Thur est revenu avec la potion et la lampe. Calmement, il a examiné Olaf et l’a persuadé d’avaler la potion. Les gémissements ont cessé et Thur a commencé à défaire les liens. « La frénésie est passée et nous pouvons le détacher. » Cela a éveillé la curiosité de Frère James qui s’est levé et s’est placé au côté de Stephen, un pichet dans une main et de la tourte dans l’autre, qu’il buvait et mangeait alternativement, tout en lorgnant sur le patient comme un hibou. Stephen maintenait un silence pesant, bien que ses yeux regardaient tout ce qui était dans la pièce. « Hep! » s’est écrié James. « S’il est malade, je dis qu’il faut le libérer par tous les moyens, ça sent la sorcellerie ou alors je suis une truffe. »

« C’est bien ça! » aboya Stephen en fronçant les sourcils.

« Le mauvais œil, d’après moi » a poursuivi James.

« Est-ce qu’une truffe peut voir? » répliqua Stephan qui semblait excité et acerbe.

James enfourna le dernier morceau de tourte dans sa gorge et a pointé un doigt hésitant sur le sol. « Tu aperçois ce cercle, mon Frère.

- Un cercle! » a repris Stephen. Tu as tant regardé le fond de ton pichet que tu le vois partout, sur terre et dans les cieux. Un cercle!

- C’est un cercle.

- Ton ventre aussi est rond et tu ne vois pas au-delà. »

- Cercle ou pas cercle, abstiens-toi » a dit James à Thur « ne le détache-le pas et amène-le à l’abbaye demain à moins qu’il aille mieux. J’en ai guéri beaucoup des comme lui. De l’eau bénite et des coups de verge font des merveilles lorsqu’il s’agit de chasser les démons. »

Frère Thomas s’est joint à la discussion alors que Thur le regardait avec colère.

« Nous avons des traitements plus simples et plus efficaces si sa peau est tendre. Peut-il payer? L’eau bénite et la verge ne coûtent qu’un sou, mais pour dix sous, il pourrait toucher l’ongle du pied du bienheureux Saint-Lawrence. » « Mais nous avons une encore mieux » le coupa James « Une des véritables Plaies d'Égypte, celle des ténèbres, elle vient directement de Terre Sainte.

- Pour à peine vingt pences, un homme malade peut retirer le bouchon dans le couvercle du coffre et placer un œil contre le trou. Il verra alors les Saintes Ténèbres.

- Oui » a dit Thur « J’ai vu le miracle fabriqué par Will le charpentier à la demande du sous-prieur. N’est-il pas peint en noir à l’intérieur? Cerclé comme un tonneau? Et n’est-il pas impossible de l’ouvrir? Un petit trou percé dans son couvercle avec un bouchon?

- C’est bien celui-là! » s’est écrié Thomas. « Il a fait entrer plein d’argent dans nos coffres. Le sous-prieur a mis de la gomme et des épices sucrées ainsi que de la bouse dans le trou et voilà le mystère et l’odeur de l’Orient recréé. Plus d’un pèlerin a reniflé et a juré qu’il était de retour dans la ville sainte! »

« Taisez-vous, imbéciles! Est-ce que la Sainte Église elle-même doit être à la merci de ces langues trop pendues? Taisez-vous, vous n’avez pas honte? » dit Stephen dans une colère froide et soudaine à la fois inattendue et surprenante. Thur l’étudia attentivement et même Jan a daigné jeter un coup d’œil pour évaluer la situation. James et Thomas le contemplaient avec de grands yeux et leur pichet à moitié levés jusqu’à leurs bouches ouvertes. A ce moment, Stephen donnait l’impression d’avoir subi un affront personnel et semblait être sur le point de préparer des représailles rapides envers les offenseurs. Les deux moines se sont assis prestement, c’était le meilleur moyen de protéger leurs postérieurs, alors que les yeux de Stephen les menaçaient et que sa forte mâchoire avançait en soulignant ses traits maigres, promettait l’exécution de la menace. Sa bouche d’habitude tolérante avait perdu sa douceur d’expression et n’était plus qu’une ligne sombre.

Un visage insolite ... une attitude inhabituelle pour un moine pensait Thur. Peut-être n’y avait-il rien d’ordinaire chez Stephen? Mais Thur n’était pas refroidi. Il a froidement décidé de jeter de l’huile sur le feu. « Que la Sainte Église abandonne un peu de sa prétendue sainteté et devienne un peu plus honnête et elle ne manquera pas de respect et d’amour » dit-il joyeux en se penchant sur Olaf et cherchant son pouls de ses doigts habiles. Stephen, sans détourner les yeux des Frères égarés, a répondu sévèrement: « Voilà une allégation purement païenne. »

« Pourtant, le Christ notre Seigneur était honnête avant d’être saint... la marque du monde pour l’honnêteté en toute chose, » a-t-il poursuivi en repoussant les cheveux d’Olaf vers l’arrière pour dégager son front humide et le sécher avec le mouchoir. « Il s’agit là d’une hérésie fétide! » a déclaré Stephen, détournant le regard des Frères mal à l’aise pour regarder Thur avec une certaine surprise.

«Une hérésie colportée par de nombreuses personnes en ces temps de rebellions. Notez-le mes Frères, si le prestige de votre Église vous est cher. Et pourquoi la magie des récoltes devrait s’effacer devant de telles pratiques? Voilà une autre chose que vous devriez bien noter. » La hardiesse de cette riposte et sa vérité avait manifestement abasourdi Stephen dont le regard menaçant avait été remplacé par quelque chose de mystérieux. James et Thomas avaient maintenant perdu leur appréhension et étaient quelque peu dégrisé par leur expérience récente qui les avait inquiété quant à leur sécurité personnelle et ils s’étaient mis à parler pour cacher leur désarroi et rechercher la sécurité. « Vraiment Thur, je n’aime pas l’apparence de ce garçon. » a déclaré James en secouant sagement la tête.

« Il pue la sorcellerie » a ajouté Thomas.

James regarda Olaf sans se lever « Oui, il est évident qu’il est ensorcelé. Je ne connais pas de sorcières par ici, mais il y en a peut être bien. Je crois qu’il y a une sorcière derrière chaque botte de foin, mais le peuple les aime tellement que les gens ne font pas le moindre effort pour les dénoncer.»

« As-tu entendu parler de la Sorcière de Wanda? » a demandé Thur.

Stephen secoua la tête. « Je ne connais pas de sorcière, et aucune Wanda. »

« Est-ce que le garçon n’a pas parlé de la Sorcière de Wanda? » insista James avidement. « Est-ce qu’elle l’a ensorcelé? Il y a un endroit qui porte ce nom à environ quatre-vingt kilomètres à travers la forêt puis par les terres marécageuses. Un de nos Frères vient de là-bas. C’est un endroit sauvage et désolé et les hommes qui vivent au milieu des roseaux ne sont guère mieux que des bêtes qui périssent. Un bon endroit pour des sorcières. » Stephen a fait un geste inquiet. « Assez parlé de sorcières. Videz votre pichet. J’entends le dernier chant et nous ferions mieux de nous en aller, afin de pouvoir dormir dans notre lit jusqu’à l’aube. Bonne nuit à toi Thur et un prompt rétablissement au jeune homme. Merci encore. La bière était bonne et servie généreusement. »

Thur n’a émis aucune protestation et les a conduit vers la sortie. Ils revinrent pourtant pour plonger leurs torches à moitié consumées dans le feu avant de repartir en laissant derrière eux une traînée de fumée poisseuse et une odeur de bière éventée. Le martèlement des sabots s’éteignit au loin. Jan était toujours assis sur un tabouret à côté d’Olaf lorsque Thur est revenu dans l’arrière-salle. Le visage très pale et épuisé du garçon était alarmant il semblait vraiment souffrir beaucoup. Il était à peine conscient et sa respiration était toujours laborieuse.

« Que le diable emporte l’abbaye et tous les ivrognes qui y vivent... ce n’est un repère de voleurs et un nid à fornicateurs... » éclata Thur hors de lui avec anxiété et fureur en songeant à l’interruption qui avait coûté si cher à Olaf. Il cracha comme un chat furieux. « Ils ont failli le tuer! »

« Malheur à moi pour l’avoir laissé risquer sa vie » s’est lamenté Jan, mais un gémissement a poussé Thur à agir au plus vite. « Aide-moi à le déshabiller, il sera mieux sans ce confinement de vêtements, puis mettons-le au lit. Seul du sommeil et du calme le remettront sur pieds. »

Obéissant même s’il tremblait de tout son corps, Jan repensait aux événements terrifiants de ces dernières heures. « Plus jamais ça! » dit-il avec un frisson involontaire. « Il doit y avoir un autre moyen. Je ne sais pas quoi faire, Thur. Conseille-moi! Dois-je abandonner mon but ? Devons-nous rester de petits fermiers jusqu’à ce qu’il soit plus vieux et que nous puissions aller ensemble à la guerre ou aller rejoindre un puissant baron ? » Thur réfléchissait en silence à sa réponse.

« Nous n’avons rien appris avec ce rite affreux » a continué Jan.

« Rien, dis-tu? Nous avons réussi au-delà de toutes mes espérances. Passe-moi ce manteau là-bas. »

Jan a obéi et ensemble ils ont enveloppé Olaf, qui était toujours nu, dans le manteau doublé de fourrure et l’ont porté par la porte arrière puis dans l’escalier en colimaçon menant à la chambre du dessus que Thur utilisait comme chambre à coucher. Là, ils l’ont couché sur un matelas rempli de paille dans un lit gigogne, puis ils ont étendu sur lui une couverture grossière, et l’ont observé tous les deux attentivement et avec inquiétude.

A ce moment, comme s’il était conscient de leur regard, Olaf a ouvert les yeux et a souri avec une légère assurance. « Je vais très bien maintenant » murmura-t-il d’un ton assoupi. « Je vais dormir. »

« Et quand il sera à nouveau lui-même, nous irons tous les trois à le recherche de la Sorcière de Wanda avant de décider ce que nous ferons ensuite, » murmura Thur à Jan. « Voilà mon conseil, mon garçon! »


Chapitre III – A la Recherche d’une Sorcière

Le lendemain matin, à trois kilomètres de la ville, Jan et Olaf attendaient Thur. Ils étaient sortis discrètement alors qu’il faisait encore sombre et ont traversé à la nage le fossé entourant la ville pour éviter le danger de passer devant le garde à la porte de la ville. En raison de leur ressemblance avec leur père décédé, Jan avait toujours peur que quelqu’un remarque la ressemblance et même s’il savait que personne ne les aurait trahis, il savait aussi que les paysans aiment beaucoup les commérages et cela pouvait présenter un réel danger. S’ils étaient reconnus, la nouvelle arrivera tôt ou tard à Fitz-Urse et il les ferait chercher, juger et pendre comme hors la loi. Ainsi, lors des premières chaleurs d’une aurore de mai, ils étaient assis dans les buissons au bord du chemin, se prélassant sous le faible soleil de l’aube. Les coups de froids qui avaient récemment dévasté la terre avaient disparus, mais il ne faisait pas vraiment chaud avant neuf heures.

« Voila une belle journée de printemps », a déclaré Olaf en s’étirant. Il était encore pâle et marqué par son expérience de la veille.

Jan approuva : « Oui, l’hiver a été long et fatigant. Je pensais qu’il ne s’arrêterait jamais. Comme je déteste nos conditions de vie rustique!

- Pourtant, nous sommes mieux lotis que d’autres.

- C’est vrai, mais ça ne rend pas notre sort plus agréable. Nous sommes nés pour connaitre un meilleur sort.

- Voila bien le problème » dit Olaf en riant. « Notre mère n’était que la fille d’un fermier et notre père un soldat errant.

- Notre grand-père était Sir Edgar, anobli par le Roi Henri lui même, et nous étions des seigneurs terriens depuis des siècles. Tout allait bien jusqu’à ce que ce maudit Fitz-Urse nous spolie. » Olaf soupira, il est dommage de gâcher une belle matinée de mai avec ces souvenirs lugubres. Pour sa part, il jugeait qu’il valait mieux oublier le passé puisqu’il semblait n’y avoir aucune solution dans l’immédiat. « Ce sont les hasards de la guerre », a-t-il commenté avec douceur.

« La guerre! » siffla Jan plein d’une fureur contenue. « C’est un fou et un foutu assassin, je serai vengé avant de mourir.

- Avec l’aide de Dieu, mon frère.

- S'il nous a oubliés alors je chercherai de l’aide ailleurs.

- Cette conversation est plus susceptible de causer notre perte que de faire avancer nos affaires. Où est Thur ? Il devrait être ici maintenant.

- Je peux entendre le martellement de sabots au loin. Cela doit vouloir dire qu’il est proche.

- Cette sorcière que nous cherchons. Peut-elle nous aider ?

- C’est une question à poser à Thur. Il a quelque chose en tête, je ne suis pas sa nounou.

- Il s’est vraiment passé quelque chose de terrible, Jan. Une sorte de peur rampante ignoble qui semblait vouloir étouffer et écraser la vie était sortie de moi, comme si j’étais pris par des grands serpents qui cherchaient à m’étouffer. Je tremble en pensant à ce qui se serait passé si mon esprit s’y était laissé piéger. Je ne me souviens de rien, mais je me rappelle que j’ai presque causé votre perte à tous les deux.

- Oublies ça, mon garçon » l’a exhorté Jan. « Je ne cesserai jamais de me reprocher de t’avoir laissé le faire. Ton courage est incroyable et tu as gagné toute ma gratitude, mais la faute me revient. »

Un discours qui a placé un sourire de satisfaction sur le visage d’Olaf. Il a arraché un brin d’herbe et s’est mit à le mâchonner. « Je l’ai fait de mon propre gré et tu n’aurais pas pu m’en empêcher. Mais nous sommes en train de nous embrigader dans quelque chose dont nous ne savons pas grand-chose, nous devrions chercher à en savoir plus sur ce que Thur à en tête: Les Sorcières sont des personnes imprévisibles.

- Tu lui as posé la question? Ce que tu as fait t’en donne le droit, mais pour ma part je lui fais totalement confiance.

- Moi aussi. Il était l’ami de notre père et ça me suffit, mais je n’aime pas marcher sans savoir où je vais. »

Jan s'est tourné vers Olaf. Certes, il semblait avoir muri et être plus réfléchi depuis son expérience. Il espérait vraiment que l’esprit de l’enfant n’avait pas subit de dommages, mais à ce moment Thur arrivait à leur côté. « J’ai été retardé …

- Par quelles mésaventures? »

Thur a ri. « Par un homme avec un mal de tête! Je lui ai donc arraché sa dent et je l’ai renvoyé, miaulant comme un loup avec un mal de ventre! Puis j’ai dû aller voir Tom Snooks pour qu’il s’occupe de tous les malades pendant mon absence. Je lui ai dit j’ai été appelé chez mon jeune frère qui était malade.

- J’avais peur que certains de ces Frères puants reviennent nous tourner autour » dit Jan en riant. « Bon en selle. Nous avons un long voyage devant nous! »

Ils ont démarré un peu comme s’ils étaient en vacances. Leurs chevaux étaient en bonne santé, c’étaient des animaux robustes. Les trois personnes avaient pris tout le nécessaire pour un long voyage, car ils ne savaient pas combien de temps ils seraient sur la route. Comme la journée était chaude, leurs lourds manteaux étaient roulés et ils avaient attaché à leurs selles du pain, du fromage, une grosse tourte à la viande et de la bière dans une gourde en cuir qui se balançait contre les genoux de Thur.

Jan et de la Thur étaient bien vêtus de vêtements en bon drap brun, avec des vestes et bottes en cuir souple, alors qu’Olaf avait un vêtement vert sous sa veste. Son capuchon était du même vert que celui de ses vêtements avec à l’avant une bordure écarlate qui accentuait la blancheur de sa peau et ses cheveux blonds frisés. Le capuchon de Jan était d’un très beau bleu de la Vierge, un cadeau de sa mère pour son dernier anniversaire, dans l’espoir qu’il l’aide à oublier ses ambitions et à gagner sa place au Paradis. Le capuchon de Thur était d’une teinte plus sobre, rouge brun, un peu comme sa tenue, mais en dépit de l’éclat de ces capuchons, ils les avaient repoussés vers l’arrière en raison de la chaleur et les hommes chevauchaient nu-tête. Chacun avait une épée solide et un poignard, car en ces temps troublés du règne du Roi Jean, plus personne n’osait se déplacer sans armes.

Ils chevauchaient ainsi dans la campagne sous un beau le soleil de mai, ici et là un taillis malingre s’élevait à l’horizon et hurlait pour protester contre les vents dominants. Il ne leur a pas fallu longtemps pour atteindre la fin des zones cultivées et s’approcher de la grande forêt qui à cette époque s’étendait sur une bonne partie de l’Angleterre. Une large piste herbeuse la traversait vers le nord et passait sous les branches des grands arbres, tandis que, au loin vers la droite, la rivière s’écoulait jusqu’à un lac, qui se trouvait à environ soixante cinq kilomètres plus à l’est.

Dans l’herbe on trouvait des primevères, des violettes, des jacinthes et des anémones, et le murmure des tourterelles créait une musique où seul le bruissement d'un faisan surpris rappelait que l’homme était une menace pour tous les animaux sauvages dans ce lieu chargé de parfums.

C’est ce que pensait Olaf dont les yeux alertes ne rataient rien de ce qui l’entourait. Ils se sont tus comme le font habituellement les hommes dans les forêts, car il y a une atmosphère sombre et hostile à proximité d’arbres qui rampent là où la Nature est en lutte ouvertement et secrètement contre l’humanité, et la tristesse, si ce n’est la mélancolie, est susceptible de s’abattre sur le voyageur quand il se sent intrus en un lieu secret.

Chaque homme était préoccupé par ses propres pensées. Thur par son succès inattendu en magie ... c’était un homme qui réfléchissait beaucoup et qui faisait consciencieusement son devoir et tout son possible pour soulager les souffrances comme doit le faire un bon médecin. Mais maintenant, une porte s’était ouverte devant lui, une porte qui jusqu’à présent était restée fermée et en passant par là il pourrait parvenir à un tel pouvoir que rien que d’y penser, cela déclenchait une excitation au fond de son cœur, une excitation comme il n’en avait jamais connue jusqu’à présent. Ce pouvoir était là, devant lui, dans une série de paysages enivrants. Il était comme un connaisseur savourant savamment et délicatement. Pourtant Thur n’était pas introverti et rapidement il s’est intéressé à ses compagnons silencieux.

Que la différence entre les deux frères était grande. Jan était perdu dans des rêves de grandeur, il était possédé par le désir non de se tailler un grand avenir par lui-même, mais de récupérer une fortune qui lui permettrait de s’élever à une place qu’il n'avait pas gagnée. Ces souhaits qui ne se réalisaient pas, paralysaient son esprit, il ne pensait plus qu’à ça. Thur aimait Jan comme un fils, il savait qu’il ne trouverait plus le repos avant d’avoir fait tout son possible pour aider le garçon à atteindre ce but presque impossible, pour que Jan soit débarrassé de son obsession et puisse avoir une vie normale et en en bonne santé.

Quant à Jan ... sa tête était pleine de questions. Qui était cette sorcière? Allaient-ils la trouver? En quoi cela allait-il les aider? Qu’avait Thur à l’esprit? Est-ce que leurs expériences n’étaient que fantaisies sauvages? Ces pensées trottaient dans sa tête comme des écureuils en cage.

Et Olaf, si conscient de ce qui l’entourait, souhaitait que Jan puisse oublier pour quelque temps son grand-père et tout ce qu’il représentait et ne représentait pas, et ainsi laisser son esprit profiter de ce beau jour de mai. Olaf aurait aimé être capable de coucher sur un parchemin la beauté des forêts, comme le faisait Frère Jérôme à l’Abbaye, Jérôme pensait que de telles choses étaient péché, mais il les aimait, et il ne faisait que des petites représentations de ce qu’il voyait par une fenêtre, tout en dessinant les robes noires et blanches des moines. Pendant un temps, Olaf avait songé à demander à Jérôme de lui apprendre à faire tout cela, mais il avait abandonné cette idée car il ne voulait pas renoncer à la liberté de se déplacer comme il voulait.

Jan a rompu le silence en disant: « Cette sorcière. Tu penses que nous allons arriver à la trouver? »

« Je me pose moi-même cette question à n’en plus pouvoir » dit Thur en haussant les épaules, « mais nous pouvons au moins la chercher.

- Et après? » a demandé Olaf.

« Je ne sais pas », a dit Thur « tout dépend de ce que nous allons trouver, mais avant de douter je pense que nous devons obéir au message que nous avons reçus.

- Cela semble relativement raisonnable.

- On verra bien », soupira Jan.

« Courage, Jan » a conseillé chaleureusement Thur « De grandes choses nous attendent peut être et l’espoir est le meilleur de tous les compagnons.

« Tu fais bien de me le dire » a répondu Jan, en faisant un effort pour se débarrasser de sa mélancolie. « Je dois te donner l’impression d’être un chien ingrat, mais tu sais que ce n’est pas vrai. La vérité est que je ne supporte plus ma vie actuelle et si on échoue ou que cela ne nous mène à rien, j’irais à Londres et je chercherais à entrer au service d’un grand seigneur. Un bon homme d’armes ne doit jamais avoir faim. »

Olaf était silencieux. Il s’agissait d’une menace qu’il avait entendu trop souvent pour qu’elle l’inquiète et Thur a souri.

« Sois patient, mon garçon. Je suis certain que notre mission ne sera pas vaine » puis après ces paroles tous se sont tus, laissant leurs chevaux les mener toujours plus profondément dans la forêt. Ils se sont arrêtés pour manger: ils ont déjeuné sous les branches d’un cerisier sauvage qui poussait sur les bords d’un affluent du fleuve qui avait croisé leur chemin à ce moment.

Un pont plat enjambait le cours d’eau. Il s’agissait de deux grandes dalles de granit posées sur l’eau et cette structure suscita la curiosité de Thur. « Je me demande comment ces pierres sont arrivées ici » a-t-il dit.

« Les esprits ont dû les traîner depuis l’enfer » a dit Olaf en souriant. « J’ai bien envie de me baigner dans cette eau là-bas. Viens Thur, cela va te débarrasser de tes toiles d’araignées. »

Ils ont tous enlevés leurs vêtements et plongé dans l’eau. Une demi-heure plus tard ils étaient couchés au bord de l’eau pour se sécher au soleil. Puis, pendant qu’Olaf abreuvait les chevaux et s’occupait d’eux, les deux autres emballaient la nourriture et peu après ils reprirent leur route.

« Voilà » dit Olaf après une pause « Vous croyez à cette histoire où les sorcières dansant autour du diable un jour de sabbat noir ?

- Oui, je crois ce que j’ai vu! »

- Tu n’as pas vu ça?

- Si et j’ai dansé avec les plus belles d’entre elles.

- Tu n’as pas osé faire ça! » dit Olaf en étouffant mais en regardant tout de même Thur avec admiration et émerveillement, alors que Jan restait bouche bée de peur.

« En effet j’ai osé, quand j’étais étudiant à Cordoba. Le Docteur Henriques Menisis da Mendosa nous a enseigné la magie. Je vous parlerais de lui une autre fois, mes amis et je voulais mettre en pratique ce que nous apprenions mais nous n’avions pas les instruments ni les moyens de les fabriquer. Notre maître, le Docteur Henriques n’avait pas non plus les instruments puisqu’il n’enseignait que la théorie...

- C’est un peu comme un fermier sans bêche ou sans charrue » l’a interrompu Olaf.

« De toute façon nous avions besoin de l’athamé d’une sorcière pour fabriquer nos outils. Nous sommes donc allés au sabbat pour essayer d’en emprunter un ... Le rassemblement se tenait dans un lieu secret, un lieu à chaque fois différent. Nous avons juré le secret et nous y avons été conduits les yeux bandés par un guide masqué. Lorsque nous sommes arrivés à proximité du lieu de la rencontre on nous a demandé de mettre nos bâtons entre les jambes et de le chevaucher comme un cheval-bâton et d’aller ainsi jusqu’à la piste de danse.

- Pourquoi cela? » a demandé Jan.

« Parce que leur dieu, qu’ils appellent Janicot, qui est le dieu des cultures, du bétail et de la fertilité, demande que tous accomplissent cet acte de culte devant lui. Les femmes utilisent souvent un manche à balai, car c’est plus pratique mais tout bâton fera l’affaire, même un manche de hache ou une simple canne à la rigueur. "

« C'est simple » souffla Jan pendant que Thur éclatait de rire.

« Qu’est-ce qui s’y est passé? » insista Jan.

« Nous avons regardé, en restant ensemble, car nous n’étions pas à l’aise. Il y avait une roche ou grande pierre qui avait été disposée de façon à servir d’autel sur lequel était assis le prêtre principal de Janicot, il était vêtu de fourrures. Il portait un masque cornu et avait une torche allumée fixée entre ses cornes. On lui portait des enfants nus et ils étaient initiés. Puis ils s’agenouillaient devant lui pour lui rendre hommage. Il les bénissait et leur donné la Liberté de la Fraternité.

- Lui ont-ils embrassé la queue? » a demandé Olaf avec impatience.

Thur semblait quelque peu agacé. « Non, comment auraient-ils pu? Il était assis dessus et même une sorcière ne peut pas embrasser à travers une pierre. C’est une fable stupide inventée par l'Église!

Puis il y a eu quelques rites auxquels nous n’avions pas eu le droit d’assister car ils n’aiment pas les inconnus qui ne sont pas initiés et ils nous tenaient à distance. Après ces rites, auxquels j’aurais vraiment voulu assister, nous nous sommes assis par terre en dégustant ce que nous avions apporté. Beaucoup de vin fut versé, nous avons beaucoup discuté et chanté des chants dans une langue étrange dont nous ne connaissions pas l’origine... l’ancienne langue des sorcières. Des grands feux étaient allumés et après avoir festoyé et chanté pendant quelque temps nous avons dansé nus près de ces feux. Certains dansaient en couple, parfois dos à dos, d’autres en rondes autour du feu. Certains ont fait l’amour et les danses devenaient de plus en plus sauvages et furieuses.

- Comment cela s’est-il terminé? » a demandé Jan en regardant Thur avec le plus grand respect puisqu’il était le héros de cette aventure extraordinaire.

« Je n’ai jamais pu m’en souvenir... à l’époque... ou depuis, mais c’était agréable, ça a duré longtemps et nous avons tous dormi à poings fermés pendant le cours du lendemain. De ça je me souviens bien.

- Y es-tu retourné? » a murmuré Olaf.

- Deux ou trois fois, mais c’était très dangereux, on risquait la torture et le bûcher si nous étions pris et nous n’arrivions pas à trouver ce que nous cherchions, nous avons cessé d’y aller.

- Je ne savais pas que la magie était enseignée dans les écoles » a dit Jan après une pause pendant laquelle il a tenté en vain d’assimiler l’étonnante expérience de Thur.

« Moi non plus » l’a coupé en Olaf qui semblait de plus en plus mature. « Est-ce que la Sainte Église autorise de telles choses? Cela me semble étrangement en contradiction avec son enseignement. »

Thur rit : « Pourtant, la réponse est simple, l’Art Magique ne peut être pratiqué que par celui qui est instruit et l’enseignement n’est accessible que par l'Église. Frère Stephen… » Il s’arrêta.

« Quoi encore avec Frère Stephen? » a demandé Olaf. « Il vient d’arriver à l’Abbaye.

- et alors, Frère Thomas m’a dit que mon seigneur l’Abbé en a fait son secrétaire, il pense beaucoup de bien du savoir de Frère Stephen. Il semble qu’il ait créé une école de théologie à Paris mais il n’a eu que peu ou pas de succès. Il est originaire de Lincoln et il est revenu voir sa maison. On ne sait pas grand-chose à son sujet.

- Et Frère Thomas va inventer beaucoup de choses à son propos » a commenté Jan « j’aime cet l’homme.

- Il a voyagé avec lui » a convenu Thur, « et si je ne me trompe pas, nous allons le revoir... souvent. »

Les deux garçons eurent un regard inquiet. « Est-ce qu’il nous suspecte ?

- Non, Jan, il sait.

- As-tu peur de lui, Thur ?

Thur a ri d’un grand rire rassurant qui réchauffait et encourageait tous ceux qui l’entendait. « Pas moi! Plus je connaîtrai Maître Stephen et je parlerai avec lui et plus moi et mes proches seront en sécurité. Sois aimable avec Stephen, Jan, car il c’est un homme avec qui il faut compter, même s’il n’est que le secrétaire de l’Abbé d’un obscur monastère. Il peut s’élever jusqu’à une haute dignité, car il a de nombreux dons. Il m’a montré son horoscope, il ira loin. »

Jan réfléchi à cela avec un certain mécontentement. Il n’aimait pas prier autant que Thur ni dire autant de bien d’une autre personne, surtout quand cette autre personne était un prêtre. Thur était conscient de sa déception et il le regardait avec une tolérance amusée, mais pour aider le jeune homme il s’est mis à parler d’autres choses. En parlant de choses et d’autres ils arrivèrent au bout de la forêt et débouchèrent dans la campagne. Il était déjà tard. Les rougeoiements dans le ciel promettaient du beau temps pour le lendemain.

Après un tournant sur route ils ont vu devant eux une maison de deux étages construite en moellons de pierres et mortier avec un toit de chaume et de boue. A son pignon quelqu’un avait attaché un bouquet d’aulnes, il s’agissait du seul feuillu dans les environs et à ce signe ils savaient que la maison était une auberge. Ils ont décidé de passer la nuit sous son toit et de poser quelques questions discrètes quant à leur destination. Ils se sont arrêtés devant la porte et un jeune homme les a accueilli. L’auberge était simple, à la limite du dépouillement comme ils s’y attendaient. Le jeune qui leur avait ouvert la porte a poussé un cri « Père! » plus pour avertir que pour demander réellement de l’aide puis il a conduit les chevaux à l’écurie où il y avait une douzaine de box.

Olaf l’a suivi pour voir si les bêtes étaient correctement nourries et abreuvées. Thur et Jan se sont adressés au propriétaire qui est apparu à la porte après que son fils l’ai appelé. « Bonsoir, messieurs » a-t-il dit rapidement, en repliant une serviette propre qui avait été accrochée à sa ceinture. « Bienvenue, messieurs, le souper est prêt.

- Et il sent très bon mon ami » l’a assuré Thur, pendant que Jan semblait vraiment heureux et regardait tout autour de lui.

L’intérieur de l’auberge se composait d’une grande pièce meublée de tabourets et de planches sur des tréteaux. Au centre de la pièce il y avait un lieu circulaire en pierre où brûlait un grand feu au-dessus duquel est suspendue une énorme marmite noire. Une femme s’affairait autour d’une plaque en fer qu’elle avait bloquée avec deux pierres au dessus du grand feu et où cuisaient des gâteaux et des pains. Elle les retournait avec un instrument ressemblant à une longue fourche à deux dents, son visage rouge transpirait à cause de la chaleur. Elle les accueillit avec beaucoup de bonne humeur.

La femme était une cuisinière inspirée et son ragoût avait très bon goût. Thur a rapidement établi de bonnes relations avec l’hôte et l’hôtesse avec ses louanges enthousiastes et son bon appétit, et Jan et Olaf approuvaient chacun de ses compliments.

Il se trouvait qu’ils étaient les seuls voyageurs, mais au crépuscule les laboureurs sont arrivés des champs pour prendre une bière et colporter les ragots avant d’aller se coucher à l’arrivée des ténèbres.

« Amis, comment appelez-vous ce hameau? » a demandé Thur en s’adressant à personne en particulier. Un chœur lui a répondu: « Eyeford.

- Eyeford » répéta-t-il en ruminant. « Où ai-je déjà entendu ce nom?

- Nulle part, je dirais Maître. » a dit le propriétaire en souriant. « Nous sommes coincé dans les bois qui sont autour et personne n’a entendu parler de nous.

- Pourtant, j’ai entendu ce nom » dit Thur en hochant la tête. « Non, ça ne me revient pas. Attendez, ça y est! Frère John en parlait ... il parlait de Wanda.

- Wanda! c’est plus de mort que vif ... un endroit sauvage sur la rive du lac, vers l’est !

« Oui » a dit Thur nonchalamment. « Elle est loin cette ville? Nous sommes sur la bonne voie? Nous devrions aller voir la grande cathédrale lorsque nous aurons fait ce que nous avons à faire. Viens, allons nous coucher ... le jeune homme dort déjà et nous avons beaucoup voyagé.

- D’où venez-vous Maître? » a demandé le propriétaire.

« De St. Albans » lui a dit Thur « Nous allons en ville acheter la garance. » Ils ont réveillé Olaf et furent conduits à la chambre à coucher à l’étage, une grande pièce meublée d’une série de lits gigognes alignés sur lesquelles étaient placés des matelas de paille et des couvertures grossières. Après leur long voyage les lits semblaient accueillants et ils enlevèrent leurs vêtements, puis se sont étendu en prenant leurs aises en attendant le sommeil.


Chapitre IV – La Sorcière

Ils ont perdu leur chemin, l’ont retrouvé, puis perdu à nouveau et erré dans les terres céréalières fertiles, les champs de moutarde et de garance. En fin d’après midi ils sont arrivés au bord du lac. Il s’étendait aussi loin qu’ils pouvaient voir dans ce plat pays. Ses eaux étaient bleues comme le ciel au-dessus, il brillait dans la lumière du soleil. Le bord de l’eau était bordé de gros bosquets de saules dans leur robe de printemps de couleurs violet et vert. Il régnait un immense silence, un calme profond planait sur tout, un silence comme ils n’en n’avaient jamais vécu.

« C’est le lac, sans aucun doute » a déclaré Olaf.

« Peut-être. Mais que fait-on maintenant? On nage? » a demandé Thur.

Olaf a pointé son doigt vers la gauche. Ils ont suivi la direction qu’il indiquait et ils ont vu un chemin étroit entouré d’eau. Ils n’avaient d’autre choix que de s’y risquer. Estimant que le chemin était assez sûr, ils ont avancé avec une plus grande confiance, franchi la bande de terre et atteint les champs de l’autre côté.

« Jusqu’ici tout va bien ... mais où est Wanda? » a demandé Thur en regardant aux alentours. Le mauvais chemin qui les attendait semblait s’arrêter au niveau d’un groupe de saules. Olaf a suggéré qu’ils avancent et qu’il grimpe dans les branches et d’en haut il pourra voir où aller. Cela fait, il a dit qu’il y avait un groupe de cabanes deux champs plus loin, il n’y avait qu’à suivre le chemin et ensuite il y avait encore plus d’eau.

« Allons-y, il n’y a rien d’autre à faire » a dit Thur.

Après quelques minutes ils sont arrivés aux cabanes dont l’apparence excitait beaucoup leur curiosité. Les gens avaient un aspect sauvage et on voyait bien qu’ils souffraient de pauvreté et que leur vie était misérable. Ils étaient épuisés et presque morts de faim et ils les regardaient derrières leurs cheveux emmêlés ou épiaient par les trous dans les huttes qui servaient de fenêtres. Ils semblaient avoir peur des étrangers car ils étaient sauvages. Un bouquet de feuilles sur la porte d’une des cabanes, un peu plus grande que les autres, proclamait qu’il s’agissait d’une auberge. Ils ont mis pied à terre et y sont entré heureux de s’éloigner des gens qui étaient à l’extérieur. L’aubergiste les regardait d’un air maussade et attendaient sans parler. Thur a commandé de la bière, expliquant qu’ils s’étaient perdus, qu’ils étaient des étrangers dans ces régions et se rendaient en ville pour affaires.

La bière leur fut apportée et servie à la table rudimentaire où ils s’étaient assis.

« Est-ce qu’on arrive en ville en continuant sur cette route ou doit-on revenir sur nos pas et prendre un autre chemin? » a demandé Thur poliment.

« Oui, suivez le chemin. Il rejoint la route à trois kilomètres d’ici. »

- Quel est le nom de votre hameau, mon ami? » a demandé à nouveau.

« Wanda, Maitre » fut sa courte réponse.

Thur étudiait l’homme en buvant sa bière. Son mutisme extrême semble être causé par un problème qui occupait son esprit plus que par une répugnance à parler : Il pouvait à peine penser à autre chose que ce qui le préoccupait et s’acquitter de sa tâche : Après plusieurs tentatives infructueuses pour le faire parler et obtenir de lui des informations, un morne silence était tombé. Le désespoir de Jan l’a conduit à ce qui s’est avéré être une brillante intuition. Il a demandé :

« Et où est la patronne?

- Morte » a grogné l’homme. « Ça fait cinq ans.

- Oh. »

Thur a cependant vu une lueur d’intelligence dans l’œil de l’homme, le voile qui lui obscurcissait l’esprit et lui plombait le moral semblait se lever et il a poursuivi rapidement. « As-tu jamais pensé à prendre une autre ... un homme jeune et vigoureux comme toi » a-t-il insinué.

« C’est clairement contre la nature humaine » a déclaré l’aubergiste.

« Quoi? Prendre une autre femme?

- Non, Maître, vivre seul."

- Eh bien, votre remède n’est pas à chercher bien loin.

- Mais elle ne voudra pas ... elle est seule ... loin de tout être vivant ... C’est contre nature, n’est-ce pas, monsieur? »

A ce moment Olaf s’est levé et est sortit.

« Pourquoi, c’est une sorcière? » a demandé Thur en plaisantant alors que Jan regardait les yeux écarquillés d’admiration pour son habileté:

L’hôte a sauté, cracha de dégoût et s’est signé.

« A Dieu ne plaise » a répondu l’aubergiste. « Ne parlez pas de telles abominations, Maître.

- Je plaisantais monsieur, » s’excusa Thur mais l’aubergiste n’en a pas tenu compte.

« Que peut-on faire? Ça fait des années qu’aucun prêtre n’est plus venu ici. Ça ne peut que croître et s’envenimer?

- Quoi? » a demandé froidement Thur.

« La Sorcellerie! » Encore une fois, il a craché et s’est signé. « Ce n’est qu’hier qu’un prêtre est venu. Il a parlé au gens du péché des sorcières et il a dit qu’il reviendrait. »

Thur n’arrivait pas à avancer, il a essayé une autre approche.

« Eh bien, elle ne veut pas de vous?

- Non, c’est clairement contre nature.

- Demandez à nouveau, monsieur.

- J’ai déjà demandé sept fois.

« Vous savez ce que disent les saintes Écritures ... « Avant d’avoir demandé soixante-dix fois sept », a dit Thur de façon désinvolte.

« Soixante-dix fois sept... soixante-dix fois sept, répéta l’aubergiste. « C’'est clairement contre nature. Heh! » Et avec ce grognement lugubre il est retourné dans ses ténèbres.

Pendant ce temps Olaf s’apaisait devant la porte fermée et regardait autour de lui. Une fillette et un enfant plus petit jouaient dans une mare d’eau boueuse où flottaient des copeaux d’écorce. Il s’est dirigé vers eux. La demoiselle regardait en direction d’Olaf sous ses cheveux ébouriffés, elle avait remarqué ses boucles blondes et ses beaux vêtements. Olaf gonfla ses joues et souffla fortement, faisant des vagues minuscules sur l’eau. La petite barque était secouée et l’enfant poussa des cris de joie en battant des mains et la demoiselle sourit.

« Je vais vous montrer quelque chose d’encore mieux » a proposé Olaf, « allez me chercher une branche et une feuille. »

L’enfant a détalé et est revenue avec un rameau feuillu qu’elle avait arraché à un buisson voisin. Olaf a cassé une brindille, y a fixé une feuille en la perçant en deux endroits et habilement a fixé la brindille sur un des morceaux d’écorce avec l’aide de son poignard. Il a ensuite mis le tout à l’eau, un petit bateau avec une voile et un mât.

« Oh, oh » a dit l’enfant émerveillé et à nouveau la fillette sourit, mais elle semblait trop timide pour parler. Olaf a réfléchi sur la façon de lui délier la langue et il s’est souvenu de deux petits pains qui lui avaient été donnés ce matin par l’hôtesse à l’auberge. Il les tira de sa poche et vit avec pitié l’avidité dans les yeux des deux enfants.

Silencieusement, il les leur donna et les regarda manger. « Il y a une vieille femme chez moi dans notre village. Elle a un chat noir et chevauche un manche à balai. Les hommes disent que c’est une sorcière. Quand elle est dans la rue on crie tous : ‘Sorcière! Sorcière!’ et quand les grands ne sont pas là, on lui jette des pierres. »

La dernière miette de pain fut dévorée, et la fillette avait retrouvé sa langue, toute réticence était oubliée et alors que la plus petite retournait à son bateau l’autre s’est mise à parler de ce sujet fascinant : « Nous aussi avons une sorcière, enfin, les femmes disent que c’en est une, mais on en parle pas aux hommes. »

« Est-elle vieille? » a demandé Olaf, les yeux écarquillés.

« Pas si vielle que ça... pas plus... pas plus de cent ans. Elle vit dans la hutte près de l’eau, à un jet de flèche d’ici et elle n’est pas d’ici. Son mari l’a amenée ici il y a trois ans, mais il est mort deux semaines plus tard et elle vit seule ici.

- C’est une véritable sorcière? »

La fillette haussa les épaules. « Peut-être. Les femmes la détestent. - Et toi? - Non, elle est gentille et guérit les malades. Plusieurs fois des hommes l’ont demandée en mariage mais elle n’a jamais accepté. John Landlord voulait l’épouser, mais elle ne voulait pas.

- A-t-elle tué quelqu’un?

- Non, juste son mari. » Elle lui a raconté qu’un prêtre était venu la veille pour demander s’il y avait une sorcière ici et il a dit à tout le monde que c’était un pécher que de se mêler de sorcellerie et que les sorcières devaient être attrapées et brûlées. Les hommes niaient obstinément qu’il y ait sorcière ici, mais ils ont aussi dit au prêtre qu’il y en avait beaucoup dans le village voisin. « Et il y en a? » Olaf a demandé hors d’haleine.

« Non, je ne sais pas. La femme s’appelle Vada. Elle ne fait pas de mal, mais les femmes disent qu’elle a ensorcelé les hommes et disent qu’elle est pire qu’une sorcière. Je ne sais pas. »

Olaf a aussi appris... que le prêtre avait passé son chemin, insatisfait par son enquête et avait promis de revenir rapidement. A ce moment une tête ébouriffée est sortie de l’une des huttes, et une voix a crié: « Maud! »

La fillette a dire : « Ma mère appelle, » et en attrapant l’enfant par la main elle l’a emmené dans la maison sans tenir compte de ses protestations, mais il tenait toujours le petit bateau serré dans sa main. Olaf a ri et les salua jusqu’à ce qu'ils disparaissent dans leur maison misérable.

« Pauvres petits, » a-t-il dit à haute voix, puis il a repoussé les idées noires qui l’affligeaient, il s’est tourné et est retourné dans l’auberge. Thur leva les yeux quand il entra et voyant son grand sourire (ce n’était pas le petit sourire qu’Olaf affichait habituellement lorsque tout allait bien pour lui) il su qu’il avait l’information dont ils avaient besoin. Thur s’est levé instantanément et a terminé sa de bière et dit : « Viens, Jan, il se fait tard. »

Il a payé la note et laissé un pourboire, mais même la vue de l’argent n’a pas déridé l’aubergiste. « Le chemin pour la ville, mon ami?

- Suivez le chemin vers la gauche, mes maîtres, pendant environ douze kilomètres à travers champs.

- Merci beaucoup, mon ami et que la chance vous assiste. Souvenez-vous ...

- Oui, soixante-dix fois sept. C’est vraiment beaucoup ... clairement contre nature. » Et il a recommencé à grogner et a refermé la porte derrière eux en secouant la tête.

« Je n’ai jamais vu un homme aussi troublé par l'amour », a dit Thur avec compassion, puis, se tournant brusquement vers Olaf, « Eh bien, mon garçon? - Elle habite là-bas, en bord de l'eau. - Tu en es sûr? - Sans aucun doute c’est bien elle et c’est aussi la femme qui a pris le cœur de notre hôte.

- Je le pensais aussi, mais je n’ai pu obtenir de renseignement. C’est bien, Olaf. »

Ils montèrent en selle et firent faire demi-tour aux chevaux mais l’aubergiste est réapparu en agitant les bras.

« Pas dans ce sens, Maitres! A gauche ... à gauche ... vous retournez sur vos pas. »

Thur s’est retourné et a agité la main de façon rassurante en disant : « Nous allons tout d’abord au bord de l’eau, voir un ami et le propriétaire retourna dans son auberge. Après avoir chevauché sur une courte distance, Olaf a parlé de sa rencontre avec les enfants et répété ce que la fillette lui avait révélé.

« Tu as raison d’être sûr de toi, mais je n’aime pas cette histoire de la visite du prêtre. Nous n’avons pas de temps à perdre. Cette ordure pourrait revenir à tout moment et il ne viendra pas seul. Une chasse aux sorcières bien trop proche pour être plaisante. »

Ils arrivèrent bientôt à la cabane, une cabane misérable construit avec des pierres maintenues ensemble par du mortier de boue, posée à côté du lac au milieu de terres défrichées. Une femme était en train de creuser la terre avec une pelle en bois. Elle était mince et active et quand elle releva la tête ils ont vu un visage maigre auquel ils étaient incapable de donner un âge à part qu’elle devait avoir moins de quarante ans, sa peau avait la transparence qu’avait celle de ceux qui avaient connu une longue maladie ou souffert gravement de la faim. Elle les a regardés de ses grands yeux couleur ambre profondément enfoncés. Ses cils étaient épais, longs, soyeux et très fournis, ils étaient presque repoussants sur ce visage ravagé, mais ses sourcils étaient minces et délicatement arqué contrastant avec la blancheur de son front.

Ses cheveux étaient tirés en arrière et rassemblé dans un filet de sorte que pas une mèche ne s’échappait. Son corps était souple et ses mouvements gracieux sous son vêtement grossier qui ressemblait à un sac. Ses pieds étaient nus, blancs et bien proportionné lorsqu’ils marchaient sur la terre noire, mais la femme était maigre au-delà de tout ce que les hommes avaient pu voir auparavant.

Voilà celle qu’ils avaient cherchée si ardemment, un objet de compassion qui grandissait dans leur cœur quand ils la regardaient. Ses grands yeux sont devenus encore plus grands et on pouvait y lire la peur. Elle était si différente de ce qu’ils avaient pensé que pour un instant ils ne savaient plus que faire. Thur était abasourdi, son esprit se perdait en conjectures. Qu’est-ce qui les avait poussé à chercher cette femme? Avait-il été le jouet d’un esprit diabolique?

« Vous avez raté votre chemin, messieurs. Celui-ci ne mène nulle part. Allez! Retournez sur vos pas d’environ deux jets de flèches. » La voix, tendue et inquiète, était musicale et avait des éléments d’une beauté encore plus grande. Thur se ressaisit vivement, se concentrant (avec effort) sur leur affaire, mais Jan et Olaf regardaient toujours incrédule.

« Bonjour, madame » dit Thur, avec une douce courtoisie. « Avec votre permission, nous aimerions vous parler, nous sommes venus de loin pour vous trouver.

- Monsieur, j’évite les étrangers » répondit-elle, appuyée sur sa bêche, regardant tour à tour le visage des trois inconnus. « Je vous remercie », a-t-elle ajouté.

« Votre nom est Vada? » a demandé Olaf en se souvenant comment la fillette l’avait appelée.

La bouche de la femme était si exsangue, ses lèvres presque invisibles, mais elles s’ouvrirent dans un sourire sombre, révélant de petites dents blanches. « Oui, mon beau garçon. Que me voulez-vous? »

« Nous demandons votre aide, Vada » a déclaré Thur.

« De l’aide? » a-t-elle répondue en écho. « Quelle aide puis-je apporter à des gens comme vous? » Et ses yeux regardaient leurs beaux habits, puis sont passé involontairement à ses propres pieds nus. « Maîtresse! Connaissez-vous Tolède?

- Tolède? » a-t-elle répondu avec curiosité. « C’est dans un pays étranger. Maître, je n’ai jamais été à l’étranger.

- Mais peut-être en avez-vous entendu parlé? » a poursuivi Thur, « Ab hur, ab hus.

- Oh, que dites-vous  » elle haletait, reculant d’un pas en regardant désespérément par dessus son épaule. « Je ne comprends aucune langue étrangères.

- Pourtant, je pense que vous savez quelque chose. Hetem Emen.

- Je ne sais pas. Je ne sais pas! » gémit-elle. « Partez messieurs, passez votre chemin. Je ne peux pas vous aider. Je ne peux même rien faire pour moi. » Son ton était désespéré, elle avait peur. « Vous ne connaissez pas ces gens. Ils espionnent et parlent. Vous m’avez fait du tort en venant ici, ma vie est déjà assez dure. Je n’ose pas ...

- Non, ma pauvre amie. Nous ne vous voulons aucun mal » s’est interposé doucement Thur. « Nous vous voulons du bien. »

Mais elle semblait presque désemparée. « Vous ne savez pas ce qu’est ma vie. » Sa voix était dure et sèche, pleine de tensions. « Je n’ose même pas avoir un balai et je dois balayer mon sol avec une branche car ils observent et murmurent. Comment puis-je aider les autres alors que je ne peux même pas m’aider moi-même?

- Chère Maîtresse, calmez-vous. Écoutez, je vous en prie. Nous aimerions que vous veniez avec nous. Je suis un homme vieillissant, je vis dans une ville éloignée. J’ai une bonne maison et une servante. Venez avec moi et vous y vivrez en tout honneur. J’ai besoin de quelqu’un comme vous pour s’occuper de mes herbes et de mon jardin, pour m’aider à préparer mes simples et mes potions. Vous connaissez ces travaux? »

Elle hocha la tête, bercée par la voix douce de Thur, son esprit se calmait malgré ses tourments.

Olaf, qui seul était resté sur son cheval, se pencha maintenant sur sa selle. « Hâtez-vous! Je vois un groupe d’hommes ... armés d’arcs » et bien qu’il parlait à voix basse, Vada a entendu.

« Partez, partez! » a-t-elle crié. « Vous voyez le mal vous m’avez déjà fait. »

Thur posa une main ferme sur son bras. « Calmez-vous, Maîtresse. » Ce n’est pas nous qui vous ferons du mal, le mal a déjà était fait la dernière fois quand ils sont venus chercher s’il n’y avait pas de sorcière. Ils sont revenus pour vous. Hâtez-vous, vous ne pouvez pas rester ici ou alors vous allez périr. Venez avec nous et vous trouverez sécurité et confort. Faites-moi confiance et je ne vous trahirais jamais. »

Il y avait tant de conviction dans sa voix qu’à nouveau elle s’est arrêtée. Elle a regardé Jan, qui était resté silencieux : « Est-ce qu’il vous aide?

- Oui maîtresse, il m’aide beaucoup et je vous prie de m’aider également, » a répondu Jan.

Olaf a insisté. « Les gens quittent le forêt et viennent par ici. Certains ont des torches.

- Décidez-vous maintenant! » l’a exhortée Thur.

« Venez, Maîtresse, il n’y a rien dont vous ayez besoin dans la cabane? Sinon, faites-vite! » Jan était remonté en selle. « Mettez votre pied sur ma botte et montez devant moi!

- Ils viennent pour de bon » averti Olaf. « Thur, hâtez-vous pour l’amour de Dieu.

- Maîtresse, Maîtresse, vous scellez votre destin par ce retard. Pensez à ce qu’il sera! » s’est écrié Thur.

Tout à coup, Vada saisi la bêche et se précipita dans un coin du jardin et a commencé à creuser frénétiquement. Le terrain était dur et les coups de pelle maladroits. Thur a couru à elle. « Venez » a-t-il dit, « Je vous achèterais tout ce qu’il faut.

- Les deux couteaux de ma mère ! » dit-elle en haletant.

Thur compris en un éclair. L’instant d’après son épée à la main et il était près d’elle et creusait lui aussi. « L’un à un manche blanc et l’autre un manche noir ? »

Elle hocha la tête. Ils avaient déterré une boîte grossière faite dans une chute de bûche de bois. Dedans il y avait les couteaux à manche noir et blanc que Thur cherchait depuis vingt cinq ans. Ils étaient enveloppés dans un linge blanc et Vada les serra contra sa poitrine.

Thur rangea son épée, prit Vada par la main et, la saisissant par la taille, l’a fit monter devant de Jan, puis sauta sur son propre cheval.

« Par où va-t-on ? » a dit Jan à l’oreille de Vada.

« Tu nous guides, Jan » a crié Thur « baissez-vous !

- Droit devant. Suivez la rive, a indiqué Vada.

De nombreuses voix leur ont crié d’arrêter. Deux flèches ont sifflé au dessus de leur tête alors que les chevaux excités se sont mis à galoper comme des fous, ils étaient bien reposés et fougueux. Heureusement aussi, seuls deux des hommes avaient encordé leurs arcs. Deux autres flèches ont sifflé ... l’une s’est plantée à l’arrière de la selle de Jan, l’autre a failli frôler cuisse d’Olaf. Il a fallu une demi-minute à ceux qui avaient des arcs pour les encorder, puis vint le whirr vicieux ... whirr ... kaplock ... kaplock des flèches, suivi par un whizz plus profond d’un trait d’arbalète. Ils ont galopé avec leurs têtes touchant presque l’encolure du cheval. Jan courait le plus de risques car il était juste derrière Vada et leurs poursuivants le prenaient pour cible. La pluie de flèches était continue, mais ils y ont échappé, c’était un vrai miracle ... ou était-ce que la plupart des archers voulaient manquer leurs cibles?

Puis ils sont arrivés à l’endroit où le lac coupait leur route, courbés devant eux, Thur gémit de consternation, Olaf sifflait, Jan grinçait des dents.

« Tout droit à travers les roseaux » souffla Vada. « Ce n’est pas profond, on ne court aucun risque. »

Témérairement Jan passa le premier. Son cheval s’est enfoncé dans l’eau jusqu’aux sangles de sa selle, mais il réussi à retrouver son équilibre et marcher sur le fond de l’eau, suivi par les autres. Les roseaux les gênaient et ralentissaient leur progression et ils devaient forcer le passage alors que les flèches sifflaient de façon horrible au dessus de leur tête. Jan avait un drôle de sentiment, il pensait qu’un mauvais tireur aurait pu être plus dangereux qu’un bon. Très vite ils furent au-delà des roseaux et si l’eau était plus profonde, ce qui obligeait les chevaux à nager, les saules formaient un écran qu’ils appréciaient beaucoup. Les poursuivants déconcertés se tenaient sur le rivage, criant leur fureur et souhaitant mort et damnation à ceux qui leur échappaient.

Maintenant les pourchassés étaient hors de portée, l’eau devenait moins profonde et la terre se trouvait seulement à quatre cent mètres devant eux, bordée par une autre ceinture de saules. Ces quelques centaines de mètres ne présentaient pas de grandes difficultés et les chevaux avaient pieds. En sortant de l’eau Thur s’est retourné et a vu avec satisfaction qu’il ne pouvait plus voir leurs poursuivants sur la rive. Mouillés et mal à l’aise, mais en sécurité, ils chevauchèrent côte à côte.

Vada dit : « On traverse deux champs et nous sommes sur la route de la ville.

- Oui madame, que doit on faire? Nous comptons sur vous pour nous guider » a déclaré Thur.

« Quand nous atteindrons la route nous seront à six kilomètres en amont du point où les autres chemins se rejoignent. Ils suivront car ils savent que nous ne pouvons pas emprunter d’autre chemin, mais comme ils n’ont pas de chevaux, ils doivent faire demi-tour et prendre l’autre route. - C’est bien. Nous avons alors une avance de six kilomètres. A quelle distance se trouve la ville? - Environ douze kilomètres. - Si nous nous rendons en ville dans cette tenue cela fera beaucoup parler » a dit Jan.

« C’est hors de question » a dit Vada rapidement. « Vous êtes tous mouillés, avec une jeune mendiante elle aussi trempée et elle a les pieds nus, nous risquons d’être arrêtés et interrogés.

- La fille a raison » a dit Thur. « Que pouvons-nous faire, Vada? Tu connais la région?

- Autant que je peux marcher. A un kilomètre et demi de la ville il y a une route conduisant vers l’ouest. Nous devons chevaucher vite et loin jusqu’à ce qu’on arrive à nouveau à la forêt. Je ne sais pas où c’est... et nous devons voyager de nuit.

- Peste soit de ce plat pays! » s’est exclamé Thur.

« Je ne devrais pas craindre les hommes de Wanda, mais il y avait deux moines parmi eux, et ils ne vont pas renoncer à leur chasse aux sorcières avant d’avoir trouvé une victime » leur a dit sombrement Olaf. « Des moines, tu dis? » a demandé Thur en fronçant les sourcils d’un air consterné. « L’affaire se corse. Ils vont ameuter le pays contre nous et propager cette histoire de hameau à hameau ... et obtenir de l’aide dans tous les foyers religieux.

- Mais pour le moment ils sont à pieds et à six kilomètres derrière nous » a dit Jan en essayant de se rassurer.

« Oui, mais ce sont des chasseurs et ils peuvent marcher à un rythme soutenu » leur a dit amèrement Vada.

A ce moment Jan s’est hâté de diriger son cheval vers le bord de la route et ils ont chevauché dans la prairie. La ville s’étendait devant eux, une vue belle et plaisante à la lumière du soir.

Thur leur a montré un groupe de peupliers qui poussait à même pas cent mètres de la route à leur gauche. « Allez vous abriter tous les trois sous les arbres jusqu’à ce que je revienne. Là vous serez bien caché. Je vais en ville pour acheter de quoi boire et manger et des vêtements d’homme pour Vada. Si je ne suis pas revenu dans une heure, repartez sans moi. Olaf! Descends de cheval et laisses Jan prendre ton cheval pendant que tu te caches dans un fossé et surveilles pour voir si ces vermines n’arrivent pas, mais je ne pense pas qu’ils puissent être là en moins d’une heure et demie. Ils se sont épuisés en tirant très mal, en courant et en criant.

- Thur, laisse-moi y aller » supplia Jan.

« Non, je suis discret et j’ai plus d’expérience. »

Ce disant, il s’est éloigné rapidement tandis qu’Olaf cherchait un endroit sûr pour faire le guet. Jan et Vada trottant lentement jusqu’aux peupliers en conduisant le cheval d’Olaf. Ils sont descendu de cheval et se sont assit sous les arbres, adossés contre un tronc abattu. Le silence se fit entre eux, Jan cherchait en vain quelque chose à dire. Il craignait que Vada prenne ombrage de son silence, mais plus il y pensait moins il trouvait quoi dire, jusqu’à ce qu’il entende un petit soupir et qu’en tournant la tête il constate que Vada s’était endormie. Même dans son sommeil on voyait encore qu’elle avait connue privations et souffrances. Jan détourna les yeux parce que ce qu’il voyait n’était pas agréable et elle s’est mise à pousser des gémissements qui le chagrinaient. Il fut soulagé quand Thur fut de retour, trottant vers eux avec Olaf qui le suivait en courant.

Vada se réveilla lentement : « Vous n’êtes même pas resté absent une heure, Thur » a dit Jan. Il a remarqué que Thur était de très bonne humeur et avait trouvé un quatrième cheval qu’il menait par la bride et sur lequel il avait placé ses achats. Il jeta un paquet au pied de Vada. « Voila madame, passez derrière les buissons et enfilez ces vêtements. Oui il n’y a pas dans toute l’Angleterre d’homme plus rapide que moi pour faire des achats! » Lorsque Vada eut disparu, Thur a commencé à transférer ses biens sur le nouveau cheval. « La pauvre Nan elle n’a eu aucun repos » a-t-il dit « et elle appréciera de porter quelqu’un de plus léger que moi. Cette jument est fraîche et dispos et je l’aime bien.

- Comment es-tu tombé sur elle? » lui a demandé Olaf.

« Un coup de chance, il y avait une foire aux chevaux à cinq minutes à pied de la porte de la ville. Il vaut mieux naître chanceux que riche ... qui vient par ici? »

Une personne soignée vêtue de brun roux s’approcha d’eux, tenant deux couteaux contre sa poitrine.

« Ces couteaux sont notre bien le plus précieux, Vada, nous ne pouvons rien faire sans eux », dit gravement Thur. « Pourtant, ils sont très dangereux pour toi et s’il étaient trouvés en ta possession ils scelleraient ton destin. Vas-tu me les confier?

- Oui bien sûr » a-t-elle répondu avec empressement.

Thur les prit toujours enveloppés dans le tissu blanc et dit Olaf de détacher son manteau de la selle. Quand ce fut fait, il enveloppa le couteau dans les plis du manteau et le remis en place en l’attachant solidement. « Je te remercie, Vada. Ta confiance est bien placée. Maintenant, toi, Olaf, écoutes, et obéis sans poser de questions. Je te confie ces couteaux, ramène-les en toute sécurité dans ma maison puis rends-les à Vada. C’est une charge solennelle mon garçon et si nous sommes poursuivis, tu dois fuir et les mettre en sécurité. Ce n’est qu’après que tu pourras revenir pour voir si tu peux nous aider. Ces couteaux ont des marques sur la poignée et la lame qui hurlent ‘magie!’ aux oreilles de ceux qui nous cherchent et ce serait le bûcher pour nous tous si on les trouvait sur nous. Sans eux, nous pouvons passer pour des voyageurs pacifiques. Il est donc de ton devoir de ne pas laisser ces preuves tomber entre leurs mains, mais d’apporter ces couteaux en toute sécurité chez moi. Vas-tu le faire fidèlement?

- Que Dieu m’en soit témoin » a répondu solennellement Olaf.

« Bon. Nous avons perdu un temps précieux. Allons maintenant. Il y a encore deux bonnes heures avant la tombée de la nuit. »

Ils sont montés sur leurs chevaux et étaient sur le point de quitter l’abri des peupliers quand ils ont entendu un bruit de voix venir de la route. En attendant, ils ont vu une foule en haillons et aux pieds lourds avancer dans le crépuscule. Il y avait deux moines parmi eux marchant de chaque côté de John Landlord qu’ils semblaient surveiller.

« Ils s’éloignent » souffla Thur. « Quelle chance que nous soyons encore cachés. »

Landlord semblait les suivre à contre cœur et les moines avaient quelque difficulté à le faire se hâter. Tout cela à cause de leurs exhortations acerbes à se montrer un bon fils de la Sainte Église en aidant à tuer de façon vraiment barbare la femme qu’il aimait. Par son refus obstiné il retardait le cortège et attirait sur lui toute l’attention. Peut-être que John Landlord n’était-il pas aussi bête qu’il en avait l’air. « Pauvre homme! Que vont-ils faire de lui? » murmura Vada, en se tordant les mains.

«Pas grand-chose » ricana Thur doucement. « Je défie le pape lui-même et toute l'assemblée des cardinaux d’obtenir un mot sensé de sa part.

- Je n’ai pas eu cette impression.

- Oh, vous avez un pouvoir que Sa Sainteté n’a pas » a dit Thur en souriant puis ils se turent, regardant passer le cortège sans que personne ne jette même un coup d’œil vers là où ils étaient cachés. Thur détacha son manteau et le jeta à Olaf. « Enroule-le sur ta tête et cache ton costume vert », a-t-il commandé, et comme Olaf obéissait Jan s’est dépêché d’enlever son capuchon bleu. Puis ils sortirent avec précaution de leur abri et menèrent leurs chevaux au petit galop pendant un peu moins d’un kilomètre. Personne ne les suivait et atteignant la route principale ils ont galopé aussi vite que le pouvaient leurs chevaux.


Chapitre V – L’Aide de la Lune

Ils ont chevauché toute la nuit, sans s’arrêter ni se reposer, ni manger, jusqu’à l’aube. C’était deux jours après la pleine lune et jusqu’à présent Thur n’avait jamais apprécié combien il était important que cet « astre secondaire » soit favorablement dans un thème astral. Il savait que dans le sien la lune était favorable et il regardait la dame argentée pour qu’elle l’aide dans cette situation terrible.

Elle fut là pour lui. Elle s’est levée claire et brillante avec splendeur et même si elle apparaissait plus tard tous les soirs, elle était guidée par une loi immuable et sa ponctualité ne fut pas entravée par les nuages. Elle les a guidés sur la route, sur les chemins d’herbes, dans les champs et les forêts où sa lumière pouvait pénétrer dans les branches qui se balançaient alors qu’elle n’aurait pu le faire un mois plus tard lorsque le feuillage des arbres serait plus dense. Toujours vers le sud ouest, elle les a guidés toute leur semaine de fuite, sans jamais briser la promesse de cette première nuit, quand à l'aube, elle les conduit dans une épaisse forêt où ils étaient en sécurité et ils descendirent de cheval.

« Nous devons rester ici jusqu’à la nuit » a déclaré Thur. « Hey, Vada ... » et il passa son bras autour d’elle, car au moment où elle a mis pieds à terre ses genoux se sont dérobés sous elle de fatigue et sans cela elle serait tombée. « Hey, ma fille, appuies-toi sur moi. Nous t’en avons trop demandé. Allons ! Courage ! Nous n’avons plus grand grand-chose à faire avant de nous reposer et manger. Jan, attrape-la et aide-la. Aide-la à se coucher quelques instants, je dois d’abord vérifier que tout est tranquille autour de nous. Viens avec moi, Olaf » et Thur est retourné au bord de la route, où il a choisi un endroit d’où il pouvait voir la route sur près de deux kilomètres dans les deux sens tout en étant lui-même dissimulé. « L’un d’entre nous doit toujours être ici à surveiller » a-t-il dit.

« Pourquoi ? » a demandé Olaf. « Si nous sommes dans les bois, personne ne peut nous voir.

- On voit bien que tu n’as jamais été soldat » a dit Thur en riant. « Un soldat veut toujours savoir qui le poursuit ! Je ne crains pas les hommes en armes mais s’ils envoient des forestiers, ils suivront notre piste là où nous avons quitté la route et ils tomberont sur nous sans que nous nous y attendions. Ou, si c’est un shérif avec ses archers à cheval, ils ont toujours des chiens pisteurs avec eux, et ils pourraient nous suivre partout. Mais ce que je crains le plus, ce sont coursiers envoyé devant nous sur notre route pour monter les gens contre nous. Alors, fait le gué ici, Olaf, bien caché, si tu vois l’un d’entre eux dis-le moi, nous devrons fuir rapidement. Je vais te laisser maintenant. » Il est donc retourné auprès de Jan et Vada, qui a essayé de se lever à son approche mais elle s’est effondrée à nouveau dans ses bras en disant avec un sourire ironique: « Si je peux avoir quelque chose à manger, tout ira bien, » ce qui fit glousser Jan agacé par sa propre négligence. Vada avait chevauché à ses côtés toute la nuit, elle était resté muette mais recherchait tacitement sa compagnie et il n’a pas vu sa détresse de plus en plus grande, pas plus qu’elle ne lui en a parlé, sachant qu’ils étaient en danger. Bien que Jan ai été distrait et concentré sur lui-même, il se montrait bienveillant pour l’humanité dans son ensemble, à l’exception de Fitz-Urse. « Je ne suis qu’un imbécile » a-t-il dit à Thur. « J’ai oublié qu’elle n’était qu’une femme.

- Son esprit pourra faire face à tout les dangers, mais son corps est mort de faim, nous aurions dû y penser. »

Jan s’est précipité vers Vada et la porta à moitié en lui murmurant des paroles d’encouragement tout en se reprochant son manque de compréhension. Jetant un regard vers son visage, plus blanc que jamais sous la lumière blafarde, il vit des larmes sur ses joues luisantes, la compassion des hommes l’avait tellement émue et soulagée, elle n’était pas habituée à la pitié, elle ne pouvait pas retenir ses larmes. En progressant de la sorte ils sont arrivés à une toute petite clairière entourée de grands arbres et de buissons. Au centre il y avait une mare forestière à côté de laquelle poussait un if et le sol était recouvert de feuilles oranges de hêtre séchées que le vent avait fait tourbillonner et entassé.

« Nous ne pourrions pas avoir mieux que cela » a déclaré Thur, et si nous faisons un feu de bois sec sous cet if, il dissimulera notre fumée. Vada peut se reposer ici pendant que nous préparons à manger. » Il la posa doucement sur un tas de feuilles et elle resta les yeux fermés, les paupières douloureuse et laissa couler ses larmes. Elle cherchait à dissimuler, à elle-même et à ses camarades, sa faiblesse qui lui était venue si brusquement et elle refoulait ses sanglots qui secouaient sa poitrine. Elle ne comprenait pas ce qui provoquait tout cela, sans voir qu’il s’agissait des effets de l’excitation, la peur et l’appréhension car elle savait très bien ce qui l’attendait si elle était capturée. Tout cela agissait sur son esprit et son corps et la privait de sa maîtrise d’elle même, mais pas de son courage.

Ce n’est pas qu’elle doutait de ces étrangers. Elle avait une confiance implicite dans leur volonté de la défendre au péril de leur vie, mais s’ils étaient rattrapés et arrêtés, ils partageraient inévitablement son sort. C’est ce qui la secoua de terreur et un accès de peur la saisit, elle ne pouvait même plus rester debout. Si les hommes n’avaient pas été très occupés avec leurs chevaux, à ramasser du bois pour le feu et déballer la nourriture ils auraient vu dans quel état elle était.

L’esprit agité de Vada ne pouvait rien voir à part le visage blanc de sa mère, puis maintenant le vent de côté qui poussait les flammes, et une épaisse fumée qui s’élevait autour d’elle. Couchée dans la forêt, avec des chants d’oiseaux à l’aube, son corps frémissant ressentait la morsure de la chaleur du bûcher et elle se tordait en agonisant. Elle reprit contact avec la réalité en enfouissant son visage dans les feuilles fraîches et parfumées. « Oh, Janicot, grand Dieu, aie pitié de moi ! » dit-elle en sanglotant. « Accorde-moi l’oubli. Oh, Dieu dans le ciel, aie pitié de ma mère. Donnes-lui le bonheur et la tranquillité d’esprit. Réconforte-la, bénis-la, et garde-la toujours sous Ta protection et dans Ton amour. »

La bouffée d’horreur a passé, apaisée ou peut-être exorcisé par la prière. Elle a peut-être perdu connaissance pendant quelques instants car elle restait immobile et silencieuse et quand Thur vint à elle, elle semblait dormir. Il lui a parlé doucement en lui touchant l'épaule. « Venez, Vada, nous avons du feu et de quoi manger. Laissez-moi vous aider à vous lever. »

Elle s’est laissée faire et afficha même un sourire furtif sur son visage. Elle était quelque peu émerveillée, jusqu’à présent les hommes n’avaient eu pour elle que du désir et de la cruauté, et eux ne voulaient rien d’elles, ils étaient juste respectueux et bons pour elle. Elle avait l’impression d’être un condamné à mort qui avait atteint un sanctuaire.

« Merci, mon ami, vous êtes bon » a-t-elle murmuré en se rapprochant du feu avec lui. Il l’a installée dans un endroit abrité, l’aube était froide et triste et ils ont tous regardé Thur partager un petit pain et couper un morceau de saucisse chaude avec son poignard et le lui donner.

« Quand avez-vous mangé pour la dernière fois, Vada ? » a demandé sèchement Jan parce qu’il était encore fâché contre lui-même.

Elle a souri, sachant que la sécheresse de son ton ne lui était pas destinée. « Il y a deux jours que j’ai mangé mon dernier bout de pain et je n’ai plus de farine. Depuis... » Elle a fait un geste expressif de la main qu’elle a gardé ouverte, sa paume tournée vers le bas... plus rien que de l’herbe. »

« de l’herbe ! » Même en parlant Thur remarquait la grâce de son geste, mais a dit d’un ton bourru: « Pourquoi ne l’avez-vous pas dit ? Nous avons de la nourriture en abondance. »

« Je n’y avais pas pensé, » répondit-elle simplement.

« Donnez-lui de la bière » a dit Jan à la hâte, « cela va la raviver.

- Non, laisses-la manger d’abord, pauvre âme », a dit Thur. « La bière dans un ventre vide c’est une calamité » et ils ont tous ri de bon cœur.

Ils ont fait un repas serein et après avoir mangé, ils se sont couchés pour dormir la plus grande partie de la journée, les hommes ont monté la garde à tour de rôle. Personne n’arrivait près d’eux et lorsque l’obscurité est tombée, ils sont sorti du bois et repris leur route à travers champs le long des haies jusqu’à ce que la lune se lève, poursuivant toujours en direction du sud-ouest, en évitant tous les villages et hameaux. Cela les a obligé à faire de nombreux détours, car là où les terres étaient déboisées, elles étaient habitées et il ne leur était plus possible de chevaucher pendant des kilomètres sans rencontrer d’habitations comme ils avaient pu le faire avant. La nourriture et le repos avaient déjà bien réconforté Vada, et cette nuit, elle n’a plus montré aucune des faiblesses qui avaient troublé sa nuit précédente. Elle est restée à côté de Jan, lui parlant un peu d’elle-même de temps à autre.

« Votre vie a été difficile, » a observé Jan en la regardant et il s’étonna de constater que cela faisait rougir ses joues décharnées. Il avait envie de lui demander à son âge, mais il se contenta de penser qu’elle avait à peu près quarante ans.

« Très dure » a-t-elle convenu. « La plupart d’entre nous souffre de la faim plus de la moitié de l’année.

- Oui » acquiesça-t-il avec amertume, « même si la récolte est bonne, cela n’est pas suffisant lorsque les mains avides de l’Eglise nous arrache trois fois son dû. On pouvait être heureux si elle se contentait de sa dîme. Vous avez donc souvent faim, Vada ?

- Parfois, oui, mais vous savez comment c’est. Parfois on peut attraper un lièvre... Je sais poser un collet ... mais lorsque les vents froids les chassent sous terre, ils semblent avoir disparu de la surface de la terre. - Et personne ne vous aide ?

- John Landlord voulait m’épouser. Il m’offrait de la farine et de la viande, mais je ne pouvais pas les prendre et toujours lui dire non. C’est un homme bon, mais ...

- C’est contre nature ! »

Elle s’est mise à rire, puis cria d’étonnement : « Que m’avez-vous fait ? Vous m’avez fait rire, je n’ai plus ri depuis la mort de ma mère il y a trois ans. »

Jan a gardé le silence alors qu’un accès de mélancolie semblait tomber sur Vada, mais bientôt elle reprit le dessus et lui posa quelques questions sur lui. Il lui a parlé de sa vie à la ferme, lui a raconté comment son grand-père avait été attaqué, mais il ne lui a dit rien de ses ambitions, mais c’est elle qui en a parlé et s’est écriée : « Si j’avais été à ta place, je ne pourrais pas trouver le repos avant d’avoir repris ce qu’ils ont volés. - je pense exactement la même chose que vous, » a-t-il admis.

Mais ce matin, tout en se reposant, assis à côté de leur feu au cœur d’une autre forêt, Vada leur a parlé un peu plus d’elle-même en répondant à Thur qui voulait savoir si elle était originaire de Wanda. « Pas du tout. Je suis née à Hurstwyck à cinquante lieues plus au nord, près de la mer. Mon père et les siens était des marins et il a vécu longtemps là-bas. Ma mère était une étrangère. Mon père s’est noyé en mer lorsque son navire a sombré lors d’une tempête. Il était capitaine.

- Vous deviez être jeune à l’époque ? »

Elle a hoché la tête en souriant de son petit sourire, elle était heureuse qu’il s’intéresse à elle. « Nous vivions bien. Ma mère avait l’ancien savoir de son peuple. Elle connaissait les simples et les remèdes. Les gens malades venaient la voir à des kilomètres à la ronde. C’était une prêtresse de l’ancienne foi, elle venait d’au-delà des mers.

- De l’Est » a complété Thur.

Encore une fois, elle a hoché la tête en le regardant intensément. « Il y a bien longtemps, du pays où il fait toujours beau.

- Hm, » murmura Thur en y réfléchissant longuement.

« Que savez-vous de cela, Thur ? » demanda-t-elle.

Mais Thur semblait être plongé dans ses pensées et ne donna aucune réponse.

« Je suis certaine que vous savez quelque chose » insista-t-elle, ses grand yeux d’ambre le questionnaient, « mais c’est confus. J’ai tout d’abord cru que vous étiez un espion venu pour me piéger.

« Je sais quelque chose, mais pas grand chose; » a répondu Thur « et uniquement en théorie, mais j’ai été au Sabbat en Espagne. Dis-mois Vada: et vous ?

- Ma mère m’y a emmené pour la première fois quand j’avais cinq ans: La rencontre avait lieu près de la ville et tous y allaient à l'époque.

- Comment y alliez-vous ? Sur un balai ? » s’écria vivement Olaf, en regardant Jan.

- En marchant. Comme j’étais fière dans la nouvelle robe que ma mère avait faite et brodée et comme j’ai pleuré quand elle me l’a enlevée et que nous avons toutes deux enfourché un manche à balai comme un cheval-bâton pour chevaucher nues au milieu de l’assemblée.

- Et ensuite ? » a demandé sèchement Jan, incapable de savoir s’il approuvait ou non tout cela.

« Tous riaient et battaient des mains en me voyant. Puis le Prêtre Principal, dont il est interdit de prononcer le nom, mais dont les sots et les prêtres disent que c’est le Diable, s’est mis à rire lui aussi quand j’ai été portée devant lui, il a dit : « Que vais-je faire avec une petite fille comme ça ? »

Jan était maintenant totalement atterré. « Le Diable vous a parlé ?

« N’étiez-vous pas terrorisée ? » a demandé Olaf se souvenant de sa propre expérience bien moins effrayante.

Vada renversa sa tête en arrière et montra un véritable amusement : « Non, il m’a pris sur ses genoux avec bonté et a mis une main sous mes pieds et l’autre sur ma tête, en disant:« Ma jolie petite, jure d’être fidèle aux anciens dieux, qui sont amour, bonté, gentillesse et plaisir, et j’ai bafouillé, ‘Oui, Maître’, sur quoi tout le monde a ri et applaudi plus fort que jamais, alors moi aussi j’ai ri et applaudi... et il a ri à nouveau. - Et vous n’aviez pas peur ? Vraiment Vada ? » a demandé Olaf.

« Les enfants ne connaissent pas la peur, Olaf. J’étais émerveillée. Je savais bien que le masque de bouc et le déguisement poilu n’étaient pas vrai, mais l’étrangeté, la torche allumée entre ses cornes et le pouvoir qui émanait de lui m’effrayaient un peu, mais me ravissait encore plus. Ma mère m’avait parlé de fées et d’animaux qui étaient partiellement humains ou qui parlaient comme des hommes et un des contes parlait d’un chat qui portait des grandes bottes et qui avec sa ruse a aidé son maître à épouser une princesse. Tous les enfants rêvent d’animaux qui leurs parlent. Je sentais que mon rêve était devenu réalité. »

Jan sourit, comme à un souvenir d’enfant et insista : « Et puis ? »

« Le dieu s’est assis sur un trône de pierre. De nombreux prêtres et prêtresses se sont assemblés autour de lui et des rites étranges mais vraiment merveilleux furent pratiqués. Nous avons festoyé et chanté, il y avait beaucoup de musique. Ils m’ont pris avec eux et on a dansé dans de grands cercles et moi aussi j’ai dansé avec eux et j’étais si heureuse que je pensais être au paradis. Ensuite j’y suis toujours allée avec ma mère. Beaucoup de gens venaient de loin et tous étaient les bienvenus, car nous étions tous frères. Nous faisions tous des choses laides et belles car on savait qu’il fallait les faire si nous voulions avoir la santé, le bonheur et de bonnes récoltes. - Est-ce que tous les habitants de la ville y allaient ? » a demandé Thur.

« Oui, tous, même les bourgeois et les nobles. Certains portaient des masques et ne prenaient pas part aux rites, ils restaient à part et festoyaient et dansaient entre eux, bien que bon nombre parmi les plus jeunes se joignaient à nos danses. Mais lorsque notre seigneur Sir Mortimer est mort, tout a changé. Sa femme avait toujours été une femme dure et froide et elle aimait beaucoup les prêtres. Elle ne venait jamais à nos réunions. Elle a fondé un couvent et un monastère pour sauver de l’enfer l’âme de son seigneur et elle a forcé sa fille (qui était toujours celle qui s’amusait le plus lors de nos rencontres), en la battant, à entrer au couvent, où elle a grandi, froide et irascible comme sa mère.

- Il y a eu des persécutions ? » a demandé Thur.

« Oui. Les deux curés, ceux qui conduisaient la danse lors de nos réunions, ont été amenés devant le seigneur évêque. Puis de nombreux marins sont venus à Hurstwyck, ils venaient de ports étrangers et il y a aussi eu des commerçants avec leurs épouses qui venaient d’Allemagne. C’étaient des dévots de la Mère Eglise et ils ont déclaré que nos réunions étaient un péché mortel.

- Mais vous faisiez vraiment en sorte que les cultures se développent bien et venir le beau temps ? » a demandé Olaf.

« A quoi auraient pu servir nos rites si ce n’est faire tomber la pluie lorsqu’on en avait besoin et que le temps soit beau pour la récolte ? Quand le soleil était au plus bas, nous avions une Danse de la Roue où tous dansaient dans un cercle avec des torches pour montrer au soleil comment revenir, vaincre l’hiver, monter haut dans le ciel et faire revenir l’été.

Il revenait toujours et les récoltes étaient bonnes. Nous ne voulions que la convivialité et la fraternité avec tous, riches et pauvres, en toute simplicité, car comment peut-on mépriser celui avec qui on a dansé nu la veille ? Mais peu à peu tout a changé. Le noble méprisait le commerçant et le commerçant méprisait ceux qui étaient moins riches et prospères que lui même les plus pauvres parmi ceux qui vivaient en ville se sont mis à mépriser ceux qui vivaient à la campagne et n’allaient jamais à l’église, allant jusqu’à les traiter de troupeau. Nous, qui n’avions pas beaucoup d’argent, n’en n’avions pas besoin. Quand un homme allait se marier, les frères se rassemblent et lui bâtissaient une maison, oui, et lui fournissaient tout ce qui est nécessaire. Mais quand le mépris a pris le pas sur l’amour, l’aide est devenu plus rare ou alors il fallait payer. De plus en plus, on avait besoin d’argent.

L’Eglise s’est développée, et avec elle il y a eu toujours plus d’impôts et de taxes et on entendait partout ‘Repentez-vous et abandonnez les mauvaises voies.’ Puis l’Eglise a propagé des mensonges, racontant que lors de nos fêtes nous mangions des bébés non baptisés, de sorte qu’à chaque fois qu’une pauvre âme était enceinte, elle était harcelée pour qu’elle s’empresse de porter le bébé au prêtre pour le faire baptiser Comme elle avait peur, il lui soutirait de l’argent, toujours plus d’argent, avec la promesse qu’en plus elle n’accepterait jamais que son mari fréquente nos réunions. C’est pourquoi il y avait toujours moins de monde à nos rencontres.

- C’est bien leur genre, » a dit Jan « Qu’en pensez-vous, Thur ? »

Thur n’a pas répondu immédiatement. Il a dû réfléchir quelques instants avant de répondre, puis il a dit : « Il me semble que la Sainte Église est gonflée d’orgueil et de richesses. Elle a volé les riches et les pauvres dans son avidité de pouvoir, elle a détruit l’amour, que prêchait et enseignait son Maître et l’a remplacé par la peur de l’amour.

- Vous avez bien résumé ma pensée » a répondu Vada.

« La concision est la substance de toute chose et elle parle plus facilement à la compréhension, lui dit-il doucement.

« La peur ! Voilà la substance du problème ici. Le seigneur du manoir craignait l’Eglise et craignait de laisser un de nos frères avoir des terres où vivre, de sorte que lui et les siens étaient exclus et affamés. Nombre furent ceux qui ont été tentés de chercher de l’aide à l’Abbaye. On leur prêtait de l’argent et ils devenaient esclaves de l’Eglise. Tout homme peut gagner les faveurs de l’Eglise en portant une accusation de sorcellerie, peu importe contre qui. Il y a ainsi eu de nombreuses injustices, de nombreuses rancunes et de nombreux vols. Plus d’un noble ou riche marchand a été dépouillé de tout ce qu’il possédait et a dû renoncer à la vie qu’il avait et ses biens étaient partagés entre l’accusateur et le persécuteur ... mais la Mère Eglise obtenait toujours les neuf dixièmes du butin. Mère Eglise !» Elle cracha son mépris.

« Nous avons donc déclinés et nos rencontres sont devenues incroyablement dangereuses et donc de plus en plus secrètes. Puis les marins ont apporté la peste à Hurstwyck. Beaucoup sont morts, beaucoup sont devenus fous de peur et ont attrapé encore plus facilement la peste. Ma mère s’est occupé des malades nuit et jour, sans jamais se reposer. Elle en a guérit beaucoup, et, pendant qu’elle soignait les malade... ils l’ont emmenée. » Il y a eu un long blanc avant qu’elle ne rajoute d’une vois si faible qu’ils l’ont à peine entendue : « Elle est morte.

- De la peste ? » a demandé Jan.

« Non, le feu. Mère l’Eglise l’a prise, ma mère, et ils m’ont forcée à regarder la brûler : Deux moines me tenait entre eux, pendant qu’un me faisait garder les yeux ouvert... avec des épingles. »

Il y a eu un silence attristé et à ce moment les premiers rayons du soleil levant ont traversés la forêt éclairant les arbres autour d’eux c’était d’une beauté indicible. Pourtant, ils frissonnaient, le contraste entre la beauté de ce moment et l’obscurité des actes horribles dont l’homme se rendait coupable était trop effroyable.

« Et vous ? » a enfin osé Olaf.

« Ils m’ont épargnée car je n’avais alors pas encore seize ans, mais ils m’ont mis à la question.

- Ils ...» Jan faiblissait.

Elle hocha la tête. « Oui, mais je n’ai pas parlé et ils m’ont emmenée en ville et jetée en prison. Il y avait de nombreux malheureux et ils nous auraient tous brûlé tôt ou tard et nous attendions ce destin pendant quelques semaines. Puis, une nuit, un frère de notre foi est venu, il me connaissait. Son nom était Peter. Il y avait une petite fenêtre avec un barreau en fer à travers laquelle nous avons parlé. Il a promis de revenir la nuit suivante. J’étais très maigre et en poussant et en tirant, ce qui m’a arraché mes vêtements (et beaucoup de peau) il a réussi à me tirer à travers les barreaux. Nous avons chevauché toute la nuit en nous cachant la journée comme nous le faisons maintenant et Peter m’a amenée avec lui à Wanda. Mais lui aussi a attrapé la peste, il est tombé malade et il est mort.

- C’était il y a longtemps ? » a demandé Jan.

« Il me semble que ça c’est passé il y a très longtemps, mais en réalité ... seulement trois ans. »

Jan a ouvert tout grands les yeux et son visage s’est empourpré, mais elle s’est tue dignement et personne n’osa dire quoi que ce soit.

Lorsqu’ils reprirent leur conversation c’était pour parler de leur voyage et des perspectives d’évasion. « Ils doivent être très perplexe, » a dit Thur. « Personne ne nous a vu depuis que nous avons réussi à fuir. Nous avons disparu sans laisser de trace.

- Le diable a aidé notre fuite et nous a envoyé en enfer » a déclaré Olaf.

« C’est ce qu’ils vont dire, sans aucun doute » a dit Jan en haussant les épaules avec mépris « et l’histoire sera répétée par chaque moine aviné dans chaque monastère d’Angleterre. »

Et c’est bien ce qui s’est passé.


Chapitre VI – Ils Quittent la Forêt

C’est ainsi que passèrent deux nuits pénibles.

Le troisième matin de leur aventure, ils se sont cachés dans l’une de ces cachettes accueillantes dans les bois. Leurs chevaux étaient fatigués, car ils avaient chevauché longtemps la nuit précédente. Il était environ huit heures ce matin et ils s’étaient bien nourris de lapins rôtis sur un beau feu. Ils étaient maintenant repus et fatigués. Ils se sont vautrés sur un lit de thym, se prélassant au soleil, avec la symphonie de la forêt dans leurs oreilles. « Je ne demande pas plus que cela de la vie » a dit Olaf en se couchant sur le dos pour regarder le ciel.

« Oui, c’est une magnifique journée de congés », a convenu Jan, « et mère aurait beaucoup à en dire. »

Vada regardait ceux qui parlaient, elle semblait sur le point de dire quelque chose, puis elle se ravisa.

Jan lui sourit. « Pourquoi les femmes rouspètent-elles toujours ? » a-t-il demandé.

« Est-ce que ta mère rouspète ? » s’enquit-elle.

Jan a hoché la tête Thur s’en est mêlé : « Normalement non. Il n’y avait pas de fille plus belle et plus charmante lorsqu’elle a épousé votre père, il avait bien de la chance.

- Trop de travaux aigrissent une femme » a dit Vada « Sans l’aide d’un homme pendant toutes ces années ...

- C’est pour ça que je veux retrouver notre héritage » l’interrompit brusquement Jan, « mais elle essaie vraiment de m’en dissuader. C’est ce qui cause la moitié de nos disputes, je ne cherche que son bien être, mais elle n’en veut pas.

- Parce qu’elle a peur pour toi et Olaf et parce que tu cherches à lui faire avoir une vie étrange qu’elle n’apprécierait pas.

- Vada comprend cela », a dit Thur. « L'Église lui offre une vie de contentement et de travaux pénibles et comme elle est pieuse, elle obéit. Son père ayant toujours vécu ainsi elle ne connaît pas de vie meilleure. Ton père n’était pas un seigneur quand il l’a courtisée et épousée, mais un homme d’arme un peu rustre avec peu d’argent dans sa poche. Comment peut-elle comprendre ton malaise et ton ambition, Jan ?

- Mais j’aimerais qu’elle cesse de rouspéter, » a maintenu Jan obstinément, « et quant à mes projets, ce sont les miens et je vais continuer.

- Je n’aime pas les disputes, mais elle doit avoir une bonne raison. Pendant que nous nous reposons tranquillement, elle travaille à notre place pour nous nourrir l’hiver prochain. J’aimerai pouvoir être à deux endroits à la fois... ici, où je suis bien et là-bas pour aider ma mère. »

Ils ont ri et Olaf a roulé pour se coucher sur le ventre et observer un insecte dans le thym et a ajouté: « Mais je jure par tous les saints, je travaillerai deux fois plus dur, non, trois fois, quand je serai de retour.

- Mais ce n’est pas pour tout de suite » ajouta Thur alors que Vada souriait aux trois hommes.

« Bon » a ajouté Thur en riant franchement, « ce sera tant pis pour toi quand tu t’y mettras. »

Les deux garçons ont acquiescé et Olaf dit en haussant les épaules : « mais pourquoi devons-nous attendre, Thur ?

- Pour notre sécurité. Réfléchis ! Nous avons commis le crime le plus grave contre l'Église ... nous avons empêché son action et apporté aide et réconfort à celle qu’elle considère comme une sorcière et qu’elle ne cessera jamais de poursuivre. Le mot sera passé dans toute l’Angleterre chrétienne d’abbaye à abbaye et ses messagers voyageront rapidement et directement, alors que nous devons aller lentement et par des voies détournées. N’est-ce pas, Vada ?

- En effet vous dites la triste vérité » confirma-elle avec la plus haute gravité. « Non seulement je cours de très grands risques, mais vous aussi parce que vous m’avez apporté aide et réconfort. Leur traque ne va se relâcher, et ils n’auront aucune pitié si nous sommes attrapés. Autant nous pendre aux arbres là-bas et en finir.

- Pas du tout ! » a protesté vaillamment Jan. « Je ne me pendrais pas pour une femme et encore moins pour l'Église. Je me cacherais plutôt au fond des bois et j’y vivrais pour la dépouiller chaque fois que je pourrai.

- Et moi » dit Olaf, « aucune femme ne me fera désespérer, la Mère Église ou une autre. Mais je crois que la Sainte Vierge sera notre protectrice. Elle est une vraie mère et elle a une grande compassion pour tous les enfants de la terre, qu’ils soient pécheurs ou non.

- Ta foi est comme toi, mon garçon et elle sera notre protection, mais moi je n’ai pas ta foi.

- Moi non plus » a dit Jan.

Vada a dit à voix basse : « Je n’ai que faire d’une foi. »

Le regard de Thur était miséricordieux lorsqu’il a répondu : « Cela te passera ma fille, n’aie pas peur. Lorsque tu iras mieux tu oublieras et tu seras heureuse et en paix. En ce qui concerne les risques que nous courons je me fie à mon esprit et à ma ruse. Olaf va prier pour nous et il nous soutiendra par sa foi, mais je vais réfléchir à la suite de notre fuite. Considérons maintenant notre situation. Je pense que depuis que nous avons quitté Wanda, personne ne nous a remarqués. Nous avons observé les routes toute la journée et personne n’est passé devant nous, dirigeons-nous maintenant vers Londres.

- Londres ! » ont crié les trois autres.

« Oui, à Londres. C’est le seul endroit où des gens peuvent disparaître dans la foule et ne pas être remarqués, et de plus, je dois être vu sur la route de Londres. Lorsque j'ai quitté la maison j’en ai parlé pour expliquer mon absence. Un homme ordinaire doit aller où il dit qu’il va. Ne sachant pas où j'allais ni pendant combien de temps je serais absent, j’ai du raconter une histoire plausible et j’ai dit que j’allais m’occuper d’un frère malade à Londres.

- Londres ! » a dit Vada avec nostalgie. « J’aimerai voir Londres.

- Oui, ma fille et il le faut car si on te pose des questions, tu dois être capable d’en parler tout comme moi je dois savoir ce qui s’y passe. Vous allez maintenant tous m’attendre ici, on dirait qu’il y a un grand village pas loin, je vais y aller à cheval et essayer d’acheter des vêtements de femme pour Vada.

- Des vêtements de femme ! » s’est écrié Jan.

- Elle ne peut pas vivre pour le reste de sa vie déguisée en homme. C’est un bon déguisement la nuit ou à une certaine distance, mais tous ceux qui ont des yeux pour voir verront en se rapprochant d’assez près que c’est un déguisement. Vada doit à nouveau redevenir elle-même et c’est là réside le danger, pour elle comme pour nous ! Souvenez-vous, la moindre erreur peut nous trahir et nos ennemis sont implacables et rusés et ils savent que nous sommes vivants et que nous chevauchons quelque part.

Nous arrivons dans une région très peuplée et on nous remarquera si nous voyageons de nuit ou si nous nous cachons la journée et je pense qu’il serait mieux que demain nous chevauchions à la vue de tous, comme si nous étions d’honnêtes voyageurs.

- Oui », a dit Jan, « mais si quelqu’un pose des questions au sujet d’un groupe de quatre voyageurs ? C’est un nombre significatif.

- Je peux peut-être aider », a déclaré Vada : « A la campagne, la plupart des gens qui nous voient doivent être ‘de la fraternité’. Portons tous un morceau de tissu blanc derrière nous, comme des queues de lapins.

- Dans quel but ? » a demandé Thur.

« Tout frère qui nous verra porter une telle queue saura que nous souhaitons voyager invisibles et même sous la torture il jurera qu’ils n’a vu que quatre lapins sur la route. Il y a longtemps, nous avons constaté que si un homme jurait sous la torture qu’il n’avait rien vu, ses yeux le trahissaient, mais, s’il croyait que de façon mystique, nous sommes transformés en lapins, il maintiendra qu’il n’a vu que des lapins et cela jusqu’à sa mort ! C’est étrange mais c’est comme ça.

- Ça ne nous coutera pas grand-chose que d’essayer, Vada, » a dit Thur « nous sommes donc d’accord ? Donc plus de voyages nocturnes pour nous, mais demain nous galoperons au vu et au sus de tout le monde. » Et c’est ce qu’ils firent.

En en parlant tous ensemble, ils ont perfectionné les détails du plan de Thur. Ils ont décidé qu’ils devaient se hâter vers Londres et se perdre au cœur de la grande ville. De là Jan et Olaf rentreront seul à la maison en éclaireurs et Thur et Vada les suivront quelque temps plus tard, Vada se présentera comme la nièce de Thur. Ils raconteraient que le frère mourant de Thur lui a demandé de s’occuper de sa fille par charité.

« Et » a dit Thur, « si l’un d’entre vous a une meilleure idée d’histoire, je veux bien l’écouter. »

Il a eu un moment de silence, puis tous ont secoué solennellement la tête et Vada a dit : « C’est vraiment un monde désespérant, il y a trois hommes honnêtes et moi un pauvre diable que vous avez sauvé, mais vous n’en serez pas récompensé, au contraire, cela vous met en danger. Sans moi vous seriez en paix. Je risque de vous mener à la mort !

- Non, c’est nous qui sommes allés vous chercher, Vada » a résolument objecté Olaf, mais Vada a poursuivi : « Pourtant c’est moi qui était en danger avant que vous ne veniez.

- ce n’est pas très important » a dit Thur avec énergie. « Cela ne te sied guère ma fille de parler de la sorte, toi qui fait l’objet d’un amour si ardent. Je n’ai jamais vu un homme avec une aussi grande dévotion et vraiment désintéressé.

- Vous parlez de John Landlord ?

- Oui, Vada, c’est ça. Et comme il s’est si bien occupé de toi, tu aurais pu le payer en retour...

- Non, ça ce n’est pas possible ! » L’interrompit-elle avec un regard furieux.

« Au moins avec gratitude pour vous avoir sauvé la vie » a poursuivi Thur d’une voix égale.

« C’est une pauvre récompense que de s’asseoir et souhaiter la mort, même s’il ne peut pas vous entendre. Sans lui, ces canailles de persécuteurs nous auraient attrapés aux portes de la ville. Il a retardé leur arrivée sans se soucier des conséquences, ni penser à sa propre sécurité. Il te faut donc être joyeuse et chasser de ton esprit ces épreuves. »

Vada a admis la vérité et la sagesse de ce conseil. Jan et Olaf regardaient bizarrement, mais Thur a maintenu son propos tout en la fixant d’un regard sympathique. Le rouge lui monta au joues lorsqu’elle dit :

« Je vous demande pardon. Il ne faut pas parler de la sorte, je ne voulais pas être ingrate. Je donnerais ma vie plutôt que l’on fasse du mal à quelqu’un par ma faute ... »

Thur a souri chaleureusement. « Pour ça on peut te croire, Vada, mais je pense à autre chose. Il faudrait changer ton nom car il peut nous perdre. C’est un nom étrange que je n’avais jamais entendu avant et je pense qu’on le retient facilement » dit-il d’un ton badin, car il s’attendait une résistance, mais Vada a fait un signe d’assentiment.

« Oui, c’est vrai. Thur vous êtes plus sage que moi et vous voyez plus loin que les autres. Ma mère avait un nom secret pour moi. Elle l’utilisait toujours quand nous étions seules toutes les deux et il me tient à cœur à cause d’elle. C’est le nom que j’ai reçu quand j’ai fait le serment dans le Cercle.

- Mais cela ne te chagrinerait pas de l’utiliser maintenant ma fille ?

- Non, cela m’apaiserait plutôt. Appelez-moi Morven. »

Pourtant, en disant cela, ses yeux se sont remplis de larmes, mais elle sourit courageusement à Thur et a répété plus fermement : « Morven.

- On fera comme ça » a dit Thur, en s’abstenant de répéter ce nom.

Olaf a brisé le silence qui a suivi en disant: « Il y a quelque chose à laquelle j’ai réfléchi, les ecclésiastiques sont souvent aussi magiciens, Thur. Comment est-ce possible ?

- C’est parce que tout apprentissage passe par l'Église et que la magie exige un long apprentissage. De nombreux évêques pratiquent la magie, on sait même que des papes l’ont fait. Tous les livres de magie viennent de Rome ou d’Espagne où la Sainte Église est tout puissante.

- Il y a bien plus de magie à l’Est, c’est de là qu’elle provient » a corrigé Morven.

« C'est vrai, mais je parle de ce qui est enseigné en Occident.

- Comment avez-vous commencé à étudier la magie, Thur ? » a demandé Olaf rapidement.

« Quand nous avons fuit Fitz-Urse avec votre père, les Normands étaient à nos trousses. Nous avons eu peu de chance lors de notre vie et nous avons eu trois jours vraiment difficiles à nous cacher dans une forêt. Nous avons ainsi pu ébranler nos ennemis et nous échapper pour de bon. Nous avons pris un bateau en partance pour l’Espagne. Ton père n’avait que vingt deux ans, moi dix de plus, et nous avons rejoint une bande de mercenaires avec qui nous avons combattus. Après un moment, votre père a eu le mal du pays et a souhaité rentrer, ce que nous avons fait et il s’est marié et moi je suis reparti combattre.

Il m’a fallu plusieurs années avant de revoir votre père. Il a été tué lors de notre combat suivant et une fois de plus je suis rentré pour porter la triste nouvelle à votre mère.

- Mère nous a souvent dit combien vous l’avez réconforté et comme vous avez été bon avec elle » a dit Olaf, avec son sourire bienveillant et sage, un sourire surprenant chez quelqu’un de si jeune.

Thur l’avait remarqué, avec la surprise que ce sourire suscitait toujours en lui. « La vie de mercenaire était une vie agréable tant qu’on avait un engagement, c’est ce que je pensais lorsque j’y suis retourné, mais votre père me manquait cruellement. Mais ça a rapidement pris fin. J’avais un peu d’argent de côté et je voulais faire autre chose, j’avais appris à faire des pansements, à m’occuper des blessures et soigner les fièvres. Voilà comment je suis devenu un pauvre étudiant à Cordoue et que j’ai étudié la magie et l’astrologie ainsi que la connaissance des plantes et la façon de les préparer.

- Est-ce que Don Menisis vous a enseigné beaucoup de choses ? » a demandé Jan.

« Oui, il professait longuement et enseignait la théorie de la magie, personne n’aurait pu le faire mieux que lui, mais il ne nous en a pas enseigné la pratique.

- Pouvez-vous nous résumer ce qu’il vous a dit de la théorie de la magie ?

Thur a ri, « Il faudrait un siècle pour en parler vraiment, mais pour résumer en quelques mots... Les prêtres nous disent que Messire Dieu est là haut dans le ciel avec les saints et les chérubins. Il est trop important pour se soucier de nous pauvres vers de terre. Nous pouvons prier son Fils et sa mère, Notre-Dame, mais même eux sont trop importants pour tenir compte de nos demandes, mais les rois et les empereurs peuvent, peut être, communier avec eux. Donc, dans sa grande sagesse Dieu a créé les saints, pour nous les humbles, et c’est à eux que nous pouvons adresser nos prières et faire de riches présents... et en promettre d’autres ... s’ils nous aident. »

- Et ils vous aident ? » a demandé Morven.

« Eh bien » a répondu Thur, « voilà le problème. Parfois, d’après ce qu’on entend dire, un saint peut accomplir un miracle, mais le plus souvent les saints font une demande à Messire Christ ou à Madame la Vierge. A leur tour, ils peuvent accorder le miracle ou encore passer la prière à Messire Dieu lui-même, qui l’accorde, s’il en a envie. Les prêtres disent que de nombreuses prières sont exaucées.

- Ma mère prie toujours les saints et leur fait de riches présent, mais elle n’a jamais eu de résultat et les saints (ou plutôt les prêtres qui le font en leur nom) acceptent les présents et ne donnent rien en retour » grommela Jan « Alors qu’en magie » a poursuivi Thur, « avec les mots de pouvoir appropriés et les sorts qui y sont liés on peut attirer l’attention (et dans une certaine mesure, contraindre) de puissants esprits et démons, et, en leur demandant leur aide, on obtient souvent gain de cause.

- Oui, » a dit Morven, « il n’y a vraiment pas beaucoup de différence, sauf pour que si les esprits accèdent à votre demande, vous n’êtes pas plus pauvres qu’avant puisque vous n’avez pas à leur faire de riches présents.

« D’après vos paroles, » a dit Jan « il me semble que c’est comme si lorsqu’on souhaite une libéralité d’un puissant seigneur, on s’adresse d’abord à un huissier et qu’on lui donne un gros pot de vin. Ensuite l’huissier va voir le chapelain, qui lui va parler à l’épouse du seigneur, et elle, quand son seigneur est de bonne humeur, lui parlera de la question et le persuadera, si tout va bien, d’accorder la libéralité.

Mais en magie c’est comme si tu allais voir l’huissier et, en attirant son attention, il peut t’accorder lui-même directement la libéralité, et sans pot de vin.

- Oui, c’est un peu comme ça, » a convenu Thur, « mais c’est aussi comme si tu lui disais : « Je sais que tu as volé du blé au seigneur (ou triché sur les loyers) et si je ne reçois pas ce que je veux tu vas assurément souffrir. Les esprits sont contraints par ceux qui savent comment attirer leur attention, et après cela on leur fait savoir ce qu’on veut d’une façon qu’ils peuvent comprendre tout en leur faisant savoir qu’on peut aussi les faire souffrir. S’ils ne devaient pas accéder à votre demande, par les étranges pouvoirs sympathiques, ils souffriraient dans leur propre corps de ce qu’on infligerait à leur sigil.

- Dites-nous maintenant, Morven, comment cela se passe avec la sorcellerie », supplia Jan.

« J’ai juré de ne pas en parler » a-t-elle répondu. « Mais je peux tout de même dire cela : Les chrétiens croient qu’il y a un bon Dieu, ou un Dieu qui est bon pour vous, pourrait-on dire, qui est tout-puissant et qui désire ardemment que des gens l’adorent... et pourtant vous ne pouvez pas lui demander directement ce que vous voulez, mais vous devez adresser votre prière à un saint, qui, si je comprends bien, n’est qu’un homme mort. Vous devez aussi donner de l’argent ou de riches présents avant de pouvoir espérer que votre prière se réalise. Je n’arrive vraiment pas à concevoir un dieu tout puissant qui a toujours besoin d’argent !

Nous, les sorcières, avons aussi nos dieux, et ils sont bons, du moins pour nous, mais ils ne sont pas tout-puissants et ils ont donc besoin de notre aide. Ils désirent la fécondité pour l’homme, le bétail et les cultures, mais ils ont besoin de notre aide pour y parvenir et c’est par nos danses et d’autres moyens qu’ils obtiennent cette aide.

- Mais vos dieux ne sont que des diables ! » a protesté Olaf.

« Qui peut dire lesquels sont des dieux et lesquels sont des démons ! » l’a interrompu Morven. « Pour moi si un dieu fait du bien, alors il est bon.

- Oui », a convenu Olaf, « Mais à quoi cela sert-il qu’il vous fasse du bien dans ce monde et qu’il vous jette dans les flammes de l’enfer dans l’autre monde ?

- C'est vrai, » a dit Morven « Jugeons nos dieux d’après leur bontés. Si ce que les prêtres m’ont dit est vrai, votre Dieu aimait tant le monde qu’il a créé, qu’il a conçu un purgatoire où brûle un feu éternel dans lequel il a jeté toutes les personnes qu’il a créé depuis des milliers d’années ... à part quelques uns qui formaient la race élue. Puis il semble qu’il a changé d’avis et jeté l’ensemble de cette race élue dans cette fosse de feu... tous, sauf quelques-uns ... qui avaient adopté une nouvelle foi qu’il avait créé ! »

Thur et Olaf l’ont regardé avec horreur, mais Jan a dit: « Par le ciel, vous avez raison. Pourquoi un pauvre bébé qui meurt avant d’avoir eu la chance d’être baptisé, devrait brûler pour toujours en enfer alors qu’il n’a lui commis aucune faute ?

- Mais » a dit Thur « l’enfer est un pays terrible et la seule façon d’y échapper c’est d’obéir aux commandements de Messire Dieu et ses prêtres ... même s’ils sont parfois difficile à comprendre.

- Oui, » a convenu Olaf « répondez à cela maîtresse, si vous le pouvez ! Vos dieux ne peuvent pas vous sauver de l’enfer. Que se passera-t-il lorsque vous mourrez ?

- Pourquoi » a-t-elle dit « après m’être reposée pendant un certain temps dans le beau pays de l’autre côté de la vie, nous revenons une fois encore et renaissons sur cette terre. Toujours en progrès, mais pour progresser nous devons apprendre et pour apprendre il faut souvent souffrir. Ce que nous endurons dans cette vie nous aide à avoir une meilleure existence dans la suivante et ainsi nous sommes encouragés à subir ici tous les ennuis et épreuves, car nous savons qu’ils nous aident à atteindre des choses plus élevées. Ainsi, les dieux nous enseignent à aller de l’avant et à penser au moment où nous ne seront plus des hommes... mais comme des dieux !,

- Comme des dieux ! » s’étouffa Olaf « Des hommes comme des dieux ! Je me suis souvent demandé pourquoi les prêtres brûlent toutes les sorcières ... et bien maintenant je sais.

- Alors c’est ça, » a dit doucement Thur. « J’ai souvent été surpris par le courage avec lequel vous et les autres souffrez tant sans vous laisser aller. Mais il me semble que nous pourrions en parler pendant très longtemps sans jamais parvenir à nous entendre.

- c’est votre tour maintenant, » a dit Morven. « Voulez-vous nous parler de la magie que vous avez étudié et comment elle est censée agir ?

- Ça prendrait des semaines » a dit Thur.

« Non » a dit Morven, « résumez-nous le plus gros, on aura déjà une idée » et elle lui a souri avec ses grands yeux d’ambre liquide de sorte qu’il ne pouvait rien lui refuser.

« Voilà donc en résumé. Don Menisis nous a enseigné qu’au commencement, Dieu a créé le monde par un mot de pouvoir ... que la lumière soit ... et la lumière fut. Puis il fit les sept planètes du Soleil, la Lune, Saturne, Jupiter, Vénus, Mars et Mercure, il les a placés dans le firmament des cieux et fait en sorte chacun d’entre eux soit contrôlé par un puissant esprit dont ils portent le nom. A chacun de ces esprits gouvernants, servant sous son autorité et soumis à sa volonté, ont été placés différents archanges, anges, esprits et démons. Est-ce que je suis clair ? »

Il ne parlait plus que pour Morven et regardait son visage alors qu’elle l’écoutait attentivement.

Elle hocha la tête. « J’ai entendu ma mère parler de cela. »

Thur a poursuivi : « Si l’élève connaît le mot de pouvoir qui contrôle chaque esprit, il peut l’appeler et le contraindre à accomplir sa volonté, mais chaque esprit a son propre nom et sigil, ou signe, et il ne peut être convoqué que par ce sigil.

- Il y a beaucoup à apprendre, » a-t-elle commenté sagement. « Tant à apprendre qu’il n’y a plus beaucoup de temps pour la pratique.

- Vous avez bien compris chère amie. Chaque type d’archange et ses séides ont en charge un seul type de travail et aucun autre. Ils ne peuvent être convoqués qu’à leur heure exacte. L’étudiant doit apprendre à respecter les heures et saisons et les travaux spéciaux gouvernés par chaque planète.

- Je ne sais plus où j’en suis » s’est plaint Jan, il avait l’air sonné alors que Olaf souriait tout en jouant aux osselets avec dextérité.

« Ce n’est pas tout » a repris Thur. « Nos étudiants doivent apprendre les noms et les pouvoirs, les sigils et les mots de pouvoir de chaque esprit planétaire. Ensuite, il doit apprendre comment utiliser ces mots, ou ce qu’on appelle ‘l’art magique rituel’ et tout cela c’est une tâche longue et compliquée.

- Est-ce qu’un homme peut garder tout cela en mémoire ? » a demandé Morven.

« Il doit s’en souvenir ou les mettre par écrit. Don Menisis avait de nombreux livres de magie sur ses étagères au milieu de ses traités de théologie, mais il ne les utilisait jamais. Je le regardais quand il ronronnait lors de ses cours et j’imaginais que ces livres criaient qu’ils voulaient être utilisés, lus et aimé, au lieu d’être oubliés sur une étagère et de ne servir à rien. - Vraiment, c’est merveilleux de pouvoir lire et écrire » a soupiré Morven avec nostalgie.

« Je t’apprendrais, si tu veux apprendre.

- La volonté je l’ai, mais je n’en ai pas la capacité.

- Seule la volonté est nécessaire chère enfant.

- mais pourquoi votre maitre ne pratiquait-il pas ce qu’il enseignait ? » a demandé Jan. « Était-il comme les autres professeurs ? »

Thur a haussé les épaules. « Il y avait toujours de nouveaux étudiants qui arrivaient et le maitre était très précis. Chaque jeune étudiant devait commencer au début et le savant docteur répétait de longues listes d’anges, de pouvoirs et de principautés, alors que les mouches pullulaient dans la chaleur et la puanteur de l’ail exhalée par les étudiants qui ronflaient. Je m’en souviens comme si c’était hier.

- Ainsi » a conclu Thur « il n’en ressortait rien. C’est alors que certains d’entre nous sont allés danser avec les sorcières, comme je vous l’ai raconté. La sorcellerie est différente. C’est une religion rivale du christianisme, une religion d’amour, de plaisirs et d’excitation. C’est pour cela que l'Église cherche à la supprimer avec le feu et les chasses aux sorcières, de peur que le peuple abandonne en grand nombre le culte des saints et la vie difficile que prêche l'Église. L'Église craint un retour massif aux anciens dieux qu’ils qualifient de démons. Ainsi, avec la montée en puissance du christianisme comme le dit la Sainte Église, la dureté et la cruauté se sont abattus sur l’humanité à un degré qu’elle n’a encore jamais connu. Il n’est pas étonnant que de nombreuses personnes retournent à la sorcellerie et cherchent un refuge pour échapper à la dureté et la misère de leur vie ainsi qu’à la froide austérité des prédications de l'Église. La nature humaine qui est fragile a besoin d’un peu de chaleur et de réconfort sur terre ... pas d’un paradis lointain après la mort. »

C’était une vérité si criante que personne n’a fait de commentaires mais Olaf a demandé : « Qu’as-tu fait alors, Thur ?

- Une fois encore il y a eu la guerre, j’ai donc fais mes bagages et j’y suis allé…

- Et ? » a demandé Jan

« Et, comme je pensais qu’ils m’avaient appelé, ‘Utilise-nous ! Lis-nous ! Aime-nous ! ... j’ai aussi volé les manuscrits ! »


Chapitre VII – Ils arrivent à Londres

Le souper était presque prêt lorsqu’ils ont pénétré dans une auberge située dans un gros village. Les serveurs et les serveuses étaient en train de prendre des tréteaux et des planches placés contre les murs de la salle et en faisaient une longue table au milieu de la pièce. Des ragoûts, des rôtis et des pains cuisaient sur une plaque en fer placée sur des braises dégageant une odeur de noisette, une odeur caractéristique du pain cuit de la sorte. Il y avait aussi de la bière ... riche, brune et forte, un repas à elle toute seule.

De la vaisselle en étain, des plats, des coupes et des bols ... tous étaient rustiques, mais il y avait beaucoup à manger et à boire, et la nourriture avait été bien cuite et était des plus appétissantes. Au milieu de la longue table il y avait un gros tas de sel et les convives mangeaient avec leurs doigts après avoir coupé les viandes avec leurs dagues.

L’animation du service a fait cesser les conversations et la plupart des convives se sont rangés le long des murs pour permettre aux serveurs de se mouvoir facilement. Thur et Morven se tenaient juste derrière la porte. En traversant la salle Olaf était une fois de plus impressionné par les changements survenus en Morven. Elle était toujours d’une extrême minceur, mais sa peau avait perdu son apparence boueuse et tout en étant encore incolore, elle était de plus en plus claire et transparente. Sa bouche n’était plus marquée par la douleur, mais semblait calme et patiente, bien dessinée et généreuse, mais elle était toujours pâle comme un linge. Il a à nouveau constaté comme son visage était bien dessiné mais peut-être que le plus grand changement se trouvait dans ses yeux. Avant ils avaient l’air si faibles, enfoncés, hantés par la terreur qu’ils étaient comme ceux d’une personne en train de mourir sous la torture. Maintenant, ils semblaient être plus profond chaque jour et briller, radieux sous la courbe de ses belles paupières.

Olaf s’émerveillait devant de la couleur de ses cheveux, aucun d’eux trois n’en avait vu de semblables auparavant, c’est pour cela qu’elle gardait toujours son capuchon sur ses cheveux, mais ses sourcils avaient une teinte délicate brun rouge, de même ses cils, très sombres à la base, palissaient peu à peu en montant et étaient couleur rouge or à leur extrémité. Olaf les trouvait vraiment remarquables, un cadre approprié pour l’ambre brun de ses yeux. Morven ressemblait à quelqu’un qui avait été confronté de très près à la mort, qui en avait échappé et qui récupérait peu à peu. Elle aurait pu passer pour une jeune fille délicate, sa croissance semblait s’être arrêtée, il y avait en elle une étrange asexualité et donnait l’impression d’être ailleurs mais ce n’était pas de la pureté mais plutôt une absence de ce qu’il faut pour être soit bonne soit mauvaise.

En réalité, il s’agissait d’une immense lassitude liée à une expérience que son corps et son esprit étaient incapables d’assimiler. Olaf était trop jeune pour comprendre tout cela, mais il le sentait vaguement. Tout ce qu’il pouvait comprendre c’était l’effet qu’avaient eu pour Morven la persécution et l’isolation qui découlaient de cette obsession de l’Eglise pour la sorcellerie. Il ne le savait pas, mais il avait gagné une grande intrépidité spirituelle lors de son expérience dans le cercle magique de Thur. En quelques minutes il avait acquis un grand courage spirituel et intellectuel et avec lui une liberté de pensée contre laquelle l’Eglise combattait avec toute sa puissance. C’est cette liberté d’esprit que l’Eglise considère comme son ennemi le plus dangereux et ces quatre personnes avaient une très grande liberté de pensée. Olaf l’a acquis lors d’un flash de compréhension, bien trop tôt pour quelqu’un de son âge. Morven l’avait par héritage, par son éducation et suite aux persécutions. Thur l’avait grâce à ses capacités mentales, ce qu’il avait appris et développé. Jan en disposait mais de façon modérée par sa révolte contre ce qu’il considérait comme une injustice personnelle, par sa morosité et son entêtement ... et par ressentiment pour tout dire, et Olaf, à travers l’épreuve qu’il avait vécu.

Lors de la dernière semaine, il était passé de l’état d’enfant à celui d’homme qui réfléchi, il avait été brutalement chassé de l’enfance par sa sympathie pour une autre personne. Il était hanté par la nécessité de protéger et secourir Morven, ou du moins, d’y prendre totalement part. Il n’y était poussé que par sa compassion, car lorsqu’il l’a vue pour la première fois, elle avait paru aussi repoussante qu’abandonnée. Qu’elle devienne chaque jour plus attrayante était plutôt la récompense de la vertu que la cause de cette vertu. Certes, lorsqu’elle lui souriait maintenant, il ne faisait plus aucun lien entre elle et la Sorcière crasseuse de Wanda.

Ils avaient prévu de rester entre eux et de se retirer immédiatement après avoir soupé, car ils voulaient partir de bonne heure le lendemain matin et ils ne voulaient pas se faire remarquer. Ils ont donc soupé et passé les heures qui ont suivi sans discuter avec les autres clients. Le lendemain ils se sont réveillés avec le soleil et sont partit, il faisait beau. Cela les rendait heureux, surtout qu’il semblait bien qu’ils n’étaient pas poursuivis. Ils étaient près à affronter leur avenir dans une brume rosâtre. Il y avait de nombreux villages éparpillés autour de Londres et la campagne était belle, à la fois vaste et variée, ainsi la capitale semblait être plantée au milieu d’un grand jardin.

Des hauteurs de Hampstead, ils ont regardé la vallée fertile et les splendeurs de la grande cathédrale, qui se révélaient à eux dans l’air cristallin de la belle journée, sa surface brillait ici et là lorsque le soleil frappait la pierre qui venait d’être taillée. Ils la regardèrent plein d’admiration et d’émerveillement que l’homme puisse concevoir et bâtir un tel édifice, car l’ampleur de sa conception et la beauté de ce que les artisans avaient réalisés n’avait d’égal nulle part ailleurs. De là où ils étaient, adouci par la distance et l’atmosphère particulière anglaise, la cathédrale avait une teinte nacrée. Elle semblait être un amoncellement de pierres sculptées et empilées. Si solide... et pourtant elle semblait s’envoler dans le bleu intense du ciel et semblait être ainsi le trône de Dieu lui-même.

« C’est une merveille ! » a dit Morven en brisant le silence dans lequel ils s’étaient plongés en admirant le spectacle. « C’est vraiment le symbole de Dieu. Pourquoi est-ce que l’Eglise ne peut pas être aussi sainte et gracieuse dans ses actes envers les hommes qu’elle se manifeste dans ce grand temple ?

- Ce n’est pas l’Eglise ! » a ironisé l’aîné des frères Bonder avec un mépris suprême. « C’est le maître-maçon et les hommes qui l’ont construit sous ses ordres.

- Non, il y a plus que cela. C’est le regard avec lequel nous la voyons et la grandeur de la vision dans l’esprit du maître-maçon avant même qu’il ne commence la construire. »

Jan le regardait sans comprendre, alors que Thur souriait de satisfaction et que Morven approuvait de la tête. Même à cette distance, la ville ressemblait un mélange de couleurs légèrement floues au milieu de la verdure. Ils ont pu voir le soleil briller sur la surface de nombreux petits cours d’eau qui coulaient dans les prairies et de nombreux petits moulins qui tournaient, alors que des bosquets brisaient ici et là la ligne d’horizon avec leurs ombres douces. La vue était belle et réconfortante.

A l’auberge où ils ont dîné l’ambiance était bonne et de nombreuses personnes s’adonnaient aux commérages. Il semble que les londoniens avaient l’habitude de se promener dans les prairies autour de leur ville et de se détendre dans les auberges. Dans leur propre régions autour de St Clare in Walden, les gens étaient taciturnes et austères et ne souriaient que rarement, mais ici les gens étaient joyeux et une blague osée les faisait rire, ils chantaient facilement de nombreuses ballades. Certains étaient gais, d’autres tristes, mais ils chantaient tous avec les autres ce qui surprenaient Jan et Olaf. Leurs vêtements de paysans étaient très colorés (surtout ceux des femmes) et leur discours ne l’était pas moins. Chaque village semblait avoir ses propres joueurs de cornemuse et son groupe de danseurs et seules les vieilles femmes semblaient se contenter de rester assises à tricoter du côté ensoleillé de leur maison.

Mais dans les villages il n’y avait partout un air de contentement car les conditions de vie y étaient ici aussi pitoyables et misérables, comme dans la plupart des régions d’Angleterre, mais ils avaient une gaieté générale et une propension à profiter des bons côtés de la vie, à rire pour oublier ses problèmes et être gai lorsque le soleil brillait. En effet, il y avait partout une joie quasi païenne sous ce soleil qui brille et réjouit toute la terre. L’hiver était vraiment passé et on commençait à entendre le chant des tourterelles dans tout le pays.

Après le dîner, ils sont passés par Finchley, St Pancras et Bloomsbury où ils ont rencontrés de vastes prairies parsemées de toutes sortes de primevères le long de petits ruisseaux ainsi que les moulins qu’ils avaient surplombés lorsqu’ils étaient dans les bois de Caen. Les haies étaient parsemées d’aubépine et les lourds parfums se mélangeaient au murmure de l’eau qui coulait, au clapotis des roues des moulins, le soleil brillait dans un ciel sans nuages et la terre entière semblait être atteinte par la lumière, les sons et les odeurs. Pas étonnant que les gens se promènent dans ces prairies se disait Olaf qui semblait découvrir la vie. Puis ils sont arrivés en un lieu où des fleurs à l’odeur d’amandes laissaient la place à une rangée d’ormes, ils avaient une meilleure vue sur la ville et côtoyaient certains des habitants de cette ville.

Un très beau seigneur avec sa dame, leurs serviteurs et tout une belle compagnie chassaient au faucon. La dame portait son faucon, capuchonné et tenu à la longe, à son poignet. Un oiseau était dans les airs, à la poursuite d’un héron qui avait pris son essor du bord du ruisseau. Le fauconnier était là, un cadre sur lequel étaient perchés quatre autres faucons, également capuchonné, était suspendu à son cou. La dame était jeune, son seigneur bien moins, mais c’était un vrai dandy qui s’efforçait de vivre avec sa femme dans la truculence et la jeunesse qu’arboraient ses vêtements. Sa tunique vert clair était chargée de broderies rouges et or tout comme son manteau, alors que ses braies, coupées très court s’arrêtaient au niveau des genoux comme une jupe, elles étaient faites du même tissu à damier que la doublure de son manteau. Il portait des chaussures brunes en cuir souple et des guêtres également brodées de rouge et d’or. Il portait un bonnet phrygien, assorti à ses chaussures, se terminant par un pompon. C’était un personnage imposant et remarquable, avec ses vêtements beaux et gais, sa barbe frisotée et ses cheveux bouclés au dessus des oreilles. Les visiteurs venant des campagnes le regardaient avec une certaine admiration car ils ne connaissaient que les vêtements sobres et pratiques mais il ne faisait pas semblant de ne pas les voir ni même d’être offensé par leurs regards.

La dame était d’une grande beauté, un fait qu’elle n’oubliait pas une seconde. Ses cheveux étaient aussi sombres que la nuit, elle avait une peau de pêche et de très grands yeux, insondables comme une mare en hiver. Ses cheveux étaient d’une beauté comme on en voit rarement, tressés et enroulés lourdement sur ses oreilles, sans les cacher mais en les mettant en valeur. Un fin filet d’argent constellé de joyaux pâles enserrait ses cheveux et un bijou en argent ornait son front.

Sa robe était coupée dans un tissu jaune et brillant parsemé de pois en argent, ses plis volumineux étaient resserrés autour de sa taille par une ceinture en pierreries. Elle avait un grand décolleté et un manteau gris et argent avec une doublure en belle fourrure blanche.

Jan regardait subrepticement cette charmante vision avec un étonnement total. Jamais il n’avait imaginé une chose pareille. Le visage ingénu de Morven montrait qu’elle aussi elle avait vu la dame. Pas un détail de cette vision fascinante n’échappait à son examen critique. Mais le tableau n’était pas complet sans leur page et ce fut lui que les yeux d’Olaf fixaient. C’était un jeune homme de dix-huit ans, grand et vêtu de la tête aux pieds de vêtements pourpres brodés d’or. Il portait un bonnet pointu et ses cheveux blonds tombaient en boucles sur ses épaules. Il marchait prudemment dans ses souliers pointus comme si l’herbe fleurie était un outrage pour ses semelles. Il parlait d’un discours hésitant, comme si les mots qui viennent d’eux-mêmes n’étaient pas assez bien pour sa langue. Bref, il était insupportable. Son seigneur le traitait avec un mépris affectueux mêlé de bonne humeur, comme s’il était trop jeune pour être pris au sérieux, mais sa maîtresse n’avait d’yeux que pour lui et chaque fois que l’occasion se présentait (c’est-à-dire souvent, son seigneur étant très occupé par les faucons) ils échangeaient des paroles à voix basse et échangeaient des regards amoureux.

« Par tous les saints ! Avez-vous déjà vu une telle beauté ? » a demandé Jan à Morven qui lui a répondu : « Oui, souvent. Elle est juive ? Vous ne pensez pas ?

- Elle n’a pas le teint d’une juive mais elle a un teint merveilleux que je n’avais jamais vu dans tous mes voyages. »

Ils ne le savaient pas, mais la dame était en réalité irlandaise et était couleur safran, et étant bien mariée, elle semblait sur le point de mettre en pratique le proverbe de son pays qui dit : ‘Personne ne passe à côté d’une tranche de pain coupée.’

- Si j’étais son seigneur, je garderais un œil sur le page » a ajouté Thur. « Non, je n’aime pas tous ces étalements de mauvais goût chez un homme. Si c’était mon page je lui sonnerais les cloches et lui apprendrais à ne pas flirter avec ma dame.

- Moi aussi » a dit Olaf car il l’enviait et espérait lui aussi avoir bientôt une telle vie, mais avec une différence. Il ne pouvait s’imaginer coiffé de la sorte ou avoir de telles manières.

« Je parle de la dame » leur a dit Jan avec tant d’ardeur que Thur éclata de rire.

« Oh, elle ! » s’exclamée Morven de façon provocante.

« N’est-ce pas une merveille ?

« Une merveille de malheur, la coquine basanée ! Si j’étais son seigneur je la coucherai sur mes genoux pour lui apprendre où regarder et ma main lui montrerait le chemin. »

Thur éclata de rire en y pensant et Jan fut offensé de la crudité de ses paroles. Ils ont continué leur chemin, entendant toujours le cri du fauconnier, les yeux fixés sur deux taches lointaines haut dans le bleu, l’une semblant rattraper rapidement l’autre. « Pauvre oiseau » soupira Morven « je ne sais de qui j’ai le plus pitié, du héron ou du seigneur. »

Alors qu’ils s’approchaient de la ville ils rencontraient toujours plus de personnes qui se promenaient sous le soleil de printemps et arboraient leurs beaux habits neufs, achetés pour Pâques. Bien que leurs vêtements aient à peu près tous les mêmes coupes, ils ont noté la diversité, la richesse et la couleur des matières utilisées ainsi que la beauté de la conception des broderies et des bijoux. Les citoyens de Londres étaient indubitablement très riches et aimaient le montrer. Chaque apprenti et serveuse folâtrait et s’amusait sur les larges bords gazonnés de la route, arborant de beaux rubans ou un macaron brodé d’une guilde ou de maîtrise.

« Lorsqu’on sera chez nous cela nous semblera bien triste après avoir vu ça » déplora Jan en traversant Holborn. « J’aimerais être déjà à la maison. »

« Faisons demi-tour alors » s’écria Thur et Jan l’a rejoint dans son rire, mais il se consolait dans sa grande détermination à reconquérir tout ce que son grand-père avait perdu. Lui aussi aura ce qu’il y a de meilleur... un jour, et, pour la première fois dans sa vie Olaf lui aussi réalisait tout ce qu’ils avaient perdu et que jusque-là il considérait, secrètement, sans importance. Son amour pour toutes les choses de la nature, sa vie, sa beauté et sa variété, avaient été pour lui une compensation pour l’inconfort et les privations de leur vie, qui sans trop y réfléchir, lui avait semblé être le lot de tous et donc inévitable. Maintenant, il avait vu une autre facette de la vie caractérisant cette ville riche et gaie. Il avait imaginé Londres, mais pour lui ce n’était qu’une ville comme la leur, St Clare, en plus grand... mais que les deux villes étaient différentes! St Clare in Walden était d’abord dominée par l’Eglise, représentée par la grande abbaye située à vingt cinq kilomètres, et ses annexes, l’Abbaye de Chipley et le prieuré de religieuses à l’extérieur de la ville. St Clare était aussi sous l’emprise d’Esquire Walter Upmere, l’homme de main de Fitz-Urse. A cause des exactions combinées de l’Eglise et de leur seigneur, St Clare a été totalement pillée et affaiblie. Le seigneur abbé était un jouisseur instruit, ne cherchant que son aisance et son plaisir. Esquire Walter n’était lui-même qu’un rustre, bourru, illettré et indiscipliné, à moitié fermier et à moitié soldat, mais totalement voleur, il régnait sur la ville avec une main de fer dans un gant de triple airain. Son apparence était toute simple et il n’était pas aussi bien vêtu que Thur.

C’est pourquoi les frères Bonder étaient tous les deux très étonnés de constater que leur petit monde n’était qu’un grain de sable dans un sablier, comme la cinquantaine d’autres villes équivalentes dispersées à la surface de l’Angleterre. Dans cette grande ville, habitait le roi avec sa cour et la vie était bien au-delà de ce que pouvaient imaginer les gens vivant à St Clare. Olaf pensait que le monde où il était né était en effet bien étroit et qu’ici l’espace était bien plus vaste.

Ils sont entrés dans Londres par la Nouvelle Porte et Olaf ne voyait que gaieté et indépendance chez ceux qui étaient dans cette ville. Ils semblaient ne pas s’intéresser aux autres, ne rien craindre, comme s’ils avaient tous droit à ce que les plus grandes richesses pouvaient offrir.

Quand monseigneur l’abbé venait à St Clare, les bourgeois s’alignaient et attendaient son passage la tête baissée devant ses trois doigts levés. Si Esquire Walter venait, il avait la rue pour lui tout seul, les bourgeois semblaient sentir son odeur dès qu’il décidait de quitter son château et ils ne revenaient que lorsqu’il rentrait chez lui. Seuls les frères et les soldats riaient publiquement et chantaient des chansons à St Clare. Ici pourtant il y avait de nombreuses personnes le long d'une rue étroite, certains étaient à la recherche d’une auberge. Face à eux arrivait une dame dans sa litière, escortée par son mari et sa suite de six serviteurs qui marchaient devant et derrière, tous vêtus de vêtements riches et gais qui semblait si courant ici. Mais les gens n’étaient pas debout humblement à céder le passage à ceux qui leur étaient supérieurs, et les serviteurs devaient se frayer un chemin à travers la foule, ce qu’ils faisaient avec bonne humeur. Ce n’était que quand la litière et la dame étaient aperçues par hasard que les gens se poussaient de côté en faisant des commentaires sur la beauté de la passagère, qui souriait et les remerciait poliment pour leur courtoisie.

Ils restèrent bouche bée face à deux Chevaliers du Temple. « J’ai beaucoup entendu parler d’eux » a dit Jan. « Ils crachent sur la Croix et adorent une statue, mais ils se battent toujours bravement pour la Croix, au-delà des mers. Quelle est la vérité selon vous Thur ?

- Il y a de nombreux histoires » répondit-il. « On dit que l’Eglise ne les aime pas car ils ne confessent pas aux prêtres, ils ne se confessent qu’entre eux et sont flagellés pendant ce temps. On dit qu’ils sont initiés à minuit, déshabillés, qu’ils reçoivent des baisers impies et qu’ils foulent la Croix. On dit qu’ils ont une idole qui est à moitié homme et à moitié chèvre, appelée Baphomet et qu’ils pratiquent la magie et qu’ils ne sont pas chastes. - Mais ne racontent-on pas la même histoire sur la moitié des abbayes d’Angleterre ? Nous savons qu’ils sont riches et puissants et donc haïs, mais ils sont toujours les plus courageux à la guerre et j’ai aussi entendu dire que le mot ‘Baphomet’ veut tout simplement dire ‘Le Père du Temple de la Paix Universelle parmi les Hommes’ écrit à l’envers ‘Templi Omnium Hominim Pacis Abbas’ pour le travestir, mais qui est ce Père du Temple, ça je ne peux pas le dire. » Ils n’étaient pas allés loin dans la rue principale quand ils ont entendu les aboiements insistants des chiens accompagnés d’un tintement de clochettes ainsi que le son aigu d’une cornemuse et la voix d’un chanteur paillard. Un groupe de villageois s’était rassemblé et restait les bras croisés à regarder un spectacle qui pour eux était aussi normal que la lumière du jour, et avait pour principal intérêt de permettre les ragots.

« Est-ce une fête ? » a demandé Morven.

Thur a secoué la tête. Son « laissez passer mon ami » leur a permis d’avancer facilement dans la foule et ils sont arrivés au niveau d’un petit groupe de six personnes marchant péniblement sur les pavés en file indienne. Ils avaient l’air mortifiés, les pieds endoloris et boitaient.

Leur chef totalement épuisé se cramponnait à son bâton. Sa barbe était longue et emmêlée, et ses yeux étaient enfoncés dans son visage émacié. Il portait un long cilice qui descendait jusqu’à ses mollets et qu’il portait à même la peau. Une lourde chaîne de fer faisait le tour de sa taille et elle teintait quand il se déplaçait. Il avait aussi un manteau de toile de jute accroché sur son dos. Son corps était si maigre que tout cela ressemblait à des chiffons sur un épouvantail. Il ne récitait pas le chapelet et ne faisait pas teinter de cloche, car il avait besoin de ses deux mains pour tenir son bâton, sans cela il serait tombé. Alors qu’il avançait en trainant, Morven a vu que ses pieds saignaient sous la poussière qui les recouvrait. Ses mains maigres et sèches étaient comme des coquilles de noix sale et ses ongles longs, noirs et repliés vers l’intérieur étaient tels des serres. De temps en temps, il murmurait d’un ton monocorde, ses lèvres étant trop sèches pour qu’il puisse s’exprimer clairement : « St Alban soutient-moi. Bienheureux Jésus sois ma force. Douce Marie, prends pitié de moi !

- Qui sont ces gens ? » a demandé Morven émerveillée.

« Des pèlerins, » lui a dit Thur alors que Jan reniflait bruyamment et qu’Olaf murmurait, « Saints bienheureux, quelle affliction. » Thur s’est tourné sur sa selle et leur a jeté un regard plein de réprimandes et a mis un doigt sur ses lèvres de façon significative ce qui a fait rougir les deux frères. Le spectacle était nouveau pour Morven qui n’avait jamais entendu parler de telles pratiques. C’est pourquoi elle observait ce groupe de dévots avec une attention toute particulière.

La femme qui marchait à côté du chef n’était pas du tout aussi mal en point que lui. Certes, elle était vêtue de toiles de jute mais elle ne les portait pas à même la peau, elle n’avait pas de chaîne autour de la taille, mais une belle ceinture et ses pieds étaient chaussés de sandales qui ne contenaient pas de pois secs, et elle marchait en chantant son chant avec vigueur. Les quatre autres hommes du groupe étaient tout aussi joyeux, sales et échevelés, sainement fatigués de leur journée de gueux, mais tous avaient l’air bien nourri et prospère. Morven a appris de leur discours (qui était entièrement laïque) que le lendemain ils iraient à St. Edmundsbury pour y visiter le sanctuaire sacré. Apparemment, ils avaient passé ainsi l’été en vacances perpétuelles, voyageant d’un lieu à un autre et d’un sanctuaire à un autre en combinant piété et plaisirs d’une façon des plus louables. Encore une fois Morven a souri en jetant un œil amusé à Thur, mais pour une fois, il s’est montré indifférent, son attention professionnelle étant concentrée sur le chef misérable de la troupe. Lui, avec le visage enfoncé sous son capuchon, hésitait sur le chemin à suivre, ses yeux fanatiques regardaient fixement, sans se soucier comme ses compagnons, la foule se rapprochant rapidement, et ses oreilles restaient sourdes aux chansons licencieuses et à la musique de la cornemuse. Thur pensait que chaque pas serait son dernier et il doutait qu’il ait vraiment été conscient de quoi que ce soit, du début à la fin du pèlerinage.

« En vérité, ce doit être un grand pécheur, pauvre âme » a commenté une femme à côté de Morven avec une grande satisfaction.

A ce moment il est tombé, le bâton, les clochettes et la cloche ont fait un grand bruit. Il était couché par terre, le visage collé aux pavés comme si s’était son dernier refuge. Le cheval de Thur s’est cabré et a commencé à s’exciter et faire du bruit, Thur a eu beaucoup de mal à le calmer.

Instantanément la femme s’est rapprochée de leur chef et a passé ses bras autour de lui en cessant de chanter. La cornemuse s’est tue en une sorte de gémissement lugubre. La foule regardait le spectacle et Thur a donné ses rênes à Morven et est descendu de cheval.

« Non, Sir Thomas. Bon Sir Thomas ! » chantonnait la femme en s’efforçant de le relever.

« Laisse-le couché par terre » a dit Thur « Allez lui chercher de l’eau. »

Une femme, qui regardait par sa porte ouverte, a disparu pour réapparaître avec un bol d’eau.

« Merci à vous, Maîtresse » a dit Thur.

« Dieu vous le rendra » a soufflé la chanteuse, assise sur les pavés et secouant sa tête tombée sur ses genoux.

« Il a vraiment besoin de repos » a dit Thur, humidifiant le front sale et les lèvres avec son propre mouchoir qu’il avait plongé dans le bol. « Nous devons lui chercher un abri.

- Non, ce ne sera pas possible avant que le pèlerinage ne soit terminé » a-t-elle répondue, troublée.

« Est-ce que ses péchés sont si lourds sur ses épaules ? » a murmuré Thur en humidifiant les lèvres avec de l’eau.

« Des péchés ? » a-t-elle dit avec horreur. « Il n’y a pas, en dehors de paradis, de plus grand saint que le bon Sir Thomas. »

Thur a poursuivi sa tâche en silence et a réussi à verser un peu d’eau dans la gorge de son patient. Quelques minutes se sont écoulées. Le silence est tombé sur la foule qui avait déjà appris qu’un grand saint était en train de mourir, de sorte que, quand il a bougé et qu’il a regardé Thur dans les yeux, le feu de sa résolution intact, il y a eu un murmure de déception. Lorsque, avec l’aide des deux personnes, il s’est levé et se tint debout entre eux, faible mais intrépide, la foule a oublié son chagrin et a applaudi. Après tout, il pourrait bien arriver au sanctuaire et de là-bas aller directement au paradis. Qu’est-ce qui pourrait être mieux que cela ?

Instantanément le cornemuseux s’est remis à jouer joyeusement pour égayer les affligés, et, remis sur pieds, Sir Thomas, accompagné de toute sa troupe, est reparti en titubant. La femme s’est éclairci la voix, elle allait se remettre à chanter quand elle a été stoppée par ce qu’elle a vu au loin.

D’une ruelle même pas six pas devant eux sont sortis des moines en procession qui chantaient solennellement, le prêtre portait un crucifix dressé vers le ciel. La femme attrapa le cornemuseux par la manche et lui a donné un coup dans les côtes accompagné d’un regard d’alerte en direction de la ruelle. Il les vit avec consternation et une sorte de hurlement étouffé est sorti de l’instrument alors qu’il est passé avec dextérité à un chant lugubre qu’elle a entonné avec enthousiasme. Qu’il s’agisse d’un chant différent n’a pas vraiment modifié leur agitation. La foule est tombée à genoux, tout comme les pèlerins. Le cornemuseux lui s’est accroupi. Le prêtre, qui avait remarqué la manœuvre, regarda un instant la femme avec aigreur avant de tourner à gauche vers l’abbaye. La petite troupe de pèlerins s’est relevé et a suivi la procession, digne et la mine contrite, le cornemuseux a repris son bourdonnement et les cinq pèlerins ont recommencé leurs chants et Sir Thomas s’est remis à murmurer son incantation éternelle, « Saint-Alban soutiens moi. Bienheureux Jésus sois ma force. Douce Marie prend pitié de moi ! »

Thur et les autres chevauchaient lentement derrière eux. A peine ce cortège avait-il disparu qu’ils en ont vu un autre au loin. A l’avant il y avait des prêtres portant une croix énorme, puis d’autres prêtres avec des bannières, puis une procession de personnes, hommes, femmes et enfants, tous nus comme au jour de leur naissance, marchant deux par deux. Tous avaient un martinet en cuir à la main, et avec des larmes et des gémissements, ils se fouettaient le dos jusqu’au sang toujours en pleurant et implorant le pardon de Dieu et de sa Mère.

« Par Dieu, que sont ces gens ? » a demandé Jan

« C’est la secte des Flagellants » a répondu Thur. « J’ai entendu parler d’eux, mais je n’en avais jamais vus. Ils ont commencé à Peruga, puis à Rome, et se sont propagés dans toute l’Italie. Ils le font pour absoudre leurs péchés et les péchés des autres. Enfin c’est ce qu’on dit.

- C’est un spectacle maléfique » a dit Morven. « Ils vont trop loin. Il est vrai que dans le Culte des Sorcières on nous enseigne que l’eau purifie le corps, mais l’escourge purifie l’âme, mais nous ne faisons pas couler le sang. » Olaf regardait tout cela en silence et y réfléchissait. C’était là un aspect de la vie très éloigné de ses oiseaux et des beautés qu’on voyait en ce moment dans les forêts sauvages, mais de façon étrange ces aspects semblaient se compléter, un peu comme s’il voyait l’ensemble d’une sphère au lieu de ne voir que l’une de ses parties.

Jan, lui en voyait autant qu’Olaf et Morven, car il était naturellement perspicace et attentif, mais il avait l’obsession de réussir. Il a vu dans tout cela quelque chose qui pouvait favoriser sa propre ambition et ce qu’il espérait. La liberté, la vie facile, de beaux vêtements, tout ce à quoi il avait droit de par sa naissance, des choses qu’il allait bientôt retrouver.

Quant à Morven, elle semblait ne faire que regarder. Elle avait été rejetée à cause de la cruauté du corps le plus puissant du monde des hommes et s’ils n’avaient pas réussi à briser sa volonté, ils ont fait de leur mieux pour briser son corps. Seules sa jeunesse et son endurance naturelle avaient pu la sauver. En se remettant complètement des mauvais traitements, elle commençait à retrouver d’autres facultés, mais sa foi en l’humanité tout entière avait été détruite. Elle pouvait faire confiance à d’autres personnes quand ils avaient fait leurs preuves, comme l’avaient fait Thur, Olaf et Jan, mais elle connaissait cette foule qui riait et était de bonne humeur autour d’elle, ces petits seigneurs joyeux et leurs femmes. Au premier cri de ’Sorcière !’ ils se tourneraient contre elle et la mettraient en pièce, et ils seraient tous à rire gaiement lorsqu’on la brûlerait sur le bûcher.

Elle ne voulait pas y penser. Elle regardait les femmes et contemplait leurs vêtements, surtout ceux des nobles, leur assurance, leurs manières, leur façon de parler, leurs intonations et tous les détails de leur beaux costumes. Mais elle était préoccupée par d’autres questions. Dans quel but ces trois là l’avaient cherchée et sauvée ? Comment avaient-ils entendu parler d’elle ? Ces questions sont restées sans réponse. Thur avait promis de tout lui dire quand ils seraient en sécurité chez lui et cela lui convenait. Elle savait aussi qu’il allait retarder leur retour aussi longtemps qu’il le pourrait.

Elle savait que Thur était médecin, elle se doutait que c’était quelqu’un d’exceptionnellement intelligent et qu’il se préoccupait surtout de sa santé. Avant qu’il ne puisse l’emmener dans sa future maison, il souhaitait qu’elle ressemble à une jeune fille de dix-neuf ans ... ou autant que possible vu les circonstances.

Ils ont passé cette nuit là à l’auberge du Sanglier Bleu.


Chapitre VIII – Londres est une belle Ville

Le lendemain, étant un des nombreux jours attaché à un saint était aussi un jour un jour férié à Londres. Il s’y tenait la grande joute à Smithfield. Il semblait à Jan et Morven, qui étaient particulièrement endormis, que la ville était en émoi depuis l’aube. A six heures les cloches de nombreuses églises ont sonné avec celles de Saint-Paul et ils leur fut impossible de dormir plus longtemps, ils se sont tous levés et sont allés à la messe. L’intérieur de la cathédrale était l’un des plus impressionnants au monde. Elle était d’une taille inhabituelle, avec des piliers qui éloignaient la pénombre du toit et lui donnait une noblesse austère. On avait l’impression que la main de l’homme seule n’avait pas pu réaliser cela. Les volutes d’encens et le chant solennel annonçaient la procession des prêtres. Les chants sonores en latin montaient et descendaient, enflaient et rebondissaient, alors que sous les arches une vaste mosaïque de couleurs, jaune, vert, bleu, rouge et or se balançait comme un champ de coquelicots multicolores dans le vent tandis que les gens s’agenouillaient, se relevaient et s’agenouillaient une fois encore sur les pierres nues. Tout exprimait la volupté mêlée d’austérité caractéristique du moment. Le soleil qui montait traversait la fenêtre orientale et traversait l’atmosphère poussiéreuse formant un puits de lumière dorée qui atteignait la porte occidentale. Pour Morven ce devait un don que Dieu faisait à la cérémonie.

Alors que les prêtres sortaient et que leurs chants s’éteignaient, les citoyens poussaient et se bousculaient les uns les autres dans les rues étroites où les avancées des toits étaient si profondes que le soleil pouvait à peine pénétrer entre les maisons. Seule une bande de bleu trahissait l’existence du ciel. Morven, qui regardait leur hâte de s’en aller, se demandait si ces gens allaient à la messe pour l’amour de Dieu ou par crainte de l’Eglise. Il n’y avait pas à hésiter: entre ces derniers et les siens qui se réunissaient le jour du sabbat, on voyait bien ceux dont la participation au culte était la plus sincère. Si on les laissait choisir, ces gens là ne retourneraient-ils pas à la religion qui était le plus facile à suivre et qui leur procurerait le plus de plaisir ? Les habitants de Londres semblent être plus mondains, ne pensant qu’à la quête de richesses et à la conquête du pouvoir temporel, sont agressifs et lestes à se battre pour protéger leurs droits... en opposition directe avec ce qu’enseignait le Christ dont le nom arrivait si facilement sur leurs lèvres et dont ils avaient célébré la messe sans aucun esprit d’humilité.

La grande animation de la journée avait lieu à Smithfield et c’est là qu’ils se sont rendus. Inutile de demander où c’était car tout le monde parlait à voix haute de la joute et tous y allaient. Ils n’avaient qu’à suivre la foule. Le terrain de joute avait été mis en place près du village de Holborn, dans un grand pré plat dont l’herbe venait d’être tondue, il y régnait donc une bonne odeur de foin.

Le terrain de joute occupait le milieu d’un grand domaine et on avait installé des gradins en bois brut de chaque côté pour que les femmes de la noblesse puissent s’y assoir. Chaque chevalier inscrit pour la joute avait son pavillon au-dessus duquel flottait une oriflamme portant ses armoiries brodées sur un fond de soie. Son armurier, ses cavaliers et six autres serviteurs œuvraient ou flânaient en attendant que la joute commence. Ces pavillons étaient magnifiques, c’était des notes joyeuses avec leurs banderoles flottant au vent. Ils étaient parfois entièrement blancs, parfois rayés ou encore à damier. Thur reconnaissait quelques pavillons, mais il ignorait la signification de la plupart d’entre eux, même si les gens les connaissaient bien et exprimaient franchement leur opinion sur celui qui portait ces couleurs, son caractère, ses chances de vaincre et les espoirs qu’ils avaient pour le lutteur, qu’ils prédisent une victoire ou une défaite. Il était encore tôt, les nobles et les riches marchands n’étaient pas encore arrivés et la foule errait à la recherche d’autres spectacles.

A l’écart du terrain de joute il y avait une sorte de foire. Les stands avaient été installés dans un grand cercle à bonne distance. Il y avait de quoi manger et boire, et on y vendait des petits objets susceptibles d’intéresser les acheteurs par leur nouveauté. Il y avait partout des colporteurs qui avaient déballés par terre leurs marchandises. Is vendaient des rubans, des insignes, de la broderie, des bijoux fantaisie et des médailles pieuses. Il y avait aussi des cornemuseux, des chanteurs, des danseurs, des jongleurs, des nains, des mendiants, des personnes difformes affichant leur monstruosité... tous abondaient. Ici et là il y avait des groupes de danseurs réunis autour d’un cornemuseux qui se louaient à la journée ou à l’heure à toute personne prête à les payer pour leurs services. Il y avait deux terrains de combats de coqs dans les coins opposés du terrain de joute où l’on entendait le chant des oiseaux dans une constante clameur rauque. Il y avait des combats de bâton, une forme de concours qu’appréciaient tout particulièrement les apprentis londoniens et où ils étaient très habiles. Pour ceux qui préféraient le tir à l’arc il y avait aussi des cibles pour archers.

Les bagarres étaient fréquentes, surtout parmi les groupes rivaux d’amuseurs et elles étaient généralement réglées en faisant appel au public qui faisait preuve d’une véritable impartialité et exerçait une sorte de justice sommaire en essayant de prêter attention à tous avec bonne humeur. De nouveaux groupes de personnes continuaient d’affluer, des familles entières avec leurs enfants et les animaux. Tout le monde s’asseyait sur l’herbe, chaque groupe avait amené un énorme panier de nourriture, que comme le faisaient londoniens depuis que Londres existe, ils ont attaqué avec voracité dès qu’ils sont arrivés et ont continué à manger durant toute la journée sans aucune diminution apparente de leurs réserves. Un groupe de jongleurs s’était installé à proximité d’une cible de tir à l’arc. Parmi eux il y avait un nain bossu qui faisait des acrobaties vraiment amusante et très sophistiquées et à qui les gens donnaient pas mal d’argent lorsqu’il les laissait toucher sa bosse. Quand ce fut fini tous on entonné un chant pas très mélodieux. Les deux frères Bonder se sont détourné pour regarder le tir à l'arc et ils furent bientôt rejoints par Morven et Thur.

Un jeune homme grand et corpulent, d’environ une vingtaine d’année, qui semblait être le leader d’une douzaine hommes du même âge, venait de retirer sa flèche de la cible, elle n’était qu’à un pouce du mille. « Oh, beau tir, » s’écria Jan de si bon cœur et si spontanément que Thur et Morven se sont tourné vers lui pour le regarder avant se regarder l’un l’autre. Jan et Olaf applaudissaient de bon cœur et le jeune homme que ses amis appelaient Kit les a d’abord regardé avec arrogance, comme l’aurait fait un maître orfèvre de Londres face à un apprenti. D’autres membres du groupe ont à leur tour tiré leurs flèches avec un succès très médiocre, et faisant un pas en avant avec une apparente nonchalance et un sourire très condescendant, Kit a tiré une autre flèche. Il a raté le centre de très peu.

« Oh, excellent ! » s’est écrié Jan à nouveau et cette fois le jeune seigneur a souri en entendant les applaudissements.

Jan était maintenant debout près de Kit et involontairement il a tendu la main vers l’arc que lui tendait gracieusement Kit en proposant aussi une flèche tirée de son carquois, que Jan a pris en remerciant. Morven et Thur ont vu que Jan avait changé. Son impatience et son mécontentement habituel face à la vie faisait qu’il marchait le dos voûté, mais maintenant il se tenait droit. Ses yeux sont devenus alertes et vifs, sa bouche souriait, il était plus facile à vivre et ouvert. Morven a noté que sa position mettait en avant sa grande taille et sa silhouette musclée, et à ce moment elle a réalisée qu’à sa manière il était aussi beau qu’Olaf.

Jan a tendu son arc et envoyé sa flèche qui a atteint le centre exact de la cible. Puis il a tendu l’arc à Olaf avec un sourire sollicitant et désarmant à Kit qui hocha la tête et a tendu une autre flèche. Celle d’Olaf a atterri juste à côté de celle de Jan.

Un concours avait maintenant lieu entre les trois personnes et Kit fut définitivement battu. Peut-être n’était-il pas si populaire parmi ses compagnons et que c’était un chef que les autres ne suivaient pas de bon cœur ? Ils semblaient heureux du succès des frères Bonder, que Kit appréciait de moins en moins.

Enfin, Olaf, voyant comment tournaient les choses a tiré Jan par la manche en indiquant du regard le combat qui devait se terminer.

« Merci beaucoup, mon ami», a dit Jan, toujours avec son nouveau sourire. « Ce fut un honneur pour un paysan comme moi de tirer contre un si bon archer. »

Morven n’avait pas imaginé que Jan Bonder puisse être gracieux et elle le regardait d’un regard approbateur, les lèvres légèrement entrouvertes, alors que Thur s’étonnait également devant ce changement. L’affaire se serait terminée heureusement si Thur n’avait pas murmuré malicieusement à Morven: « Si c’est là notre vrai Jan, pour l’amour de Dieu, qu’on s’occupe de Fitz-Urse et que chacun retrouve son bien. » Son rire a retenti spontanément, long et à gorge déployée.

Kit était mécontent à la fois parce qu’il avait été battu alors que jusque-là il avait régné en maître et aussi parce que ses amis avaient encouragé ses adversaires et qu’en plus il pensait que le rire était provoqué par sa propre déconvenue. Il voulait se défouler sur quelqu’un. Il a arraché la dernière flèche de son carquois et en tendant l’arc à Morven il lui a dit d’une façon très désagréable : « Allez ma belle, à ton tour. Comme tu ris c’est que tu dois être meilleure que nous tous. »

De nombreuses femmes pouvaient tirer à l’arc, même si on leur niait toute compétence en la matière, mais Morven n’avait aucune expérience de ce sport. Elle a reculé d’un pas et n’a même pas tenté de prendre l’arc tout en regardant Kit avec consternation.

« Allons ma belle. Vas-y, belle comme tu es » a raillé Kit.

Morven s’est rapidement préparée à faire face à un danger potentiel. Elle a récupéré une apparence de sang-froid et a écarté l’arc et la flèche. « Ce n’est pas mon arme.

- Non ? » a demandé Kit poliment. « Et tu as une arme favorite ? »

Cet échange lui a fait retrouver un peu du prestige qu’il avait perdu auprès de ses amis et Kit était dans son élément lorsqu’il s’en prenait à quelqu’un sans défense. Thur, Jan et Olaf mimaient l’insouciance mais en réalité ils étaient fort inquiets et ce demandaient comment cela allait évoluer. Thur maudissait secrètement leur rencontre avec le groupe d’archers lorsque Morven s’avança vers la cible, elle sorti son couteau avec une soudaineté surprenante, et sans effort apparent, elle l’a lancé au centre de la cible. Jan et Olaf ont regardé abasourdi et Thur a cligné des yeux rapidement une fois ou deux.

Kit fut déconcerté et il l’a montré. Il semblait vraiment détester Morven. « Beau travail » a-t-il éructé. « Plus par chance que par habileté, j’imagine. »

Morven était en furie et a fait un geste rapide vers son couteau. Kit recula, mais pas avant qu’elle n’attrape le couteau de Kit et le lance dans la cible et qu’il se plante à côté du sien. Puis elle s’est retournée et a regardé Kit droit dans les deux yeux. Sans un mot, il s’est dirigé vers la cible, a arraché les deux couteaux et les lui a rendu. En présentant à Morven son couteau par le manche il a dit : « C’est un bon truc, ma belle, tu es forte. » Morven a pris le poignard, l’a rangé et a souri pour remercier mais n’a fait aucune remarque et en mettant la main à son chapeau pour saluer tout le monde Kit a rejoint ses compagnons.

Les amis de Morven s’étaient groupés autour d’elle, la pressant de question à voix basse. Où avait-elle appris à lancer le couteau de la sorte?

« Oh, » dit-elle « les matelots me l’ont appris et la pratique m’en a donné la compétence. C’est facile, il ne faut qu’une main ferme et un bon œil.

« Je l’ai déjà vu faire en Espagne, mais rarement en Angleterre. » leur a dit Thur. Les frères Bonder ont déclaré qu’ils allaient s’y essayer et Morven leur a dit : « Fabriquez-vous une cible en paille et entrainez-vous car si vous le jetez maladroitement sur quelque chose de dur, comme un arbre, vous risquez de casser la pointe de votre couteau. »

Une fanfare de trompettes a fait cesser la discussion en annonçant l’arrivée du premier chevalier. C’était un personnage splendide en grande tenue de combat, chevauchant un lourd cheval presque entièrement recouvert de tissus de drap bleu et argent. Deux écuyers chevauchaient derrière, l’un portant son casque, l’autre son bouclier et sa lance. Il fut accueilli par les applaudissements des gens qui s’étaient éloignés des divers autres attractions et s’alignaient de chaque côté du terrain de joute.

A partir de ce moment il y a eu un afflux continu de spectateurs et de participants, des nobles, des membres de la petite noblesse, des gros marchands et des roturiers, jusqu’à ce que chaque place des gradins soit occupée et le tournoi prêt à commencer.

Jan a noté avec excitation que sa dame de la chasse au faucon était assise au centre du gradin principal, sous un dais de bois doré d’où partaient des festons de fleurs et des rangées de petites bannières fixée à une corde et formant une sorte de tonnelle. Le bois brut du gradin était recouvert de tapisseries et de tapis habilement cousus que les croisés avaient ramené d’orient et d’une valeur inestimable. Tout cela avait un aspect vraiment somptueux et les bannières qui flottaient au-dessus de leurs têtes et les banderoles portant des blasons et des devises de toutes les couleurs connues, surpassaient presque l’éclat des vêtements de l’auditoire. Comme certains magnifiques émaux de Limoges, ces joutes de Smithfield brillaient du magnifique vert émeraude de l’herbe de printemps sur le bleu profond du ciel éclairé par le soleil.

Aujourd’hui, la dame de Jan était vêtue de blanc et d’argent, ses vêtements miroitaient sous le soleil à chacun de ses mouvements. Un chapelet de roses blanches couronnait ses cheveux noirs comme la nuit et elle portait un voile d’argent en dessous. Ils ont appris qu’elle devait accorder le prix du tournoi et qu’elle était la dame de Lord Jocelyn de Keyes.

« Elle est en effet d’une très grande beauté » a soupiré Jan, et, comme elle l’avait entendu elle a tourné vers lui ses yeux bleus noirs à la profondeur insondable, ce qui a fait rougir Jan tout en faisant naitre un petit sourire sur ses lèvres. Parmi toutes les dames, elle était de loin la plus belle, et au milieu de tout cette débauche de couleurs et de positivité, elle était un pâle emblème de l’insaisissable. Cela explique pourquoi tous les regards des hommes se tournaient vers elle avec désir... ce qui était exactement l’effet auquel elle souhaitait parvenir.

Lorsque la joute a réellement débuté ils ont découvert qu’il s’agissait d’un spectacle réservés à quelques privilégiés... ceux qui sont assis de chaque côté de la joute. Ils pouvaient voir chaque chevalier pendant qu’il chevauchait jusqu’au côté opposé, ils pouvaient le voir tourner et pousser son cheval pour qu’il charge, la visière baissée et la lance couchée. Ils admiraient la poussée foudroyante et entendaient le choc de la rencontre qui semblait même faire trembler la terre. Ils entendaient les applaudissements des spectateurs et la jubilation des vainqueurs, mais ils ne pouvaient pas voir le combat en lui-même, l’instant du choc entre les deux combattants et après vu une demi-douzaine de fois la répétition de la même scène, ils se sont lassé d’autant plus qu’ils ne connaissaient aucun des combattants et ne se souciaient donc que fort peu de leur sort.

C’est ainsi qu’ils ont passé la journée à danser, chanter, tirer à l’arc, faire la fête et admirer les différents spectacles, et lorsque les frères Bonder ont quitté l’endroit au début de l’après-midi la plus grande partie de la foule était toujours là et y resterait longtemps encore après la tombée de la nuit.

Nos quatre amis avançaient dans les près jusqu’à ce qu'ils arrivent à Westminster. La magnifique Abbaye d’Edouard le Confesseur avait encore malheureusement besoin de nombreuses réparations et alors qu’ils la regardaient, l’un des frères est venu à eux. C’était un vieil homme, avec un visage doux et bienveillant, aux yeux myopes et scrutateurs. Lorsqu’ils ont pénétré dans l’église, il les y a suivis et il devint bientôt leur guide. Il leur raconta son histoire, en soulignant avec un grand enthousiasme sa perfection par rapport à tous les autres bâtiments. C’est grâce à lui qu’ils ont découvert le palais du Canut qui se trouvait non loin et comme il était ami avec l’un des gardiens, ils ont pu y jeter un œil. Ils ne furent pas très impressionnés même si le vieux frère, plongé dans le passé et dans les anciennes traditions, leur a fait remarquer des détails avec un enthousiasme né de sa longue fréquentation des lieux.

Mais Jan avait sa propre notion de ce que devait être un château et ça n’avait rien à voir avec ce palais, alors qu’Olaf préférait de loin la nature, et comme le faisait remarquer Frère Carol avec fierté, le Palais du Canut était bien pale à côté de la splendeur du Westminster Hall.

Ensuite, ils ont erré jusqu’à la rivière, d’où, venant d’un petite rangée d’échoppes, s’échappait une odeur de cuisine des plus appétissante. Ca faisait longtemps que midi était passé et ils avaient faim. En se rapprochant, ils ont découvert que ces magasins vendaient des aliments cuits de toutes sortes, aussi bien pour les bourses des riches que celles des pauvres. Des serviteurs arrivaient avec des plats couverts et repartaient avec du gibier rôti et des volailles. Des ménagères avec des paniers achetaient selon leurs moyens.

Ils ont commandé un repas sans plus tarder, apprenant que ces échoppes de nourritures étaient ouvertes jour et nuit afin que les voyageurs puisse être satisfaits à toute heure. Ils ont mangé un plat excellent en regardant couler la Tamise et ont échafaudé des plans de retour pour le lendemain.

« Ma petite réserve d’argent a fondue, » a dit Thur « et toi et Olaf vous devez y aller, Jan, si je ne veux pas me fâcher pour toujours avec votre mère. » Ils ont acquiescé à contrecœur.

Ils ont ainsi quitté le Sanglier Bleu au lever du soleil et pris leur petit déjeuner dans l’une de ces échoppes vendant de la nourriture, puis ils se sont dirigés vers la porte orientale de la ville. « C’est dommage de nous séparer, » a dit Olaf exprimant le sentiment de tous.

« Ne pourrions-nous pas revenir ensemble comme lorsque nous sommes partis ? » a demandé Jan.

« Mieux vaut pas. Quelques jours de plus opéreront une vraie magie sur Morven et chaque jour de plus l’éloigne de qui nous savons. Nous allons voyager tranquillement, avancer lentement jusqu’à la maison."

Ils se séparèrent : les frères Bonder ont grimpé sur leur cheval et ont continué leur route, laissant Morven et Thur toujours assis sur l’herbe. Plusieurs fois, ils ont regardé derrière eux jusqu’à un virage de la route qui leur bouchait la vue.


Chapitre IX – Sur le Chemin du Retour

C’était le dernier jour du voyage de retour de Thur et Morven et ils pensaient atteindre St Clare en Walden vers midi. Le temps était au beau fixe et tous deux chevauchaient très proche l’un de l’autre pour pouvoir parler à voix basse et ne pas être entendu. Tous ces jours, sans cesse, elle lui avait posé des questions sur Jan Bonder et l’histoire tragique de sa maison, sa mère, les aventures de Thur et enfin, sur le sujet le plus grand de tous, l’art magique. Thur parlait maintenant avec ardeur, presque comme s’il se parlait à lui-même, en racontant sa première tentative, l’épreuve d’Olaf dans le cercle magique et l’ordre de l’esprit invoqué qui était venu par la bouche du garçon: « Cherchez la Sorcière de Wanda.

- Et ce fut votre première tentative ? » a-t-elle demandé.

« Oui, parce que je n’avais pas les instruments nécessaires ni la possibilité de les fabriquer. Tu as les deux couteaux et j’ai donc été invité à te rechercher. Avec ces couteaux je peux faire le burin et l’épée magique, les pentacles et les talismans. Ce sont des clefs précieuses qui ouvrent grand toutes les portes.

- Et je ne peux pas vous aider pour le grande œuvre ?

- J’ai besoin de ton aide. Tu m’as dis que tu ne faisais pas de magie aux sabbats.

- Certains en font, mais pas ceux avec qui on parlait ma mère et moi » a dit Morven. « Nous parlions beaucoup de plantes et de remèdes, des façon de vaincre la maladie et il y avait un grand livre dans lequel nous notions toutes nos expériences.

- Pas plus ? J’avais l’impression que des hommes de toutes sortes étaient là.

- Oui c’est vrai. Nous étions tous frères, mais lorsque de nombreuses personnes se rassemblent, on s’assemble par affinité de pensée et de sujet de discussion. On peut penser ce qu’on veut. J’aimais rester à côté de ceux qui étaient instruits et qui parlaient beaucoup des grands anciens.

- Des Sarrasins ?

- Des Grecs. Il se disait que ces Grecs adoraient quelque chose qui s’appelle la démocratie, qu’ils voyaient comme la fraternité des hommes.

- Mais les Grecs avaient de nombreux esclaves.

- Oui c’est ce qu’on dit, ce n’est que lors des sabbats des sorcières qu’il y avait une véritable démocratie ... un mot étrange, Thur. »

Il lui en a expliqué la signification. « Que disaient-ils d’autre mon enfant ?

- Que les Grecs connaissaient mieux l’amour, la beauté et la bonté que les autres hommes avant et ou après eux.

- Oui. Ils maitrisaient de nombreuses sciences et il n’y a eu que peu de joie ou de beauté dans le monde depuis que la Sainte Eglise a écrasé les anciens dieux et les a transformés en démons.

- Ils disaient aussi que la science des sorcières venait secrètement de ces mêmes anciens dieux. Les sorcières grecques pouvaient faire descendre l’esprit de la lune.

- Artémis ? »

Elle lui a lancé un regard admiratif. « Vous êtes vraiment un homme instruit, Thur. Oui, Artémis. Elle pouvait révéler l’avenir et aider à gagner l’amour des hommes. Nous avions l’habitude d’invoquer Ardrea. La fille d’Artémis.

- Comment faisiez-vous ça ?

- Assis en cercle avec un petit tambour que nous utilisions pour la danse. Le tambour était placé au centre et nous placions nos doigts légèrement sur la peau du tambour et nous posions nos questions à Ardrea. Elle répondait oui ou non, en faisant vibrer le tambour. Nous étions avertis de certains dangers et recevions de nombreux bons conseils de cette façon.

- Mais c’est vous qui faisiez vibrer le tambour » dit Thur en riant.

- Non, non ! Nous ne bougions pas nos mains, mais elle ne répondait pas à tous le monde. Nombreux étaient ceux qui devaient essayer plusieurs fois avant qu’elle ne réponde ! »

Pour Thur ce n’était que des peccadilles, il savait faire bien plus et il fronça involontairement les sourcils. Un peu timidement, elle a dit : « Certaines sorcières qui étaient là pouvait lire l’heure de votre mort sur votre visage ou connaitre votre destin. Elles me promettaient toujours des chagrins qui seraient suivie par la joie… et des chagrins j’en ai eu beaucoup.

- Oui, pauvre petite.

- Il y avait d’autres qui s’endormaient et les esprits entraient dans leur corps et parlaient par leur bouche mais pas de la voix de ceux qui dormaient. Les femmes pouvaient parler avec la voix d’un homme et les hommes avec celle d’une femme.

- Ah, » s’écria Thur plus intéressé « et que disaient-ils ? »

Elle haussa les épaules. « Pas grand-chose, je le crains. Ils nous avertissaient de dangers ou de malheurs. Ce qu’ils prédisaient se produisait, mais il me semble qu’ils auraient mieux fait d’éviter de prédire des désastres. Quand ils se réveillaient ils ne se souvenaient plus de ce qu’ils avaient dit.

- J’en ai entendu parler et ils ont leur utilité.

- Il y avait des gens qui se penchaient sur une flaque d’eau ou une pierre magique et y voyaient ce qui se passait au loin et nous étions donc avertis de tout danger imminent. C’est grâce à cela que nous nous en sommes sortis pendant longtemps, même si chaque année nous étions moins nombreux alors que la haine de nos ennemis augmentait et qu’ils venaient à nos rencontre avec des hommes en armes pour nous arrêter... mais, étant prévenu, nous nous dispersions avant leur arrivée. Ils disaient que c’est le diable qui nous avait prévenus.

- As-tu ces pouvoirs, Morven ? Nous en avons vraiment cruellement besoin. »

Elle secoua la tête tristement. « Non, Thur, je donnerais n’importe quoi pour les avoir, mais ils disait que j’aidais en donnant le pouvoir de mon corps. Ma venue a été comparée à l’ouverture des vannes d’un moulin à eau pour le pouvoir qu’elles donnent pour faire des merveilles. »

Il a tourné la tête et l’a regardé longuement et sérieusement alors qu’elle chevauchait à côté de lui la capuche sur les épaules. Ses cheveux brunis semblaient vivants sous la forte lumière du soleil, leur brun roux avec des reflets d’or semblaient onduler et s’agiter en réponse à la planète de vie.

« Dis-moi la vérité, » dit-il tout à coup, « cet autel utilisé lors de vos réunions ... En Espagne, j’ai vu le corps d’une femme vivante et ils pratiquaient des abominations sur elle.

- Oui, » répondit-elle simplement. « Au grand sabbat c’est le corps d’une prêtresse qui est l’autel. Nous adorons l’esprit divin de création qui est la source de vie du monde et sans laquelle le monde périrait. Sommes-nous donc si abominable ? Nous ne le pensons pas. Pour nous, c’est le mystère le plus sacré et le plus saint, d’ailleurs, le Dieu parmi les hommes a dit « Allez et multipliez-vous.

- C'est une religion phallique, » a dit Thur « et le manche à balai symbolise le phallus. »

Après cela, il resta silencieux pendant un certain temps, il semblait avoir oublié Morven dans le tumulte de ses propres pensés. Il était surtout impartial, tout en n’ayant pas d’amour pour l’Eglise, il savait bien que quand un acte naturel se déforme pour devenir une religion, comme dans ce cas, il devient une menace. Il le voyait... la raison, l’autorisation donnée par écrit, ce qui conduit à la cruauté insensée et la persécution. Ce n’est pas comme cela qu’on pourrait éradiquer le mal et libérer le corps et l’esprit, il faudrait plutôt se montrer équitable et donner le bon exemple. »

Morven l’interrompit : « De tels rites peuvent être pratiqués de façon sacrée et respectueuse ou tomber dans les profondeurs de la bestialité.

- Les bêtes sont pures et saines dans toutes leurs actions alors que l’homme ne l’est pas », lui a-t-il dit sentencieuse.

Ca l’a fait rire, puis dégrisée elle a ajouté : « C’est notre sacrement. L’Eglise a un sacrement de chair et de sang, ou, comme elle préfère dire, du pain et du vin. Pour elle, c’est un acte sacré de les consommer de façon respectueuse comme un symbole de sa grande vérité. Mais on peut voir des hommes se comporter avec la nourriture et la boisson comme des porcs dans une auge et les prêtres ne sont pas les derniers. Pourtant doit on dire que ce sacrement est une orgie à cause de ces malveillants ? »

Il secoua la tête en souriant face à son sérieux. « Je ne suis pas comme cela » a-t-il dit. « Je ne cherche que la vérité.

- Lorsque le grand moment sera arrivé, pourrais-je être présente pour vous aider Thur ?

- J’ai besoin de ton aide pour fabriquer les instruments et tout le matériel nécessaire pour le grand moment, mais que je crains que tu ne sois pas à la hauteur de ça.

- Je manque de quoi ? » a-t-elle demandé déçue.

- Une bonne santé et la force, mon enfant Nous allons faire quelque chose de dangereux, quelque chose de si périlleux qu’il nous faudra nous astreindre à de longues heures de jeûne et de prières, avec l’esprit uniquement concentré sur cette chose. Sinon, des forces que nous ne savons pas contrôler nous feront périr et pour cette prière et ce jeûne, il faut être en très bonne santé et avoir une forme parfaite, car si le corps est faible, le risque existe que l’esprit s’éloigne du but qu’il s’est fixé. Toi qui as été mal nourrie pendant des années tu ne pourras pas supporter les rigueurs du jeûne et de la prière avant que ton corps n’ai récupéré de ses privations. - C’est bien mystérieux, » soupira-t-elle. « Je vois qu’il faut s’y plier sinon je vous mettrais en danger. Un homme qui les suit doit se consacrer de toutes les façons à son art. Santé et force du corps et de l’esprit... la flamme doit brûler en lui avec pureté et fermeté. Parlez-moi de ces instruments, Thur.

- Pour chaque essai magique il faut fabriquer spécialement certaines choses. Celui qui les fait doit disposer de tous les pouvoirs d’un esprit entraîné concentré sur son travail, de sorte qu’aucune autre esprit ou influence ne puisse distraire, d’une façon ou d’une autre son esprit. Toute la force de son être doit être concentrée sur ce travail. »

Elle hocha la tête et Thur a poursuivi : « Ainsi, quand on effectue le grand œuvre, tout, de toutes les façons, doit faire aller l’esprit du magicien dans un flux dirigé par sa volonté, jusqu’à ce que sa force déchire le voile astral et libère les forces de l’au-delà.

- Je m’engage à devenir votre apprenti, Thur. Acceptez-vous de m’enseigner ces merveilles ?

- Volontiers, » dit-il en riant « mais il y a d’autres questions plus urgentes. Morven, tu es une sorcière. Accorde-moi ton aide.

- Je ne peux pas faire grand chose, bon maître magicien.

- Tu es une sorcière, » répéta-t-il. « Tu devrais avoir la sagesse. Ton pouvoir peut au moins envoyer les couteaux au loin. »

Elle eut un petit sourire. « Ma mère m’a souvent parlé d’une chose que l’on fait en Extrême-Orient. Ils jettent une corde en l’air et un garçon grimpe tout en haut et il disparaît. Cela semble impossible, mais c’est possible. » Avec chaque kilomètre les rapprochant de la maison, Thur avait maintenant une bonne idée de la façon dont seraient les futures relations entre Morven et lui. Doit-il en faire sa compagne si ce n’est dans les faits au moins pour la façade ? Il l’aimait et il se serait volontiers marié avec elle. Cela étant il n’était pas d’un statut très élevé et il savait qu’elle aimait Jan et qu’un jour Jan se prendrait d’amour pour elle... si tout va bien. Pour cela, il devait agir avec sagesse pour eux deux. Maîtresse Bonder deviendrait quelqu’un d’important si Jan son chéri se proposait d’épouser celle que Thur aimait. Ses oreilles se recroquevillaient en prévision des objections volubiles et sonores qu’elle allait hurler.

Après un moment de silence, il s’est tourné à nouveau vers Morven. « J’ai une autre question à te poser ô Sorcière du Lac.

- Dites-moi maître magicien.

- Etes-vous ma nièce ou ma promise, Morven ? »

Elle a réfléchi un certain temps en silence.

« J’ai pour vous l’amour qu’a une fille pour son père, Thur, rien d’autre.

- Je le sais, sinon je t’aurais demandé d’être ma femme, mais si tu n’es pas ma nièce, les gens diront que tu es ma maîtresse.

- Je serais vraiment heureuse d’être votre nièce Thur si vous pensez que c’est ce qu’il faut faire. Si nous agissons ainsi est-ce que cela ne va pas faire naitre des questions ?

- Je suis plein de doutes, ce matin.

- Ne vous inquiétez donc pas mon ami. Réfléchissez. Si après nous êtres cachés dans les buissons, nous étions rentrés tout de suite chez vous, je vous aurais fais courir un triple danger. Les bonnes gens de St Clare, monseigneur l’abbé et Sir Walter Upmere ... tous auraient vu le miracle de la transformation d’une vieille sorcière en jeune fille devant leurs yeux. N’aurais-ce pas été pour eux une preuve de sorcellerie ? Ces gens n’auraient –ils pas recherché la sorcière ? Nous n’avions aucune chance d’échapper aux questions... puis à l’exécution. Mais le temps pendant lequel nous avons flâné sur la route du retour a restauré mon apparence et ma jeunesse et je ne ressemble plus à la vieille sorcière que vous avez sauvé.

- C’est ce que je vois, » a répondu Thur « Comme tu es maintenant, tu viens de te remettre de la fièvre qui a tué ta mère ...

- Ma mère ? » a-t-elle demandé.

« Oui. Il est préférable que vous soyez l’enfant de ma sœur, votre père est mort il y a longtemps lors des guerres. Comme médecin, je suis libre d’aller, sans obstacle ni question et je pense qu’ils vont accepter mon histoire sans réfléchir plus loin. Quand je suis parti j’ai parlé au fils d’un barbier, un jeune homme assez habile en matière de saignée qui a longtemps insisté pour devenir mon apprenti et il était assez heureux de jouer au médecin pendant mon absence.

- Alors il n’y a rien à craindre. Vous n’auriez pas pu mieux planifier cette histoire. » a dit Morven. Thur n’a rien répondu à cela et pendant un certain temps ils chevauchèrent en silence puis Morven a déclaré sans équivoque : « Jan aime Dame Jocelyn de Keyes. »

Thur a explosé de rire. « Amour d’adolescent, cela passera comme la neige d’hiver, sa pureté est glacée. Mieux vaut être le dernier amour d’un homme que son premier. »

Elle fronça les sourcils.

« Je pense que tu devrais vraiment bénir le jour où il a posé les yeux sur elle. Jan n’avait jamais regardé une femme comme il l’a regardée. Maintenant, il est réveillé, il peut voir. Bientôt, il regardera plus loin qu’elle... le rêve ... et il te verra, toi qui est la réalité. »

Elle resta muette pendant un temps, le visage sombre, l’esprit occupé par des pensées négatives et la jalousie qu’elle éprouvait vis-à-vis de la Dame de Keyes, revoyant son page vêtu de rouge, ses colifichets et son apparence chatoyante et insaisissable lors de la joute lorsque le soleil brillait sur le brouillard dans une prairie couverte de rosée.

Elle est restée comme cela jusqu’à ce que la voix profonde de Thur la sorte de ses pensées. « Stupidité, fille stupide ! Qu’as-tu à craindre ? Ce n’est pas comme ça que tu te prépareras pour les grandes choses qui nous attendent. » Elle a rougi légèrement en entendant ces paroles et dit : « Quand pourrons-nous fabriquer le burin ?

- Dès que possible. Il y a beaucoup à faire ... mais paix ma fille, là-bas il y a St Clare en Walden. Maintenant chevauchons en silence. »

A la porte, le sergent grogna d’un ton bourru. Son visage était long, mince et étroit, presque entièrement recouvert de poils et, de ce buisson, ses yeux regardaient comme ceux d’un loup affamé. Ce regard s’attarda sur Morven. Inconsciemment, sa langue est sortie et a glissé sur ses lèvres rouge sang. « Eh bien, c’est Maitre Peterson qui rentre enfin et il n’est pas le seul » a-t-il dit d’un air morose.

« Hélas, mon bon ami. Je ne m’étais même pas éloigné d’un kilomètre... je suis allé voir la femme de Matt le meunier, elle a accouché de jumeaux, mais tu dois le savoir...

- Non, je ne savais pas » a-t-il répondu.

« Tu le sais maintenant. Eh bien, à peine un kilomètre plus tard je suis tombé sur un homme qui se hâtait pour me faire venir au chevet de mon frère qui avait une très grosse fièvre.

- Et ? » a marmonné l’homme qui avait beaucoup bu la nuit précédente et qui semblait avoir vraiment mal à la tête.

« Oui, à Londres ... il est mort dans mes bras, et là sa fille, Morven s’occupait de sa mère que son père avait contaminé. »

L’homme a vaguement salué Morven, qui lui sourit, un sourire qui resta longtemps dans sa mémoire à l’agacer de façon lancinante. « Je vous souhaite la bienvenue, Maîtresse Morven » a-t-il dit. « Une jeune fille séduisante est trois fois la bienvenue. Dans ce trou dans les bois oublié de dieu, les femmes sont laides comme le péché, aussi vieilles que Satan et aussi rassies que les mauvaises herbes qui poussent au bord de l’étang. »

Thur a ri. « Ne soyez pas aussi cynique sergent Byles ! Bonne journée à vous ! » et ils se sont éloignés.

« Nous sommes en toute sécurité » a soupiré Morven alors que les chevaux avançaient entre les nids de poule de l’unique rue de la ville et elle regarda autour d’elle avec empressement pour voir sa nouvelle maison.

St Clare était bien située entre les terres boisées. Des bandes de forêt avaient été défrichées pour l’agriculture et de nombreux moutons étaient élevés dans la région. C’était un lieu où il y avait des petits ruisseaux qui se jetaient dans le fleuve qui allait jusqu’à la mer située à une soixantaine de kilomètres. Ce n’était pas une ville fortifiée, elle était entièrement entourée par un fleuve, dont les méandres étaient si tortueux qu’ils formaient une bonne protection. La maison de Thur était situé sur les rives de ce fleuve qui coulait dans des prairies fertiles où le bétail de la ville était mis en pâtures et où les habitants se promenaient lorsqu’il faisait beau : Là où le fleuve était rejoint par une rivière il y avait un moulin dont la roue tournait agréablement année après année.

La maison de Thur était vielle et plus grande que la plupart des autres maisons de la ville, elle était construite avec de grosses poutres de chêne et des pierres brutes de toutes formes, types et tailles, maintenues ensemble par un mortier de terre. Un étage saillait bien au-dessus de la façade inférieure, avec des gouttières profondes sous un toit de chaume. Un escalier circulaire en pierre construit à l’extérieur du mur du fond donnait accès à l’étage supérieur. L’étage supérieur était une chambre aussi grande que la maison, dont le sol était composé d’énormes madriers de chêne coupés dans la forêt voisine. Il y faisait chaud, sec et confortable (le confort de l’époque) elle était solide et bien isolée.

Derrière la maison il y avait un jardin en pente qui allait jusqu’au bord de l’eau. Le long de l’eau poussaient des saules et de l’osier. Il y en avait tant qu’au printemps les gens de la ville pouvaient en ramasser autant qu’ils en avaient besoin pour tresser des paniers, dont beaucoup étaient fabriqués et vendus sur le marché local.

Chaque année, le lit du ruisseau était nettoyé et dragué par des groupes d’ouvriers pour éviter les inondations et empêcher un ennemi éventuel de débarquer.

Du côté de chez Thur la berge du fleuve était gazonnée et il y avait six grosses ruches. Le jardin était couvert de plantes, de fleurs et de légumes qui poussaient naturellement dans la région. Voilà la maison où Thur est retourné accompagné de Morven. En descendant de cheval, ils ont accrochés leurs brides à un poteau. Morven regarda tout autour d’elle, elle a vu que l’allée se terminait en cul de sac à une quarantaine de mètres. Elle a vu aussi que le fleuve prenait un virage en angle droit à cet endroit et que le terrain attenant à la maison occupait tout le bord de l’eau. Ils n’avaient pas de voisins proches, ils étaient à l’écart de la ville, son jardin était entouré par un mur de trois mètres de haut crénelé au sommet, avec une porte solide. Par dessus ce mur, elle pouvait voir les toits d’une grange et d’une étable.

Ils se tenaient devant la grande porte en chêne, une porte très solide renforcée par des clous de fer qui empêcheraient un bélier de la défoncer et les trois fenêtres qui étaient à sa gauche, profondément ancrées dans le mur de quatre pieds, étaient trop étroites pour que même un enfant puisse y passer.

Bien que ces fenêtres soient hautes, elles commençaient à une trentaine de centimètre du sol et se terminaient presque en haut du mur, elles n’étaient pas source de faiblesses, car de solides volets, cloutés de fer comme la porte et fixés par d’énormes boulons, les protégeaient de l’intérieur.

A droite de la porte il y avait la boutique, un peu comme une grande baraque de marché dont l’ouverture avant était bloquée par un autre volet en chêne massif. Ce volet s’ouvrait vers l’extérieur, mais ses chevilles et ancrages avaient été fixés à l’intérieur. Ce volet était fermé pour le moment. Pendant qu’ils attendaient pour y entrer après avoir frappé à la porte, Morven a constaté avec satisfaction que la demeure de Thur était une véritable forteresse en miniature.

On a enfin déverrouillé la porte et elle a pu voir la pointe de l’énorme clef tourner silencieusement dans la serrure. Inexplicablement, les battements de son cœur se sont accélérés. Qu’allait-elle rencontrer de l’autre côté de la porte de la part des personnes de son propre sexe, l’hostilité qu’elle avait toujours connue ou une amitié inaccoutumée et de la sympathie ? Elle ferma les yeux et ses pensées avaient l’intensité d’une prière.

Lentement, la porte s’est ouverte et une femme se tenait devant eux. Elle était grande et osseuse avec un visage inattendu, rond et joufflu, comme si elle avait la tête de quelqu’un d’autre sur son cou. Ses sourcils sont très courbés, et sous leurs demi-lunes exagérées il y avait une paire d’yeux gris clair qui jetaient un regard innocent sur un monde méchant. Elle semblait bizarre, son visage n’allait pas avec son corps, son regard étrange, et son caractère lui aussi étrange, elle semblait n’avoir aucune personnalité, être aussi terne et incolore qu’un morceau de pâte.

« Bonjour, Alice.

- Bon retour maître ! » le salua-t-elle, ses yeux se détournant de lui pour s’attarder sur Morven.

« Oui je suis de retour... et avec une enfant malade que tu pourras dorloter ... ma nièce et fille adoptive, Morven Peterson.

- Je ne savais pas que vous aviez une nièce » dit-elle toujours en inspectant Morven de la tête aux pieds.

Le cœur de Morven s’est emballé de plus belle.

« Il y a beaucoup de choses que vous ne savez pas, bonne Alice » lui a dit Thur d’un ton léger mais avec un regard de réprimande.

Morven lui sourit tout en se demandant comment son sourire serait perçu. Soudain la femme devant eux a semblé prendre vie et s’épanouir. Son visage a pris des couleurs et s’est mis elle aussi à sourire de façon agréable à voir et réconfortante un peu comme un beau feu lors d’une nuit de neige. « Entrez je vous prie, Maîtresse Morven, » dit-elle docilement, en ouvrant grand la porte, non sans effort. « Vous avez en effet l’air bien fragile.

- J’ai été très proche de la mort. Si mon oncle qui est si bon n’avait pas été là, je serais morte. Je ne suis pas encore remise, Alice.

- Oui, » a confirmé Thur. « Elle a attrapé la fièvre qui a tué ses parents.

- Oh il n’y a personne de la compétence de Maître Peterson. » a ajouté Alice.

- Tu vas te remettre ma fille. Alice y veillera » a assuré Thur à Morven et il a répété à Alice le récit qu’il avait fait à Byles, mais en y ajoutant quelques détails sur la vie de Morven ainsi qu’une anecdote sur sa jeunesse. Alice fut flattée. Elle se demandait si l’arrivée Morven n’allait pas égayer sa propre vie. « La fille a bien de la chance de vous avoir, maître », dit-elle.

- C’est tout le portrait de sa mère, que Dieu ai son âme !

« Amen » a dit Morven en se signant.

« Amen » a répondu Alice en se signant elle aussi.

Et ils entrèrent dans la boutique. Le sol était en terre battue, les meubles étaient constitués de deux bancs et d’une table grossière. Sur un mur il y avait un curieux dessin représentant un corps humain, avec les sceaux astrologiques indiquant les différentes parties du corps qu’ils « gouvernaient ». Le Bélier pour la tête. Le Taureau pour le cou... Chaque organe avait son symbole zodiacal. Sur les étagères accrochées aux murs il y avait des pots qui portaient tous un signe astrologique ainsi que le nom latins de leur contenu. Les pots étaient regroupés selon la planète qui les « gouvernait ». Sur l’étagère consacrée à la lune se bousculaient des pots minces, gros, grands et épais. Ils contenaient tous des plantes grasses et pleine de sève, comme du concombre, des champignons et de la botryche lunaire. Ces pots étaient loin de ceux contenant des plantes gouvernées par Saturne, comme la cigüe et la morelle et de ceux contenant les plantes gouvernées par Mars, comme l’ail, la moutarde, le chanvre, le marrube, l’absinthe ainsi que du soufre.

Les plantes de Vénus, le pavot blanc, la fleur de sureau, le myrte, la violette et le tussilage devaient aussi être tenues à l’écart des antipathies zodiacales de cette planète. Thur a expliqué rapidement qu’un médecin doit toujours prendre en compte la planète sous laquelle étaient placés les maux du patient et choisir les plantes et composants liés à cette planète.

Une porte à gauche séparait la boutique de la salle de séjour qui avait une forme de grand ‘L’ et occupait le reste du rez-de-chaussée sur le côté et l’arrière de la boutique. L’âtre était à l’extrémité nord, il n’y avait pas de cheminée, mais juste un grand trou dans le toit en pente, par lequel la fumée pouvait s’échapper. Du côté est, il y avait trois fenêtres de plus, elles donnaient sur le jardin, les ruisseaux et les champs qui étaient derrières. Il y avait dans cette pièce bien plus de lumière que dans une pièce normale à cette époque où l’on vivait relativement cloitré. L’escalier en colimaçon bâti sur le mur extérieur était placé dans une construction semi-circulaire et conduisait à l’unique chambre du premier étage. A côté il y avait une autre porte qui donnait sur le jardin.

Le plancher de la salle de séjour était en terre battue sur lequel on avait jeté des joncs et l’air était agréable avec une odeur légèrement acide-amer. Pour Morven cette maison semblait être aussi luxueuse qu’un palais, car, bien que le mobilier soit rustique, elle était confortable car elle était grande et spacieuse et on voyait bien qu’elle avait été pensée pour améliorer l’existence de ceux qui y vivaient.

Un grand siège en chêne était placé à côté du feu, il était conçu de façon à ce que celui qui s’y assied y trouve le repos plutôt que la mortification et avait un dossier à l’arrière qui le rendait plus confortable. De nombreuses peaux de loup avaient été jetées sur ce siège et sur les bancs et les chaises de cette pièce.

A nouveau Morven a souri à Alice en disant à Thur : « Vous êtes bien servis mon oncle. Réalisez-vous bien comme votre maison est bien tenue. Allez-vous m’apprendre votre métier, Alice ? J’aimerai être une aussi bonne ménagère que vous. »

Alice Tchad ne savais pas qu’elle avait un cœur avant qu’il soit atteint par ce sourire de Morven. Elle prenait maintenant conscience d’étranges sentiments et une excitation inhabituelle agitait son esprit. L’arrivée de cette étrangère lui inspirait de la joie et elle n’éprouvait plus cette crainte et cette jalousie qu’elle avait ressenties lorsqu’elle avait ouvert la porte et avait vu Morven. Elle prenait conscience de l’énergie qui montait en elle et de la vitalité qui faisait que sa vie semblait pleine d'intérêt. Elle regardait autour d’elle et ses yeux rencontraient partout quelque chose de nouveau. Tout cela était nouveau et extrêmement exaltant, elle se disait : « Cinquante ans, ce n’est pas si vieux que ça quand on y pense, Dieu merci je suis en bonne santé et j’ai de la force. » Puis, réalisant cet état d’esprit entièrement nouveau pour elle, elle s’est demandée : « Qu’est-ce qui m’arrive ? » mais elle a repris le dessus et a dit : « Maître, vous allez dormir ici et la demoiselle prendra votre chambre.

« Oui en effet, mais nous allons rapidement lui faire une chambre, Alice » a dit Thur en acceptant de bon cœur. Puis à Morven : « Je vais m’occuper des chevaux et rentrer tes affaires mon enfant.

- Montez, maîtresse. C’est un peu spartiate mais le maître s’occupera de votre confort. C’est quelqu’un de rare comme vous pouvez le voir.

- C’est l’homme le plus aimable et le meilleur au monde, » a répondu Morven avec une grande conviction et Alice confirma.

Elles ont monté l’escalier en colimaçon en bavardant amicalement. Morven était heureuse de l’avoir conquise. Alice aurait pu s’avérer être une ennemi redoutable et c’était une bonne chose que de l’avoir pour amie.

« J’ai le pouvoir, » s’est dit Morven, « mais c’est difficile à définir et il n’est pas toujours possible de le diriger. Pourquoi ne me servirait-il pas avec Jan ? Est-ce parce que je voudrais qu’il se tourne vers moi de son propre gré ? Je ne veux pas d’un esclave. Mais il ne pense qu’à Dame Jocelyn et je suis une paria qu’on ne doit pas approcher. » Une pensée a surgit dans son esprit mais elle l’a instantanément rejetée. « Non, je ne veux pas. Je ne le ferai jamais ! Pourtant, si c’est mon destin de ne jamais... Personne ne peut modifier le destin. Suis-je si misérable pour n’oser affronter le mien ? » Elle a fait un effort pour repousser ses idées sombres et s’est résolument concentrée sur ce que disait Alice.

La grande chambre où ils entrèrent n’avait pas le confort qu’il y avait au rez-de-chaussée. Il y avait un lit tout simple, une sorte de grande boîte, contenant un matelas rembourré de paille et des couvertures. Une grande table sous la fenêtre était couverte de parchemins et de quoi écrire. Sur une grande étagère il y avait des livres reliés et sur une autre table il y avait un bassin et un pot à eau. Près de la table à écrire il y avait une grande chaise ainsi que plusieurs tabourets, mais la chambre ne semblait pas être meublée. On avait l’impression qu’il ne s’agissait que de planches de chêne nues, d’énormes poutres en bois et d’une pièce mansardée, et la lumière arrivait par un autre trou de fumée.

Pendant que Morven regardait ce qu’il y avait autour d’elle Thur est monté dans la pièce puis l’a menée à une table où étaient posés ses outils spéciaux ... les lancettes à saigner ou pour percer les abcès, ainsi que des couteaux et des scies pour diverses opérations. Une spatule en argent pour appliquer les pansements et des boîtes de poudres, de pilules et de potions qui étaient trop puissantes pour être laissées dans le magasin. Sur une autre étagère, au-dessus de cette table, il y avait des rouleaux de parchemin. « J’ai ramené le contenu des sacoches de selle » a-t-il dit. « Non Alice, inutile de les déballer. Ce sont des instruments de chirurgie qui pourraient te rendre malade, si tu les manipulais mal. »

Il savait que ces bagages contenaient les couteaux magiques, mais Alice a dit simplement : « Alors, maître, si je n’ai plus rien à faire ici, je vais redescendre faire mon travail et la demoiselle n’a qu’à m’appeler si elle a besoin de moi » en lançant un sourire à Morven puis elle est descendu.

Thur a souri à Morven. « Tu as vaincu la citadelle, O Sorcière de ...

« Chut ! » dit elle. « Il n’y a pas un miracle. Je ne voudrais être cause de conflits dans votre maison. »

Ils ont trouvé les couteaux enveloppés dans leur tissu blanc et Thur les cacha dans un lieu secret sous les combles en montrant à Morven comment ouvrir la cachette. Cela fait, Morven a commencé à déballer ses affaires. Rapidement le lit de Thur fut couvert des vêtements qu’il avait achetés pour elle dans les différentes villes qu’ils avaient traversés. Parmi eux il y a avait des vêtements de lin blanc, une épée neuve et d’autres articles. Pendant ce temps Thur réfléchissait à la façon d’aménager une nouvelle pièce pour Morven, elle sera construite à l’extrémité de l’étage supérieur, ils furent interrompu tous les deux par un appel venant d’en bas.

« Morven » dit doucement Thur alors qu’elle s’apprêtait à descendre.

« Oui, mon oncle ?

- C’est à propos de Jan et Olaf. Tu dois savoir qu’ici leur nom est Hugh, jamais Bonder. Leur père se faisait appeler Hugh après sa ruine et sa fuite pour des raisons de sécurité.

- Je m’en souviendrai » a-t-elle murmuré.

« Descends alors pour dîner. Alice aura fait de son mieux, même si elle ne nous attendait pas » et il lui prit la main et la conduisit vers le rez-de-chaussée.

« Comment ça s’est passé en mon absence, Alice ? » a demandé Thur les yeux brillants, rompant le silence de leur repas.

« Assez bien, Maître Peterson. J’ai adressé au jeune Tom Snooks ceux qui venaient vous voir, il n’y avait que des brûlures et un peu sang qui avait coulé. Thomas a eu quelques soucis avec une blessure et je l’ai aidé. Il aime beaucoup soigner les saignements. Ensemble nous avons réussi à nous occuper de tout. La maladie meurt lorsque le beau temps est là, et heureusement !

- Tu es un trésor, Alice, toi, et Thomas, vous avez de l’avenir.

- Maîtresse Hugh est arrivée à cheval il y a quelques jours. Une dame bien comme il faut. Elle était derrière Snod et la pauvre bête avait bien du mal à les porter tous les deux, je vous le promets. Elle a exigé de voir Jan et le jeune Olaf, comme si je les avais dans ma poche et elle a juré qu’elle allait vous tuer pour les avoir éloignés de leur travail. Etaient-ils avec vous ?

- Oui, ils sont allés voir des lieux intéressants... ils m’ont dit avoir besoin de vacances.

- Et je vous le donne en mille, je lui ai demandé si elle voulait regarder dans mon pot pour voir si elle les trouvait, si des fois elle pensait que je les avais tués et dépecés. Ca l’a énervée et elle a juré qu’elle parlerait à l’abbé de mon insolence et qu’elle allait se plaindre de vous à Esquire Walter. Je lui ai proposé de dormir dans votre lit et que Snod couche dans l’écurie, pensant qu’elle devait être fatiguée de son long voyage. Elle a accepté mais de mauvaise grâce et je suis restée seule pour m’occuper d’elle.

- C’était de la vraie charité chrétienne, Alice.

- Le lendemain elle était vraiment de meilleure humeur. Mais je ne peux pas rester ici à bavarder. Je dois aller au marché.

- Puis-je aller avec vous ? » a demandé Morven.

« Oui et vous êtes la bienvenue, ma belle. Cela fait des années que je n’ai plus de compagnie.

« Passe d’abord voir Smid Wright et dis lui de venir ici faire un peu de menuiserie. Il faut qu’il amène ses meilleures planches de chêne et des outils pour deux. Nous allons nous mettre au travail, et votre chambre sera prête d’ici demain, ma fille. »

Morven a aidé Alice à débarrasser la table et mettre en ordre la maison. Thur regardait les deux femmes avec satisfaction et un grand soulagement, puis il les a à nouveau regardé alors qu’elles marchaient dans la ruelle chacune avec un grand panier.

« Cette enfant est intelligente ! » a-t-il dit dans le vide, « et elle déclare qu’elle n’a pas de pouvoir ! » Il est allé au premier étage pour s’assurer que ses manuscrits étaient bien en sécurité dans leur cachette.

Plus tard dans la nuit, quand Alice Chad était partie à regret pour regagner son domicile dans Parson's Lane (car elle ne dormait pas chez Thur) Thur et Morven se sont assis pour discuter à côté du feu. « J’ai regardé dans vos livres, Thur. Parlez-moi d’eux. Dans certain il y a des représentations de plantes et je crois qu’ils parlent de leurs vertus. Acceptez-vous vraiment de m’enseigner l’art de les lire ? »

Il a ri et lui a montré ses quelques livres qui représentaient une grande bibliothèque pour l’époque. Il y avait un ouvrage latin d’Apuleius Platonicus avec des dessins de plantes, ainsi qu’un autre de Gratus, deux livres d’astrologie et de plusieurs ouvrages classiques dont les poèmes de Sapho ainsi que d’autres œuvres grecques.

Il a lu un passage d’un des livres sur les plantes : « Pour les refroidissements dans la tête, ou si le nez ne cesse pas de couler, prenez du marrube, que les Romains appelaient marrubium, faites la infuser dans de l’eau puis buvez la tisane et vous irez beaucoup mieux ... Pour les maladies du poumon verser de la mélasse dans du miel et le patient guérira ...

Pour les maux de dents prenez des racines de jusquiame et faites les infuser dans du vin fort. Sirotez ce vin pendant qu’il est chaud et gardez-le en bouche, la douleur disparaitra rapidement... Pour les vertiges, laisser courir le patient trois fois, nu, après le coucher du soleil dans un champ de lin, ce sera alors le lin qui aura le vertige. Pour la fièvre, mangez neuf feuilles de sauge à jeun, neuf matins de suite et vous serez guéri.’

- Vous êtes vraiment un homme merveilleusement intelligent » dit Morven en soupirant « mais pouvez-vous me dire ce que je veux savoir ? Pouvez-vous interroger les astres pour moi ? Quand Jan et Olaf vont-il venir ?

- Bientôt » a répondu Thur,

« Ils ne risquent plus d’être découvert ?

- Leur sécurité réside peut-être dans le fait que Fitz-Urse ne soupçonne même leur existence, mais c’est un homme suspicieux et il sait que par ici beaucoup lui souhaitent du mal.

- Mais il n’y a pas de danger pour eux ? » elle a persisté.

« Pas si personne ne remarque leur ressemblance avec leur père.

- Alors, pourquoi tant de mystères ? Dans cette ville, est-ce qu’une personne n’a pas le droit de rendre visite à un ami ? Si non, comment vivent les habitants de cette ville ? Est-ce que les paysans ne viennent pas vendre leurs produits ? N’y a-t-il pas de marché ?

- Il y a un marché, tu vas y aller, et de nombreux étrangers y apportent leurs marchandises pour les vendre et ils viennent sans se cacher.

- Et pourquoi devraient-ils se cacher ? » a-t-elle demandé. « Et dans ce cas pourquoi Jan et Olaf ne pourrait-ils pas venir ici ? Ils ne peuvent pas venir vendre du beurre et des œufs au marché, puis rendre une visite à leurs bons amis Thur Peterson et sa nièce ? Qui devrait les embêter ou leur poser des questions ?

- Non, ne me harcèle pas avec tes questions, » dit-il en riant. « Tu as raison.

- Alors que craignez-vous ? » lui a-t-elle répondu rudement.

« Fitz-Urse est très malin, il sait qu’il est possible que sir Hugh ait laissé un enfant et s’attend toujours à ce que cet enfant se présente à lui, il sait bien que de nombreux hommes seraient favorables à un prétendant opposé aux Normands qu’ils haïssent.

- Ce n’est rien, » a déclaré Morven. « Je connais bien la folie de la peur. J’ai vécu trop longtemps seule, sans personne à qui je pouvais dire en en toute sécurité ce que je pensais. La peur est un danger, l’esprit craintif connait de nombreux tourments et se trahit lui-même et les autres demandent ‘Qu’est-ce qui se cache ici ?’ et à force de demander ils se mettent à chercher. S’ils ne peuvent en trouver la raison, les hommes inventent plutôt une raison que de ne pas satisfaire leur curiosité.

- Morven, tu as une tête bien sage sur des épaules si jeunes.

- Ne vous moquez pas, » a-t-elle supplié. « Personne ne connaît la peur mieux que moi et comme vous le savez lors de notre première rencontre ma terreur était horrible. Mais depuis que je suis avec vous, ça a changé. Quand nous chevauchions tous ensemble, j’étais silencieuse sur ma selle mais j’ai beaucoup réfléchi et j’ai compris ma folie, j’ai compris que la peur éveille les soupçons et maintenant ça va beaucoup mieux. Vous m’avez donné une nouvelle vie et le courage, Thur, je ne voudrais que vous souffriez comme j’ai souffert.

- Chère enfant, Dieu sait que tu avais raison.

- Mais s’il y a du danger, je peux changer le visage de Jan et Olaf avec du jus de noix pour donner l’impression qu’ils sont basanés. Avec de la peinture je peux modifier la forme de leur yeux et leur bouche et avec des tampons à l’intérieur de la bouche je peux gonfler leurs joues de sorte que leur visage semble plus gros.

- Hum, » dit Thur « Pour avoir des idées pareilles il faut avoir l’esprit vif.

- Je pourrais aussi apprendre à Jan et à Olaf à marcher différemment car on peut reconnaître un homme à sa démarche avant de voir son visage. Ils pourraient alors entrer ouvertement dans votre boutique et acheter des herbes, vous rendre visite comme à un ami. Un homme peut certainement avoir des amis dans cette ville de St Clare ... ou est-ce contraire à la loi ?

- Pas que je sache. Mais Fitz-Urse n’hésitera pas à tuer rapidement tous ceux qu’il soupçonne. Ici c’est lui qui fait la loi.

- Encore une fois vous vous moquez de moi, mais vous devriez faire quelques petits sorts pour assurer la sécurité de Jan ... un sort d'invisibilité.

- Ah ? » a dit Thur amusé.

« Il sera bientôt l’heure de Vénus et son jour, vendredi. Faites une poupée de cire et écrivez le sort sur la peau d’un crapaud. C’est ainsi que nous faisons nous les sorcières, en gardant toujours à l’esprit que l’invisibilité ce n’est pas que les spectateurs ne peuvent pas vous voir, c’est juste qu’ils observent mal. A part les aveugles tout le monde peut voit celui sur qui porte le sort mais il n’est pas remarqué par ceux qui sont autour de lui. - Il semble que votre sorcellerie est surtout une chose de l’esprit ... l’esprit de la sorcière qui domine ce qui l’entoure.

- C’est vrai. Il s’agit d’une bonne observation et de la connaissance de ce que font les gens et de ce qu’ils peuvent faire dans certaines circonstances. La sorcière occupe l’esprit de ceux qu’elle influence. C’est simple. Une vieille femme avec un fardeau peut aller et venir sans qu’on la remarque, aussi longtemps que son comportement est celui d’une vieille femme avec un fardeau.

- Donc, si elle se dépêche ou si elle s’arrête et regarde autour d’elle, on la remarquerait ?

- Oui, une personne déguisée de la sorte portera toujours le charme du talisman avec une telle confiance qu’elle saura qu’on ne la remarquera pas. Les autres ne la voient que comme elle se voit elle-même dans son esprit. Mais si elle ne fait pas confiance aux pouvoirs qu’elle porte, et qu’elle laisse la crainte s’emparer de son esprit, alors cette peur se communiquera à ceux qui l’entourent Ils voient qu’elle se cache, la remarquent, s’en souviennent, lui posent des questions et l’attrapent. »

Thur a pensé lui renvoyer ce qu’elle avait dit en appliquant sa théorie à ce qui lui était arrivé à Wanda, mais il n’était pas aussi cruel. Tout ce qu’il a dit fut : «Il y a un grand fossé entre la théorie et la pratique » puis il s’est tu, réfléchissant plus à la sorcellerie en général qu’à ce qu’elle venait de dire.

« Est-ce que je ne pourrais pas aller chez Jan et lui parler de cela... lui montrer comment changer sa démarche en mettant un pois sec dans sa chaussure ?

- Ni Jan, ni aucun autre homme, n’aimerait avoir un pois sec comme compagnon de marche » a dit Thur en riant. « D’ailleurs, comme nous l’avons vu, il n’y a pas de danger.

- S’il y en avait, nous ne l’avons pas vu cher Thur, puis-je aller le voir ? J’aime la forêt.

- Je n’en doute pas, Jan Bonder aussi ! Quand nous avons fuit c’était possible ou lorsque Jan sera à nouveau le maître ce sera à nouveau possible. Mais pour l’instant je vous demande de rester ici. La nièce de Thur Peterson ne peut pas aller et venir comme n’importe quelle saltimbanque. J’ai besoin de ton aide dés demain.

- Volontiers. Quel sera notre travail ?

- Nous allons mélanger des épices. De la gomme et de la noix de muscade, de l’aloès et de la cannelle ainsi que du macis et de l’encens. Il nous en faut beaucoup, car la fumée de ces mélanges attirent les puissants esprits et les obligent à se manifester quand nous les convoquons. Sans eux, ils ne peuvent pas se manifester.

- On peut aussi utiliser du sang, » a dit Morven avec empressement « du sang ou l’essence tirée du corps d’un homme.

- Jamais ! » a dit Thur d’un ton sec avec une colère tellement passionnée que Morven fut surprise. « Les Esprits qui ont besoin de sang ou de sacrifices sont des démons maléfiques et il s’agit de magie noire, s’ils sont invoqués par ces moyens impies. C’est aussi mauvais que faire une poupée de cire et de la cuire pour tuer quelqu’un.

- Mais, Thur, que se passerait-il si vous en faisiez une de Fitz-Urse ? Alors Jan pourrait retrouver ses droits.

- Ne me parlez pas de la sorte. Aucun mage ne ferait ces choses du diable. Je suis un soldat et je tue par l’épée. Jamais par la magie noire ! » Pour une fois, il était sourd à ses paroles ou à sa détresse. Tout son être était centré sur la force de son refus de la chose qui lui semblait des plus odieuses. De plus en plus véhément dans sa dénonciation il a ajouté : « Dans le véritable art magique nous n’invoquons que les esprits bénéfiques. Nous les convoquons et les récompensons avec de l’encens et des parfums. Pour ce qui est d’utiliser l’essence tirée du corps humain, les parchemins n’en parlent pas et ça me semble très proche d’une offrande en sang… c’est une pratique si maléfique qu’elle ne permettra d’invoquer que des esprits malfaisants et le mensonge. »

Elle s’est assise en silence, abattue par le courroux qu’elle avait déclenché aussi involontairement, mais Thur avait encore quelque chose à rajouter.

« Non, » a-t-il reprit solennellement « respectons les méthodes connues, celles utilisées autrefois. Il les a enseignées au roi Salomon et ces méthodes ont toujours sa bénédiction. »

Morven accepta la réprimande avec docilité et Thur s’est assis et se mis à regarder le feu.

Elle a essayé de glisser sa main dans celle de Thur qui la saisit avec bonté et de façon rassurante. « Il se fait tard, vas te mettre au lit. Tu es une bonne enfant, petite Morven. Tu détestes notre religion et notre Mère l’Eglise et tu as de bonnes raisons pour cela. Mais tu es une meilleure chrétienne que bon nombre de ceux qui ont échappé à sa poigne de fer.

- Certain chrétiens ne le sont pas vraiment et ne servent pas du tout leur religion. Pourtant, Dieu est un Dieu grand et bon. Puisse-t-il vous garder où que vous ailliez. - Bonne nuit, mon enfant. Que Dieu te bénisse. »


Chapitre X – Œuvrer Ensemble

Ce fut le quatrième jour après leur retour que Thur dit à Morven: « Les cieux sont favorables, et on s’approche de l’aube du jour de Mercure. Cette nuit, lorsqu’Alice sera partie, nous commencerons notre travail. Repose-toi aujourd’hui, sois tranquille et prépare-toi, c’est aussi ce que je ferai. »

Ainsi, toute la journée, Morven est restée couchée dans l’herbe longue au bord du fleuve à regarder les hirondelles raser la surface de l’eau pour attraper des insectes trop petits pour qu’on puisse les voir, et les martinets rejoindre et quitter leurs nids sous les toits. L’air était de plus en plus chargé par l’odeur du trèfle et le bourdonnement d’un essaim d’abeilles. Morven, semblait oisive mais récoltait en fait des plantes aquatiques. Elle les assemblait en une longue corde qu’elle tressait. Elle y mit des nœuds aux deux extrémités ainsi qu’à certains intervalles sur toute sa longueur.

Impatiente, elle avait l’impression qu’Alice ne partirait jamais, tant elle s’attardait sous un prétexte ou un autre. En vérité, Alice était très heureuse de la présence de la jeune fille et c’est avec joie qu’elle aurait emménagé dans la maison, mais finalement elle s’en est allée et Thur et Morven se sont précipités à l’étage. Thur et Smid avaient construit une chambre à l’extrémité ouest de la maison avec de grosses planches en chêne et une porte solide fixée avec une barre de fer. Ainsi, entre les deux chambres à coucher il y avait un grand espace. C’est là que le cercle devait être préparé. Thur et Morven examinaient cet espace.

« Ça fera parfaitement l’affaire, » a-t-il affirmé. Avec une patience infinie, ils sont allés chercher une grande baignoire et l’ont monté avec difficulté dans l’escalier en colimaçon.

Pendant ce temps l’eau avait été mise à chauffer sur le feu au rez-de-chaussée puis ils l’ont monté à l’étage et rempli à moitié la baignoire. Thur immergé dans la vapeur qui montait de la baignoire a exorcisé le bain : « Je t’exorcise, O créature d’eau, pour que tu chasses de toi toutes les impuretés et malpropreté des esprits du monde des fantasmes de sorte qu’ils ne puissent me faire de mal, par la vertu de Dieu Tout-Puissant, qui règne depuis les siècles des siècles. Amen.

« Mertalia, Musalia, Dophalia, Onemalia, Zitanseia, Goldaphaira, Dedulsaira, Ghevialaira, Gheminaiea, Gegropheira, Cedani, Gilthar, Godieb, Ezoiil, Musil, Grassil, Tamen, Puri, Godu, Hoznoth, Astachoth, Tzabaoth, Adonai, Agla, On, El, Tetragrammaton, Shema, Ariston, Anaphaxeton, Segilaton, Primarouton. » Et il s’est déshabillé et s’est lavé soigneusement, invitant Morven à faire de même. Elle lui obéit et il versa de l’eau sur lui-même et puis sur elle en disant : « Purge moi, O Seigneur, avec l’hysope pour que je sois propre. Lave-moi, et je serai plus blanc que neige. »

Lorsque Morven fut sortie du bain, Thur a pris le sel et l’a bénit, en disant : « Que la bénédiction du Père Tout-Puissant soit sur cette créature de sel. Que toute malignité et entrave en soit expulsées, que tout bien puisse y pénétrer. C’est pourquoi je te bénis et je t’invoque pour que tu puisses m’aider. »

Versant le sel exorcisé dans le bain, ils sont tous deux entrés dans le bain et se sont lavés à nouveau en disant : « Imanel, Arnamon, Imato, Memeon, Hectacon, Muobii, Paltellon, Decaion, Yamenton, Yaron, Tatonon, Vaphoron, Gardon, Existon, Zagveron, Momerton, Zarmesiton, Tileion, Tixmion. »

Morven, en sortant de l’eau lui a demandé gaiement : « Savez-vous pourquoi la magie et la sorcellerie sont mieux que ce qu’enseigne l’Église, Thur ?

- Non, je ne sais pas, » a-t-il dit.

« Parce qu’elles enseignent la propreté du corps, alors que la Mère Église persécute pour la même raison.

- Il est vrai que tous les saints aiment la crasse, comme en témoigne Simon le Stylite. La propreté à une odeur diabolique. Il ne faut pas chercher bien loin. De nombreux ecclésiastiques pratiquent l’art magique et ceux qui ne le pratiquent pas en ont entendu parler. Ils savent que l’accent est mis sur la propreté du corps avant d’entrer dans le cercle et ainsi ils pensent que les souillures doivent être sacrées parce que la magie et la sorcellerie sont impies. »

Morven a émit une sorte de grognement. « Avez-vous jamais entendu parler de l’histoire de Becket ? On raconte que l’Angleterre ne savait pas combien un saint l’était avant de lui enlever son maillot de corps, il était à ce point plein de poux que le vêtement est parti tout seul.

- Petit Miracle, le Roi Henry l’appelait « ce prêtre turbulent » et il demandait à ce qu’il soit déplacé. Il a du être affligé par cette chemise. » a dit Thur en riant.

Morven a dit : « Dans ma ville natale les gens parlaient beaucoup de la Vallée de la Sainteté.

- Je n’en ai jamais entendu parler.

- C’est une histoire sur un abbé et ses moines. Personne n’était aussi saint qu’eux dans toute l’Égypte. Ils lisaient des livres pieux, sans jamais parler ni entre eux ni avec le monde extérieur, de peur d’offenser Dieu, ils ne mangeaient que des herbes, vivant dans l’inconfort, priant tout le temps, ne se lavant jamais, ils portaient un vêtement jusqu’à ce qu’il tombe en lambeau et parte de lui-même comme celui de Becket. Ils sont célèbres dans tout le monde civilisé pour leur savoir et leur sainte austérité.

- bref, un nid de Becket.

- Ne m’interrompez-pas avec votre légèreté, Thur Peterson. Il y a eu une grande pénurie d’eau. Le saint abbé a prié pour que ça s’arrange, et voilà ... en réponse un grand fleuve d’eau pure est apparu par miracle dans ce lieu désert. Alors toute la communauté fut tentée par le démon et ils prièrent leur abbé de fabriquer une baignoire pour qu’ils puissent nettoyer leurs corps. »

Morven s’est interrompue pour secouer ses cheveux et Thur a demandé : « Et alors ?

- Ne soyez pas impatient, je peigne mes cheveux. Bon, ils ont fabriqué la baignoire, les moines se sont baignés et les eaux indignées ont reculé jusqu’à ce qu’il ne reste plus une seule goutte. Ni les prières, ni les larmes, ni les flagellations, ni les lamentations, ni les processions, ni de riches présents, ni de nombreuses bougies, ni les promesses d’amendement n’ont pu arranger les choses. Et tout le monde s’étonnait. Ils ont fait contrition et détruit le bain inique, et alors les eaux ont jailli à nouveau !

- Et tout le monde en a témoigné, il n’y a pas le moindre doute.

- Il y avait une pauvre femme à Hurstforth qui avait été vue en train de laver sa robe à un cours d'eau. Elle avait retourné sa poche et la lavait pour la nettoyer, comme le ferait n’importe quelle femme. Quelqu’un l’a observé et dénoncé. Ce n’était pas une sorcière ni quelqu’un de notre fraternité, mais aucun bon chrétien n’aurait lavé une chose qui n’est pas visible... ce doit être pour plaire au diable, a-ton dit et ils l’ont brûlé sur le bûcher pour cela. - Assez ! » s’écria Thur. « Ces histoires me rendent malades et me tourmentent. Mais vous n’en voyez pas la raison cachée ? On ne peut entrer dans un cercle magique avant que son corps n’ai été purifié de toutes les saletés et sans aucun vêtement ou dans un vêtement totalement immaculé. La saleté est donc sainte, et vivre une vie de saleté perpétuelle est une formalité pour atteindre la sainteté éternelle. »

Morven, qui ne pouvait comprendre cela émit un nouveau grognement. « C’est la même chose lorsqu’il s’agit de soigner. Une sorcière commencera par nettoyer une plaie ou une blessure, puis y appliquera une pommade avec une plante médicinale et fera un pansement avec un linge propre. Un prêtre y appliquera un vieil os d’un saint, un os qui a touché de la même façon des centaines d’autres plaies purulentes et fera un pansement avec un vieux chiffon sale. Puis ils grimacent, mais en secret, et se demandent comment une sorcière peut guérir des centaines de malades alors que l’Église n’en guérit qu’un et encore, plus par hasard que grâce à son savoir. Les gens le savent et vont chez la sorcière avec leurs maux et non pas à l’Église, c’est pourquoi les prêtres chassent et persécutent les sorcières.

- Oui, c’est une rivalité qui ne prendra fin qu’avec la disparition de l’une ou de l’autre. »

Le silence s’est abattu sur eux pendant lequel Morven a brossé ses cheveux avec une énergie sauvage, tirant violemment sur chaque mèche comme si elle garrotait un maniaque s’apprêtant à partir à la chasse aux sorcières. « Es-tu préparée Morven ? » a demandé Thur. Il se tenait là, parfumé et couvert de la tête aux pieds de l’une des robes de lin blanc qu’il avait rapporté de Londres. Il ressemblait à un prêtre. Morven se tenait là, son corps rose parfumée et vif à cause de l’eau et du frottement énergique. Elle tenait un couteau dans chaque main, l’athamé à manche noir et celui avec le manche blanc.

L’espace entre les deux chambres avait été arrangé pour le rituel. La veille il avait été balayé et dépoussiéré, il était ainsi exempt du moindre grain de poussière et pendant que Thur s’occupait de sélectionner et programmer les travaux à accomplir cette nuit-là. Morven a passé rapidement un nouveau coup de chiffon humide sur le plancher. Une fois fini elle s’est lavé les mains et a rejoint Thur. Ensemble ils ont solennellement parfumé l’endroit. « Les cieux sont propices, » a-t-il murmuré avec satisfaction. « La lune est sous le signe d’Ariel et elle est croissante, le ciel est clair et serein. »

Pendant ce temps Morven a planté son athamé dans une fente dans le plancher, elle y a accroché la corde qu’elle avait tressé ce matin et fixé un morceau de charbon de bois sur cette corde à 1M70 de la première boucle. Elle a ainsi tracé un cercle en laissant une entrée au Nord Nord-Ouest. Elle a ensuite placé le charbon dans la boucle suivante, quinze cm plus près du centre, et tracé un second cercle et plaçant le charbon à 1M35 du centre, elle a tracé le troisième cercle, le cercle intérieur mesurant ainsi 2M70 de diamètre. Le cercle extérieur a ensuite été divisé en quatre parties selon les directions de la boussole. Commençant à l’est, Thur a écrit Agial en hébreu, au sud il a tracé Tzabaoth, à l’ouest JHVH (qu’en français on peut rendre par « Jéhovah ») et Adghy au nord. Entre chaque point de la boussole, il a tracé un pentacle c’est-à-dire une étoile à cinq branches.

Morven a ensuite pris l’athamé et, avec sa pointe, a repassé sur tout ce qu’il avait dessiné au charbon, pendant ce temps Thur a placé un brasier à l’extrémité Est dans le petit cercle. Il l’a allumé puis il a placé une table devant avec son centre au milieu du brasier. Il a ensuite placé les différents objets pour la consécration, dont la baguette et la corde qu’il avait utilisée pour marquer le cercle. Deux tabourets furent placés devant la table. Lentement, les nuages de fumées se sont élevés du brasier. Le triple cercle était maintenant achevé et il a fermé la porte avec deux pentacles, l’un dans le troisième cercle et le second dans l’espace entre le second et le troisième. Tout était prêt. Thur se tenait au centre, face à l’est, grand et solennel, sa robe immaculée lui donnant un air de majesté. A côté de lui se tenait Morven, sereine comme une statue d’albâtre. En joignant les mains devant lui, Thur se mit à réciter clairement à voix basse le psaume 102 qui commence par :


Seigneur, entendez ma prière

Et que mon cri parvienne jusqu’à Vous

Ne me cachez pas Votre visage

Le jour où je suis en détresse

Le jour où j’appelle, écoutez-moi

Venez vite, répondez-moi.


Et une fois terminé, il a continué avec le psaume 14, puis le psaume 6 et a terminé avec le psaume 67.

Quand les mots impressionnants ont cessé, il y eut un moment de silence avant que Thur prenne sur la table un récipient en laiton, vernis à l’intérieur et l’extérieur, avec un couvercle percé de trous et une poignée. Il le rempli d’eau clair de source tirée d’une cruche. Puis il prit le sel et dit d’une voix ferme et sonore :

« Tzabaoth, Messiach, Emanuel, Elohim, Eibor, Yod, He, Vau, He Tzabaoth, Messiach, Emanuel, Elohim, Eibor, Yod, He, Vau, He! O Dieu, qui êtes la vérité et la lumière, daignez bénir et sanctifier cette créature de sel, pour nous servir d’aide, de protection et d’assistance dans cette expérience et opération de l’art. Et qu’elle soit pour nous un secours. »

Avec cette prière il a jeté le sel dans l’eau, puis il a pris des plantes, de la verveine, de la menthe, du basilic, du romarin et de l’hysope, neuf en tout, qui avait été ramassées à l’heure et au jour de Mercure lors de la lune croissante et liées avec un cordon tressé par une jeune fille... Morven. Il les a baignées dans l’eau et attrapant le couteau à manche blanc, il a gravé sur le goupillon ces caractères :


HMA10a.jpg


d'un côté et de l’autre :


HMA10b.jpg


Lorsque ce fut fait, il a parlé à Morven pour la première fois : « Après cette cérémonie, nous pouvons maintenant utiliser cette eau dans le goupillon lorsque cela sera nécessaire, sachant que tout ce que nous aspergerons avec sera sanctifié par son pouvoir de chasser tous les fantômes et de les priver de la capacité de nous gêner ou nous ennuyer. Avec cette eau, nous allons faire nos préparatifs de l’art. »

Morven inclina la tête en signe d’assentiment mais elle resta silencieuse. Elle était si émerveillée, si profondément impressionnée par la solennité de l’occasion et par ce qu’elle avait entendu dire qu’elle n’osait pas utiliser sa voix de peur d’entacher le charme. Thur semblait loin d’elle, dans un royaume de mystère où elle ne pouvait le suivre.

Sa seconde opération était de faire la plume. Il prit une plume sur la table, une plume arrachée à l’aile droite d’un oiseau mâle encore en vie et il lui a donné forme avec le couteau à manche blanc. L’exhortation fut :

«Aural, Hanlii, Thamcii, Tilinos, Athamas, Zianor, Auonai! Bannis de cette plume tout mensonge ou erreur, de sorte qu’elle ait la vertu et l’efficacité d’écrire ce que je désire. »

Sur le brasier, il a jeté une poignée d’herbes sèches et avec le même couteau il a taillé la plume, puis l’a aspergée sur le brasier dans le nuage de parfum qui émanait des herbes, puis il l’a enveloppé dans un linge blanc neuf en lin et l’a posé de côté. De même, avec leurs invocations et prières appropriées, il a consacré les cordes et les a rangées dans la toile de lin.

Il était tard et Thur a réalisé que Morven était blanche et avait l’air épuisée. Il a levé la séance pour cette nuit car il ne pouvait pas en faire plus sans le burin, qui devait être fait au jour et à l’heure de Vénus. « Tu es fatiguée, ma petite Morven. Vas au lit et dors. » Il l’embrassa sur le front et s’occupa de ranger tout ce qui avait servi pour leur travail de cette nuit.

Après quelques heures, Morven a été tirée d’un profond sommeil par un martèlement fort et continu sur sa porte, suivi par une grande agitation. Elle a ouvert les yeux avec réticence et à croisé le regard d’Alice Chad. « Mon enfant, il est sept heures et tu dors comme une morte. Qu’est-ce qui t’arrives ? Mon maître m’a dit de te laisser dormir, mais tu dois manger et ton repas t’attend. »

Morven souriait à Alice qui prenait si bien soin d’elle et bâilla. « Je viens, bonne Alice. Je me suis couchée tard hier soir. Votre maître a parlé et nous n’avons pas remarqué comme le temps passait.

- Oh, lui! » a dit Alice en reniflant « pendant qu’il est assis à lire et discuter toute la nuit, sans se soucier des mortels, tu devrais dormir mon enfant, tu n’es pas encore très solide. »

Morven a ri de façon rassurante. « J’irai bientôt mieux grâce à vos bon soin, Alice. J’arrive. »

Alice a redescendu les marches en secouant la tête. Ce n’était pas naturel, non, c’était un péché que les gens restent assis à discuter après que la nuit soit tombée. Est-ce que le bon Dieu n’a pas prévu la nuit pour que les hommes et les animaux se reposent ? Pourquoi, sinon, est-ce qu’il y a la nuit ? Pourquoi est-ce que quelqu’un qui craint Dieu comme son bien-aimé Thur Peterson se comporte de la sorte ? Et en plus ils ont parlé! De quoi ont-ils pu parler pour en oublier de dormir ? Boire, oui, ou comploter, ou encore pour faire de la sorcellerie. Ces sombres agissements ont besoin de la nuit pour cacher leur noirceur, mais s’il doit y avoir une créature de la lumière c’est bien Thur et sa nièce encore plus ... cette petite fille, sa précieuse nièce!

Alice Chad adorait le médecin, selon elle il ne pouvait rien faire de mal. Alice pensait à lui inconsciemment jour et nuit avec plaisir et émerveillement. Ses sentiments pour lui étaient un véritable mystère pour elle. Il lui inspirait une grande crainte à cause de son grand savoir mais elle savait surtout qu’elle voulait le servir et qu’elle aimait ça. Elle était si désintéressée dans sa dévotion que la critique était rare, mais Alice croyait fermement que Morven devrait dormir la nuit et de ne pas rester éveillée à discuter. Elle allait essayer de rassembler tout son courage et lui en parler.

Quelques minutes plus tard Thur est apparu comme d’habitude, suivie par Morven, et ils se sont assis pour déjeuner ensemble. Thur avait l’habitude d’étudier tard dans la nuit, mais Morven n’était pas un oiseau de nuit, et lorsqu’elle avait eut l’occasion d’assister aux sabbats, elle avait pu se permettre de dormir le lendemain. Maintenant, sous le regard soucieux d’Alice Chad en permanence sur elle, elle devait paraître normalement éveillée et elle avait envie de bailler. Elle a fait tant d’effort pour s’en empêcher qu’elle en avait mal à la gorge. Thur semblait être absorbé par ses pensées et le repas était triste parce que la présence de la servante les empêchait d’aborder des sujets dont ils avant tant envie de parler.

Morven mangeait lentement du pain et du miel sous le regard affectueux et possessif d’Alice. Un pot en terre de lait frais était à côté d’elle et régulièrement Alice le rapprochait un peu plus de façon suggestive de Morven. Morven ne savait pas si elle devait rire ou pleurer devant son exaspération. Elle avait conquis Alice et elle ne pouvait échapper aux conséquences de cette conquête. Alice était à ce point subjuguée qu’elle ne pouvait plus supporter de perdre Morven de vue. Ainsi elles étaient liées l’une à l’autre, dans un cercle magique dont il était impossible de s’échapper. Morven aimait aussi beaucoup Alice et appréciait les soins jaloux que lui prodiguait une personne de son sexe, c’était quelque chose de nouveau pour elle mais l’enchantement avait ses inconvénients et elle devait y réfléchir solennellement.

Finalement Morven a dit : « Les paroles que vous avez prononcées sont d’une rare beauté, mon oncle!

- Hum ? » a murmuré Thur distraitement.

« Comme des cloches solennelles qui résonnent dans ma tête. Je n’ai jamais rien entendu de semblable. ‘Que le Seigneur nous bénisse et nous garde et qu’il fasse briller sur nous son visage, qu’il se penche vers nous, qu’il apporte la paix sur toutes les nations.’ Voilà bien vos paroles ?

- Tu as une bonne mémoire mon enfant » a dit Thur en souriant.

« Non, maître, » a éclaté Alice qui n’était plus en mesure de retenir son envie de dire ce qu’elle pensait. « Ce type de savoir n’est pas pour une jeune fille, et il ne faut pas l’empêcher de se coucher pour écouter de telles choses. C’est à nos bons prêtres et non pas vous, Maître Peterson, de lui parler de Dieu et des nations. Et en plus jusqu’à pas d’heure ! Alors qu’elle devrait dormir comme tout bon chrétien. Elle n’est pas un grand homme, inutile de l’ennuyer avec de telles choses... c’est une ménagère qui est en train de se remettre d’une très grave maladie, elle a failli mourir.

- Que la peste emporte cette femme! » s’est dit Thur, plus concerné par l’amitié d’Alice que par son inimitié, mais il a dit: « J’entends et je constate ta sagesse, bonne Alice. Retire-toi, Morven, vas au jardin parmi les papillons et les abeilles et tient la mort à distance. »

Plus tard, quand Alice était allée au marché, il a rejoint Morven et ils se sont assis ensemble sur la rive herbeuse et ont discuté à voix basse.

« Il y a une entrave après l’autre » grommela Thur avec impatience. « A peine ai-je obtenu l’aide dont j’ai besoin que je dois composer avec les indiscrets au cœur de ma maison. » Vexé, il a ri. « Alice sera un dragon qui te défendra, Morven. Au diable l’idée que le jour a été fait pour travailler et la nuit pour dormir. Ceux qui dorment le jour ne sont pas nécessairement des adeptes du mal. Ô liberté! » Il a jeté ses bras au-dessus de sa tête, comme si elle éclatait à causes d’obligations intolérables.

Morven le calma avec des paroles tranquillisantes, l’assurant que tout irait bien et lui demandant de ne pas aggraver la situation en blessant Alice, qui n’avait que bonté et tendresse pour eux deux. Il ne devait pas faire germer l’antagonisme dans un cœur fidèle, par une contradiction et une répudiation absurdes, mais acquiescer à tout ce qu’elle disait. « Elle se lassera rapidement car rien ne lasse plus l’esprit qu’un agrément total, » a dit Morven « je vais dormir là où je pourrais pour avoir des forces pour le travail nocturne. »

Cette nuit-là ils ont dormi en paix, mais le lendemain c’était le jour de Vénus et encore une fois Morven et Thur ont préparé l’eau pour se purifier. Une fois cela accompli, ils ont tracé le triple cercle exactement de la même façon que la fois précédente. Leur travail était maintenant de faire le burin, un outil des plus importants.

Thur récita à nouveau les mêmes psaumes de David, puis, jetant les herbes dans le brasier, il a attendu que les nuages d’encens s’élèvent puis il a pris une alêne de graveur l’a purifiée sur les braises et, avec le couteau à manche blanc, un outil dont l’usage est différent de celui de l’athamé avec lequel la sorcière contrôle les esprits et pratique la magie, il a sculpté ces caractères :


HMA10c.jpg


sur le manche du poinçon, qui allait devenir le burin.

L’invocation a suivi, solennelle et imposante : « Asphiel, Asophiel, Asophiel! Pentagrammaton, Athanatos, Eheieh, Asher, Eheieh! Qadosch, Qadosch, Qadosch! » et il a prié: « Ô Dieu éternel, mon père, bénissez cet instrument préparé en votre honneur afin qu’il ne me serve que pour une utilisation et un but bénéfique et pour votre gloire. Amen. »

Il l’a encensé et aspergé puis l’a posé de coté, enveloppé dans le tissu de lin et ce fut la fin de leur travail de la nuit car avant de continuer, ils devaient attendre le jour et l’heure de Mercure. Les progrès étaient lents et il y avait beaucoup à faire, beaucoup à préparer avant de pouvoir commencer le grand œuvre et aider Jan.

Alors que Morven aidait Thur à effacer les caractères kabbalistiques sur le sol, elle lui demanda sobrement: « Que sont ces noms aux sonorités étranges que vous invoquez ?

- Ce sont les noms des anges et des grands esprits, mais leur origine est enveloppée de mystère. Certains sont égyptiens, d’autres sont encore plus anciens et remontent aux chaldéens et aux phéniciens, d’autres encore sont hébreux. Tout ce que nous savons avec certitude, c’est que ce sont des mots de pouvoir. J’ai réfléchi à leur significations pendant de nombreuses années et je suis parfois tenté de croire qu’ils n’en ont pas, mais, comme ils retentissent comme des coups de gongs et nous lient tous et qu’ainsi tout ceux qui les entendent sont pris dans une sorte de grand filet, tous ont les mêmes sentiments, les mêmes pensées, les mêmes désirs, jusqu’à ce que la force de chacun soit aspirée, comme un nuage d’encens qui s’envole vers le ciel, et s’unit à la volonté concentrée du mage et forme un grand pivot sur lequel tourne la roue du cercle et toutes ses potentialités. Suis-je confus, Morven ?

- Non. Voulez-vous dire que lorsque deux ou trois personnes sont réunies, en particulier si elles ont un même objectif, toutes leurs pensées s’entrelacent et contribuent ainsi à faire s’accomplir l’objet pour lequel ils se sont rassemblés et que ces mots qui retentissent, même s’ils n’ont pas de signification intrinsèques, par la répétition de certains sons, puis en passant à un autre son qui est répété, martèlent l’esprit et se façonnent selon la volonté du mage, c’est bien ça ? Ainsi, il ne doit pas avoir d’autre pensée que le but qu’il cherche à atteindre et ainsi il peut capter le pouvoir de ceux qui font appel à lui. »

Thur a hoché la tête mais il a ajouté à la hâte : « N’oublie pas que je suis un novice dans l’art, je ne fais qu’exprimer ce que je pense de ces incantations. »

Quand le jour de Mercure revint, ils se retrouvèrent une fois encore dans le triple cercle. Thur récita à nouveau les trois psaumes, qui semblaient à chaque fois plus merveilleux à Morven à mesure qu’elle les écoutait avec plus d’attention et les comprenait de mieux en mieux.

Il avait besoin de cire pour fabriquer l’épée magique, et cette cire allait être la cire d’abeilles fraiche que Morven avait récoltée vers midi. Elle s’était montrée très habile dans la manipulation des abeilles qu’elle ne craignait pas du tout. Les abeilles semblaient l’apprécier.

Tenant la cire dans sa main droite, Thur a invoqué : « Exabor, Hetabor, Sittacibor, Adonai, Onxo, Zomen, Menor, Asmodiel, Ascobai, Conamas, Papuendos, Osiandos, Spiacent, Damnath, Eneres, Golades, Telantes, Cophi, Zades! Anges de Dieu soyez présents, car je vous invoque dans mon travail pour que, par vous, il trouve la vertu. Amen. »

Il a fait une pause et exorcisé comme cela : « Je t’exorcise toi, Ô créature de cire, pour que, par le saint nom de Dieu et de ses saints anges, tu reçoives la bénédiction, afin que tu puisses être sanctifié et béni pour obtenir la vertu que nous désirons, par le très saint nom, Adonaï. Amen. »

Priant de la sorte, il a aspergé et encensé la cire et l’a enveloppé dans un tissu de lin blanc. De la même manière, il a consacré un acide puissant qui sera utilisé pour la gravure sur l’acier trempé de l’épée. Quand ce fut fait et l’a mis de côté. Morven a pris sur la table un encrier en terre, cuit à l’heure et au jour de Mercure, et le donna à Thur. Avec le burin, il a gravé sur sa base ces noms sacrés en caractères hébraïques : Yod He Vau He, Matatron, Iah, Iah, Iah, Qadosch, Elohim, Zabaoth. Il l’a rempli avec de l’encre et l’a exorcisé : « Je t’exorcise, O créature d’encre, par Anaireton, par Simoulator et par le nom d’Adonaï, par la vertu de qui toutes choses sont faites, pour que tu sois pour moi une aide et un secours dans toutes les choses que je souhaite effectuer avec ton aide. » Il l’a aspergé et encensé puis l’a rangé avec la cire.

Le travail de cette nuit-là était achevé. Ils ont nettoyé toutes les traces de leurs activités et sont allés se coucher.

Il restait encore le grand événement, la création de l’épée magique. Il s’agissait d’une lame ordinaire, une épée courte qu’il avait achetée à Londres, lorsque, pensant être incapable d’aider les frères Bonder, il avait formé le dessin de recevoir des conseils en passant par Olaf, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre de ce livre. Cette tentative était plus du spiritisme qu’une véritable pratique de l’art magique. Olaf s’était révélé être un bon médium par qui les conseils nécessaires avaient transmis. On leur avait ordonné « Cherchez la Sorcière de Wanda » et celle-ci lui avait fourni l’athamé et le couteau à manche blanc, qui devaient leur permettre d’atteindre le but souhaité.

L’achat de chaque objet séparément ne pouvait les mettre en danger, c’était la possession de l’ensemble de ces objets qui pouvait constituer une menace. Toute personne avec un certain savoir, les voyant tous sur une table, saura immédiatement à quelles fins ils seront utilisés. La rumeur voulait que monseigneur l’abbé s’intéressait à l’art magique, mais d’une façon acceptée par l’Église. Ce qui se savait en ville était presque immédiatement su à l’abbaye, et un commérage de moine pourrait mettre l’abbé sur sa piste. Thur était convaincu qu’il n’aurait pas été plus dangereux de tracer son cercle, réciter ses psaumes, invoquer ses anges et exorciser ses instruments au milieu de la place du marché que d’acheter les objets nécessaires dans sa ville. Il était donc allé les chercher à Londres.

Thur pensait à ces difficultés du passé pendant qu’ils préparaient le triple cercle à l’heure et au jour de Mercure pour la fabrication de l’épée magique. Baigné et parfumé en accord symbolique avec la nature de cette arme, Thur et Morven étaient nus comme l’épée tirée de son fourreau. Après que les psaumes aient été récités, Thur a pris l’épée, nettoyée et polie, et avec le burin il a gravé le nom de pouvoir Elohim Gibur sur le manche. Dans la chaleur du brasier, il ramolli la cire consacrée, l’a appliqué contre la lame et a gravé cette cire avec le burin, il a écrit Yod He Vau He, Adonai, Eheieh, Yauai. Il a tourné la lame, y a appliqué de la cire et inscrit Elohim Gibur. Tous ces mots avaient été écrits en hébreu. Puis, en utilisant l’acide qu’ils avaient consacré, il a gravé en profondeur tous ces mots dans la lame trempé.

Lorsque ce travail fut accompli il se tourna vers Morven. Elle, tenant son athamé dans sa main droite en a placé la pointe sur la lame de l’épée et l’a maintenue là pour communiquer plus de pouvoir pendant que Thur cria d’une voix forte : « Je te conjure, O épée, par les noms Abrahach, Abroath, Abracadabra, Yod He Vau He, pour que tu me serves de force et de défense dans toutes mes opérations magiques contre tous mes ennemis, visibles et invisibles. je te conjure à nouveau par le nom Shaderai Tout-Puissant, et par les noms Qadosch, Qadosch, Qadosch, Adonaï, Elohim, Tzabaoth, Emanuel, Azoth. Sagesse, Chemin, Vie, Vérité, Chef, Discours, Mot, Splendeur, Lumière, Soleil, Gloire, Vertu. Par ces noms et par les autres noms, je te conjure, Ô épée afin que tu me serves de protection dans toutes les adversités. Amen. »

Thur l’a aspergée d'eau consacrée et Morven l’a encensée. Encore une fois Thur a prononcé une conjuration: « Je te conjure, Ô épée d’acier, par Dieu tout-puissant, par les vertus du ciel, des étoiles, des anges qui les président, pour que tu reçoives une vertu permettant d’atteindre sans tromperie le but que je désire, en toutes choses où je t’utiliserais, par Dieu, le créateur des âges et l’empereur des anges. Amen. »

Morven l’a parfumée avec le parfum de l’art et Thur a récité : « En vertu de Dani, Zumech, Agalmaturod, Gadiel, Pani, Caneloas, Merod, Gamedoi, Baldoi, Metrator, anges très saints, soyez présent pour garder cette épée. »

Il l’enveloppa dans un linge propre et la mit de côté puis ils ont continué avec la consécration de la serpe.

Il fallait de la lumière pour le grand cercle et comme rien de non consacré ne pouvait être utilisé, Morven avait fait un certain nombre de bougies à l’heure et au jour de Mercure alors que la lune était croissante, chaque bougie pesant une demie-livre. C’est aussi elle qui a fait les mèches qui doivent être faits à la main par une jeune fille. Pour cette consécration de la lumière, il y avait trois nouveaux psaumes. Le premier, le psaume 150 qui commence par :


Louez l’Eternel! Louez Dieu dans son sanctuaire!

Louez-le dans l’étendue, où éclate sa puissance!

et se termine par :

Que tout ce qui respire loue l’Eternel!

Louez l’Eternel!


Puis il y a eu le psaume 103 et le Psaume 108 qui se termine par :


Que celui qui est sage prenne garde à ces choses,

Et qu’il soit attentif aux bontés de l’Eternel.


Thur a ensuite pris le burin, et sur chaque bougie il a gravé des signes en priant : « Ô Seigneur, Dieu qui gouvernez toutes choses, par votre grande puissance, accordez-moi, à moi pauvre pécheur, la compréhension et la connaissance de ne faire que ce qui vous est agréable. Accordez-moi le pouvoir de craindre, d’adorer, d’aimer, de louer et de vous rendre grâce avec une foi véritable et sincère et une parfaite charité. Faites Ô Seigneur, que votre grâce ne me quitte pas avant que je ne meure et que j’aille au purgatoire, Ô Seigneur de mon âme. Amen. »

Puis il a dit : « Ô créature de cire, en vertu de celui qui est vérité pure, par lui seul qui par sa parole a créé toutes choses. Que tu chasses de toi tous les fantômes, toute perversion et toute tromperie de l’ennemi et que la vertu, la vérité et le pouvoir de Dieu entrent en toi pour que tu puisses donner de la lumière et chasser loin de nous toute crainte et de terreur. »

Puis il les a aspergés et encensés et les a enveloppés dans un tissu propre et les mit de côté. Thur, de la même façon, avec l’aide du pouvoir que lui donnait Morven en tant que sorcière (aujourd’hui nous dirions plutôt comme médium), a consacré chaque objet, même s’il était petit ou insignifiant, qui allait être utilisé dans le grand cercle.

Car, pour aider cette concentration extrême de l’esprit qui sera nécessaire, il était essentiel que tout ce qu’il devrait utiliser ait déjà la volonté magique dirigé en lui, de sorte que lors de la grande nuit tout concourt à orienter sa volonté vers ce but unique.

Quand tout fut terminé, Thur, qui avait déjà béni tant d’objets lors de cette nuit, a aussi béni Morven en disant: « Va te coucher, chère enfant. Dors et que tous les anges te gardent et te protègent de tout danger, dans cette vie et dans la vie à venir. »

Thur pensait à ces difficultés du passé pendant qu’ils préparaient le triple cercle à l’heure et au jour de Mercure pour la fabrication de l’épée magique. Baigné et parfumé en accord symbolique avec la nature de cette arme, Thur et Morven étaient nus comme l’épée tirée de son fourreau. Après que les psaumes aient été récités, Thur a pris l’épée, nettoyée et polie, et avec le burin il a gravé le nom de pouvoir Elohim Gibur sur le manche. Dans la chaleur du brasier, il ramolli la cire consacrée, l’a appliqué contre la lame et a gravé cette cire avec le burin, il a écrit Yod He Vau He, Adonai, Eheieh, Yauai. Il a tourné la lame, y a appliqué de la cire et inscrit Elohim Gibur. Tous ces mots avaient été écrits en hébreu. Puis, en utilisant l’acide qu’ils avaient consacré, il a gravé en profondeur tous ces mots dans la lame trempé.

Lorsque ce travail fut accompli il se tourna vers Morven. Elle, tenant son athamé dans sa main droite en a placé la pointe sur la lame de l’épée et l’a maintenue là pour communiquer plus de pouvoir pendant que Thur cria d’une voix forte : « Je te conjure, O épée, par les noms Abrahach, Abroath, Abracadabra, Yod He Vau He, pour que tu me serves de force et de défense dans toutes mes opérations magiques contre tous mes ennemis, visibles et invisibles. je te conjure à nouveau par le nom Shaderai Tout-Puissant, et par les noms Qadosch, Qadosch, Qadosch, Adonaï, Elohim, Tzabaoth, Emanuel, Azoth. Sagesse, Chemin, Vie, Vérité, Chef, Discours, Mot, Splendeur, Lumière, Soleil, Gloire, Vertu. Par ces noms et par les autres noms, je te conjure, Ô épée afin que tu me serves de protection dans toutes les adversités. Amen. »

Thur l’a aspergée d'eau consacrée et Morven l’a encensée. Encore une fois Thur a prononcé une conjuration: « Je te conjure, Ô épée d’acier, par Dieu tout-puissant, par les vertus du ciel, des étoiles, des anges qui les président, pour que tu reçoives une vertu permettant d’atteindre sans tromperie le but que je désire, en toutes choses où je t’utiliserais, par Dieu, le créateur des âges et l’empereur des anges. Amen. »

Morven l’a parfumée avec le parfum de l’art et Thur a récité : « En vertu de Dani, Zumech, Agalmaturod, Gadiel, Pani, Caneloas, Merod, Gamedoi, Baldoi, Metrator, anges très saints, soyez présent pour garder cette épée. »

Il l’enveloppa dans un linge propre et la mit de côté puis ils ont continué avec la consécration de la serpe.

Il fallait de la lumière pour le grand cercle et comme rien de non consacré ne pouvait être utilisé, Morven avait fait un certain nombre de bougies à l’heure et au jour de Mercure alors que la lune était croissante, chaque bougie pesant une demie-livre. C’est aussi elle qui a fait les mèches qui doivent être faits à la main par une jeune fille. Pour cette consécration de la lumière, il y avait trois nouveaux psaumes. Le premier, le psaume 150 qui commence par :


Louez l’Eternel! Louez Dieu dans son sanctuaire!

Louez-le dans l’étendue, où éclate sa puissance!


et se termine par :


Que tout ce qui respire loue l’Eternel!

Louez l’Eternel!


Puis il y a eu le psaume 103 et le Psaume 108 qui se termine par :


Que celui qui est sage prenne garde à ces choses,

Et qu’il soit attentif aux bontés de l’Eternel.


Thur a ensuite pris le burin, et sur chaque bougie il a gravé des signes en priant : « Ô Seigneur, Dieu qui gouvernez toutes choses, par votre grande puissance, accordez-moi, à moi pauvre pécheur, la compréhension et la connaissance de ne faire que ce qui vous est agréable. Accordez-moi le pouvoir de craindre, d’adorer, d’aimer, de louer et de vous rendre grâce avec une foi véritable et sincère et une parfaite charité. Faites Ô Seigneur, que votre grâce ne me quitte pas avant que je ne meure et que j’aille au purgatoire, Ô Seigneur de mon âme. Amen. »

Puis il a dit : « Ô créature de cire, en vertu de celui qui est vérité pure, par lui seul qui par sa parole a créé toutes choses. Que tu chasses de toi tous les fantômes, toute perversion et toute tromperie de l’ennemi et que la vertu, la vérité et le pouvoir de Dieu entrent en toi pour que tu puisses donner de la lumière et chasser loin de nous toute crainte et de terreur. »

Puis il les a aspergés et encensés et les a enveloppés dans un tissu propre et les mit de côté. Thur, de la même façon, avec l’aide du pouvoir que lui donnait Morven en tant que sorcière (aujourd’hui nous dirions plutôt comme médium), a consacré chaque objet, même s’il était petit ou insignifiant, qui allait être utilisé dans le grand cercle.

Car, pour aider cette concentration extrême de l’esprit qui sera nécessaire, il était essentiel que tout ce qu’il devrait utiliser ait déjà la volonté magique dirigé en lui, de sorte que lors de la grande nuit tout concourt à orienter sa volonté vers ce but unique.

Quand tout fut terminé, Thur, qui avait déjà béni tant d’objets lors de cette nuit, a aussi béni Morven en disant: « Va te coucher, chère enfant. Dors et que tous les anges te gardent et te protègent de tout danger, dans cette vie et dans la vie à venir. »


Chapitre XI – Magie Musicale

Thur et Morven étaient à nouveau dans le triple cercle au jour et l’heure de Mercure. Le travail de cette nuit était de faire des talismans pour la protection. Le brasier rougeoyait. Sur la table il y avait les plumes et l’encre consacrées, des peaux de grenouilles séchées, la cire d’abeille, les herbes et épices, le goupillon et l’eau consacrée, le burin et le couteau à manche blanc. Prenant les bougies qui avaient été préparées, Thur les a mise en place, allumées et exorcisée ainsi : « Je t’exorcise, Ô créature de feu, au nom du Seigneur souverain et éternel, par son nom ineffable qui est Yod He Vau He. Par le nom de pouvoir El, afin que tu puisses éclairer le cœur de tous les esprits que nous appellerons dans ce cercle, afin qu’ils puissent apparaître devant nous sans fraude ni tromperie, par celui qui a créé toutes choses. Amen. » Il a ensuite récité les trois psaumes de David déjà cités puis cette invocation : « Adonaï, très puissant, El, très fort, Agla, très saint. Très juste, Azoth, le début et la fin. Vous qui avez créé toutes les choses dans votre sagesse. Vous qui avez choisi Abraham, votre fidèle serviteur et à qui vous avez promis que sa descendance sera bénie et se multipliera, comme les étoiles dans le ciel, dans toutes les nations de la terre. Vous qui êtes apparu à Moïse, votre serviteur, au sein du buisson ardent et que vous avez fait marcher à pied sec à dans la mer Rouge et à qui vous avez donné la Loi sur le Mont Sinaï. Vous qui avez accordé à Salomon ces pentacles par votre grande miséricorde, pour la préservation de l'âme et du corps, nous implorons et supplions humblement votre sainte majesté, faites que ces pentacles puissent être consacrés par votre pouvoir et préparé de façon telle qu’ils puissent obtenir vertu et force contre tous les esprits et les créatures adverses, grâce à vous, O très saint Adonaï, dont le royaume demeure et se perpétue à jamais et sans fin. Amen. »

Morven était tellement renforcée par cette invocation impressionnante qu’elle sentait le pouvoir grandir et grossir en elle et elle savait donc que ce qu’elle faisait allait vraiment protéger son utilisateur. Prenant un morceau de cire consacrée, elle l’a fait réchauffer dans le brasier. Avec dextérité elle a façonné un petit personnage, en utilisant le couteau à manche blanc qui avait été chauffé, elle a gravé les détails. Une fois que tout fut prêt, elle a coupé le sommet de la tête. Avec la pointe du couteau, elle a tracé les caractères magiques, comme si elle les inscrivait sur le cerveau lui-même. Ces symboles sont devenus ainsi une partie de l’organisme du porteur, la connaissance de cette protection contre le danger devenant ainsi une partie de sa mentalité et l’instinct d’autoprotection s’accroissait et devenait cent fois plus grande, l’ingéniosité en matière d’évasion s’accroissait et une perception accrue des dangers jaillissait du centre même de son cerveau.

Elle a replacé le haut du crane et a gravé d’autres symboles (insistant sur la nécessité de prudence et de vigilance) dessus. Au total, elle a préparé quatre poupées exactement de la même manière.

Pendant que Morven était occupée à cette tache, Thur traçait des signes kabbalistiques sur les peaux de grenouille. Quand il eut fini, il regarda Morven. « Nous avons besoin de cheveux de quelqu’un de bien disposé. Je suis bien disposé donc voici donc un cheveu de ma tête pour toi, Morven, mais je pense que pour les autres et pour moi, nous aurons besoin des tiens. » En disant cela il arraché des cheveux rouge d’or de sa tête et ramollissant les têtes de cire dans le brasier, il a fixé un cheveu dans chacune des figurines et son cheveux dans la figurine représentant Morven. Puis il les a toutes aspergées et encensées, en prononçant le sort d’invisibilité. « Melatron, Metakh, Beroth, Noth, Venibbeth, Mach, et vous tous. Je te conjure Ô figurine de cire, par le Dieu vivant et par la vertu de ces caractères et de ces mots, afin que tu détournes les yeux de tous les spectateurs et rende invisible celui qui te porte à chaque fois qu’il t’aura avec lui. »

Puis, chaque statuette a été enveloppée dans une peau de grenouille comme s’il s’agissait d’un vêtement et placée soigneusement de côté.

Morven le regardait avec envie et étonnement. « Cela peut aider, » a-t-elle dit, « au moins ils ne feront pas de mal, mais mon cœur m’inquiète. »

« Ne sois pas si grave, mon enfant, ne m’as-tu pas dit que c’était nos propres peurs qui nous mettaient en danger ?

- Oui je sais mais je crains que face au danger mes pouvoirs échouent, je doute comme jamais avant.

- Viens, mon enfant, ne désespère jamais, tu as du pouvoir, mais tu dois apprendre à le concentrer. Souviens-toi, c’est la chose la plus difficile à faire que de se concentrer quand un être cher est en danger, mais on peut le faire.

- Vous pensez que j’ai du pouvoir, ça me donne de l’espoir, Thur. »

Mais elle pensait tout le temps : « Est-ce que je ne suis pas en train de le sauver, et c’est la Dame de Keyes qui est si belle qui en profitera. Son pouvoir c’est la beauté, moi aussi je suis belle, mais à quoi ça sert s’il ne me regarde jamais ? »

Elle soupira puis a dit. « Il y a quelqu’un à la porte, Thur. » Thur a mis la main à son oreille : un grattement venait d’en bas. « Des amis » a-t-il répondu laconiquement. Elle a enfilé en vitesse sa robe en descendant les marches et revint bientôt avec Jan et Olaf. La seule présence de Jan lui a embrumé l’esprit. Pourquoi était-il venu justement à ce moment ? Elle lui sourit, mais lui l’a à peine remarquée. Olaf la salua chaleureusement, lui serrant la main dans les siennes. « Pourquoi, Morven, comment ... comment ... » a-t-il dit timidement.

« Nous vous attendions depuis un moment » a dit Thur

Morven qui s’apprêtait à aller préparer le souper, s’est rapprochée légèrement pour écouter la conversation.

« Nous n’osions pas, » a dit Olaf « même maintenant, nous sommes ici plus par hasard que grâce à un plan minutieusement préparé, mais mère est allée passer la nuit chez un voisin et quelqu’un devait venir vous voir, alors nous avons couru le risque.

- Qu’a-t-elle dit au sujet de votre longue absence ? » a demandé Thur.

« Que n’a-t-elle pas dit devrait-on dire plutôt ? » a dit Jan.

« Elle va vous faire disparaître sous terre lorsqu’elle vous attrapera, Thur » l’averti Olaf.

« Qu’elle m’attrape d’abord, » a dit Thur « Comment avez-vous justifié votre absence ?

- Nous étions en train de rentrer à la maison avec vous lorsque vous avez été appelé au chevet de votre frère mourant et comme il y avait des voleurs et qu’il n’était pas sûr de voyager seul, nous y sommes allés avec vous, » a dit Jan. « et elle a dit qu’elle ne savait pas que vous aviez un frère, elle ne nous a donc pas cru. »

Morven ayant fini de préparer le souper est allée au jardin, mais Olaf lui a courut après et l’a presque poussée à l’intérieur, elle avait vraiment peur d’être confrontée à Jan et de lire de l’indifférence dans ses yeux.

« Regarde, Jan, voila notre sorcière ... ce miracle de beauté nous n’avions pas vu lorsque nous chevauchions dans les eaux de Wanda. » Olaf avait perdu sa timidité et retrouvé sa langue.

Jan regardait mais son esprit ne voyait que la beauté sombre et irradiante qui l’avait séduite. Morven le savait, mais il s’est incliné poliment en disant combien il était heureux de la voir en si bonne santé ... l’indifférence de Jan lui faisait mal, elle savait que s’il avait été en face de la Dame de Lord Jocelyn de Keyes il serait devenu tout rouge et aurait été incapable de prononcer le moindre mot.

Elle s’est détournée et a dit à Olaf des mots dont elle n’était pas consciente tant elle était prise par un effroi irrépressible. « Thur, je ... nous ... étions en train de parler de pouvoir.

- Venez souper, goutez cette tourte » a dit Thur en coupant de grosses parts.

- Ne parlez plus de pouvoir » a dit Jan avec véhémence, la bouche pleine. « Olaf n’ira plus jamais dans ce maudit triangle, mon cœur s’affole lorsque je pense que je l’ai presque tué.

- Ah, » rétorqua Thur, « tu abandonnes ?

- Abandonner, » a dit Jan, surpris. « Abandonner ! »

Morven le regardait à travers la table, ses yeux chatoyants semblaient grandir et être deux fois plus grands.

Jan remarqua leur feu et sa lèvre supérieure s’est levée laissant voir ses dents. « Non, » a-t-il protesté. « Jamais, tant que je serai en vie. »

Tout le monde a entendu le soupir de soulagement de Morven. Jan a bu une bonne lampée de bière et reposé son verre bruyamment puis il a dit avec force : « Mais pas avec mon frère, je suis seul et tu es avec moi, mais pas Olaf. - Et Morven ? » a demandé Thur.

« Morven ...?

- Ne nous a-t-on pas demandé de la chercher?

- C'est vrai, » a convenu Jan qui a continué de mauvaise grâce : « Quel espoir avons-nous ? Je pensais qu’on allait avoir une puissante sorcière vieille, pleine de malices et de perversions qui aurait pu envoûter Fitz-Urse et les siens pour qu’ils connaissent la mort et la damnation, mais qu’avons-nous trouvé ? Une femme terrorisée et affamée qui se révèle être une jeune fille... inoffensive... inutile ... »

A nouveau les yeux gris-verts de Morven ont grandi. Un feu s’y est allumé, sa lèvre s’est soulevée. « Moi, inutile ? Inoffensive ? » Elle a envoyé un regard surpris et sournois vers Thur. « Je peux au moins jouer de la harpe. »

La remarque semblait si inconsidérée que Jan l’ignora et continua : « Oui, inoffensive, Morven. Si tu avais de la malice dans ton cœur et de la force dans ton esprit, tu les as bien gardés cachés, je ne les ai pas vues.

- Tu ne les as pas vus ? » a-t-elle dit en criant. En un éclair, elle fut à la table et s’est jeté sur lui à l’improviste alors qu’il était assis. Elle s’est mise sur les genoux de Jan, plaçant ses bras autour de son cou, elle l’a embrassé à pleine bouche, puis, se redressant, les bras encore sur ses épaules, elle l’a regardé les yeux baissés.

« C’est comme ça qu’a agi Dalila pour renverser le colosse Samson, » a dit en riant Thur.

« Tu veux dire que tu vas agir de la sorte contre Fitz-Urse ... te faufiler dans son château, jouer de la harpe, le maîtriser de la sorte et nous le livrer ? C’est une merveilleuse idée, » a dit Jan tout surpris. Il a mis une main de chaque côté de la taille étroite de Morven pour la maintenir en équilibre sur ses genoux inexpérimentés et il l’a regardé avec bienveillance : « C’est ça ton votre plan ?

- Les dieux sont bons pour nous. Je veux dire, le Christ et tous les saints, » a dit Thur.

Olaf s’est esclaffé : « Même les grands dieux et les saint ne peuvent faire d’un sot un savant. »

Morven s’est levée lentement, les ignorants superbement. « Oui ... si besoin est » a-t-elle murmuré d’un ton morne : « Je vais faire encore plus pour que tu parviennes à tes fins, Jan.

- Merci Morven. »

Le silence se fit, tout le monde l’a senti… à part Jan. Pour briser ce silence Olaf a exprimé sa pensée. « Qu’est-ce que c’est que toute cette histoire avec Fitz-Urse, pourquoi est-il venu jusqu’ici ?

- Oh, il vient souvent ici pour voir son écuyer, c’est son domaine, après tout.

- Assez de tous ces commérages sur Fitz Urse, ses impôts et de ses affaires » s’est écriée Morven. « Nous n’avons pas à avoir peur de lui, car il ne s’agira que de le rabaisser comme Samson. »

Les hommes ont hoché la tête perplexe et Morven a continué : C’est là-dessus que nous devons nous concentrer, d’autant plus qu’Alice m’a dit avant de s’en aller qu’il était reparti avec son écuyer et la moitié de ses hommes.

- Voici la voix de la sagesse, » a admis Thur avec admiration. « Parlez, Ô Sorcière de Wanda, car il semblerait que ta belle tête contienne un grand savoir.

- J’ai découvert que certains membres du Culte des Sorcières vivent dans la forêt à côté et il se dit que certains d’entre eux sont des gars robustes qui ne craignent pas de se battre. J’ai peut-être le pouvoir de les placer à notre service, si seulement je pouvais les atteindre.

- Combien sont-ils ? » a demandé Jan avec impatience.

« Ils doivent être dans les cinquante, je n’en suis pas certaine. » a répondu Morven.

« Mais qui sont-ils ? Que font-ils? » a demandé Olaf.

« Les adeptes de l’Ancienne Foi sont partout. On en a fait des chrétiens par la force (en tout cas extérieurement), mais dans leur cœur ils aiment les anciens dieux et ils les servent, de diverses manières, lorsque l’appel arrive. - N’avais-je pas dit qu’elle avait du pouvoir ? » a demandé Thur fièrement. « Le pouvoir de réfléchir et de planifier judicieusement dans l’intérêt de notre cause ? Ô Bartzebal, nous te devons beaucoup ? »

Voyant qu’elle avait capté l’attention de Jan, Morven s’est hâté : « Si demain je mets des vêtements d’homme et que je pars avec toi et Olaf, est-ce que ta mère m’hébergerai pour la nuit ? Ainsi je pourrais rencontrer ta mère, Jan, et à l’aube je partirai en disant que Thur m’avait dit de venir le retrouver à un moment et un lieu précis. J’ai entendu dire que ceux du Culte des Sorcières se retrouvent à la colline Ste Catherine, et que ce n’est qu’à une lieue de la ferme de ta mère.

- Et tu pourrais ainsi nous aider, ce serait une aubaine, » a dit Thur. « Mais vont-ils vous aider ?

- Je ne peux qu’essayer, » a-t-elle répondu.

« Alors je vais te retrouver dans la forêt, là où la fourche principale de la Stour traverse la piste. Olaf va te montrer l’endroit, tu ne dois pas aller seule en ville, je vais apporter tes vêtements de femme avec moi. Qu’en dis-tu, Jan ? »

Mais Jan regardait tristement, il doutait. « Notre mère ... » il hésitait et regardait Olaf mal à l’aise.

« Oui, notre mère ... » a dit Olaf. Morven ne pouvait s’empêcher de rire.

« Vous voulez dire que je ne serais pas la bienvenue ?

- Non » a affirmé Olaf, et Jan a précisé en riant. « En effet, notre mère aurait raison de la patience de tous les saints du ciel, moi ça fait bien longtemps que je suis à bout !

- Moi aussi » a dit Olaf, « encore une tempête à la maison comme la dernière fois et je pars vivre en forêt. Est-ce que les tiens m’accueilleraient, Morven?

- Non, mon garçon, nous parlons de choses sérieuses, » le gronda Thur.

« J’étais tout à fait sérieux » a répondu Olaf, qui tout à coup semblait plus vieux et plus résolu.

Thur regarda Morven qui a demandé : « Est-ce que votre mère monte à cheval ?

- Non, » a répondu Jan « Si elle en faisait elle serait plus sage. »

Morven sourit. « Il y a plus d’une façon de réagir face à une musaraigne, donc disons que tu vas aller avec moi à la colline Ste Catherine (comme on l’appelle maintenant même si elle est plus connue sous le nom de colline de Kerewiden) et que j’essaie d’y passer la nuit.

- Merci, » a dit Jan, « mais comme nous sommes venus ici avec des chariots de ferme, nous devons repartir avec eux. Nous nous en irons donc à l’aube, » et il se leva emportant son assiette vide. Tous ont suivi son exemple et la table fut débarrassée puis, ils se sont assis autour du feu, bien conscient du travail effectué. Thur est allé chercher la harpe dans un coin et un tabouret et a demandé à Morven : « Joue et chante pour nous, mon enfant. »

C’est avec plaisir qu’elle a accordé l’instrument et comme elle passait ses doigts sur les cordes, des ondulations mélodiques en sont sortis, suivies de quelques accords maladroits qui avaient en eux la douceur des sistres agités par les prêtresses dans les anciens temples d’Isis, des sons qui avaient toute la magie en eux, puis Morven a commencé à chanter :


Sous un arbre, elle dansait seule

Le croissant de lune haut dans le ciel

Veillait et déversait une étendue d’argent

Sur l’imitation et la sainteté.


Ses gestes avaient une forme sacrée,

Son sourire toute sainteté.

Ses cheveux rouge d’or rouge tombaient en drapé

Sa silhouette était de toute beauté.

Elle se balançait et son corps courbé

Elle montait et descendait,

Comme sa piété et sa ferveur

L’ardeur de sa passion brillait.


Son âme était partie en quête

Une quête antique et tragique.

Elle a utilisée toutes ses compétences et son enthousiasme

Pour faire naitre une pensée.


Elle est venue, dépourvue de richesse et de rang

Pour danser sous un arbre.

Boudé par les gens, une paria solitaire,

C’était une sorcière heureuse.


Avant que le son de sa voix ne soit éteint, ils ont entendu des coups contre la porte. « Ouvrez, ouvrez, au nom de la loi. »

Le sergent Byles était resté pour veiller sur le château et la ville pendant que l’Ecuyer était absent. Il était autant digne de confiance que n’importe quel membre de la bande de vilains autour de lui. Il n’y avait pas d’attaque à craindre, une grande partie de la campagne environnante appartenait à l’Église et les barons du sud étaient des hommes paisibles. Les voleurs en maraude étaient peu nombreux et les défenses de la ville s’étaient déjà montrées efficaces contre les attaques. L’absence de l’Ecuyer Walter a permis à Byles de mettre en place un système qu’il avait élaboré depuis longtemps. Depuis qu’il avait vu Morven en montant la garde, elle lui avait enflammé les sangs et à cause d’elle il ne trouvait plus ni repos ni sommeil. Il avait essayé plusieurs fois de parler avec elle au marché ou ailleurs, mais elle ne sortait pas de la maison sans Dame Alice. Il n’osait pas s’en prendre aux femmes sur le marché, l’Ecuyer Walter jugeait ses hommes avec une poigne de fer. Il ne voulait pas qu’il y ait de problème avec les femmes de la ville sous peine d’être marqué au fer rouge et d’être mis au pilori. Byles bouillait, mais maintenant son temps était venu, il était prêt et mûr pour atteindre son but. Il avait bu, pas beaucoup, mais assez pour se donner du courage. Toute la journée il avait réfléchi à son plan. Une fois la nuit tombée il a placé des hommes sûrs pour surveiller et discuter avec cinq compères qui feraient ce qu’il leur dirait de faire.

Au château, il avait dit à son adjoint qu’il allait patrouiller en ville, à la recherche de hors-la-loi qui pourraient s’y infiltrer puisque l’Ecuyer Walter était parti avec la moitié de la petite garnison. Pour donner le change, il avait fouillé une demi-douzaine de maisons, sans rien trouver si ce n’est de la mauvaise humeur et quelques chopes de bière. Enfin il est arrivé à la maison de Thur et tonnait à la porte en criant : « Ouvrez, ouvrez, au nom de la loi.

- Mais c’est la maison de Thur, le médecin » a objecté un de ses hommes. « Un homme important auquel il ne vaut mieux pas se frotter.

- Assez, » a rugit Byles « est-ce que mes ordres ne sont pas suffisant ? Toque, je dis. »

Morven entre-temps avait posé sa harpe et courut à l’escalier en faisant signe aux frères Bonder de la suivre. Thur s’attardait, le temps de jeter deux chopes dans une armoire avant de se rendre dans la boutique. « Entrez, entrez, » a-t-il dit en déverrouillant lentement la porte. « Qu’est ce qu’il y a Byles ? » a-t-il demandé.

« Les ordres Maitre Médecin. Des ordres de chercher.

- Chercher quoi ?

- N’y voyez pas offense, il y a eu des problèmes et il se dit que des mécréants sont arrivés en ville.

- Tu crois que je cache des criminels ? » a dit Thur en fronçant les sourcils, il avait l’air de menacer Byles.

« Non, bon maître. N’y voyez pas offense, mais le devoir c’est le devoir, votre maison est à l’extrémité de la ville et des larrons auraient pu y pénétrer à votre insu.

- Et j’en serais responsable puisque le maitre de maison est responsable de ce qui se passe chez lui, » grommela Thur en cherchant à trouver une solution à son problème, Byles avait bien le droit de fouiller. « Ah, très bien, cherchez puisque vous le devez. »

Morven et les Bonder étaient dans la chambre à coucher du Thur. Le mur du pignon avait quatre pieds de haut et était surmonté d’une lourde poutre qui soutenait les poutres du toit. Morven a délogé deux très grands clous et les a montré à Jan et Olaf que l’une des extrémités du mur était mobile. A l’intérieur il y avait une cache avec les instruments magiques, des parchemins et les poupées de cire qu’ils venaient de faire. Elle en a pris deux et en a donné une à chacun des frères quelque peu étonnés. « Tenez, prenez-les et portez-les toujours sur vous, ils vous protégeront. Faufilez-vous là-dedans, ça va sur toute la longueur du mur, poussez les outils devant vous. C’est un peu étroit, mais vous pourrez y caser. »

L’un derrière l’autre les Bonder ont rampé derrière le mur, Jan poussait les objets devant lui. Quand ils furent en sécurité dans la cache, Morven a remis en place la trappe dans le mur ainsi que les grands clous qui la bloquaient puis elle est retournée dans la pièce du bas. Elle a descendu les marches dans sa robe verte décolletée qui glissait sur ses épaules et ses cheveux roux brillaient dans l’escalier de pierre grise éclairé par deux lampes vacillantes. Lentement, elle leva sa main droite et recoiffa ses cheveux en arrière, un signe convenu entre elle et Thur signifiant qu’Olaf et Jan étaient en sécurité. Soulagé, Thur s’est tourné vers Byles et a lu dans ses yeux qui fixaient la jeune fille, la raison secrète de sa visite. Dans le silence tendu Morven a senti la cause de la perturbation, elle était consciente à la fois de la colère et l’impuissance de Thur et de son inquiétude pour elle et pour les frères Bonder. Byles a fait un geste, un geste de conciliation et de salutation : « Bonsoir maîtresse, » a-t-il dit poliment, en passant le bout de sa langue sur le bord de ses lèvres.

Morven inclina la tête pour saluer et se déplaça lentement dans la pièce et s’assit en reprenant sa harpe. Byles l’a suivi du regard avec les yeux d’un loup affamé.

Thur regardait Byles comme s’il l’aurait étranglé avec joie, il avait vraiment envie de lui serrer le cou. « Byles, » a-t-il dit d’un ton qui a fait sursauter Byles. « Vous êtes venus pour chercher ? Allez-y alors, cherchez, toutes mes portes vous sont ouvertes. » Il se tenait au centre de la pièce pendant que les autres faisaient semblant de fouiller les armoires et les dépendances. « Quoi, vous ne trouvez rien ? » a-t-il dit. « Vous pouvez encore fouiller le premier étage » en réfléchissant à toutes les possibilités. Allaient-ils voir les cercles magiques, feraient-ils le lien entre ces cercles et Morven ? Il n’était par assez armé pour lutter contre six hommes en armes. Il était l’unique protection de Morven. S’il les attaquait ou s’ils s’en prenaient à lui, il serait tué et tous les hommes pourraient alors s’en prendre à elle. Il y avait de forte chance que Byles emmène Morven ou même qu’il la tue et dans ce cas Jan et Olaf allaient périr misérablement bloqué dans leur petite cachette. Plus personne ne parlait, les six hommes en armes ne savaient plus trop que faire, ils ne voulaient pas fouiller l’étage, il ne pouvait pas y avoir de criminels. Morven assise, s’accouda contre la harpe, le regard perdu dans le vide alors que tout le monde la regardait. Byles ne savait que dire. Il souhaitait que quelqu’un d’autre provoque la querelle.

Un des hommes s’est mis à bâiller. « C’est un travail qui donne soif » a-t-il commenté.

« Oui » l’a soutenu un de ses compagnons.

« Oui, oui, ce travail donne soif, » ajouta un troisième.

Thur a jeté un peu d’argent sur la table. « Tenez, allez donc boire un verre à la taverne. »

Les hommes se sont emparés de l’argent et se dirigeaient vers la rue quand Byles s’est interposé : « Non, mes ordres étaient de rester et surveiller, la ville est en danger et cette maison risque fort d’être attaquée. Les ordres sont les ordres, Maitre Médecin. »

Thur a vu là une opportunité. « Dans ce cas, » a-t-il dit en allant vers l’armoire pour en sortir des pichets et une grande cruche qu’il posa sur la table non sans y avoir versé discrètement un petit paquet de poudre. « Le tonneau est dans la cuisine, allez tirer des bières et buvez un coup. »

Mais Byles le regardait de façon insistante. Il a prit le pichet et l’a renversé. La poudre en est tombée. « Vos pichets sont bien poussiéreux, Maître Médecin. Va le laver avant de tirer la bière » dit-il à l’un de ses hommes. Thur réfléchit rapidement, les hommes se pressaient autour de la bière. Il a appelé : « Morven, va chercher ton manteau. »

« Que faites-vous maintenant, Maître Médecin ? » dit Byles en protestant de façon menaçante.

« Ma nièce est en danger. Je l’emmène au château pour la mettre sous la protection de la Dame Upmere qui a déjà eu des bontés pour moi. Envoyez un de vos hommes avec moi, si vous craignez que je ne revienne pas.

- Pas si vite, » reprit Byles, grognon. « Mon maître est parti avec Fitz-Urse en me laissant le commandement. Le jeune maîtresse est suffisamment en sécurité ici ... nous veillerons à ce qu’il ne lui arrive rien, » a dit Byles en regardant d’un air malveillant.

La voix de Morven brisa le silence. « Je ne suis pas en danger, mon bon oncle. »

Thur était sur le qui vive. Il voulait dire à Morven de quitter la maison en courant à son signal. Il avait une chance de pouvoir les tenir en respect jusqu’à ce qu’elle atteigne la maison d’un voisin, mais il devait d’abord atteindre son épée et il ne voyait pas comment avertir Morven. Les hommes sont revenus avec le pichet de bière et l’ont posé sur la table en en renversant un peu, chacun fut servi et ils se sont mis à boire. « A votre santé, maîtresse. Thur, vous avez de la chance, une telle beauté qui égaye votre maison lugubre. »

Morven a souri et passé ses doigts sur les cordes de la harpe.

« Il vous arrive de chanter, douce maîtresse ?

- Oui, quand le cœur m’en dit.

- Vous savez aussi raconter des histoires, maîtresse ? » a demandé l’un des hommes. « Des histoires de sorcières, de lutins, de loups-garous, vous voyez ?

- Non, je ne connais pas d’histoire de sorcières, un chrétien ne raconte pas ce genre d’histoire. On ne parle pas de ces choses ici, c’est une maison honnête, monsieur. Et vous, vous en connaissez ?

- Moi ? Les saints l’interdisent » a-t-il répondu en vitesse.

A ce moment quelqu’un a frappé à la porte. Thur est allé ouvrir. Quel que soit l’intrus, il ne pouvait pas bien aggraver la situation. Deux moines se tenaient là, les Frères Stephen et Hobden. Thur a accueilli le premier avec un grand soulagement : « Frère Stephen, vous êtes vraiment le bienvenu et vous de même, Frère Hobden. Stephen, il y a ici des gens qui fouillent ma maison... Byles est venu voir ma nièce avec de mauvaises intentions, sous prétexte de rechercher des hors la loi en ville. Il a de mauvaises pensées, ça ne fait aucun doute. Si vous la conduisez en sécurité je les tiendrai à l’œil aussi longtemps qu’il y aura de la vie est en moi.

- Les saints nous sont favorables ! » s’écria Hobden.

« Est-ce que la fille est si séduisante ?

- C’est ma nièce, mon Frère, » a dit Thur.

- Oui, oui, » a grommelé Hobden avec aigreur.

Lorsque Morven les a vus entrer, ce fut la première fois qu’elle prit plaisir à voir un ecclésiastique. Elle jouait le rôle de jeune fille à la perfection, posant la harpe de côté et elle s’est levée poliment en baissant les yeux, les mains jointes devant elle.

Elle avait une telle apparence de joie et d’espoir que l’aigreur et le mécontentement d’Hobden ont encore augmenté. Byles l’a regardée avec convoitise. Lorsqu’il a vu Hobden il a souri avec soulagement, mais quand il a reconnu Stephen son sourire s’est métamorphosé en grognement.

Thur a dit : « Mes bons Frères, j’ai été affligé par la mort de mon frère et ma nièce est venue vivre avec moi pour s’occuper de la maison. Chère Morven, vas tirer quelques bières fraîches pour les Frères Stephen et Hobden. » Elle sourit et obéit. Un silence pesant est tombé. Normalement Hobden aurait bu et bavardé avec les soldats, mais Stephen n’était ni un ivrogne, ni un libertin et la plupart des moines avait peur de lui, non seulement parce qu’il était le clerc du seigneur abbé et qu’ils s’appréciaient beaucoup, mais aussi parce qu’il inspirait le respect et la peur. Il se comportait avec une dignité et une autorité que personne n’osait remettre en question. Il avait un grand savoir et se mêlait régulièrement des problèmes de laxisme. Hobden s’assit lourdement et se mis à boire en silence. Stephen resta debout, regardant le sergent Byles, se demandant pourquoi Dieu avait-il fait de tels hommes. « Asseyez-vous, mon Frère, » a dit Byles d’un air maussade parce qu’il ne pouvait plus supporter son regard inquisiteur.

- Bonsoir, Byles. Je ne pensais pas vous trouver ici en l’absence de l’Ecuyer, il me semble que les habitants du village seraient mieux gardés si vous étiez à votre poste. »

Byles se détourna en murmurant quelque chose à propos d’étrangers et de son devoir de les rechercher. « Vous savez aussi bien que moi ce que vous a amené ici, » a dit Stephen puis comme si l’affaire ne présentait plus aucun intérêt, il s’est détourné lorsque Morven est entrée et l’a débarrassée du pichet.

« Merci, mon frère » dit-elle en soufflant et elle est allé à l’armoire où étaient rangées les chopes, elle les remplit avec grâce et les porta aux deux invités. Byles la regardait sournoisement en essayant de concilier dans son esprit embrouillé, la mine qu’elle avait maintenant avec la malice avec laquelle elle s’en été tirée juste avant.

Elle s’est assise et a reprit sa harpe et a laissé courir ses doigts sur les cordes.

« Une chanson, une chanson, » a scandé l’un des soldats vautré sur son tabouret.

« Non, » a croassé Hobden, résolu à gâcher le plaisir des autres s’il ne pouvait pas s’amuser lui-même. « Les chansons sont profanes. Chantez-nous un hymne sacré ou ne chantez pas du tout. » Il s’est penché sur son tabouret, serrant ses genoux, son humeur était massacrante alors que Stephen le regardait avec un sourire moqueur.

Morven ne connaissait aucun hymne religieux mais avait peur de l’admettre. « Chantez votre cantique préféré mon Frère, » murmura-t-elle docilement en se penchant en avant pour scruter son visage maussade. Alors Hobden a commencé à chanter, très mal, il n’y avait ni rime ni rythme mais Morven s’efforça de l’accompagner. Le vacarme était épouvantable, puis ça s’arrêta. Du regard chacun accusait l’autre d’en avoir été responsable.

« Arrêtons les cantiques ou nous allons devenir fou, » s'écria Byles avec sagesse « Jouez pour nous, maîtresse, jouez ! »

Morven s’est exécutée. Elle a commencé par une ballade populaire qu’appréciaient tous les saltimbanques, puis, sans s'arrêter, elle est passée à un autre morceau moins connu puis à un troisième.

Thur et Stephen ont discuté à voix basse jusqu’à ce que le Frère constate que son compagnon était peu à peu absorbé par la musique tout comme les hommes d’armes. Ils étaient silencieux maintenant, ils écoutaient la musique en buvant et Stephen, qui n’avait pas du tout l’oreille musicale (pour lui toutes les musiques se ressemblaient), tout en n’écoutant pas, semblait tout aussi absorbé par l’interprétation de Morven.

Thur était stupéfait par sa compétence, elle semblait faire parler la harpe. Il admettait que sa musique s’était améliorée depuis sa première tentative. Avec chaque moment qui passait, elle avait plus d’assurance comme si elle n’avait pu jouer depuis des années et qu’elle pouvait à nouveau s’exprimer avec joie et exaltation. Insensiblement elle s’était éloignée de la ballade et semblait improviser : un rythme régulier et monotone et pourtant incroyablement doux. Le cœur de Thur se serrait à nouveau devant sa beauté, la blancheur de son visage contrastait avec la lumière dans ses cheveux et le vert-gris avec des éclats d’or de ses yeux qui brûlaient d’une étrange intensité.

Le battement régulier a continué. Tous les hommes étaient fascinés, ils regardaient ses mains, ses bras, courbés et minces comme des cous de cygnes au crépuscule. Elle avait de vraies mains de musicien, belles et agiles, habiles mais artistiques et sensibles, avec de grands doigts souples et écartés. La musique pulsait, d’une douceur infinie et pourtant incroyablement excitante, à mesure que le tempo s’accélérait.

Thur regardait et écoutait avec le même silence que tous les autres, sauf Stephen qui semblait insensible, perdu dans ses propres pensées, mais regardait tout de même Morven.

« Que passe-t-il ? » se demandait Thur. Les doigts à l’extrémité rose lui faisaient penser à de petites vagues blanches qui sautaient sur le sable jaune. Est-ce que ce battement lancinant, était celui des sabots d’un cheval qui galopait au loin ? Non, c’est le battement d’un cœur, le battement constant de son propre cœur qui battait au rythme de la vibration de ces cordes, mais bien plus vite qu’un cœur ne doit battre normalement. Une pensée quelque peu terrifiante. Il a lancé un coup d’œil autour de lui et a vu avec un frisson dans le dos que cela faisait le même effet aux autres... leurs visages avaient tous viré au rouges, presque violet et leurs yeux sortaient de leurs orbites. Tous sauf Stephen profondément plongé dans ses propres problèmes. Il semblait maintenant que Morven ait pris conscience de l’état de Thur, ses yeux l’avertissaient. Mais de quoi ? « Taisez-vous, restez immobile, » un message semblait marteler dans son cerveau, mais il était immobile comme un mort. Que voulait-elle dire ? Le battement augmentait progressivement toujours plus insistant, jusqu’à ce que les cordes semblent au bord de la rupture et les auditeurs à la limite de l’asphyxie. Thur a cessé de regarder Morven pour se pencher sur les autres. Ils étaient tous toujours fascinés par le mouvement des bras blancs. Elle était splendide avec ses épaules d’un ivoire brillant et sa belle chevelure rougeoyante. Elle était des plus désirables. Le battement s’est poursuivi, battant dans son cerveau et son cœur, il sentait qu’il battait plus vite que ne le devrait un cœur, en suivant exactement le rythme de la musique. Mais il était médecin et savait qu’un cœur ne doit battre aussi vite que ça. Est-ce qu’il s’agissait là des vagues de la passion ? Il aurait été heureux de rester assis pour toujours à l’écouter jouer pour lui. Il voulait être le seul à en profiter. La rage l’étouffait, il avait un besoin irrépressible de se lever et de faire sortir les autres de la maison afin de pouvoir rester seul avec elle.

Les yeux de Morven ont à nouveau captés ceux de Thur, lui disant : « Restez tranquille. » Puis, il a remarqué que Frère Stephen regardait. Il attendait que quelque chose se produise. Il avait réalisé qu’elle leur faisait quelque chose et Morven regardait aussi et attendait. Le battement s’accéléra légèrement et Thur réalisa que son cœur faisait de même en battant toujours plus rapidement. Il fit mine de se lever mais Morven fronça les sourcils tout comme Stephen et il se rassit.

Morven faisait des choses étranges qui les rendaient tous fous et Frère Stephen le savait ! La musique s’accéléra à nouveau, se transformant en une sorte de grondement et qui a affolé son cœur.

Soudain Hobden s’est penché en avant et a envoyé son gros poing entre les yeux de Byles en hurlant : « Cesse de la regarder avec ce regard pervers, espèce de singe poilu ». En même temps l’un des soldats a envoyé sa chope à la tête d’un autre à l’autre bout de la pièce. Il a atteint sa cible. Puis ce fut le chaos. Thur et Stephen se sont contentés d’observer. Morven est allée dans un coin avec sa harpe toujours en jouant, d’un air triomphant. Tout le monde avait une épée ou un bâton à la main, tapant furieusement, se ruant sauvagement les uns sur les autres, les armes levées pour frapper sans réussir à se faire vraiment mal. Ils sont tous allés dans la boutique où ils ont fait pas mal de dégâts avant de déboucher dans la ruelle. Byles bondissait comme un chat échaudé. Ils s’insultaient les uns les autres dans une rage toujours plus forte, et continuaient à se taper dessus, Frère Hobden tapant tout aussi fort que les autres.

Thur et Stephen se sont précipités vers la porte donnant sur la rue, regardant dans l’obscurité. Peu à peu le tumulte s’est calmé et les combattants à bout de souffle se regardèrent avec étonnement, grâce à leurs bonnes armures ils ne se sont pas fait très mal.

Morven tout en continuant à jouer est allée à la porte pour regarder elle aussi. Elle jouait maintenant un air apaisant, calme et pacifique, comme un baume pour l’esprit et elle termina par un accord doux. Thur la regardait en silence.

Frère Stephen parlait avec conviction : « Ça c’est un savoir secret de sorcières, le savoir est utile. Ils ne reviendront pas, je vous souhaite une bonne nuit, » et il est sorti dans l’obscurité. Thur a refermé la porte pendant que Morven reposait la harpe et courait à l’étage pour libérer les deux frères.


Chapitre XII – Spurnheath

Le soleil commençait à percer à travers une brume dense lorsque Thur, Morven, Jan et Olaf sont sortis de la ville le lendemain matin. Après leur expérience de la veille, les deux frères Bonder étaient quelque peu distraits et Morven ne pouvait guère étouffer ses bâillements tant elle était fatiguée. Elle avait mis tellement de force dans son étrange numéro musical qu’elle était totalement épuisée. Après avoir libéré les prisonniers, ils étaient restés assis à discuter jusqu’à tard dans la nuit, puis ils ont fait une razzia dans le garde-manger et ont récupéré l’abondante nourriture qu’ils avaient rangée dans les sacoches de leur selle. Thur chevauchait avec eux pour qu’ils passent les portes de la ville sans encombre. Il semblait être le seul à ne pas être épuisé. Devant eux il y avait les deux grands chariots qu’ils avaient amenés la veille pour vendre du blé.

Thur a dit : « Eh bien, mes joyeux compagnons, si j’étais vous, j’irais chercher un bosquet et je dormirai tout mon soûl, ça vous fera du bien et vous pourrez facilement rattraper les chariots. Morven, sois prudente, je t’en prie ! Je vous retrouverais à l’orme foudroyé près de la Stour, demain à quatre heure, vous ne devez pas être là la nuit, je serais de retour à midi après demain. Au revoir et que Dieu soit avec vous!

- J’aimerai que Thur ait vingt ans de moins, » a dit Olaf en soupirant alors qu’ils le regardaient s’en aller au galop.

« Pourquoi ? » a demandé Jan en bâillant puis il s’est signé de peur que le diable apparaisse dans sa gorge comme on le croyait à l’époque.

« Il serait avec nous pour plus longtemps. La mort va nous le voler et après que ferons nous ? - Les Dieux sont avec nous, pourquoi parler de la sorte ? Nous ferions mieux de dormir, » à dit Morven en bâillant. « Pourquoi pensez-vous à ce genre de chose ?

- Parce que, si on me laissait faire, je serais toujours avec lui.

- Hum, » grogna Jan. « As-tu envie de devenir médecin comme lui ?

- Non, je serais un grand mage, » a-t-il répondu modestement. « Je me plongerai dans tous les mystères cachés et les papes et les rois attendraient haletants mon assentiment.

- Il n’y a pas plus de bon sens dans ta tête que dans un pot fêlé ... Tu ferais mieux d’attendre de devenir capitaine de tous mes hommes quand j’aurai mon armée puis tu épouseras Morven. »

Cette idée ennuyait Olaf. « Un soldat, moi, jamais! Je n’aime pas les effusions de sang inutiles mais je me battrai pour que tu retrouves tes droits. Quant à épouser Morven, c’est ton rôle, tu es mon aîné de trois ans. Non, c’est toi qui l’épouseras.

- Ce n’est pas avec vous que je trouverai facilement un mari, aucun de vous deux ne veut de moi, » a dit sèchement Morven.

Pourtant, malgré ces paroles cassantes, elle ne pouvait pas s’empêcher de fixer Jan d’un regard interrogateur.

Jan regarda son frère, puis Morven et fronça les sourcils. Son plan était remis en cause. C’était une récompense appropriée pour les services de Morven et Olaf serait honoré pour sa fidélité. « Non, le mariage n’est pas pour moi, pas encore ... quand le temps sera venu je devrai chercher une alliance puissante.

- Tu épouserais une héritière ? » a demandé Morven, la bouche sèche, pendant qu’Olaf regardait son frère avec dégoût.

« Non, l’argent en lui-même n’a pas d’importance pour moi, seul compte ce qu’on peut en faire. Avec de l’argent on pourrait engager des soldats.

- Donc, au lieu de chercher l’aide de la sorcière nous aurions mieux fait de chercher le trésor d’un lutin au pied d’un arc en ciel ? » a dit Olaf ironiquement.

Jan a ignoré cette pique et il a plutôt répondu à la question qu’il lisait dans les yeux de Morven. Il y a vu une sorte de reproche dont il ne voyait pas la cause, quelque chose dont il était innocent, à la fois en acte et en intention. « Lorsque nous aurons chassé Fitz-Urse, par magie ou autrement, nous serons encore faibles, » a-t-il expliqué de façon polie comme à son habitude, une habitude qui le rendait aimable. « Ma seule façon de nous renforcer est d’épouser la fille d’une famille riche et puissante. En n’exigeant qu’une faible dot, ou pas de dot du tout, cela devrait être plus facile. »

Jan hésitait. « Qu’est-ce que l’amour ? » a-t-il demandé alors que ses yeux semblaient de plus en plus perdus dans le vide, comme s’il cherchait une réponse à l’intérieur de lui-même. « Un désir insatisfait pour un beau visage ... une vision qui ne pourra jamais être mienne ? Ce n’est qu’un rêve dans lequel tombe un homme sans en avoir conscience, comme dans une fosse creusée par un ennemi. Un instant, il est heureux et son propre maître, le lendemain il a vu ce qu’il ne peut avoir et tombe et jamais il ne sera plus l’homme qu’il avait été. La noirceur de la fosse s’est refermé sur lui et sa seule étoile c’est le souvenir de celle qui l’a plongé dans l’anéantissement. »

Le regard d’Olaf était plus dur que jamais. Est-ce qu’il était devenu fou ? L’amour avait du le rendre fou comme ça arrivait a certains hommes, et tout le monde sait que les fous parlent beaucoup !

Jan est sorti de sa transe et a secoué la tête comme s’il sortait de l’eau. « Non, Morven, ne sois pas un cœur d’artichaut. Ma femme et moi nous pourrons nous aimer quand nous en aurons l’occasion, mais nous devons d’abord arriver à nos fins. »

Morven ne répondant pas, Olaf s’est précipité vers elle, réfléchissant de son côté à Jan et ses affaires. Jusqu’à présent, Olaf n’avait envisagé cette histoire de retrouver leur héritage plus comme une aventure dont ils seraient les héros, que comme une question importante de la vie, telle que le labourage de leur terre. Même l’expérience du triangle était totalement irréelle. Mais ce que venait de dire Jan lui révélait à quel point la question était grave et combien le ciel était sombre au dessus de leurs têtes, révélant des difficultés insoupçonnées, l’assaut et la prise du château; l’assassinat de Fitz-Urse, n’étant que le début de l’histoire et non sa fin, comme il l’avait toujours imaginé.

Est-ce que son frère croyait vraiment en la magie et il s’y accrochait ou ne s’en servait-il que comme un leurre ? Jan, qu’il pensait connaitre comme un frère connaît son frère, s’était révélé en quelques mots être un étranger, dont il n’avait aucune idée des pensées. Il a continué à le regarder avec gravité, essayant de se rassurer et de se convaincre qu’il n’était pas réellement un inconnu.

Quant à Jan, son esprit était obscurci par manque de sommeil. Il ne pouvait ni réfléchir ni échafauder de plan, et il avait conscience de l’augmentation de sa nervosité et de celle de ses compagnons. Il percevait aussi l’esprit d’opposition qui agitait Olaf et Morven et, bien qu’il n’en voyait pas la cause, il savait que cette hostilité pouvait contrecarrer ses projets. Y avait-t-il là de quoi le troubler ? Les récriminations perpétuelles de sa mère, sa résistance à tout ce qu’il proposait, traduisaient sa résolution de ne pas accepter que ses fils soient maintenant des adultes. Il se disait : « Nous ne sommes plus des enfants qu’on peut gronder et gifler pour qu’ils obéissent, ne suis-je pas le propriétaire légitime de la ferme ? » Alors qu’il marchait, maussade, derrière les chariots, il essayait de trouver une explication raisonnable à son absence de la maison depuis vingt-quatre heures. Il estimait qu’il était indigne pour lui de demander de l’aide à ses compagnons pourvus d’un esprit plus vif. Il fit claquer sa langue contre ses dents avec impatience et a fait signe à son cheval de se presser pour rattraper les deux hommes. « Wat, » hurla-t-il entre ses mains en creux. « Wat, Samkin. » Un vent qui se levait dispersait le brouillard et soufflait contre lui, et les autres hommes ont continué leur chemin insouciants.

« Mais que fait Jan ? » a demandé Morven.

« Il envoie nos gens en avant, nous approchons du chemin forestier.

- Oh, » répondit-elle, et en fouillant dans sa poche, elle en a sorti deux longueurs de ruban rouge vif.

« Qu’est-ce ... » a commencé Olaf avec curiosité pendant qu’elle nouait rapidement les rubans sous chacun de ses genoux en faisait des nœuds bien visibles à l’extérieur, elle a ensuite posé ses doigts contre ses lèvres en signe d’avertissement.

Cela fait, elle a rapidement attrapés ses rênes et est allée en avant rejoindre Jan qui avait galopé et rejoint ses hommes et discutait avec eux. « Wat, » disait-il, « Hâtes-toi ! Demande à ma bonne mère d’être là à notre retour, j’ai besoin de lui parler...

- Maitre Jan, vous allez pouvoir vous en charger, » lui a dit l’homme d’une voix traînante en souriant. Elle voulait aller trouver Maitre Peterson car elle a dit que quand vous êtes avec lui vous mettez un temps fou à revenir. Nous devions donc vous ramener, sans ça ça risque de chauffer pour nous. »

En entendant cela Jan fut si choqué qu’il s’est plié et a giflé l’homme sur la bouche. « Porc insolent, tu vas parler plus respectueusement à ceux qui te sont supérieurs ! Va-t-en, ou je serais cause de ta mort ici et maintenant. Suis-je un enfant pour être ramené à la maison comme une botte de foin par un sot ?

- Non. Oui, Maitre Jan, je ne pensais pas vous manquer de respect. Je ne faisais que répéter ce qu’a dit la Maîtresse.

- Très bien, dit maintenant à ta maîtresse ce que lui dit ton maître, va-t-en.

- Mais, cher Maitre Jan, la Maîtresse va me briser le crâne, c’est sûr. »

A ce moment Morven à fait cabrer son cheval, attirant ainsi l’attention sur elle. Après quelques ruades elle a constaté avec satisfaction que Samkin regardait les rubans rouges, il a saisi Wat par le bras : « Les jarretières rouges » a-t-il dit en les désignant.

- Qu’est ce qui t’arrive bonhomme ? » a dit Wat encore irrité de s’être fait réprimander.

- Regarde Bumble Wit, le Messager, les jarretières rouges sont de retour. »

Elle a mis un doigt sur ses lèvres en signe d’avertissement puis elle a fait un signe secret avec le pouce et l’index. Elle s’est ensuite rapproché de Jan et a attendu à son côté. Les deux hommes étaient très inquiets. Après avoir chuchoté entre eux et regardé à nouveau Morven, ils ont fait un demi-tour maladroit et se sont dirigés rapidement vers leur domicile et bientôt ils n’étaient plus visibles.

Le soleil était chaud, et dans un champ à côté une meule de paille à moitié démolie les invitait à se reposer. Jan l’a montré du doigt. « Le conseil de Thur est bon, allons-nous dormir un peu ? Je n’arrive plus à réfléchir et j’ai mal à la tête à cause du manque de sommeil. »

Ils ont attaché leurs chevaux et enlevé leur harnachement pour les laisser paître. En se plaçant du côté opposé à la route ils ont chacun pu s’allonger sur une couche confortable tout en restant invisible de la route. Jan s’est endormi rapidement mais ni Morven ni Olaf n’ont eu cette chance. Bien qu’elle avait très mal aux yeux, Morven ressassait ses pensées et fut incapable de fermer l’œil. Elle aussi avait été confronté à la réalité, et de façon la plus blessante pour son amour-propre. Jan avait révélé ce qu’il pensait ainsi que toutes ses préoccupations quant à la dure réalité de son destin.

Non seulement il ne l’aimait pas d’amour, mais il n’avait pas d’autre projet pour elle si ce n’est d’en faire, peut être, l’épouse de son frère. Elle savourait l’amertume de ce qu’elle avait appris. La douleur était mentale, mais cela lui faisait presque mal physiquement et la tourmentait beaucoup. Thur était si sûr qu’elle n’avait qu’à attendre avec patience et que Jan se tournerait vers elle, aussi sûr que le soleil se levait chaque jour, mais maintenant elle savait que cela n’arriverait jamais. Est-ce que Jan n’avait pas exprimé sa propre passion dans des termes qui faisaient de lui quelqu’un de plus hautain qu’il ne l’était habituellement ?

Pourtant il y avait des moyens d’arriver à ses fins et elle les connaissait. Comme maîtresse de l’art, elle pourrait contraindre sa conscience, la réveiller et la diriger vers elle-même si elle en avait toujours envie. Elle pourrait, si elle le voulait, en faire son esclave.

Elle était couchée, les yeux fermés, elle donnait ainsi l’impression de dormir, luttant avec la tentation, mais tout en luttant avec une partie de sa nature, elle savait que l’autre ne se satisferait jamais d’un amour provoqué par les sorts et conservé par envoûtement, cela ne pourra pas la rendre heureuse... Elle pourrait, si elle le voulait, avoir ont un esclave abruti, mais ce dont elle avait vraiment besoin c’était d’un amour profond et passionné, accordé volontairement parce qu’il était impératif et qu’on ne pouvait l’ignorer. Elle ne voulait pas avoir honte de son amour en s’abaissant à l’envoutement. Elle voulait un amant et un compagnon et non pas une victime impuissante. Voilà sa décision, même si elle était difficile. Dans les circonstances actuelles cette décision était presque héroïque. Heureusement elle a réussi à dormir un peu, épuisée par l’excitation, la tristesse et les larmes réprimées.

Olaf n’a pas dormi du tout. Il soupçonnait l’amour qu’éprouvait Morven pour Jan et, jusqu’à il y a une heure, il pensait que lorsque son amour pour la Dame de Londres aurait passé, Jan se tournerai inévitablement vers Morven, mais ce rêve fut brisé brusquement. Jan, sans penser que cela provoquerait une crise, avait annoncé son projet pour eux tous, il n’épousera pas Morven à moins qu’elle n’ait une dot digne de la rançon d’un roi.

Comme il aimait aussi Morven, Olaf devinait bien ce qui était dans son esprit et les souffrances qu’elle endurait. Peste soit des gens qui se préoccupent tant de la vie des autres ! Tout d’abord sa mère et maintenant Jan, avec leur éternel: « Fais ceci », « pense ça » et « croit ce qu’on te dit ». Olaf impatient, donnait des coups de pied dans la paille. « Sois mon capitaine », « Epouse Morven ». Comme s’ils n’étaient que des sacs de blé posé ici puis là. Et pourtant ... épouser Morven, voilà un destin qui serait pour lui une source inespérée de bonheur.

Olaf aimait comme aiment les garçons imaginatifs : timidement, secrètement, délicatement, tout en dégustant les douceurs sans penser, ou en tout cas pas beaucoup, à leur accomplissement charnel, estimant qu’il serait suffisamment temps pour parler mariage quand l’amour de Morven serait mort de privations et de négligences et ce n’est qu’alors qu’elle pourrait se tourner vers lui. Lorsque, par leurs efforts conjugués, ils auront fait de Jan quelqu’un d’important, qu’allait-il advenir de Thur, de Morven et de lui-même ? Est-ce que son destin sera de retourner à la ferme, soumis pour toujours à la domination de sa mère et à son discours lancinant ? Non, il ne le voulait pas, car même s’il avait parlé à la légère de l’idée de devenir un mage, il y avait tout de même quelque chose de vrai dans sa déclaration. Il souhaitait ardemment apprendre, avoir la capacité à penser clairement et de façon concise. Pour y arriver deux voies se présentaient à lui, la voie difficile, lente et sans risque en passant par l’Église et la voie dangereuse, difficile mais rapide que pourrait lui enseigner Thur.

L’idée d’intégrer l’Église le révoltait. D’un premier abord, l’esprit d’Olaf était plein de gaité, mais il était très sérieux et avait les yeux d’un artiste, un amour de la beauté et le désir de créer. Selon sa mère, il était né paresseux et préférait se cacher pour regarder les animaux de la forêt plutôt que de passer la charrue dans les champs lorsque c’était son tour. Olaf détestait de tels travaux non pas à cause de leur dureté ou de leur monotonie, mais parce que pour bien l’accomplir la pensée de l’ouvrier doit être concentrée sur sa tâche, sinon son travail en pâtira. Si un homme pouvait labourer tout en réfléchissant aux relations entre Dieu et l’univers, il n’y aurait pas eu de laboureur plus volontaire qu’Olaf, mais le travail de labour consistait à tracer des sillons bien droits dans la terre et celui qui pense à Dieu au lieu de penser à son travail tracera un sillon tordu. Ainsi, pour un homme qui doit gagner son pain, mais qui souhaite avoir une vie intellectuelle, la seule réponse était l’Église.

Olaf aimait se coucher sur le dos au bord d’un cours d’eau ensoleillé, à regarder le ciel qui change, le soleil et le vent qui jouent dans les hautes herbes qui ondulent, et il lui semblait que Dieu et son fils bienheureux étaient responsables de toutes ces merveilles. Il était rempli de la joie de Dieu, avec un sens respectueux de sa miséricorde et de son amour, tout en sachant qu’il était lui-même imparfait et blâmable. Il était plein d’une adoration humble et d’un désir intense de servir. Il savait que Dieu était présent dans son cœur et son esprit. Il voulait le sentir à chaque heure de la journée tout au long de sa vie ... juste l’amour et le miracle de Dieu qui se reflète dans toutes ses œuvres et dans toutes ses créatures. Pourtant, quand il entrait dans une église, toute cette extase avait disparu et il ne pouvait plus la retrouver avant d’être à nouveau à l’extérieur.

Ce fait le troublait beaucoup. Il ne détestait pas l’autorité, au contraire: il était capable de vénération extrême. Non, c’est l’interprétation que faisait l’Église de Dieu et du Christ qu’Olaf trouvait inconciliable avec la sienne, et il savait qu’il serait toujours hermétique à cette interprétation. Tous les dogmes de l’Église semblaient restreindre Dieu aux dimensions d’une pierre étroite. Dieu, qui a créé le monde et la vie, n’était associé qu’à la mort et à la tombe, et l’humanité était contrainte de vivre dans l’attente de la mort et de la tombe. La comparaison entre la simplicité et la pauvreté affirmée par le Christ, son absence de biens matériels, et la cupidité de l’Église toujours en quête de richesses, de pouvoir et de puissance, sont des choses qu’il ne pouvait pas concilier. La liberté totale de choix que le Christ a donné à l’humanité n’a pas trouvé d’écho dans l’enseignement de l’Église. L’Église a fait Dieu à son image, mais Olaf était convaincu (il ne savait pas d’où il le tenait) que Dieu était infiniment plus grand que les pères de l’Église, si savant ou si saint qu’ils soient, puissent le concevoir.

Il songeait à tout cela en regardant le ciel et en cherchant l’inspiration, car il était profondément troublé par sa propre attitude. L’Église montrait une voie facile pour celui qui cherchait sincèrement la vérité et à apprendre. Lui ne pouvait vénérer que celui qu’il pouvait respecter. Etant indiscipliné, inflexible et n’aimant pas contrôler ses pensées, il était entré assez rapidement en conflit avec l’Église qui ordonnait : « Pense ceci, pense cela. Si tu oses penser autrement ce sera à tes risques et périls, ». Ces instructions le révoltaient profondément. Ses commandements arrogants à l’humanité sur ce qu’elle devait penser, ses restrictions intolérables au sujet du plus grand de tous les dons de Dieu, la capacité de penser par soi-même, et sa prétendue infaillibilité ne pouvaient être acceptés sans sourciller par un savant honnête. Sa persécution de ceux qui osaient faire preuve d’audace était une abomination qui remplissait Olaf d’animosité. Persécuter un homme au nom de Dieu, parce que Dieu avait omis de lui conférer le don de la foi (le plus sûre et le plus utile de tous les dons au moyen-âge), est-ce que la bigoterie pouvait aller plus loin ?

A seize ans, un jeune en bonne santé n’avait pas vraiment l’étoffe d’un martyr, il n’était pas fanatique, il aurait plutôt ricané et résisté passivement. Si le bûcher était la récompense de la pensée sincère, il garderait ses pensées pour lui-même, ne les confiant qu’à ceux en qui il pouvait avoir confiance. L’Église n’aura pas son corps pour le brûler. Oui, Thur était sa seule soupape de sécurité et il sera son mentor.

Au moment où Olaf pensait à tout cela, Jan s’agitait et s’étirait. « En vérité, j’ai tellement faim que je mangerais un bœuf.

- Nous devons chevaucher un peu avant de manger, » a dit Olaf en regardant le soleil. « Il doit être onze heure et si nous voulons atteindre Meldrums avant la nuit nous n’avons pas de temps à perdre. Morven dort encore.

- Elle semble fâchée ce matin, » a ajouté Jan. « C’est une créature étrange... que penses-tu d’elle ? Que pensera notre mère d’elle si elle entend parler de ce voyage ? J’ai peur que ce voyage ne nous brouille encore plus avec notre mère et qu’en plus cela ne fera pas avancer notre affaire.

- Mais Morven peut nous aider par son pouvoir.

- Quel pouvoir ? L’esprit qui nous a envoyé la chercher s’est moqué de nous.

- Mais elle a ce Thur cherchait, deux couteaux.

- Oui, mais selon moi elle est surtout un danger et un obstacle.

- Tu parles avec aigreur, tu es déçu car elle n’est pas horrible sorcière, laide à faire peur au diable lui-même.

- Eh bien, tu pensais que les sorcières étaient comme elle ?

- Ce que je pensais n’a rien à voir avec la réalité. J’aurai pu imaginer qu’elle était un esprit des eaux avec son visage très pâle et ses yeux verts. J’ai vu des lys à la surface des étangs, avec le teint blanc et rose comme Morven. - Je n’ai que faire d’une fille blanche comme un lys, mais plutôt...

- Tu n’avais aucune idée de ce qu’était une sorcière avant que l’esprit nous dise de la chercher » l’a coupé Olaf sèchement.

« Non, nous n’allons pas nous quereller à cause d’elle, ce serait lui donner le pouvoir de faire du mal alors que personne ne le désire, » a répondu Jan en mettant son bras sur l’épaule de son frère.

Désarmé, Olaf s’est mis à rire. « Il s’est passé des choses étranges hier, espèce d’incrédule.

- Que s’est-il passé ? Je ne réalise pas vraiment. Thur a dit qu’elle a joué de la harpe et que les soldats ont bu et se sont battus, c’est ce qu’ils font toujours. Il n’y a pas besoin d’avoir une harpe pour les faire se battre quand ils ont de la bière, mais je n’ai pas entendu une seule note de musique, et toi ?

- Pas une note et Dieu sait que nous n’avions rien à faire à part rester coucher et écouter. Je jure que nous ne dormions pas. J’avais trop de crampes. »

Jan haussa les épaules, le mystère ne le fascinait pas vraiment, il était déçu par Morven, il n’avait pas une grande foi en leur mission actuelle. Il était naturellement buté et sceptique, et même si dans un moment de passion il avait demandé l’aide de Thur pour invoquer des esprits pour qu’ils l’assistent, il était comme un homme qui se noie et attrape une branche. Il respectait Thur quand il était présent, mais son esprit revenait rapidement à des notions préconçues sur le genre d’aide qu’il souhaitait, c'est-à-dire une bande de partisans, des soldats professionnels bien armés, de l’or pour les payer, tous produits comme par magie et sortis de nulle part par un coup de baguette. L’avancement régulier, étape par étape, devant mener à un résultat prévu par Thur et Morven et suivi patiemment, ne l’inspirait pas du tout, comme c’est le cas avec tant de gens dans ce monde.

« Jan, » a dit Olaf lentement. Incapable d’exprimer ce qu’il pensait et ressentait de la folie d’invoquer une aide surnaturelle, de ne pas y croire quand elle arrivait et de ne pas suivre ses conseils parce qu’ils n’allaient pas dans le sens des plans qu’il avait préparé.

« Quoi ? » grogna Jan de mauvaise grâce.

« Rien.

- Mais tu devais penser à quelque chose.

- Jan, tu n’as pas de patience, tu manques de jugement, tu n’as pas ce qu’il faut pour rassembler des hommes et qu’ils te suivent aveuglément dans ton fol espoir, » a dit Olaf vivement. « Pourquoi est-ce que Thur, Morven, et moi, pour ne rien dire d’une centaine d’autres personnes, risquerions notre vie pour un imbécile qui ne regarde pas plus loin que le bout de son nez ?

- Tu me traites d’imbécile ? » a dit Jan, piqué au vif.

- Oui, et chacun de tes actes et paroles le proclament.

- Comment ?

- Par tes manières affreuses, ton impolitesse, ton incrédulité et d’autres folies indignes de toi. Si les esprits existent vraiment est-ce qu’ils ne sont pas conscient que tu n’y crois pas ? Est-ce ainsi que tu espères te les concilier ? Ne peux-tu pas te contenter d’être conduit pas à pas sur leur chemin ? Ou est-ce que tu veux te replonger à corps perdu dans un abîme où ils pourront te voir mais où tu ne les verras pas ?

- Ce que tu dis n’est pas sot, » a admis Jan après y avoir réfléchi un moment. « Mais, comment un homme peut-il contrôler ses pensées ?

- Aie foi en Morven. Fais ce qu’elle demande, elle est aussi amicale que Thur lui-même. Si elle agit pour toi sous la direction des esprits, laisse-la faire.

- Ce que tu dis a du sens, mais je ne vois aucun signe montrant qu’elle agit de la sorte.

- N’as-tu pas vu comme Wat et Samkin n’ont obéi à tes ordres qu’à partir du moment où elle les a confirmé ?

- Je fais en sorte que mes hommes m’obéissent ou alors je sais pourquoi ils ne le font pas, » a grommelé Jan.

« Non, frérot, ils obéissaient à notre mère, jusqu’à ce qu’elle leur a montré quelque chose, ses jarretières rouges, je pense, puis ils ont obéi à Morven. »

Olaf a soufflé et continué. « C’est de la sorcellerie ou alors qu’est-ce ? Je l’ai vu de mes propres yeux. Mon conseil est de l’amener à notre mère sans tarder. Il ne faut pas lui refuser l’occasion d’être aimable et hospitalière, et elle le sera, et peut-être que Morven pourra la charmer comme elle l’a fait pour Wat et Samkin ?

- De quoi discutez-vous de façon si solennelle ? » a demandé Morven qui s’était réveillée.

« Soit nous allons à Meldrums, soit on vous amène à Spurnheath voir notre mère, c’est à vous de décider, » a dit Jan.

« Allons à Spurnheath, si votre mère est d’accord, mais je ne voudrais pas la vexer par ma venue.

- Elle est d’humeur très changeante ... Personne ne sait jamais comment elle va réagir.

« Vos deux hommes sont de la fraternité, ou ils savent des choses, si je pouvais m’entretenir avec eux seul à seul, je pourrais en apprendre beaucoup, » a-t-elle dit.

« C’est assez ! A cheval, » a dit Jan.

Ils ont chevauché en forêt jusqu’au lieu que leur avait désigné Thur comme lieu de rencontre. Là Olaf a mis pied à terre et a gravé une grande croix sur le tronc d’un hêtre. « Thur ne pourra pas rater ça, » a-t-il dit. Puis ils se sont hâté jusqu’à atteindre l’orée du bois. Ils ont continué sur un chemin bordé de pins. Le chemin était envahi par les herbes, c’était une simple piste avec des ronces en fleurs fortement enchevêtrées qui s’accrochaient à ceux qui passaient. C’était le lit d’un torrent à sec, depuis longtemps utilisé comme sentier serpentant sur le flanc de la colline et se terminant sur un plateau de pâturages marécageux même par temps sec. Il était très vert, avec une vue sur toute la région en contre bas, les forêts et les champs, et au loin une ligne qui brillait à l’horizon, c’était la mer. La colline de l’autre côté avait une pente légère et, d’une source, un ruisseau descendait jusqu’au bas de la colline. Près de ses rives herbeuses, il y avait des oies surveillées par une jeune fille aux pieds nus, vêtue de quelques haillons. Une crinière de cheveux blonds sauvages couvrait ses épaules et descendait jusqu’à sa taille. Sa frange épaisse cachait son front; en dessous, ses yeux qui brillaient comme ceux d’un lapin étaient tout aussi curieux, et regardaient vers eux. Jan et Olaf l’ont salué joyeusement en passant. « Bonne journée, Truda.

- Bonjour, maîtres. » La jeune fille les regardait curieusement, puis elle a fait un signe auquel Morven a répondu. Ils ont galopé sur l’herbe au pied de la colline et le long du ruisseau. Une partie de la forêt gagnait sur les terres labourées et celles où broutait le bétail. De la forêt venaient les cris de porcs qui fouillaient entre les hêtres. Derrière il y a avait un corps de ferme et ses dépendances vers où se dirigeait un chariot rempli de bois. Voilà Spurnheath.

Au pied de la colline il y avait une route menant à la ferme. Morven regarda autour d’elle, elle voyait partout des manifestations d’une bonne gestion, d’ordre et de prospérité. Ils arrivèrent à la porte en même temps que le chariot de bois. Ils se sont poussés pour le laisser passer. Morven n’a pas demandé à Jan et Olaf pourquoi ils préféraient se trouver en queue de convoi plutôt qu’à sa tête. La porte de la maison était ouverte et la femme qui en est sortie s’est approchée de la grange et s’est placée contre le mur, en équilibre sur ses talons, comme pour soulager la plante de ses pieds. Elle avait placé ses mains contre ses grosses hanches. Ses bras étaient couverts de farine et une odeur de pain en train de cuire trahissait ce qu’elle venait de faire.

C’était une femme belle, grande et solide, mesurant un bon mètre quatre-vingt. Sa peau très blanche accentuait ses beaux traits réguliers encadrés par des cheveux bruns très sombres séparés en deux nattes épaisses. Elle était vêtue d’une robe de laine d’un rouge lumineux qui lui allait bien. De grands yeux, sombres et intelligents mais pleins de colère, regardaient le chariot s’approcher. Le malheureux conducteur affichait une nonchalance qu’il était loin de ressentir, il savait pourtant qu’elle n’avait pas vu ses enfants qui se cachaient derrière les tas de bois.

« Chinnery, » a-t-elle éructé. « Dépêche-toi avec ce bois. Empile-le ! Hé Tomkin! Viens et prête-lui main-forte. Empilez les petits troncs là-bas, ils pourront sécher au soleil... mais... qu’est ce que c’est que ça ? » Une enjambée soudaine l’a amené à la charrette où une fois que la partie supérieure avait été déchargée on pouvait voir qu’une partie du chargement n’était pas du bois coupé mais du bois ramassé dont une partie était pourrie. Chinnery tremblait alors qu’Hildegarde attrapa un bâton et il s’efforça d’esquiver les coups, mais elle tomba sur le malheureux et c’est de bon cœur qu’elle lui envoya des coups sur le derrière. « Espèce de chien ! » a-t-elle hurlé, son bras se levant et retombant comme un fléau. « Espèce de dégénéré, fils du diable, espèce de fourbe trompeur! Je vais t’écorcher, » et elle a poursuivi un Chinnery glapissant autour du chariot. Hildegarde s’est retrouvée face à face à ses enfant et l’étrangère. Ahurie elle baissa son bâton de surprise. « Bien, » a-t-elle crié avec indignation, « et qui es-tu, maîtresse? »

« Je suis Morven, mon oncle Thur, le médecin, vous envoie ses salutations et félicitations, Maîtresse Hugh. »

Hildegarde se calma et ouvrit la bouche, puis elle la referma brusquement. Ses yeux en colère croisèrent ceux de ses deux fils. Il y avait quelque chose dans leur regard qu’elle n’avait pas vu avant et qui l’a calmé.

Pendant ce temps Morven était descendue de cheval et en fouillant dans son sac de selle elle en a sorti un pot en terre. « Alice Tchad vous envoie ceci. Elle vous prie de goûter cela. C’est une de ses recettes, il y a de la noix pilée et de miel, le tout est aromatisé avec des amandes. »

Hildegarde regardaient la silhouette mince, avec des vêtements comme apprécient les jeunes, en drap brun. Elle n’a pas desserrée les dents, s’abstenant de tout commentaire. Elle était fâchée et devait soit hurler soit garder le silence.

« Vous regardez mon vêtement, » a poursuivi Morven. « Mon oncle trouve qu’il est plus sûr que je voyage vêtue de la sorte, c’est moins dangereux pour Jan et Olaf. Je viens chercher des parents de ma mère, il semble qu’ils vivent à trois lieues d’ici et mon oncle me dit de vous demander un abri pour la nuit.

Hildegarde avala sa salive ce qui lui permis de retrouver son calme. « Tu peux, bien sûr, sois la bienvenue, Morven. Mes fils sont de tristes vagabonds qui me laissent jouer le rôle de l’homme de la maison et faire un travail d’homme parce qu’ils sont partis s’amuser au loin avec le médecin. Mais je ne savais pas que Thur avait une nièce.

- Il ne le savait pas lui-même avant de me voir, » lui a dit Morven, les yeux écarquillés pleins de candeur. Elle a tendu le pot qu’Hildegarde a pris de façon aussi gracieuse qu’elle a pu.

Chinnery est sorti de sous le chariot et a commencé à le décharger. Jan et Olaf lui ont prêté la main alors que les deux femmes les ont regardés faire avec un intérêt feint pour faire oublier le silence qui s’était installé entre elles. Hildegarde n’était pas véritablement amicale et Morven le sentait bien, elle attendait donc docilement le bon plaisir de son ainée.

Le bois était presque empilé lorsque Chinnery a pour la première fois clairement vu Morven et ses yeux ont rencontré les rubans rouges. « Oh, les jarretières rouges » s’est-il exclamé avec enthousiasme et il a laissé tomber sa bûche comme s’il avait oublié ce qu’il était en train de faire, mais Morven lui a envoyé un regard réprobateur. Chinnery a alors mis sa grosse main sur sa bouche comme pour empêcher que d’autres paroles en sortent.

« Mais qu’est-ce qui se passe ? » s’est écriée Hildegarde exaspérée. « Tu n’as pas eu assez de bâton pour pouvoir parler de jarretières rouge pendant que tu ranges du bois pourri ? Allez, au travail si tu ne veux pas que je te brise le crâne ! »

Wat et Samkin, qui avaient ramené avec eux les divers articles du marché, sont arrivés, ce qui a fait diversion. Voyant leur maîtresse un bâton à la main et un regard plus noir que d’habitude, ils se sont dits que le déchargement de leurs marchandises allait être animé quand soudainement ils ont vu Jan, Olaf et Morven.

L’esprit bucolique n’est pas gage de travaille rapide, surtout quand pendant des heures, il a été question de sorcières et de sorcellerie. Leurs maîtres, en compagnie de l’étrangère aux jarretières rouges, avaient dit qu’ils seraient absents de la ferme. Ils devaient donc être réellement absents et maintenant ils étaient face à leurs fantômes ! Ils ont aussitôt déchargé ce qu’ils transportaient en marmonnant. Hildegarde n’a rien compris si ce n’est les mots « jarretières rouges ».

Morven, lisant dans leurs esprits, a parlé calmement et clairement avant que la tempête n’éclate. « Nous vous avons dépassé en passant par la forêt, » a-t-elle expliqué. Sa sérénité les a rassurés et ils ont ramassé leurs charges, prenant l’air stupide lorsqu’ils ont recroisé le regard en colère de leur maîtresse.

« Des jarretières rouges, » a dit Hildegarde. « Es-tu venue ici pour ensorceler tous mes gens avec tes parures ? On dirait des grands singes avec leurs bavardages insensés sur ces jarretières rouges. »

Morven minaudait. « C’est la grande mode à Londres. Si elles vous plaisent, je vous prie de les accepter.

- Moi ? Décorer mes jambes avec ça ? Qui les verrait ? Je ne suis pas une prostituée pour montrer mes jambes à tout le monde. Si tu as des vêtements de femme, mets-les. Allons dans la maison ! » Alors qu’Hildegarde se dirigeait vers la maison, la gardeuse d’oies arrivait de la colline, son groupe d’oies devant elle, elle regardait les femmes qui entraient dans la maison.

La maison est constituée d’une grande pièce avec un foyer au milieu et le trou habituel pour laisser s’échapper la fumée. Les fenêtres très étroites ne laissaient passer que peu de lumière, le sol de terre battue était couvert de joncs et un escalier de bois, presque une échelle, menait à l’étage. Une jeune servante s’affairait à une longue table étroite, elle mettait en place les verres et les assiettes en bois. Une autre jeune fille s’activait à un énorme chaudron accroché au dessus d’un feu. Non loin de là une porte conduisait à une autre pièce où dormaient les femmes après qu’Hildegarde les y ai enfermées. Hildegarde s’était autorisé le luxe d’avoir une chambre individuelle, au grenier au dessus de la salle de séjour, alors que les hommes de la ferme dormaient autour du feu dans le séjour.

« Tu vas dormir ici, avec les femmes, » a dit Hildegarde en désignant la chambre. « Et enfile maintenant des vêtements de femme honnête avant que d’autres hommes ne te voient, » a-t-elle dit en pensant qu’elle devrait enfermer Morven cette nuit pour qu’elle soit en sécurité.


Chapitre XIII – Les Jarretières Rouges

Il y a eu, peu après, un appel pour le repas, un repas bien triste. Les ouvriers agricoles se sont regroupés dans la pièce, tout le monde s’est mis à table en silence. Chinnery s’est assis précautionneusement, avec une grimace douloureuse qu’il a rapidement effacée. Hildegarde s’est assise en tête de table avec Morven (désormais vêtue sobrement d’une robe verte) à sa gauche, Jan à sa droite et Olaf à côté de son frère. Les bonnes ont servi tout le monde avant de prendre place à table. La nourriture était bonne, saine, abondante et bien cuisinée, il ne manquait qu’une bonne ambiance. Comme tous les tyrans, Hildegarde était profondément irritée par les effets de sa propre tyrannie. « Pourquoi fallait-il que ses gens soient toujours aussi maussades et silencieux ? » elle bouillait, ce qui ne faisait qu’accroitre sa colère. Elle s’en voulait d’avoir capitulé, empêchée par elle ne savait pas quelle manœuvre, de noyer ses fils sous le flot de ses reproches pour s’en être allé sans son autorisation, puis (insulte couronnant le tout) une manigance a fait qu’elle accepte d’inviter cette rousse au teint pale dans sa maison. De temps à autre elle regardait Morven avec aigreur, se disant pleine de venin qu’elle était assise là comme une princesse, à manger du bout de ses doigts délicats en faisant des manières. Quant aux frères Bonder, des chats sur un toit brûlant étaient infiniment plus à l’aise qu’eux. Ils mangeaient impassibles, avec avidité, l’esprit vide, conscients que la colère de leur mère risquait d’éclater.

Quand le silence devint si lourd que même Hildegarde a senti qu’il s’agissait d’un reproche au sujet de son manque d’hospitalité, elle s’est tournée vers Morven et a dit de façon aussi courtoise qu’elle le pu : « Tu dis que tu cherches les tiens, ma fille.

- Oui c’est ça, maîtresse.

- Comment s’appellent-t-ils? Je ne connais personne qui pourrait être proche de toi.

- Robin Artison, on l’appelle aussi parfois Robin Hood. Janicot, qu’on appelle aussi souvent Petit-Jean, Simon, qu’on qualifie aussi de Seigneur des Bois. Il y a aussi Kerewiden. » a dit clairement Morven en regardant Wat. Elle l’a vu donner des coups de coudes à ses compagnons, de chaque côté, et ils se sont tournés les uns vers les autres et ont commencé à parler à voix basse.

« Eh bien, je n’en connais aucun, il va te falloir chercher plus au loin. Je me demande comment Thur a pu t’envoyer ainsi vers l’inconnu, il doit chercher à se débarrasser de la responsabilité de ta tutelle. »

Jan a regardé avec colère mais n’a pas ouvert la bouche.

« C’est moi qui avait envie de les retrouver, » a répondu sagement Morven. Elle regarda les hommes qui eux la regardaient avec un espoir pathétique. Elle devait leur parler, et rapidement, mais comment faire ? Elle savait que si elle pouvait s’éloigner de la famille Bonder, les hommes trouveraient un moyen de l’approcher, mais comment faire ?

« Les noms sont étranges. Qui était votre mère ?

- Une femme bonne que mon père aimait beaucoup. Elle est morte quand j’étais une petite enfant.

- Oui, ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers, j’ai toujours dit à Jan et Olaf qu’ils feront de vieux os.

Cela a fait rire Olaf : « Et je t’ai toujours dit que je te croyais et que ça risque bien de se passer comme ça. »

Il y a eu un long silence. Hildegarde ruminait, comment Jan avait-il pu faire venir cette fille à la maison. Ce grand dadais croit sans doute être amoureux d’elle et il espère passer quelques moments avec elles sans être dérangé, ce qu’il ne pouvait pas faire dans la maison de l’oncle de Morven. Après il aura envie de l’épouser et de la faire vivre ici et en faire la maîtresse de maison. Ensuite Morven essayera de prendre le pas sur elle et elle risque même de la chasser de la ferme. Hildegarde se plaignait toujours amèrement de tout le travail qu’elle avait à faire parce que ses fils étaient partis s’amuser, mais rien que de penser à une belle fille, même si cela signifiait qu’elle serait déchargée de certaines tâches pénibles, l’irritait au plus haut point. Elle veillera à ce que Jan n’ai aucune chance de se retrouver seul à seul avec Morven.

Elle fut interrompue dans ces ruminations par Morven : « Maîtresse, je n’en peux plus du cheval, je vous en prie, laissez-moi retourner vos plates bandes, ça me fera du bien au dos. » En disant cela elle a regardé les trois hommes. « Jan pourrait peut être me trouver une bèche et me montrer où retourner la terre ? »

Jan a fort honnêtement exprimé ses protestations : «Non, Morven, tu ne vas pas faire ça, tu es notre invitée et tu es fatiguée. Est-ce que tu crois vraiment que notre mère acceptera ça ?

- Oui, » a dit Morven impassible, « et toi aussi lorsque tu sauras que c’est nécessaires.

- Comment ça nécessaire ? » a demandé Hildegarde.

- Je dois aider lorsque mon aide est nécessaire, mais je ne peux pas aider sans outil, Jan »

Son utilisation du mot « aide » a fait tilt dans son esprit, il s’est souvenu de sa discussion avec Olaf, il n’a plus fait aucune objection. « Je vais te trouver une bèche et tu pourras creuse r où bon te semble si tu as vraiment besoin de creuser.

« Tu vas rester avec moi, Jan, » a commandé sa mère qui voyait là une ruse pour permettre aux deux tourtereaux de s’éloigner et d’être ensemble. « J’ai besoin de toi. Olaf ira. »

Olaf n’était que trop heureux de suivre Morven à l’extérieur. « Que fait-on Morven ? » a-t-il murmuré.

« Je ne peux pas encore te le dire, mais trouve-moi un endroit où l’on ne pourra pas me voir de la maison, puis il te faudra embobiner ta mère avec des mots doux ... et l’éloigner.

Olaf fronça les sourcils : « Elle sera bien trop occupée à garder Jan loin de toi pour t’espionner. »

Elle s’est mise à rire tristement : « Elle ne sait donc pas qu’elle n’a rien à craindre de ce côté-là ?

- J’ai l’impression que cela te peine beaucoup, Morven » s’aventura Olaf.

« Moi et la peine avons été proches pendant de nombreuses années. Je serais perdue sans les miens. »

Il n’a plus rien dit mais il l’a conduit vers un bout de terre qu’il avait commencé à retourner et lui a tendu une pelle en bois renforcée de fer. « Ici tu pourras travailler en paix, sans être vue. Dois-je travailler avec toi, Morven ?

- Est-ce que c’était sage ? » a-t-elle demandé, en souriant tristement.

- Oh que non, » a-t-il répondu en soupirant. « Morven, conseille-moi, j’en ai vraiment besoin. Ma mère est ma mère. Ça je ne pourrai jamais l’oublier. Quand je suis loin d’elle, je pense souvent à elle avec tendresse et tout mon amour, mais quand je suis près d’elle cet amour s’en va et je n’ai plus envie que de me rebeller contre elle. Combien de temps un homme doit-il souffrir de l’esclavage ?"

« Plus un instant s’il peut s’en libérer. Sois courageux, Olaf, dis ce que tu penses avec fermeté, sois aimable et raisonnable, mais inébranlable. Aucun homme ou aucune femme n’a le droit de dominer ses semblables sauf si ceux-ci l’acceptent de bonne grâce.

- Tes paroles sont sages et justes, je pense comme toi, mais j’hésite pourtant.

- C’est naturel. Va-t-en maintenant, avant d’attirer sur moi les foudres de ta mère. »

Il s’éloigna, Morven a attaché ses jupes et s’est mise a travaillé avec ardeur. Ca faisait plusieurs semaines qu’elle n’avait plus travaillé la terre et l’odeur de la terre fraichement remuée était agréable à ses narines. Creuser était un travail qu’elle aimait et elle savait ajuster son corps à son rythme. Elle avait terminé la seconde rangée lorsqu’elle a vu trois hommes ; ils marchaient dans les champs et se dirigeaient vers des cabanes en se retournant régulièrement pour la regarder. Elle les a vu disparaître ce qui l’a troublée. Est-ce que ses jarretières rouges n’ont pas d’autre effet que de provoquer quelques regards et murmures inutiles ? Est-ce que les hommes avaient trop peur de Maîtresse Hildegarde pour s’aventurer près d’elle ? La quatrième rangée était presque achevée quand elle a soudainement remarqué que Wat, Samkin, Chinnery et trois autres hommes, chacune armé d’une bêche se tenaient debout derrière elle, la regardant avec une attention considérable. « Que cherchez-vous ? » a-t-elle demandé. « Qui êtes-vous ? » a dit Morven aux trois autres.

« Simon Pipeadder et ses fils, Pierre et George, maîtresse, » a dit Samkin.

« Est-ce vrai, maîtresse ? » a demandé Simon anxieusement.

« Est-ce que quoi est vrai ? » a-t-elle demandé prudemment.

Il hésita et murmura: « Ma Truda, sur flanc de la colline là-bas ...

- Oui elle est venue en courant pour nous raconter qu’une personne portant le signe du messager chevauchait avec les jeunes maîtres.

- Quel signe ? On m’a enseigné la prudence et mon enseignant était sévère.

- Il parle des jarretières rouges, maîtresse, » a dit Wat avec impatience.

« Est-ce que c’est vrai ? Etes-vous le messager ? Est-ce que les beaux jours reviennent à nouveau ? » a demandé Samkin.

« Nous sommes rentré de la ville plus vite que jamais, et lorsque nous avons vu Maitre Jan et Maître Olaf avec toi et que nous avons songé à la distance qu’il vous restait encore à parcourir avant d’arriver ici, nous avons pensé que vous étiez des fantômes. »

Elle a soulevé ses jupes et montré les jarretières rouges puis a laissé retomber ses jupes. En voyant les jarretières les hommes tombèrent à genoux, en chantant dans une sorte de chœur : ‘Ô jour béni Demoiselle, quand allons-nous nous retrouver ?’

« Pas si vite, » a-t-elle dit, « on ne doit pas nous voir parler ensemble et trainer ici. Dispersez-vous et retournez au travail.

- Hors de question de retourner au travail, » a protesté Chinnery.

« Pas étonnant que vous preniez des coups, » a dit Morven.

« Paix, imbécile, fais ce que dit la Demoiselle ou il va t’en cuire » s’écria Wat.

Ils se sont remis au travail comme Morven le leur avait dit pendant qu’elle leur faisait face et leur disait : « Je cherche de l’aide. Le bon vieux temps ne reviendra peut être pas tout de suite, mais votre aide peut le faire revenir. Ecoutez-moi maintenant attentivement. J’ai besoin d’hommes, d’hommes armés d’arcs, de bâtons et d’épées, si vous en avez. Des hommes qui viendront quand je les appellerai, qui iront là où je leur dirais et qui garderont le silence.

- Est-ce que c’est pour se battre contre sa majesté le roi ? » a demandé Simon.

« Non, » les a rassuré Morven. « C’est pour se battre pour la justice contre un homme que tous haïssent et qui depuis des années a fait le malheur du pays, c’est un outrage contre les hommes et contre Dieu ... les anciens Dieux que je veux dire !

- Un combat sera toujours une bonne chose s’il est court et bien ciblé, si nous gagnons et pouvons avoir un bon butin. Ça peut aussi être long et mener à la défaite et à la retraite avec le froid de l’hiver qui ronge le courage des hommes. Je le sais, j’ai combattu pour le bon Roi Richard, » a dit Wat.

« Il n’y aura rien de tel » a assuré Morven. « La victoire doit être nôtre dès le premier assaut et nous aurons un bon butin ou alors nous accepterons notre échec. Nous devons bien préparer notre plan avant d’attaquer. - Je n’aime pas l’échec, » a dit Simon. « J’apprécierais encore moins tes échecs.

- Allons, allons, ne soit pas querelleur et chicaneur, » lui a dit son fils. « Nous sommes venus pour écouter la Demoiselle et pas pour t’écouter toi.

- On perd du temps, » a dit Morven. « Combien de fidèles pouvez-vous rassembler ?

- Environ cent vingt, hommes et femmes, jeunes et vieux, » lui a dit Wat.

« Il y en a d’autres dispersés au loin dans la forêt, ils viendront et nous seront nombreux, » a rajouté Chinnery.

« Tu ne veux pas venir parler aux tiens, Demoiselle ? » a suggéré Simon. « Nombreux sont ceux qui n’aiment pas les nouvelles manières et ils sont mis lourdement à contribution pour payer les impôts et les dîmes demandées par l’Eglise.

- Je vais le faire, mais quand ?

- Ce soir au Saut du Cerf il y aura une réunion. C’est la pleine lune. La voie est libre.

- Ce n’est qu’une réunion. Nous n’avons pas de prêtre ni de coven, cela fait plus de dix ans que nous n’avons plus eu de sabbat, mais nous nous retrouvons, nous faisons la fête et nous parlons du bon vieux temps, » grommela Simon. « J’étais au dernier sabbat, » a ricané Chinnery « seigneur, la maîtresse l’a su, elle aime beaucoup les prêtres et sa main est aussi lourde que celle du seigneur abbé.

« Tu devais bien le savoir, » a dit Samkin en riant.

« Oui, on le savait tous, » a dit Simon en faisant une pause pour cracher dans ses mains. « Que la peste emporte cette femme, un homme peut travailler jour et nuit et ce n’est pas encore suffisant pour elle, pourtant elle n’a pas toujours été comme ça : le père a dit que c’était une fille avenante lorsqu’elle a épousé le maître.

- C’est aussi ce que disent les anciens, » a confirmé Chinnery mais elle a toujours eu un sacré caractère.

- Mais pourtant, vous restez ici alors que vous pourriez fuir » a dit Morven « La forêt est proche.

- Mais nous sommes les hommes de Jan Bonder, tous autant que nous sommes, nous restons avec lui tout comme nos pères sont restés avec le sien.

- Oui, » se souvint Simon, « nous le regrettons, le bon Sir Hugh, il était aussi bon que son père avant lui. »

Morven était surprise par tout ce qu’elle apprenait, mais sagement elle cachait sa surprise. De toute évidence ces hommes lui attribuaient des pouvoirs surnaturels, ils pensaient qu’elle savait tout et elle ne devait pas les détromper. Elle souhaitait en apprendre autant qu’elle pourrait de cette source inattendue et elle les encourageait par son silence attentif.

« Mon père racontait des histoires à son sujet lors des soirées d’hiver, » a dit l’un, « On se demande bien pourquoi il est reparti à nouveau à la guerre alors qu’il était de retour ici.

- Je me souviens bien, » a dit le vieux Simon, « Maître Olaf n’était encore qu’un bébé qui titubait en marchant et son père est venu me voir avec Olaf à cheval sur ses épaules là-bas derrière la grange. Il y avait eu vraiment beaucoup à faire ce matin là... le matin est toujours un mauvais moment pour notre maîtresse ... elle a du mal à se lever.

- Oui c’est bien vrai, » est intervenu Chinnery. Ils adoraient les ragots et ils parlaient beaucoup.

- Que s’est-il passé, Simon? Je n’ai jamais vraiment su.

- Bin il y a eu des mots entre eux, et la maîtresse a pris son bâton et l’a battu devant nous tous.

- Je peux te jurer une chose » a-t-il dit « je tordrais le cou de ma femme si elle me menaçait avec un bâton.

- Et lui qu’est-ce qu’il a fait ?

- Il lui a pris son bâton et s’en est allé.

- et elle lui criait après, plus fort que jamais, » a précisé Chinnery.

« Il nous a tous fait jurer de toujours rester avec l’enfant, » a dit Simon. « que moi et les miens l’aidions à récupérer son dû lorsque le jour sera venu.. »

- Lorsque nous avons tous juré par les anciens Dieux, le maître n’était pas lui-même de la fraternité mais il savait tout sur elle, donc, quand nous avons tous juré il a emmené l’enfant à la maison et s’en est allé. Nous ne l’avons plus jamais revu.

- Est-ce que Jan Bonder sait cela ? Est-ce qu’il sait que vous êtes les hommes de son père ?

- Le maître nous a fait jurer de ne pas en dire un mot, nous avons donc gardé le secret du maître, mais je pense que Jan doit savoir quelque chose et maître Thur lui a peut être dit quelque chose. - Est-ce que Maîtresse Hildegarde le sait ?

- Ne lui en dit pas un mot, le maître a toujours eu peur qu’elle hurle de colère et que ça arrive aux oreilles de Fitz-Urse. Si ça arrive les deux jeunes maîtres risqueraient vraiment de mourir.

- Oui, » a dit Cant, « pauvre maîtresse, elle a eu une vie difficile et elle porte le deuil de son mari, elle sait que c’est elle qui l’a envoyé à la mort mais pas qu’il ne pensait pas revenir... elle est suffisamment à plaindre. - Et qu’en est-il maintenant, Simon ?

- Nous attendions un signe, Demoiselle.

- Quel signe ?

Il se gratta la tête. « Un mot de Maître Jan.

- Donc, quand nous avons vu la porteuse des jarretelles rouges avec Jan nous avons pensé qu’il s’agissait là du signe, » a dit Wat.

« Oui » a convenu Simon, « et quand notre Truda est accourue avec la même histoire que celle que j’avais raconté ici à Pierre : « Notre heure est arrivée, c’est le signe.

- Et tu avais raison, » a dit Morven avec autorité.

- Sois bénie, Demoiselle. Le bon vieux temps revient.

- Pas tant que mon seigneur l’abbé sera là », l’a averti Peter.

« Qui peut le dire ? Avant que les normands s’emparent du pays, de nombreux moines et frères venaient à nos réunions. On dit que l’avant dernier abbé conduisait lui-même la danse et qu’il portait un masque de cerf. Mais maintenant tout cela a changé, tout a changé, » se lamenta le vieil homme. « J’étais encore un jeune marié quand les prêtres sont arrivés avec des hommes en armes et des arbalétriers et ils ont dispersé nos réunions. Nombreux furent ceux qui ont été arrêtés et menés à la prison de l’abbaye et n’en sont jamais revenus. Ceux qui ont échappé au bûcher ont pourri au cachot et sont morts.

- C’est ce que nous racontait mon père lors des soirées d’hiver, » a dit Cant. « C’est une histoire bien triste et ceux qui s’en sont tirés ont fuit. Les prêtres ont tous dit que c’est mal et païen que d’essayer de faire que les récoltes soient meilleures, et pareil pour les bêtes et les femmes qu’on veut rendre plus fortes et plus fécondes.

- Pourquoi est-ce que c’est mal ? » a demandé Chinnery.

« On l’a toujours fait depuis que Notre Père à tous nous l’a enseigné, il a plusieurs milliers d’années. » a protesté obstinément Stammers.

« Tu penses que le Dieu Cornu va revenir parmi son peuple et chasser tous ces prêtres ? » a demandé Peter avec nostalgie. « Va-t-il revenir, Demoiselle, va-t-il revenir ?

« Comme tous les Dieux, il n’aide que ceux qui s’aident eux-mêmes. Je me bats pour ça, mais l’église de ces chrétiens est forte et hautaine et elle ne tolère aucune rivale Elle commande aux châteaux et aux soldats, aux empereurs, aux rois, et les tribunaux lui sont soumis. Elle a tous les savoirs et connaissances à sa portée et elle refuse ce savoir à ceux qui ne sont pas hommes d’église. » Morven a fait une pause pour écouter les plaintes sourdes de ses auditeurs. « Autrefois tous savaient où le sabbat devait avoir lieu, et qui y assistait, alors quand quelques-uns ont été arrêtés et torturés, il a été facile de découvrir tous ceux qui venaient aux réunions, leurs leaders et leurs prêtres, et souvent même ceux qui représentait le Dieu lui-même.

- Oui, je sais cela, » s’est lamenté Simon.

« Il a été alors facile de les arrêter, l’Église commandait à tous les soldats. Si nous voulons retrouver l’ancienne religion nous devons d’abord nous emparer de quelques châteaux et que les nôtres les peuplent. Il faudrait que ça reste secret. Nous devons passer pour des chrétiens et seuls les célébrants doivent savoir qui sont les leaders des covens et surtout, qui est notre Dieu. Tous doivent garder les faveurs de l’Église, tricher avec les tricheurs, faire semblant d’être de bons chrétiens et que personne ne soupçonne ce que nous sommes vraiment.

- Oui, ce que tu dis respire la sagesse, Demoiselle, » a dit Cant avec admiration.

- Mais je ne veux pas avoir affaire à l’Église, » a dit Peter, contrarié. Bien que silencieux, il était l’un des plus fanatiques parmi eux.

« C’est pourtant nécessaire, » lui a-t-elle dit. « Je n’aime pas non plus l’Église, mais ce n’est que comme ça que nous pourrons survivre. Le retour de l’Ancienne Religion ne pourra se faire que si nous sommes prudents, patients et que nous avançons doucement. Nous sommes comme des gens qui voyagent dans l’obscurité, il nous faut faire attention à chaque pas que nous faisons, sinon nous risquons de tomber dans un abîme. Est-ce que vous allez m’aider ? - Oui ! » ont-ils répondu en chœur. « Viens nous retrouver ce soir au Saut du Cerf, tu pourras demander à nos frères, nous leurs dirons que tu va venir. Maître Jan et Olaf te conduiront. Le voilà qui vient. » En arrivant Olaf a dit : « Ma mère arrive avec Jan, allez-vous en. »

Ils ont salué maladroitement et s’en sont allés avec leurs pelles, disparaissant derrière une haie. Morven a mis sa pelle sur son épaule et est allée à la rencontre de Jan et Hildegarde.

Jan avait passé un mauvais quart d’heure sous le feu incessant des questions de sa mère. Il était d’autant plus gênant de lui répondre qu’il n’y avait rien entre Morven et lui : sur le coup, elle le traitait tout le temps de menteur. Il voulait empêcher Morven de continuer son bêchage. Son sens de l’hospitalité était révolté à l’idée qu’une de ses invitées s’affaire ainsi. Il hâta le pas pour distancer sa mère mais elle a posé une main ferme sur son épaule et l’a gardé avec elle.

Elle n’était donc pas de bonne humeur quand elle a vu que Morven avait cessé de bêcher. « Où vas-tu, maîtresse? Il ne fait pas encore nuit, mais tu quittes déjà ton travail. Nous ne faisons pas comme en ville ici, retourne à ton travail

- Le travail est fait maîtresse, la terre est retournée.

- Retournée ! » a crié Hildegarde « Non Jan tais-toi, je vais dire ce que je pense. » Hildegarde a saisi ses jupes à deux mains et a sauté par dessus les obstacles avec agilité et courut voir, sondant le sol avec son bâton, elle en a testé la profondeur.

« O Morven. Je suis terriblement humilié, » s’est écrié Jan piteusement.

« Et moi je suis ragaillardie. Dis-moi, Jan, est-ce que tu connais un endroit appelé le Saut du Cerf ? Nous devons y aller cette nuit. »

Elle ne pouvait pas en dire plus devant Hildegarde qui s’approchait, ses longues tresses au vent avec un grand sourire sur le visage. « Tu es une bonne travailleuse ma chère enfant, » s’est elle écriée. « Tu nous as bien aidé aujourd’hui. Six de mes ouvriers n’en n’auraient pas fait plus, tant ils sont paresseux. » Et elle rayonnait en regardant Jan en se disant : ‘Il a bon goût après tout, même s’il n’a pas cessé de me mentir.’ « Olaf, prends sa pelle et toi viens dans la maison te réchauffer près du feu. Morven la nuit tombe et le froid arrive. Tout ce que tu as fait a dû te fatiguer. Tu peux rester avec nous toute la saison si ton oncle est d’accord. »

Ils sont entrés dans la maison, Jan et Olaf étaient rassurés, leur mère n’avait pas tiqué devant cette prouesse.

« Viens, assied-toi et repose-toi, Morven, » l’a encouragé Hildegarde en lui présentant une chaise. « Comme je l’ai toujours dit, ‘un nouveau travail fait du bien’ et je vois que tu as des mains de couturière.

Et à ce moment Morven a réalisée qu’une pile de vêtements à ravauder l’attendait, mais elle aimait bien coudre.

« Moi, j’aime bien filer lorsque j’ai le temps,» a dit la dame, en faisant faire au fuseau qu’elle venait de décrocher de sa ceinture ses premières rotations de la journée. « J’ai toujours préféré filer que coudre. » Ce qui fut confirmé par le tas de vêtements qu’elle avait confié à son invitée. Les servantes sont entrées en silence et se sont assises en prenant un vêtement de la pile. Leur maîtresse parlait beaucoup en répétant les scandales qu’elle avait entendus comme ces histoires de curés qui avaient des épouses (elle les traitait de concubines) et elle fut bien déçues que Morven ne connaisse pas un seul potin de la ville. Elle ne voulait pas entendre parler de Londres qui était trop loin pour que ça l’intéresse. Pour elle c’était presque un autre pays et elle châtiait sévèrement les femmes de chambre qui posaient des questions sur Londres.

C’est pendant le souper qui a suivi que Morven a parlé à voix basse de la rencontre prévue au Saut du Cerf. Il fut consterné par cette nouvelle. « Comment vas-tu y aller ? » a-t-il demandé. « Tu vas dormir dans la chambre avec les servantes et mère les enferme toujours pour leur sécurité, enfin pour éviter qu’elles aillent voir des hommes ou que des hommes viennent les voir.

- Oh mon cher » a murmuré Morven désespérée. « Et si je n’y vais pas, nous aurons fait tout cela en vain, les gens penseront que je n’ai aucun pouvoir si une porte fermée à clef m’empêche de sortir. Tu dois voler les clés pour moi, Jan.

« Ma mère les garde toujours sur elle, mais il y a un moyen de sortir, il faut juste oser... en passant par le trou de fumée dans le toit. Si moi et Olaf nous grimpons dans la grange, c’est facile, on l’a souvent fait quand nous étions enfants, nous pourrons alors t’envoyer une corde et ainsi te tracter vers en haut, mais, » il l’a regardé « Il faudra que tu enlèves ta robe car il y a beaucoup de suie. Nous aurons tes vêtements d’homme avec nous. Tu pourras chevaucher avec nous et revenir de même. N’aie pas peur des servantes. Elles dorment comme des loirs jusqu’à ce que mère les libèrent. »

Morven hocha la tête en signe d’assentiment.

Dehors il commençait à faire bien sombre et la lune rouge montait dans le ciel d’été.

« Venez tous ! » cria Hildegarde. « Au lit. Il y a du travail à faire demain. Olaf, verrouille toutes les portes. Jan, occupe-toi des volets. Les femmes, venez ici. Les hommes, allez dans votre chambre. » Ainsi, en divisant ses gens, elle enferma les femmes dans leurs quartiers comme du bétail dans un enclos et ferma la porte à clef.

Sue, la crémière, a demandé angoissée en bâillant : « Est-ce que tu sais où il y a la guerre, Maîtresse Morven ? »

« Je n’en ai pas entendu parler, » a répondu la jeune fille étonnée.

« Moi non plus, » a répondu Sue de façon diabolique. « Sans cela je ne serais pas là, je suivrais le camp, » ce qui a bien fait rire toutes les autres.

Elles ont alors parlé de débauche, mais les éclats de voix et les rires ont provoqué un bruit sourd à la porte et elles ont entendu la voix de stentor d’Hildegarde qui hurla : « Silence là dedans. Dites vos prières et allez dormir comme de bonnes chrétiennes. » Elles ont donc dû continuer leur conversation à voix basse et cesser de rire et elles se sont endormies peu après.

Le matelas de Morven était rempli de bruyère et sentait bon. Sa couche avait été placée au centre de la pièce sous le trou de fumée. Déjà son œil perçant avait vu un balai de bouleau dans un coin et pendant qu’elle attendait elle réfléchissait à la façon de s’en servir pour faire croire qu’elle était toujours dans son lit. Quand la respiration régulière des servantes a fait savoir à Morven qu’elles dormaient, elle est sortie de sa couche et avec ses couvertures et le balai elle a fait un mannequin qu’elle a mis dans son lit.

Elle a attendu tranquillement jusqu’à ce qu’un mouvement sur le toit lui fasse comprendre qu’Olaf et Jan étaient dessus. Peu après elle a vu une corde descendre par le trou à fumée. Elle en a attrapé l’extrémité pour qu’elle ne fasse pas de bruit en heurtant le sol et comme elle se terminait par une boucle, elle y posa le pied et tira sur la corde pour faire comprendre aux frères Bonder qu’elle était prête à se laisser hisser et elle s’est élevée dans les airs. Elle est passée par le trou à fumée et elle s’est retrouvée sur le toit. Olaf et Jan ont détourné les yeux car elle était nue et ils lui ont murmuré que ses vêtements d’homme l’attendaient sur le sol. Elle les a enfilés. Doucement, ils se sont rendus à un bosquet d’arbres où leurs chevaux étaient gardés par Peter, le fils du vieux Simon, et en silence, ils ont grimpés sur leurs montures et se sont éloignés.


Chapitre XIV- Le Saut du Cerf

Tranquillement, ils ont suivi Peter le taciturne sur ce qui semblait un chemin bien compliqué. Ils ont marché au milieu de hêtres géants, sous la lune pâle. Ils ont dépassé de gros rochers, croisé des ombres terrifiantes, ils ont traversé des clairières où des cerfs ont fui en silence à leur approche. La lune était pleine, il n’y avait pas un nuage dans le ciel, la nuit était étouffante malgré la brise qui chassait toute ébauche de nuage. A l’horizon des éclairs de chaleur éclataient régulièrement, illuminant brièvement et vivement les branches et les feuilles et les arbres.

Sans relâche, Peter a poursuivi ce voyage apparemment sans but pendant plus d’une heure sans jamais hésiter, se guidant sur des repères invisibles pour eux, jusqu’à ce qu’ils aperçoivent un affleurement de rochers à l’extrémité d’une grande clairière. En s’approchant, ils ont vu qu’il s’agissait d’un amphithéâtre naturel, herbeux, dont la base était large et où de nombreuses personnes s’étaient rassemblées.

« C’est ici, Demoiselle, » a dit Peter, « d’habitude il n’y a que quelques personnes qui se retrouvent ici à la pleine lune, mais nous avons envoyé des messagers et appelé tout le monde à des kilomètres à la ronde. Les fermiers ont fait de grands yeux et raconté que leurs chevaux avaient été montés par des fées quand ils ont vu les chevaux couverts de sueurs et fatigués le matin. » Il est descendu de cheval et aida Morven à faire de même. Il a ensuite attaché les chevaux, puis il a conduit sa petite troupe vers un endroit en surplomb d’où ils pouvaient voir une demi-douzaine de feux, et ils sentaient une odeur des plus appétissantes, du gibier en train de cuire. Là ils furent accueillis par le vieux Simon qui a placé les frères avec leurs hommes, puis il dit à Morven : « Demoiselle, j’ai parlé à de nombreuses personnes mais ils sont encore incertains Tu dois leur montrer un signe et qu’ils constatent que tu es vraiment une prêtresse. » Elle hocha la tête. Simon a pris Morven par la main et l’a conduit vers le grand rocher qu’ils avaient vu en premier. Il était clair qu’il voulait que Morven apparaisse devant les siens comme prêtresse de l’ancienne foi. Il l’a conduit sur le chemin jusqu’au centre de l’éperon rocheux, il s’agenouilla, lui baisa la main et se retira. Morven compris, elle retira ses vêtements d’homme et montra son athamé.

« C’est un lieu bizarre et un drôle de moment pour toi et moi, Jan, » a murmuré Olaf.

« Je n’aime pas ça,» a répondu à voix tout aussi basse Jan avec une conviction intense. Puis il a ajouté avec plus d’optimisme en regardant autour d’eux : « Il y a ici des hommes qui nous seraient bien utiles. Pourquoi ne peut-on pas compter sur ces hommes sans toutes ces simagrées ?

- Quelle que soit la façon dont tu l’appelles, c’est toi qui le premier à cherché l’aide de la magie, et avec plaisir en plus. » a répondu Olaf en ajoutant un peu plus tard : « Regarde Jan, as-tu déjà vu quelque chose d’aussi beau ? »

Lorsqu’elle a dépassé le rocher, Morven, nue, s’est retrouvée dans un espace herbeux, semi-circulaire formant une sorte de plateforme au-dessus de l’amphithéâtre. On voyait bien que cette plateforme avait été taillée de main d’homme à une époque préhistorique. D’un pas solennel elle est allée jusqu’au bord de la plateforme en tenant son précieux athamé dans sa main droite. Elle a solennellement béni l’assemblée avec son couteau.

Jan grogna en la regardant. Olaf lui soupira d’extase devant la beauté du spectacle. « Vois comme la lune tombe sur elle, comme si elle l’aimait et qu’elle l’a reconnaissait comme l’une de ses parentes. Elle brille là comme une perle de grand prix.

- Mais pourquoi doit-elle rester là, nue comme Dieu l’a faite ? » a répondu Jan devant l’enthousiasme de son frère.

- Ne peux-tu pas regarder l’œuvre de Dieu sans être gêné ?

- Mes yeux le peuvent comme tout le monde, mais je n’aime pas ça, pas plus que ça ne m’aide. J’ai besoin d’hommes armés, pas d’une fille coriace qui joue avec un couteau. Pour ce qui est de Dieu, je pense qu’il n’a pas grand-chose à faire dans cette histoire. »

Olaf a dit : « Je n’en suis pas aussi sûr. »

Quand Morven a levé son athamé en signe de bénédiction, il y a eu un murmure venant des gens en contrebas : « Ahha! Ahha! Evoh! Ahha! »

Soudain, derrière elle, une harpe invisible a commencé à jouer. Pendant un temps, la musique a retenti avec effet bizarre, comme si elle était jouée par les doigts d’une fée, ce qui semblait renforcer encore l’étrangeté de cette scène. Peu à peu, d’autres harpistes dans l’assistance ont repris le thème et les gens ont commencé à chanter à voix basse, en harmonie avec les harpes. Cet air a gonflé superbement, lorsque les chanteurs gagnèrent en confiance, se transformant un chant à pleines voix.

La scène familière, les feux, les chants, ont rappelé à Morven sa mère, son enfance, ses camarades qui avaient subi des tortures et la mort à cause de leur foi. Pendant un instant, elle fut étranglée par les larmes, mais elle ne pouvait pas afficher maintenant ses émotions. Ce soir elle était la messagère des dieux. En prenant sur elle, elle a retrouvé son aisance, ravalé ses larmes et s’est forcée finalement à se joindre au chant. Il y a eu une pause puis un silence prenant. Une fois encore elle a levé la main et son athamé en signe de bénédiction magique. A nouveau il y a une réponse murmurée et le silence.

Les cordes de la harpe ont entamé un nouvel air, un chant lui souhaitant la bienvenue, à elle le Messager, la Demoiselle. Un air plus chaleureux, plus riche, plus humain, où des voix de jeunes filles se mêlaient aux douces voix de soprano des garçons, soutenu par les notes plus fortes et plus graves des anciens dans toute leur variété de ténor et de basse.

Quand ce chant s’est éteint lui aussi, il y a eu un grand cri de bienvenu et de salut. « Evoh Ah! Evoh Ah! Salutations, Ô Messager! Quelles nouvelles des bons dieux nous amènes-tu ? Cela fait si longtemps qu’ils nous ont abandonnés. Quand reviendront-ils pour nous sauver de tous les maux dont nous souffrons ? Et quand nous sauveront-ils de nos ennemis ? Venez, Ô revenez-nous, Ô vous qui êtes brillants et heureux. »

De partout l’assistance reprenait le cri enthousiaste. « Quelles nouvelles ? Parle, Ô Messager. »

Morven a attendu que les cris s’éteignent puis elle s’est mise à parler lentement, d’une voix que tout le monde pouvait entendre même ceux qui étaient les plus éloignés. « Bonnes gens, mon cher peuple, je suis venu pour vous apporter réconfort, pour vous apporter l’espoir et la promesse du retour de tout ce que vous aimez, pour vous apporter la joie. »

Il y a alors eu un cri puissant mais tous se sont tus lorsqu’elle a levé la main.

« Calme. Laissez parler la Demoiselle, » a demandé le vieux Simon.

« Mais si je viens avec de bonnes nouvelles, vous n’aurez rien sans effort, mais ça vous le savez bien.

- Oui, oui, nous le savons, Messager bénie. Dis-nous ce qui nous attend.

- Avant que je puisse vous aider, nous devons d’abord vaincre nos ennemis. Et vous savez qu’ils sont nombreux et puissants.

- Nous le savons, nous le savons, » a répondu la foule en une sorte de chant de deuil.

« Mais même s’ils sont plus nombreux que nous, nous avons un avantage et nous allons l’utiliser. Nous sommes malins et nous pouvons utiliser notre esprit pour agir par ruses et stratagèmes. Si nous avons ne serait-ce qu’un de leurs châteaux forts entre nos mains, si son seigneur est de notre côté, il nous accordera sa protection. Nous retrouverons alors la liberté d’adorer les dieux comme nous le voulons. A nouveau nous pourrons rendre la terre fertile et l’abondance sera de retour. A nouveau nous pourrons retrouver le bonheur, danser, et festoyer. La sécurité et la joie seront de retour, comme autrefois.

Les gens ont commencé à parler entre eux, on a d’abord entendu des mots incompréhensibles, puis cela s’est transformé en un cri : « Un chef. Nous suivons un chef ! Où est notre chef, Ô Demoiselle ?

Les bons dieux vous ont envoyé un chef et je suis venue vous l’annoncer. Mais… avant que je vous le présente, vous devez d’abord me dire si vous allez lui accorder toute l’aide que vous pourrez ?

- Nous apporterons notre aide. Nous allons nous battre. Nous serons fidèles et jurons fidélité.

- Vous parlez comme des esprits audacieux et sincères, mais, hommes de la forêt, avant tout, soyez muets comme des tombes, car si nos ennemis avaient vent de nos projets, nous perdrions l’avantage inestimable qu’est la surprise. Tous nos efforts seront alors vains et nous serons battus. Alors, jamais nous ne pourrons nous relever de ces ruines et jamais plus les bons dieux ne reviendront et le bon vieux temps ne reviendra plus jamais ! »

Pendant les murmures d’approbation qui ont suivi ces paroles, Olaf a dit à Jan. « Que penses-tu maintenant de Morven ? Est-ce qu’une sorcière vieille, sale et moche, comme celle dont tu rêvais aurait pu faire réagir ainsi tout ces gens ? Là, debout devant nous avec son arme éclatante à la main, n’incarne-t-elle pas l’âme de la liberté et de la révolte ? Tout homme la suivrait jusqu’au bout du monde et même au-delà si c’était possible.

- Tu parles comme un montreur d’ours dans une foire. Est-ce que sa nudité pourra charger avec moi dans la bataille ? Ce dont j’ai besoin c’est une bande de soldats qui combattent.

- Eh bien on dirait bien qui tu vas avoir une telle bande. Elle a déjà fait en sorte qu’ils acceptent un chef. Écoute.

- Mais je veux des hommes en armure, pas des bûcherons.

- Te devrais prendre ce que tu peux avoir et remercier. Écoute. »

Morven a levé les deux mains dessus de sa tête. « Hommes et femmes, enfants des bois ! Jurez de garder secret jusqu’à la mort tout ce que je vous ai dit cette nuit. Jurez de gardez secret jusqu’à la mort le nom de la personne que je vais vous présenter comme votre chef, ou même que vous avez un chef. Tout cela vous devez le jurer. » Et elle a énoncé le grand et terrible serment qui avait cours chez eux.

Ils ont juré, en répétant après elle les paroles familières, mais après ce serment, elle a réfléchi, il y avait peut-être un espion parmi eux. Le fait que les gens de la forêt avait élu un chef n’était pas bien grave, mais si l’on apprenait qu’il s’agissait d’un Bonder, un petit fils du bon Sir Edgar, son but serait évident et toutes les précautions seraient prises contre leur attaque. L’identité de Jan devait donc rester secrète jusqu’à ce que le château soit entre leurs mains. Elle a cherché dans sa tête un nom ronflant par lequel ils désigneraient Jan.

Pourquoi n’en avaient-ils pas parlé plus tôt et pourquoi n’avaient-ils pas convenu d’un nom ? Que la peste emporte Hildegarde et ses accès de colère. Jamais elle n’aurait imaginé qu’il puisse y avoir un tel état de servitude dans la ferme. Jan… Jan de l’Épée ? No, Jan du Pin Flamboyant ?

N’importe quoi ! Jan de la Noble Croix ? Ca ne veut pas dire grand chose. Jan à la Main Rouge ? Jan à la Main Sanglante ? Elle n’avait plus le temps d’hésiter.

Tout le monde a prêté serment.

Élevant la voix, elle a appelé d’un ton qui a fait frémir toutes les personnes présentes: « Avance, Ô toi qui n’a pas de nom. Avance avec moi, toi le chef désigné de notre cause.

- Il va falloir te lever et te placer à côté de celle qui est nue » a dit Olaf en souriant. « Elle t’attend Jan. C’est à toi de prendre le commandement maintenant.

- Chef de ces va nu pieds ? Moi le chef d’un groupe de sorcières et de lutins de la forêt ? »

Morven se demandait avec angoisse : « Pourquoi Jan ne s’avance-t-il pas ? Elle laissa retomber ses bras fatigués pendant qu’elle attendait une réponse mais elle ne pouvait pas attendre trop longtemps. Encore une fois, elle leva les bras et appela : « Avance, Ô toi qui n’a pas de nom. »

« Tu es fou, » a dit Olaf en crachant plein d’excitation et d’appréhensions. « Tout ce qu’on te demande est de fermer les yeux sur leurs réunions... ils sont inoffensifs, jamais te ne seras obligé d’y rendre part."

«Mais… »

« Cette fille est bien sage, elle a transformé cette convocation en un rite, vas-y pendant qu’il en est encore temps, elle ne pourra t’appeler que trois fois. »

Morven n’osait tourner la tête pour voir si Jan était là, mais elle écoutait attentivement. Il n’y avait aucun son derrière elle et elle savait qu’elle était seule.

Les gens devant elle attendaient dans un silence total. Elle leva les bras et lança à nouveau son appel désespéré : « Avance, Ô toi qui n’a pas de nom. Avance, toi le chef désigné de notre cause. Par trois fois je t’appelle.

- Si seulement Dieu t’avais doté de l’esprit de répondre à tes immenses ambitions », a déploré Olaf désespéré. « Si tu n’y vas pas, je vais y aller. Quelqu’un doit répondre à cet appel. »

Comme Olaf faisait mine de mettre sa menace à exécution, Jan s’est précipité et a bondit comme un cerf jusqu’à Morven. Bien qu’il n’ait fait aucun bruit sur l’herbe, Morven savait qu’elle n’était plus seule. Elle recula en gardant sa main droite avec l’athamé levé au-dessus de sa tête et sa main gauche tendue. Il a placé sa main droite dans la main gauche de Morven et elle l’a conduit vers l’avant.

« Pourquoi as-tu attendu aussi longtemps, imbécile ? Tu as presque tout fait rater, » a-t-elle murmuré en s’approchant du bord. « Voici votre chef, Jan-le-Bretteur ! » Morven avait un air chevaleresque, sa voix avait le son d’une trompette d’argent.

Un cri lui a répondu lorsque tous ont vu qu’il était grand et beau, qu’il avait de l’assurance et semblait déterminé. Ils l’ont acclamé avec une grande satisfaction. A ce moment d’excitation intense Jan avait l’air d’être né pour commander et il s’en sentait l’âme.

Comme ils l’acclamaient encore et encore, elle lui a dit d'une voix épuisée mais avec une autorité presque méprisante, car elle savait ce qu’il pensait. « J’ai fait ma part, maintenant à ton tour de faire la tienne. Tout dépend de toi maintenant, le succès ou l’échec. Tu dois jouer à être Sir Jan Bonder, mais sans révéler ton nom. Tu dois encore gagner tes éperons de chevalier, mais ton sang te guidera et parlera pour toi. Sois leur chef. Fais-t-en d’abord des amis, des camarades, qu’ils soient plus que tes serviteurs. Je pense que tu as un don pour diriger. Utilise-le car je ne peux rien faire de plus.

- Je te demande pardon, Morven. Jamais je ne pourrais te rembourser pour ce que tu as fais pour moi.

- Ca ne compte pas. Parle-leur, Jan, oublie tous tes doutes, rejette tes idées préconçues, détends-toi. Détends-toi, parle- leur comme il faut et tu les gagneras à ta cause.

Les cris se sont tus quand il a levé la main. « Bonnes gens, je suis un homme simple, je ne parle pas beaucoup, je préfère agir. »

Des cris et des applaudissements lui ont montré qu’il se rendrait populaire en descendant de son piédestal. « Je viens parmi vous parce que je suis moi aussi opprimés par les hommes qui vous oppriment vous aussi, j’ai été chassé de chez moi comme vous avez été chassés de chez vous par la violence. Mon père et mon grand-père ont tous deux été assassinés lâchement comme l’ont été vos pères et vos grands-pères. J’ai été dépouillé de tout comme vous l’avez été, et par les mêmes personnes. Je cherche la vengeance comme vous la demandez et je veux qu’on me rende mon héritage tout comme vous voulez qu’on vous rende le votre. Unissons nos forces puisque nous avons un ennemi commun et la même souffrance à venger. Aidez-moi et je vous aiderai. Moi, votre chef, je sais que vous avez tous souffert, je vous vengerai et je vous mènerai à la victoire. »

Des cris sauvages ont accueilli ce discours. « Conduits-nous et nous te suivrons, » ont-ils dit, puis : « Descends parmi nous, Ô Jan-le-Bretteur. Viens manger et boire avec nous car ce soir nous allons festoyer. Descends Demoiselle bénie, et guide-nous dans la danse.

- Nous devons aller parmi eux. En tout cas moi je suis affamée, » lui a-t-elle dit. « Tu les as gagnés à ta cause, Jan, mais tu dois garder leur attachement. Vas t’amuser avec eux et ils t’aimeront et te serviront.

« Je suis plus que prêt, » a-t-il déclaré, « Je vais attendre jusqu’à ce que tu enfiles tes vêtements de femme.

- Je suis déjà en tenue de femme et je dois rester ainsi... je suis Prêtresse et je dois donc apparaître comme leur prêtresse, sinon je perds mon pouvoir, les vêtements me sont donc interdits. Accepte-moi comme je suis, Jan. » Puis, lorsqu’il a essayé d’ouvrir la bouche elle a dit de façon impérieuse : « Non, pas un mot, tu es trop borné. Allons, descendons. »

Lorsqu’ils ont quitté la plate-forme ils furent rejoints par Olaf et les hommes de Spurnheath, et se sont mêlés à la foule. Les salutations furent chaleureuse lorsque le vieux Simon les a menés d’un groupe à l’autre jusqu’à ce qu’ils aient été présentés à tout le monde. Cet acte amical les conduit à apprécier Jan.

Bientôt Morven a frappé dans ses mains. Elle était fatiguée par les frôlements de la foule qui s’amusait. « Viens, allons danser, » a-t-elle dit.

A ce moment les harpes ont commencé à jouer, renforcées par des cornemuses, des tambours et des flûtes. Une longue ligne s’est formée derrière Morven qui les a conduits dans ce qu’on pourrait décrire comme sorte de farandole où tout le monde la suivait. Elle avait souvent dansé cette danse et en connaissait chaque pas et geste, même si l’honneur de la conduire était habituellement réservé aux personnes importantes et privilégiées et que pour elle c’était une première.

Jan, juste derrière Morven, imitait ses pas et les gestes avec fidélité et rigueur. Ils étaient simples et c’était un bon danseur, mais, n’étant pas grand amateur de demoiselles, il préférait ce type de farandole où l’on n’était pas obligé d’avoir une partenaire, il y trouvait beaucoup de plaisir. Il dansait bien, de façon instinctive, surpris de découvrir combien il appréciait ces mouvements très simples.

Comme ils ne l’avaient jamais vu, les gens le regardaient danser et là encore il remportait leur sympathie par la façon dont il appréciait leurs amusements. Ils admiraient sa bonne mine, sa santé et son entrain. Les demoiselles et les femmes l’appréciaient autant que les hommes. Jan était vraiment le roi de la fête. Au bout d’une demi-heure, il s’est passé quelque chose, il a oublié une partie de sa pudibonderie qui jusqu’alors l’avait quelque peu inhibé. A ce moment il a trouvé sa place, il savait ce qu’il devait faire et trouvait facile de le faire, et ce fut toujours ainsi avec ces gens là.

Quand la danse fut terminée et qu’il fut question de ripailler, il a mangé et bu, ri et plaisanté avec les autres, car l’esprit était bucolique et à la familiarité. La bière coulait à flot. Ils mangeaient du gibier taillé en lanières et grillé sur des bâtons au-dessus des grands feux, il y avait aussi différentes sortes de volaille, du poisson et des pâtés. Ils ont donc festoyé et dansé. Il y avait quelques batifolages mais rien de plus méchants que ce qui se passait dans la ferme de Jan. Il n’y a eut pas l’orgie qu’il prévoyait et craignait. Jan n’a donc pas à détourner les yeux face à une quelconque obscénité. A part le fait que de nombreuses personnes avaient retiré leurs vêtements et dansaient, il n’y avait aucune différence avec une fête de village. C’était si peu choquant, que, à la fin de la fête, il était presque persuadé qu’il y avait une certaine distinction dans ces jeunes corps nus dont les vêtements dissimulaient habituellement la beauté de leur porteur, et que les flammes vacillantes qui éclairaient leurs jeunes membres blancs pendant qu’ils dansaient étaient un enchantement tout à fait innocent.

Quant à Olaf, il n’avait jamais douté de leur beauté. Contrairement à son frère, il n’avait pas eu à réconcilier tout d’abord la morale avec la beauté et le plaisir qu’elle procurait. Il est vrai qu’avec la bière l’excitation augmentait, la fête devenait de plus en plus bruyante et les participants poussaient des cris et des hurlements et faisaient des bonds frénétiques et des gestes exagérés. Comme les feux s’éteignaient, les couples dansaient et sautaient par dessus, mais la plupart des participants se contentaient de manger, boire, danser et s’amuser, de batifoler en toute bonne humeur. Olaf regardait Jan et constatait qu’il s’adaptait à sa nouvelle situation, c’était comme s’il s’épanouissait sous leurs yeux, et que, étant devenu le chef de tous ces gens, un poids accablant avait été enlevé de ses épaules à l’idée que l’espoir de sa vie pouvait se réaliser. Jan a eu une discussion privée avec certains anciens quant aux moyens de communication et aux rencontres futures.

En deux jours, son destin avait changé. Il était maintenant le chef reconnu d’un groupe important de bons archers, et si ce ne sont pas les hommes d’armes qu’il espérait, c’étaient des hommes.

La lune se couchait à l’ouest alors que les frères Bonder, Morven et vieux Simon retournaient à la ferme. Ils ont attrapé la corde et ont grimpé sur le toit.

« Il serait mieux d’enlever tes vêtements d’hommes, » a dit Olaf. « Le trou de fumée est étroit, tu vas te salir avec la suie et les filles le verront. Elles en parleront si tu es couverte de suie ce matin, et mère est toujours prête à poser des questions à tout le monde. »

Morven a fait ce que Olaf lui avait demandé et s’est glissée dans le trou, puis est descendue dans la chambre et s’est laissée tomber sur son lit avec un soupir, épuisée par la chevauchée, la tension nerveuse et l’anxiété. Tout ce qu’elle voulait, c’était se reposer dans son lit, rester couchée plusieurs jours, et c’est sans plaisir qu’elle a trouvé son lit occupé par le balai et les couvertures. Avec une exclamation de dégoût, elle a jeté le balai par terre et s’est plongée dans le lit. Puis elle s’est dit : « Elles vont voir le balai ce matin et poser des questions stupides. » Elle s’est levée en maugréant et a remis le balai dans son coin, puis est retourné au lit et est tombée rapidement dans un profond sommeil.

Malheureusement pour tout le monde, Hildegarde a dormi plus longtemps que de coutume. Elle avait discuté plus que d’habitude la veille au soir, et, énervée, au lieu de tomber de sommeil, elle a ressassé des bribes de sa conversation. Elle s’est réveillée longtemps après le lever du soleil alors que d’ordinaire elle se levait à l’aube. Hildegarde a ouvert les yeux d’un coup et a vu, incrédule, le soleil rouge. D’un bond elle s’est élancée hors du lit et s’est cognée un orteil contre un meuble. Tremblant de rage, elle s’est précipité à la porte des servantes, l’a ouverte avec un cri : « Debout, debout ! Tas de fainéantes ! Vous voulez ronfler toute la journée en plus de la nuit. Si je n’étais pas là jamais vous ne vous lèveriez. Morven, debout ! Sue, Marian, si je vous attrape vous allez regretter d’être nées. »

« Chaque fois que nous te voyons et t’entendons nous ne le regrettons, » lui a dit Sue qui n’avait pas peur de dire ce qu’elle pensait d’autant plus qu’elle venait d’être réveillée en sursaut au milieu d’un rêve délicieux qui n’était pas sans lien avec ce qu’elle avait dit la veille. Elle était d’une humeur révoltée.

« Insolente catin, comment ose-tu me parler de la sorte ? »

Sue, maintenant emmitouflée dans ses vêtements, s’est avancée jusqu’à la porte en balançant les hanches, et Hildegarde, la voyant dans cet état d’esprit truculent, est retournée sur l’échelle menant à sa chambre car elle ne portait qu’une chemise et a enfilé ses vêtements. Mais on pouvait lire qu’elle avait soif de vengeance, de querelle et de meurtre.

Morven, encore étourdi par le manque de sommeil, a suivi les trois filles dans la cour où elles se sont passé de l’eau sur le visage, les épaules et les mains.

« Si la guerre n’arrive pas bientôt, je vais fomenter la révolte et il y aura la guerre. Seigneur, quelle vie ! » a grommelé Sue.

« Là, maîtresse, vous êtes toute couverte de suie, » s’exclama Marian. Morven a soudain réalisé que ses mains et ses bras étaient couverts de stries noires, là où elle avait touché les parois en passant par le trou de fumée. Aidée par les filles, elle fut bientôt relativement propre. Puis elles sont allées prendre un rapide petit déjeuner.

Les frères Bonder avaient l’air morose et maussade, leur mère s’en prenait déjà à eux. Hildegarde semblait furieuse. Morven faisait doucement écho aux paroles de Sue: « Seigneur, quelle vie ! » Elle pensait: « Je vais prendre mon cheval et m’éloigner d’ici, j’ai fait tout ce que j’étais venue et ma présence n’apportera plus rien de bon. Que j’aimerai avoir un endroit où je pourrais me laver vraiment puis dormir. »

Mais Hildegarde avait d’autres projets et Morven s’est retrouvée à préparer la terre pour les semailles. Dès que la maîtresse s’est éloignée, Morven s’est assise pour reposer son dos douloureux, mais à peine avait-elle trouvé une position confortable que le vieux Simon, Wat, Samkin et Chinnery, sont arrivés et se sont rassemblés autour d’elle. Elle se leva avec un gémissement.

« Demoiselle, quels sont vos ordres ? » Avant qu’elle ne puisse répondre, Chinnery a soupiré de consternation. Il était grand et pouvait voir par-dessus la tête des autres. « Ce n’est pas notre jour, voilà la maîtresse et les deux jeunes maîtres. On va encore se faire disputer.

- Alors, Maîtresse Morven, que faites-vous avec ces hommes ?

- Ils m'ont apporté des nouvelles des miens, bonne maîtresse, je leur en suis sincèrement reconnaissante.

- Les tiens, oui c’est ça, » ricana Hildegarde hors d'elle. « Si ta quête était honorable, pourquoi est-ce que Thur ne t’a pas accompagnée ? Si tu es en effet sa nièce et non pas une vile catin qu’il a ramassé Dieu sait où pour corrompre sa chair et celle de mes garçons. »

Jan et Olaf en eurent le souffle coupé et leur visage s’empourprèrent, puis Jan s’est éloigné tranquillement. Morven s’élança avec une énergie passionnée. « Paix, madame, ne parlez pas de moi de la sorte ! » A-t-elle ordonné pleine de rage, le visage pâle. « Est-ce que Thur n’est pas le meilleur des hommes. N’est-il pas votre ami et celui de votre famille depuis plus de vingt ans ? Savez-vous encore ce que vous dites, madame ? » Les femmes se sont affrontée, l’une a viré au rouge, l’autre est devenue blanche comme un linge.

« Elle ne devrait pas s’en prendre à la Demoiselle, » a murmuré Simon avec appréhension.

« La Demoiselle pourrait l’envoyer en enfer, si elle en avait envie, » lui a chuchoté Chinnery à l’oreille.

« Qu’êtes-vous encore en train de comploter ? » a demandé Hildegarde « Retournez au travail. » Ils ont tenu bon, impassible, regardant fixement comme des bêtes dans un enclos.

« Vous allez y aller, dis-je ! » a-t-elle dit pleine de fureur.

« Non, maîtresse, nous restons, » lui a dit Simon succinctement.

Mais elle avait déjà recommencé à s’en prendre à Morven : « Est-ce que tu n’es pas arrivée à cheval, vêtue en homme contrairement à ce qu’exigent les Saintes Écritures ? En affichant des jarretières rouges qui ont fait perdre à mes hommes tout leur bon sens quand ils les ont vues orner tes jambes sans que cela ne te gêne le moins du monde ? Si ce n’est pas la marque d’une catin, alors c’est que je suis incapable d’en reconnaitre une.

- Mère, ça suffit, » s’est interposé Olaf. « Vous nous faites honte avec vos chamailleries et les choses horribles que vous dites.

- Comment ça, je n’ai plus le droit de parler ? Je suis une menteuse qu’on doit faire taire ? Dis-moi comment tu comptes t’y prendre pour me faire taire, s’il te plait ?

- Je vais te sceller ta bouche avec un emplâtre au miel. Comme ça tu pourras apprendre la douceur dans le silence.

- Non, Olaf ... » l’a réprimandé Morven, mais Hildegarde s’est tourné vers elle... avec un air farouche.

« Je règle mes problèmes sans ton aide. »

Pendant qu’elle parlait, Jan est revenu avec deux chevaux sellés et harnachés et est entré dans la mêlée. « Mère, » a commencé Jan, avec une fermeté nouvelle. « Vous n’allez plus nous donner des ordres. Je suis un adulte et Olaf le sera bientôt. Il est inconvenant que vous nous traitiez de la sorte, bonne mère, et nous ne le supporterons pas plus longtemps.

- Et quel est ton âge, s’il te plait ? » a-t-elle demandé. Tu as à peine vingt-trois ans. Oh oui, tu présentes bien et tu viens chez ta mère juste pour manger et me ramener tes catins à la maison.

- Mère, ton esprit est nauséabond. Morven est là pour m’aider à retrouver mon dû.

- Ton dû, » a-t-elle craché, « Nous voilà à nouveau avec ton ‘dû’. Je pensais qu’il en aurait été question plus tôt. Ton ‘dû’ est de rester à la maison, de cultiver la terre et de commander à ces gredins qui se moquent de nous. - Non, maîtresse, nous ne sommes pas des gredins. Nous sommes des gens honnêtes et nous travaillons dur pour vous. » Ont-ils dit tous ensemble.

« Pitié de nous, quelle clameur, » a-t-elle raillé.

« Nous travaillons nuit et jour pour vous maîtresse, et jamais nous ne recevons de remerciement, juste des injures et des coups, » a dit Simon avec un air très digne.

« Tu dis la vérité, Simon. Nul homme ou femme n’a été mieux servi. Je connais votre loyauté, » a dit Jan. « Mère le sait elle aussi tout au fond de son cœur.

- Oui, ta mère sait plus de choses que tu ne le penses, » a-t-elle dit en vociférant. « Je suis malade de t’entendre parler de ‘ton dû’, je sais parfaitement quel est vraiment ‘ton dû’, tu n’en as jamais eu de ‘dû’. »

Ils l’ont tous regardé bouche bée, car tout le monde pensait qu’elle savait de quoi il retournait. Jan et Olaf pensaient qu’elle aussi savait ce qu’ils savaient tous si bien.

Hildegarde a vu tous ces gens les yeux écarquillés et la bouche ouverte : pour elle c’était totalement stupide. « Eh bien, » a-t-elle raillé, « je te le demande maintenant, tu ne peux même pas mettre un nom sur ’ton dû’. - Mère, c’est vrai ? Tu ne sais pas ? » a demandé Olaf incrédule. « Père ne t’a rien dit ?

- Ton père m’a raconté qu’il était un soldat qui en avait assez de la guerre. Contrairement à vous deux, il était bon et gentil et c’était un travailleur acharné et honnête, il n'avait pas de ‘dû’ à retrouver comme un chaton qui chasse sa propre queue.

- Mais, mère, il avait des châteaux et des terres, tu ne savais pas qu’il était Sir Hugh Bonder ?

- Il était de la famille Bonder, je le savais, mais rien d’autre, et je ne crois pas un mot de ce que tu dis. Est-ce que je ne devrais pas savoir tout ce qui concernait mon mari ? Pourrait-il m’avoir laissé, moi sa femme, dans l’ignorance ?

- Oui, si notre vie en dépendait.

- Il n’y a pas un mot de vrai dans toute cette histoire, je sens des diableries là-dessous. Une vile sorcière a privé mon pauvre garçon du peu de bon sens qu’il avait, ce ne sont que d’infâmes envoûtements ! »

Les hommes, qui s’apprêtaient à donner leur avis en furent dissuadés par ce mot dangereux... envoutement. Au lieu de parler, ils hésitaient et échangeaient entre eux des regards inquiets.

Instantanément Hildegarde a vu qu’elle prenait l’avantage et en profita. « Êtes-vous vous aussi ensorcelés ? » a-t-elle demandé d’un ton indigné.

Morven marchait près d’elle et fixa l’accusatrice des yeux : « Vous utilisez des mots dangereux, Maîtresse Hugh. Que savez-vous des sorcières, de la sorcellerie et des catins pour en parler aussi facilement ? Je n’aime pas ça. Vous semblez bien connaître connaitre ces sujets.

- Que voulez-vous dire, vile scélérate ?

- Je n’aime pas beaucoup ce que j’ai vu ici, je n’aime pas que les servantes soient enfermées toutes les nuits. Pourquoi faites cela ?

- Pourquoi ? Parce que je l’ai décidé. »

Morven a fait un pas en avant et a pointé son index juste entre les yeux d’Hildegarde. La lueur funeste dans les yeux d’Hildegarde a vacillé et ses pupilles se sont dilatées à cause de la grande gêne qu’elle éprouvait. « Ainsi vous pouvez sortir de la maison en secret quand vous voulez ! Vous pouvez donc assister à des rencontres au beau milieu de la nuit sous la lune quand vous voulez, vous pouvez donc aussi enlever vos vêtements et pratiquer des abominations incroyables si vous en avez envie. Est-ce comme ça que vous en savez tant sur les sorcières, la sorcellerie et les catins, pour pouvoir en parler de la sorte et vous en prendre à moi ? » Un peu à bout de souffle, Morven a stoppé son flot de paroles.

Hildegarde, qui n’était pas stupide et qui réfléchissait vite, a tout de suite compris où son discours l’avait menée. Elle était consternée en constatant qu’un acte innocent pouvait être transformé en un soupçon de culpabilité et avec quelle facilité une accusation pourrait être portée et comment il était à peu près impossible de la réfuter. « Non, non, » s’est-elle rétractée prise d’une véritable panique. « Ne dis pas ça, chère Morven, j’ai parlé sur le coup de la colère. Pardonne-moi, ne dis pas de telles choses. Ces paroles sont très dures et dangereuses ! Pardonne-moi mon enfant. J’ai parlé sous le coup de la colère. » Hildegarde était accablée et éclata en sanglots. Elle est rentrée en courant dans la maison, laissant Morven, les frères Bonder et les hommes qui se regardaient.

« Ne vous l’avais-je pas dit, la Demoiselle peut l’envoyer en enfer si elle le veut ? » a dit Samkin hilare. Tous les hommes arboraient un grand sourire.

« Vous feriez mieux d’aller travailler mes amis, » a dit Jan, et alors que les hommes s’éloignaient, il a dit : « Olaf, va chercher les sacoches de Morven, je pense qu’elle ferait mieux de s’en aller, mère revient, » et alors qu’Olaf obéissait, il a continué : « Je pense que tu ferais mieux de t’en aller, Ô Sorcière de Vanda, tu as fait peur à ma mère pour quelque temps mais je crains que quand elle sera remise, elle soit encore pire qu’avant. Si elle a quelque chose en tête et qu’elle n’arrive pas d’une façon, elle risque d’essayer autrement. Ah, voilà Olaf, » le garçon arrivait en courant avec les sacoches et commençait à les fixer à la selle.

Mais pendant qu’il parlait, Hildegarde revenait en trainant Marian la servante par le bras, suivi par Jane et Sue. Elle semblait radieuse. « Écoutez, mes fils, écoutez cette histoire, vous verrez ainsi comme vous avez mal jugé votre mère, » a-t-elle éructé. « Venez mes filles, racontez à vos maîtres ce que vous avez vu » et elle a secoua la jeune fille sauvagement.

« J’ai été réveillée ce matin par un bruit de bousculade sur le toit. J’étais couchée et je me demandais ce qui ce passait. J’ai alors vu quelque chose de blanc passer par le trou de fumée, puis quelque chose a glissé et a cogné contre le sol. J’étais terrorisée. Puis quelque chose a bougé et à la lueur de la lune j’ai vu clairement que c’était Maitresse Morven, nue comme un ver, tenant le balai qu’elle a reposé dans le coin. Quand on s’est lavée ce matin elle était couverte de suie. On l’a vue avec Jane et Sue. Et Jane a vu des sorcières se frotter avec de la suie et de la graisse de bébés non baptisés et s’envoler dans les airs sur un balai. On savait donc ce qu’elle avait fait. On a examiné le balai, il y avait de la suie dessus et il y avait de la suie par terre. Nous devions donc le dire à la maîtresse.

- Qu’avez-vous à dire maintenant mes fils ? » a demandé Hildegarde. « Ce suppôt de Satan que vous avez fait entrer dans ma maison qui est une maison respectable ne va pas rester une minute de plus ici ! » Et elle est retournée en courant à la maison en laissant tous les autres se regarder totalement consternés.

« A cheval, Morven, à cheval ! Elle va te faire du mal, j’ai peur qu’elle apporte une fourche, » s’écria Jan en tendant la main. Morven est monté sur son cheval et a pris les rênes alors qu’Hildegarde revenait au pas de course. Elle tenait quelque chose, mais à leur grand soulagement c’était un petit objet et elle n’avait pas de fourche. Elle s’est ruée sur Morven en tenant un crucifix, en criant: « Jure, jure sur la sainte croix que tu n’es pas une sorcière. Baise-le et dit : Que mon âme aille en enfer pour toujours si je ne suis pas passée par le trou de fumée la nuit dernière. »

Elle a appuyé le crucifix contre les lèvres de Morven, ce qui l’a fait reculer. Bien que le crucifix ne signifie rien pour elle, elle ne voulait jurer un mensonge.

« Ho, » s’écria Hildegarde. « Ainsi tu n’oses pas jurer ? Alors prends ça ! » et elle lui a envoyé de l’eau bénite au visage! Le bruit et ce bain froid, c’en était trop pour la jument de Morven, qui se dressa sur ses pattes arrières puis elle s’est cabrée et a effrayé le cheval de Jan qui s’est enfuit. Pendant une ou deux minutes, Morven s’est afférée à ne pas tomber. Lorsque les chevaux se sont calmés, Morven a regardé derrière elle où elle a vu Jan courir comme un fou à la poursuite de son cheval et les servantes à genoux se signer avec ferveur. Maîtresse Hildegarde faisait une sorte de danse de guerre sauvage, en brandissant comme une folle le crucifix et le pot d’eau bénite eu hurlant alternativement des prières et des malédictions.


Chapitre XV - Charger les Pentacles

Morven était couchée sur l’herbe à une dizaine de mètres du chemin forestier. Près d’elle sa petite jument mangeait en toute quiétude un carré d’herbe. C’était un animal docile, Morven y était très attachée et à chaque instant elle lui murmurait des paroles apaisantes pour l’aider à effacer le souvenir de la frayeur que la jument et sa cavalière avait connue ce matin.

Blottie dans un nid de feuilles mortes, Morven avait dormi paisiblement et profondément pendant quelques heures. L’endroit était isolé et ombragé et elle sentait les rayons du soleil traverser les arbres et toucher ses paupières. Cela l’a réveillée et elle est restée là, couchée, les bras croisés derrière la tête, à repenser à ses expériences récentes.

« Les talismans ont fonctionné, » songea-t-elle « nous avons passé sans problèmes ni question les portes de la ville, et, ressemblant à des fermiers, pourquoi les gens devraient nous prendre pour autre chose ? En général les gens ont mauvaise mémoire. Si un homme a l’apparence adaptée et qu’il se comporte comme il faut, est-ce que les talismans lui donnent la confiance nécessaire ? Peut être ... et pourtant, le danger réside dans les propos d’Hildegarde. Elle est intelligente et sait que s’il y a des soupçons, elle sera la première à être arrêtée et soumise à la question. Tout d’abord à cause de son mari, puis au sujet de ses fils. Elle devrait donc tenir sa langue, colère ou pas, elle sait bien que certaines tortures délient tôt ou tard toutes les langues. Nous devons donc nous dépêcher d’agir car les rumeurs peuvent trahir les rencontres dans la forêt. »

Elle se leva et débarrassa ses vêtements des brindilles qui s’y étaient accrochées. Elle marcha ensuite sous les arbres jusqu’à une clairière où il y avait une mare, sombre et propre avec un fond en galets. Le soleil se reflétait sur une partie de ses eaux brunâtres et calmes, des saules pleureurs y projetaient aussi leurs ombres par endroit. Sa jument l’avait suivie et en claquant des doigts elle a fait signe de boire à l’animal. Les ondulations s’élargissant autour du museau de la jument semblaient lui faire signe, Morven a glissé hors de sa robe et l’a lavée aussi bien qu’elle a pu sans utiliser de savon, et elle l’accrocha à un buisson pour qu’elle sèche.

Puis elle s’est plongée dans la mare et s’est lavée en frottant avec énergie jusqu’à ce que les traces de suie aient disparues. Elle a fait trois fois le tour de la mare en nageant, ses cheveux roux-or flottaient autour de ses épaules. Ensuite, sortant de l’eau elle s’est couchée sur l’herbe sèche, secouant ses cheveux pour en chasser les gouttes, aidée par le soleil et le vent.

Au milieu de la clairière il avait un bouleau argenté isolé et elle sentait une sorte d’affinité entre cet arbre et elle. Non seulement ils partageaient une certaine grâce, mais ils semblaient tous les deux venir d’un autre monde, ils avaient une beauté éthérée qui, tout en faisant le bonheur de l’œil, allait au-delà de la satisfaction purement physique et provoquait une émotion presque douloureuse... la perfection de la délicatesse.

Le chant du rossignol a cette même qualité de perfection et de beauté dans le domaine de la musique. C’est le mystère de la féerie, l'apothéose de l’imperceptible, un sentiment de péril, indéfinissable mais séduisant, tapit dans des chemins étrange où réside une telle beauté.

Le souffle de la douce brise à travers les branches du bouleau les faisait se balancer, chaque feuille fragile vibrait sous la lueur du soleil et les tons plus sombres de l’écorce tachetée semblaient être faits de bronze et d’argent. L’arbre était non seulement vivant et dansant, mais il chantait pendant qu’il dansait, un acte d’adoration, obéissant à une loi et pratiquant un rituel ancien, qui remontait jusqu’aux premiers matins du monde.

Attirée par le bouleau argenté, Morven a fait une grande ronde autour de l’arbre et s’est mise à danser, remplie de la joie violente d’être seule et d’être sa propre maîtresse pour la première fois depuis des mois. Pourtant, il n’y avait rien de bachique dans sa célébration, c’était plus une suite de postures où son jeune corps se penchait et se balançaient en suivant le rythme de l’arbre. Elle balançait lentement ses bras comme s’ils étaient des branches et ses pieds suivaient un pas complexe, comme si elle tissait un charme dirigé vers la dryade du bouleau.

Elle n’a pas chanté, se contentant de fredonner doucement, la tête en arrière et la gorge courbée comme la faucille de la lune, le soleil la douchant d’une multitude de tons de rose et de perle, et le vent jouant dans ses cheveux lumineux.

Soudain, elle s’arrêta. Une conscience extérieure atteint son esprit. Elle savait qu’elle n’était pas seule et elle savait que c’étant Jan qui la regardait. Elle a fait comme si elle ne s’était rendue compte de rien mais elle est allée tranquillement récupérer ses vêtements et s’est rhabillée.

Quant à Jan, il avait rencontré quelques difficultés à rattraper son cheval qui s’était échappé de la ferme. Quand il eut réussi, Morven était loin, hors de vue, mais il savait à peu près dans quelle direction elle était allée. Pourtant, elle n’avait pas suivi exactement le chemin qu’il pensait, il lui a fallu des heures de recherches patientes, mais enfin il avait aperçu ses bras levés lorsqu’elle accomplissait cette danse païenne autour de l’arbre. Jan était inquiet, pas uniquement pour la sécurité de Morven, mais il craignait aussi le mécontentement inévitable de Thur. Ainsi il était resté caché à la regarder pendant qu’elle dansait, vérifiant qu’aucun danger n’approchait. Il ne l’espionnait pas même s’il se demandait si c’était la lueur de la lune ou l’éclat du soleil qui mettait le mieux en valeur la perfection du corps nu de la sorcière et il lui était impossible de se décider car chacun mettait en avant un aspect différent de sa beauté.

Jan sentait que ce qu’il faisait là était mal... pourtant, son désir de continuer à profiter de ce spectacle merveilleux était très grand, il hésitait entre la tentation de satisfaire le désir et sa volonté ferme de ne pas céder surtout qu’il avait vraiment craint de ne pas parvenir à rattraper Morven ... et, pendant qu’il regardait, elle a cessé de danser, il savait qu’elle avait remarqué sa présence.

Au grand soulagement de Jan, elle n’a pas essayé de découvrir sa cachette, mais elle est tranquillement allée chercher ses vêtements et s’est habillée, puis elle est montée sur sa petite jument et s’en est allée comme si elle n’avait pas eu conscience de la présence de Jan ... une manœuvre subtile qui permettrait à Jan de la suivre et de la rattraper à nouveau dans des conditions moins gênantes pour eux deux.

Jan a attendu un certain temps, jusqu’à ce que la jument et sa cavalière soient hors de vue puis il est remonté lui aussi sur son cheval et a suivi Morven de loin, il a fait en sorte de la rattraper progressivement leur laissant à tout les deux le temps de se ressaisir. Dans son cas, c’était plus facile que cela ne l’était pour elle, car savoir que Jan pouvait avoir assisté à sa danse avait fait cesser brusquement chez Morven le grand plaisir trouvé dans les joies simples de la vie et elle se trouvait à nouveau confrontés aux dures réalités de la vie. Elle pensait à nouveau à son amour pour lui, aux sentiments qu’il éprouvait pour la dame de Londres et sa déception quand Jan avait dit qu’il était déçu qu’elle ne soit pas une femme laide, vieille et méchante. Est-ce qu’un homme avait déjà nourri un tel ressentiment contre une fille avant ? A cette pensée, elle s’est mise à rire de façon diabolique, effrayant une pie qui s’est envolé de l’arbre. Pourtant, c’était comme ça, elle devait ravaler son ressentiment.

Jan Bonder ne pensait pas aux femmes et même son amour incroyablement romantique le mettait mal à l’aise. C’était plus de l’amour chevaleresque pour une étoile hors d’atteinte. Sa femme serait pour lui un moyen d’atteindre un but et non pas l’élue de son cœur. Il sera plaisant avec elle et il l’appréciera même et ils auront de nombreux fils robustes... et s’ils ne pouvaient avoir que des filles, elles pourraient représenter un atout pour Jan qui les mariera avec les héritiers de grandes familles, et là enfin ce petit presque paysan pourra devenir l’un des seigneurs les plus puissant d’Angleterre et, une fois rétabli dans ses droits, toute sa vie sera consacrée à empêcher la répétition du cataclysme qui était tombé sur son grand-père.

« Chat échaudé craint l’eau froide, » s’est dit Morven. « Même si mon aide peut le protéger de tous ses ennemis, ça ne sera que par des méthodes qu’il ne peut comprendre et qu’il n’aime pas, car il veut suivre des voies que lui seul connaît. Alors pourquoi me tourmenter avec ce sentiment blessant d’être ignorée ? Jan ne m’aime pas, il me remarque à peine et il doute de l’aide que je peux lui apporter, il doute même parfois de Thur. Il ne réalise pas que les hommes armés et robustes peuvent naître de l’imagination. Il les a désirés, et maintenant j’ai eu pour lui les hommes. Les armures et les épées vont suivre d’une façon ou d’une autre, je le sais, tout comme leur entrainement fera que ces paysans se transforment en soldats, ceux que désire tant Jan… mais il ne peut pas le voir ni comprendre le fil qui relie ses rêves, comme un fil relie ensemble les perles d’un collier. Il peut par contre être déçu que je ne sois pas une vieille sorcière qui peut semer des dents de dragon et en faire naitre, par miracle comme il le pense, des hommes bien armés qui l’aideront dans son combat. »

Elle recommença à rêver. Avait-elle si peu de force qu’elle ne pouvait pas surmonter une fantaisie capricieuse pour un homme qui ne voulait manifestement pas d’elle ? Etait-ce que son orgueil était si grand ? Est-ce que ce n’était pas plutôt sa vanité qui souffrait, car sa beauté, même si elle faisait tourner la tête des autres hommes, ne pouvait pas aussi asservir Jan, aveugler ses ambitions et en faire un amoureux transi ? Elle devrait avoir honte d’avoir un désir aussi dérisoire, une veulerie aussi misérable. Morven subissait l’escourge de l’amour.

A un virage Morven a réalisé qu’elle était arrivée au point de rendez-vous où Thur l’attendait sous un arbre. Le cheval et son cavalier étaient si immobiles qu’ils auraient pu être des statues de bronze. C’était un cavalier magnifique, vêtu de vêtements bistres bien coupés adaptés à la monte (car Thur était un dandy qui prenait soin de son apparence), la tête découverte sous la forte lumière du soleil, cela faisait un tableau majestueux.

Il la cherchait dans la direction opposée, car elle était arrivée par l’autre côté du lieu du rendez-vous, elle l’a donc vu de profil. Elle a remarqué son front haut et beau encadré d’une abondante chevelure blonde, presque blanche, son nez assez fort et la pureté des lignes de sa bouche et de son menton. Comme elle était heureuse de le revoir, il lui semblait que ça faisait une éternité qu’elle ne l’avait plus vu et pourtant ils ne s’étaient séparés qu’il y a à peine un jour et demi. A peine avait-il remarqué sa présence que Morven avait posé sa tête sur l’épaule de Thur. « Ô Thur, comme vous m’avez manqué, » murmura-t-elle. Il a mis son bras autour de ses épaules. L’amour qu’elle portait à Jan l’a fait encore plus souffrir, elle s’est mise à pleurer parce que Jan avait presque ruiné ses efforts pour lui venir en aide par son opposition morose et son manque de foi en elle.

« Pourquoi ces larmes, Morven ? » a dit Thur, levant le menton de Morven avec son index pour la regarder en face. « Est-ce que quelque chose s’est mal passé ? Pourquoi les garçons ne sont-ils pas avec toi ?

- Ce n’est rien, Thur. Jan n’est pas loin et à part Maîtresse Hildegarde tout va bien.

- Alors, pourquoi ces larmes ?

- Parce qu’à part vous, tous les hommes sont des bons à rien.

- Oh, » a dit Thur intrigué puis il lui a souri avec tendresse. « Alors plus de larmes chère enfant.

- Vous m’avez tant manqué, » soupira-t-elle.

- Toi aussi tu m’as manquée... plus que tu ne peux l’imaginer, mais maintenant tout ça c’est du passé. »

Ils sont tous deux remontés à cheval et sont rentré à la maison. En chemin elle lui a raconté tout ce qui s’était passé et le succès de leur mission.

« Voilà de bien bonnes nouvelles Morven, mais je n’aime guère ce que tu me dis sur Hildegarde, elle sait que tout commérage va surtout nuire à ses propres fils et à elle-même, mais elle a la langue bien pendue. Nous devons agir avant qu’elle ne nous mette en danger. Et les frères, est-ce qu’ils t’ont accepté ?

- Oui, ils nous ont bien accueilli et ont accepté Jan comme chef.

- Et comment Jan s’est comporté ?

- Très bien... un véritable petit seigneur.

- Oui, Jan est parfait pour ça... et toi Morven ?

- Jan a déjà tout prévu de sa vie future, Thur, il nous l’a dit lui-même, il a prévu non seulement sa propre vie mais aussi la nôtre, celle d’Olaf et la mienne. Il va chercher à se marier avec la fille de l’homme le plus puissant auquel il pourra s’adresser et qui l’acceptera comme gendre. Olaf deviendra son capitaine et moi je devrai épouser Olaf. »

Thur l’a fixée, remarquant ses paupières rougies, il en connaissait la raison. « Quelle est cette folie ? » demanda-t-il avec colère.

« Pas une folie, mais un plan auquel il a mûrement réfléchi. Il est inutile de froncer les sourcils, Thur. Il ne changera pas d’avis !

- Mais, » a explosé Thur indigné devant ce qui lui semblait être une monstrueuse ingratitude, « Le jeune coquin! Est-il aveugle ?

- Non, il n’a d’yeux que pour la belle de Londres. Il l’a vue, et il n’a plus vue qu’elle, et depuis il ne me voit plus. Contentons-nous de ça Thur et n’en parlons plus.

Thur était soucieux. « Je vais te le faire revenir, je te le promets.

- Vous n’allez pas faire ça Thur.

- Le jeune arriviste! Il n’a pas encore atteint son but et il pose déjà ses conditions. Je vais devoir m’entretenir avec Maitre Jan. Quelle plaie ! Qu’a-t-il prévu pour moi ? Vais-je devoir porter un bonnet et des clochettes et m’assoir à ses pieds ?

- Thur, soyez raisonnable, c’est sa vie qu’il organise, de quel droit vous ou moi devrions lui dire de ce qu’il doit faire ? »

Thur s’agitait sur sa selle. « Ne t’a-t-il jamais vraiment regardée ? Il a bien dû te voir la nuit dernière ? »

Elle baissa les yeux en se mordant les lèvres.

« Et cela n’a rien changé en lui ?

- Non, pourquoi est ce que cela aurait dû changer quelque chose ?

- Que Dieu nous aide, qu’est-ce qui lui arrive ? Qu’est ce qui lui manque ? »

En dépit de son chagrin Morven a éclaté d’un rire si joyeux qu’il a fait disparaitre l’exaspération de Thur et soulagé, il a retrouvé sa bonne humeur. Morven en avait parlé parce qu’elle voulait qu’il cesse d’y penser une fois pour toute, il avait bien trop envie que Morven épouse Jan... Maintenant elle savait que même s’il n’en parlait plus, cette idée ne sortira pas de sa tête, mais d’avoir obtenu son silence sur le sujet été déjà une victoire, d’où son rire, qui était tout à fait sincère. « Est-ce que vivre longtemps avec Hildegarde ne dégouterait pas n’importe quel homme de s’intéresser aux femmes ?

C’était maintenant au tour de Thur de rire. « En effet. Pauvre femme, elle a connu de grands malheurs. »

- Parce que lorsque Hugh est parti ils étaient fâchés ?

- Il y a de ça... elle l’a chassé, même si elle l’aimait beaucoup et il est mort.

- Il aurait mieux fait de la maîtriser au lieu de s’éloigner d’elle.

- Je le lui ai dit très souvent, il était comme Olaf, il détestait les disputes même s’il était un excellent soldat. Mais cela montre clairement que nous devons commencer tout de suite, faire en sorte que tous nos talismans soient prêts et entrer dans le grand cercle dès que possible car qui peut dire pendant combien de temps Hildegarde saura tenir sa langue ?

- Oui, » et ils chevauchèrent en silence.

Puis Thur s’est remis à parler : « Frère Stephen est revenu la nuit dernière, nous avons parlé jusqu’à tard dans la nuit.

- De quoi ?

- De presque tout. Il ne restera pas toujours un obscur frère, le clerc d’un abbé jouisseur, dans une campagne perdue anglaise.

- Pourquoi perd-il son temps ici ? N’était-il pas à Paris ... comme le disent les ragots ?

- Oui, il avait une école de théologie et il va y retourner cela ne fait aucun doute, bien que certains disent que ses élèves ont été taxés d’hérésie. Je ne sais pas ce qu’il cherche, mais il n’est pas ici pour rien. »

Le lendemain était un mardi, Thur et Morven se sont préparé à faire quelques-uns des talismans, sigils et pentacles dont ils auraient besoin dans le grand cercle.

Bien que ces noms soient souvent utilisés indifféremment les uns pour les autres, il y a une grande différence entre eux. Un sigil est un dessin sur parchemin ou une médaille faite dans le but de contrôler un esprit particulier, généralement pour l’appeler dans le cercle et il porte son propre glyphe particulier. La connaissance de ces glyphes est l’un des grands secrets que doit maitriser le mage, car un esprit s’efforcera toujours de faire en sorte que son glyphe particulier demeure caché pour éviter que des mortels aient un pouvoir sur lui. Si un esprit lui est particulièrement favorable, un mage peut faire usage de ce sigil comme talisman mais ce n’est pas courant.

Quand un sigil est tracé sur papier ou un parchemin, on dit souvent que c’est un sceau alors que si un talisman ou un pentacle est dessiné sur un parchemin, ce n’est pas un sceau, la différence étant qu’un sigil (ou un sceau) appartient à un esprit particulier, lors de l’expérience de Jan il s’agissait de Bartzebal, alors qu’un talisman ou un pentacle appartient soit à un être humain ou d’une manière générale, à tous les esprits gouvernants, comme Mars, Saturne ou Vénus, selon le cas.

Un pentacle est aussi une médaille utilisée pour évoquer un esprit et l’assujettir, c’est aussi une figure représentant une étoile à cinq branches. Il devrait toujours être tracé et utilisé avec une pointe dirigée vers le haut et jamais avec deux pointes dirigées vers le haut. Selon leur nature, certains pentacles peuvent portés en dehors du cercle et porté pour qu’ils portent chance, comme le pentacle de Vénus pour l’amour, celui de Jupiter pour le succès et la prospérité. Un pentacle de Saturne va lui favoriser ses qualités de fermeté, de persévérance et de loyauté, mais il ne pourra être porté que par une personne née sous l’influence de Saturne, s’il était porté par quelqu’un d’autre cela entraînerait des catastrophes. Un soldat aurait intérêt à porter un pentacle de Mars quel que soit le signe sous le quel il est né alors que pour un marchand il pourrait conduire à des querelles, le marchand aurait lui plus intérêt à porter un pentacle de Mercure.

Alors qu’une médaille, comme celle qui est décrite plus haut est parfois appelée un talisman, ce nom devrait plutôt être réservé aux objets faits tout spécialement pour son propriétaire, avec l’intention expresse de lui apporter le succès dans un cas précis et ce talisman sera fait conformément à l’horoscope de son propriétaire. Ils sont généralement fabriqués par un expert, au jour et à l’heure liés au but recherché, avec la protection, la sécurité, la prospérité, le gain et le succès fermement fixé dans son esprit. Le talisman est ensuite consacré avec des formules magiques. D’une certaine façon, Morven et Thur avaient fait les leurs. Baignés et consacrés, les deux ont préparé leur petit cercle à minuit le lundi suivant le retour de Morven, afin de commencer les travaux au jour et l’heure de Mars, c’est-à-dire entre minuit et une heure le mardi matin, le jour de Mars (chaque planète gouverne la première, huitième, quinzième et vingt-deuxième heures de sa journée), comme aux autres heures il pourrait y avoir des intrusions qui pourraient mener à une dénonciation pour sorcellerie, ainsi, minuit est le moment le plus sûr pour cette opération).

Thur a placé une petite table au centre, elle servira à la fois d’autel et d’établi. A côté il y avait un brasier de charbon de bois. Morven était chargée d’alimenter ce brasier pour qu’il atteigne une forte température, elle sera aussi son assistante, un peu comme un servant de messe pour un prêtre. Elle aura pourtant un rôle beaucoup plus important à jouer dans le rituel proprement dit, elle devra se concentrer fortement sur le travail à faire, de faire de son mieux pour faciliter la tâche de Thur et ainsi la force de leurs concentrations mêlées renforcera le travail. Cette concentration de la volonté sur l’objet du rituel ne devait absolument pas être distraite. Tout ce qui était utilisé devait avoir été fait avec cet objectif en vue, ainsi tout ce qui était utilisé rappelait au cerveau du mage, la raison du travail. C’est pourquoi Thur était symboliquement vêtu d’une tunique de lin blanc pur, symbolisant la lumière, la force et la pureté. Il était aussi important que ce vêtement n’ai ni couleur ni motif qui pourraient détourner l’esprit de l’utilisateur ou de son assistante. Pour la même raison Morven était nue, ce qui symbolisait la pureté immaculée et le magnétisme naturel du corps humain pouvait circuler sans entraves et soutenir le mage. Il n’y avait pour lui là nulle tentation ni distraction dans cette beauté sans parures, car un mage doit être à l'abri de tels obstacles avant de pouvoir devenir un mage, car s’il ne peut pas, en toute occasion, empêcher son esprit de vagabonder, il connaîtra inévitablement l’échec dans ses entreprises. La nudité est une force supplémentaire pour lui car elle prouve la force de sa volonté et la puissance de sa maîtrise de soi. Ainsi un mage doit toujours pratiquer avec une femme nue jusqu’à ce que la nudité ne signifie plus rien pour lui, de peur qu’un esprit mauvais ou malicieux n’apparaisse ainsi et détourne son esprit au moment critique et ainsi ruine son travail.

Tout au long de la pratique de la haute magie, ou de l’art magique comme on l’appelle souvent, l’accent est mis sur la pureté et la force, et à travers la pureté, la force de volonté et la maîtrise de soi. Sans cela, nul homme ne peut devenir un mage, même si par la tromperie et la mystification, il peut devenir un grand illusionniste, mais avec ces qualités, même à un faible degré, il peut aller loin sur la route dans sa quête dans les mystères cachés, car par une autodiscipline stricte, la maîtrise de soi peut être étendu et renforcé presque sans limite, et par la patience et l’exercice rigoureux la volonté peut devenir un facteur dominant et le mage obtiendra une telle puissance que rien ne pourra résister à son impact. Ainsi, un grand mage devrait aussi être un grand homme. Par l’habitude de la maîtrise de soi qui est l’essence de la magie, il parvient à l’abstinence, qui à son tour lui procure santé et vigueur. L’habitude de la foi est essentielle à la réussite dans l’art, la foi en Dieu et en sa bonté, la foi dans la vertu, la foi absolue dans le rituel qu’il accomplit, dans son efficacité et dans le succès de son objet, par le rituel, et enfin, la foi suprême en lui-même, d’abord comme un serviteur de Dieu, et ensuite dans son pouvoir comme mage. Une telle foi est en soi un élément de purification de chaque vie.

L’étude scrupuleuse pendant de longues heures penché sur des manuscrits complexes, la répétition patiente de rites obscurs jusqu’au succès, indiquent de grandes qualités d’esprit. Le fait qu’aucun mage ne peut œuvrer pour lui et pour son propre avancement, ou œuvrer pour un autre uniquement à des fins maléfiques, impose une certaine rectitude de conduite de sa part. S’il a l’impression de descendre de son piédestal pour aider et être un bienfaiteur pour les autres grâce à son art, ou s’il l’utilise à des fins maléfiques, dans l’esprit médiéval la réaction sur lui-même sera proportionnelle à l’ampleur et l’injustice de son succès et sa punition pour avoir corrompu son art sera très grande.

Ainsi, par toutes les lois de son art, chez un mage ces qualités sont développées à leur maximum. En effet on pout dire que sans un certain nombre de qualités altruistes un homme ne pourra jamais devenir un mage. Il y a eu de nombreux charlatans qui ont affirmé être mage en utilisant l’hypnotisme ou la tromperie, ils ont utilisé la crédulité de milliers de personnes. Il est possible qu’ils aient des pouvoirs de clairvoyance dont ils ont abusé à leur seul profit. Ce sont ces filous et ces voleurs qui ont apporté le discrédit à l’Art, ils ont ensuite souffert pour cela.

On se moque aujourd’hui du mage et de ses prétentions, on le représente soit comme un charlatan ou soit comme un vieux fou gâteux et portant ils sont très proches de ceux qui étaient les scientifiques de leur temps, ceux qui nous ont donné l’alcool, mais pas la bombe atomique.

Quatre autres brasiers avaient été placés autour du cercle. Sur l’établi il y avait l’athamé, l’épée magique, le burin et le goupillon ainsi que divers objets dont ils auraient besoin pour leurs travaux, quatre disques de fer d’environ 6 cm de diamètre déjà purifié par le feu avaient déjà été préparés. Il y avait des textes écrits, de la corde, du tissu noir et une escourge. Devant l’établi il y avait deux tabourets. Le cercle intérieur, de 2 mètres 15 de diamètre avait déjà été tracé sur le sol. Autour il y avait un double cercle de 2 mètres 50 de diamètre, des noms de pouvoir avaient été tracés entre les deux cercles extérieurs. Thur a pris l’épée magique et a retracé tous les cercles avec la pointe de son épée, car le cercle peint n’a aucun pouvoir de protection, la protection vient de l’énergie de l’épée magique ou de l’athamé. Il ne servait que de guide à Thur pour tracer parfaitement le cercle. Le cercle tracé, Thur a récité les psaumes appropriés et a commencé à faire les talismans et les pentacles. Le fer est le métal de Mars, l’esprit de la guerre sous lequel était né Jan, et comme c’était à des fins militaires, Thur a proposé d’invoquer l’esprit Bartzebal pour qu’il aide Jan. Prenant l’un des disques de fer Thur a tracé un cercle dessus avec le burin, à l'intérieur de ce cercle il a gratté les caractères mystiques de Mars et autour il a écrit en hébreu les noms Edimiel, Banzachhiaheschiel et Ithurel, cela pour invoquer les esprits de Mars en général.

Sur le second disque, il gravé un triangle équilatéral surmonté d’un pentacle dans le cercle. Dans ce triangle il a tracé un petit triangle inversé avec un grand vau et autour il a tracé le nom Eloh. Entre le cercle et le bord il a écrit en hébreu : « Qui est aussi grand que Dieu ? » Ce pentacle a pour but de provoquer la guerre, la colère, la discorde et de renverser des ennemis.

Dans le troisième pentacle, le cercle a été divisé en quatre parties égales avec un pentagramme au-dessus. Au centre il y avait le mot Agla Ihvh répété deux fois. Au-dessus et en-dessous il a écrit El. Tout était en hébreu, comme l’étaient également le texte écrit autour du cercle : « Le Seigneur est ma droite et il est blessera même les rois au jour de sa colère. » C’était pour donner du pouvoir lors de la guerre et pour apporter la victoire. Dans le quatrième cercle il y avait, écrit avec les lettres de l'écriture secrète Malachite, les mots : « Elohim Quibor, Dieu m’a protégé. » En dehors du cercle avait été écrit en hébreu un extrait du Psaume XXXVII, 15 : « Leurs épées perceront leur propre cœur et leurs arcs se briseront. » Ce pentacle avait pour but de donner de la force et du courage lors des combats ainsi que la victoire finale. Sur la face opposée de chacun de ces pentacles était gravé le sceau de Bartzebal.

Après avoir fini de les graver, il les a à nouveau purifiés dans la fumée de l’encens qui s’élevait des herbes et épices que Morven avait jetées dans le brasier central. Chaque planète a ses différents encens appropriés. Pour Mars, ils ont utilisé de l’euphorbe, du bdellium, de l’ammoniac, de la pierrite et du soufre. Pour augmenter l’affinité, le brasier qui était utilisé pour chauffer était nourri avec du bois d’aubépine et de rosier sauvage.

Cette question de l’encens est de la plus haute importance lors du rituel, comme l’est la nature de l’esprit. Non seulement cela influence l’esprit évoqué, mais aussi tous les objets environnants, il pèse sur l'air et le mage le respire, il l’inhale profondément dans ses poumons, faisant de lui quelque chose de la nature de l’esprit. Le parfum et la densité attirent et appellent l’esprit évoqué, en partie parce qu’ils sont de sa nature et en partie aussi à cause du plaisir qu’ils lui procurent. C’est grâce à sa densité qu’il obtient les moyens de bâtir un corps et ainsi de se matérialiser. Lorsque tout a été encensé et purifié, Thur a pris trois morceau de corde et a fait trois fois le tour de chaque disque et a fait trois nœuds puis il a enveloppé chaque disque dans un tissu noir et les a placé dans l’ordre sur le côté ouest du cercle, il les a aspergé d’eau consacrée pour les baptiser et a dit : « Je te consacre ici, O créature de Mars et du fer, Bartzebal. » Puis il a mis chaque disque de cuivre dans la fumée de l’encens en disant : « Par le feu et l’eau, je te consacre. Tu es lui et il est toi, en pensée, en sentiment et en apparence, comme je te lie, je le lie, comme je te détache, je le détache. Par le nom sacré Abracadabra. Amen. Je te consacre dans le but particulier d’apporter la victoire à Jan Bonder, pour obtenir vengeance sur Fitz-Urse et reprendre toutes les terres volées par Fitz-Urse à son grand-père, Sir Edgar Bonder. »

A partir de là la table fut utilisée comme autel. Sur l’autel Thur a maintenant placé les quatre pentacles, il a répété sur eux les paroles qu’il venait de prononcer, les paroles de consécration et de bénédiction. Il a ensuite annoncé solennellement, d’une voix forte et claire, que tous ces objectifs se réaliseraient. Toujours en utilisant le même ton ferme et clair, il a déclaré : « Tout a été préparé et est prêt pour charger ces pentacles de pouvoir. Je vous appelle vous les esprits de la nature de Mars et je vous commande de venir. »

Les moments critiques du rituel approchaient. Thur a pris l’épée magique, Morven a pris son athamé et alors qu’ils plaçaient la pointe de leurs armes sur le premier pentacle Thur a récité lentement et avec la plus grande intensité possible : « Adonaï, très puisant, El très fort, Agla très saint, Oh très juste, Azoth, le commencement et la fin, toi qui dans ta sagesse a créé toutes choses, toi qui as accordé à Salomon, ton serviteur, ces pentacles par ta grande miséricorde pour la préservation de l’âme et du corps, nous implorons et supplions très humblement ta sainte majesté afin que ces pentacles puissent être consacrés par ta puissance et de manière telle qu’ils puissent obtenir la vertu et la force contre tous les esprits, par toi, Ô très sainte Adonaï, dont le royaume, l’empire et la principauté sont sans fin. Amen. »

Avec la pointe de son épée Thur a tracé dans l’air au-dessus du premier pentacle les symboles gravés sur son disque.

Cette cérémonie, avec la pointe des armes, l’invocation ci-dessus et la consécration avec le traçage des symboles dans les airs, a été répété sans variation d’aucune sorte sur chaque pentacle à tour de rôle. Quand tout cela fut accompli, avec une égale intensité dirigée vers eux, Thur a pris chacun de ces disques à tout de rôle dans sa main gauche et il l’a frappé trois fois avec le plat de son épée. Il a repris ensuite le premier pentacle dans sa main gauche et avec l’épée dressée dans sa main droite, il a fait le tour du cercle, tendant le disque voilé aux quatre directions, ouest, nord, est et sud. Il a recommencé ensuite avec le second disque puis avec le troisième en respectant la même procédure sans s’en écarter. Il plaçait chaque fois le pentacle sur le sol, cette fois au sud, en répétant la précédente consécration avec le feu et l’eau, en ajoutant :

« Ô, créatures de fer et de Mars, doublement consacrées, approchez des portes du sud. » Il a encore une fois fait le tour du cercle. Puis, prenant le premier pentacle, il l’a soigneusement déballés, sans enlever le voile, mais en laissant le disque couvert avec les extrémités du tissu qui pendaient. Il l’a frappé une fois avec l’épée puis il l’a tenu le bras tendu pendant qu’il élevait son épée au-dessus. Il a frappé trois fois du pied droit et a dit : « Tu ne peux pas passer de la dissimulation à la manifestation si ce n’est par la vertu du nom Alhim. Avant toutes les choses il y a le chaos et les ténèbres, je suis celui dont le nom est ténèbres. Je suis l’exorciste au cœur de l’exorcisme. Manifestez-vous par moi. Il a refait à nouveau le tour du cercle et a nouveau enveloppé le pentacle et l’a remplacé sur l’autel, en répétant la cérémonie avec les autres pentacles. Quand tous les pentacles furent réunis sur l’autel, Thur a encore une fois partiellement dévoilé le premier pentacle et appelé Morven d’un geste, elle tenait son athamé au-dessus, lui tenait son épée de la même manière, il dit : « Par tous les pouvoirs et rites, je vous conjure de rendre ce pentacle irrésistible, Ô Seigneur Adonaï. » Lorsque cela a été répété sur chacun des pentacles, il a re-voilé les pentacles et les a portés au nord où il les a placés sur le sol. Il a ouvert chaque voile complètement, en disant : « Tu ne peux pas passer de la dissimulation à la manifestation que par le nom JHV (Jéhovah). »

Il les a re-voilés pour les passer au sud où il les a placés sur le sol puis il a entièrement retiré les voiles de chaque pentacle mais en laissant les liens. Une fois cela fait il a invoqué : « Ô Bartzebal, tu es resté trop longtemps dans les ténèbres. Quitte la nuit et cherche le jour. Comme la lumière est cachée dans les ténèbres, tu peux donc te manifester ici, tu dois donc te manifester et passer de la dissimulation à la manifestation. » Les mots « tu dois donc te manifester » ont été prononcés avec un tel degré de volonté concentrée que le visage bronzé de Thur a pris une teinte presque verdâtre, tant était grand l’effort de concentration qu’il avait fait. En le recouvrant il a pris les pentacles par terre et il les a replacés sur l’autel, invoquant à nouveau il les a dirigés à tour de rôle vers le ciel, en disant : « Je conjure sur toi pouvoir et puissance irrésistible, par les pouvoirs de Dani, Zemuch, Agatmaturod, Eodiel, Pani, Caneloas, Merod, Gamodi, Baldoi, Metrator. »

Il a ensuite reposé son épée et pris l’escourge et a frappé les chaque pentacle tour à tour en disant : « Par et au nom d’Elohim, j’invoque en toi le pouvoir de Mars et les pouvoirs de la guerre, » et il a détaché les cordes qui liaient les pentacles.

Pendant qu’il disait cela au dessus du premier des pentacles, un froid a saisi Morven. Elle se présentait comme sorcière et croyait en la sorcellerie, il y avait là une manifestation de pouvoir qu’elle n’avait jamais vue, car le pentacle brillait d’une rougeur sombre, infiniment menaçante et terrible. Dans sa petite circonférence il semblait y avoir toutes les cruautés, duretés et débauches de la guerre.

Sur chaque pentacle tour à tour, alors qu’il invoquait, il y a mis toute la puissance de sa force mentale hautement entrainée, de sorte qu’elle y infuse avec le même feu rouge qui couvait et Thur a réalisé que ses prières avaient été exaucées, la consécration était un succès.

Après un moment de pause, comme s’il devait rassembler ses facultés qui avaient été menée jusqu’à leur point de rupture, Thur s’est levé et pria ainsi : « Je te remercie, Ô Seigneur des Armées, pour la faveur que tu m’as manifestée. » Toujours debout, le visage dirigé vers le ciel, il avait l’air réellement inspiré. Puis il s’est détendu, se laissant tomber sur un des tabourets devant l’autel. Sa tête est retombée sur sa poitrine, toute son attitude exprimait l’épuisement physique, il haletait rapidement. Morven le regardait avec sollicitude sans rien dire car elle n’osait pas parler. Il allait maintenant suffisamment mieux pour faire un signe vers l’autel où reposaient les pentacles. Comprenant son signe, Morven a enveloppé les pentacles fraichement consacrés dans un linge propre et les a mis avec d’autres objets dans le coffre. Puis elle a rangé le coffre dans sa cachette et elle a rassemblé les outils qu’ils avaient utilisés en jetant des coups d’œil à Thur qui était toujours assis sur son tabouret et dont le vêtement retroussé laissait voir ses jambes et ses pieds nus, il avait posé ses mains entre ses genoux.

Morven et Thur avaient accompli un travail parfait.

Soudain elle a ressenti un sentiment de bonheur et de contentement, un sentiment de paix comme elle n’en avait jamais connu.


Chapitre XVI - Dans le Grand Cercle

Le message avait été envoyé à la ferme et les frères Bonder sont arrivés à temps pour le souper. Tout le monde était tendu et excité, les astres étaient favorables et cette nuit ils allaient participer à la grande expérience, entrer dans le grand cercle.

Par une échelle, on accédait à un grenier entre le premier étage et le toit. Thar avait décidé que ce serait là le meilleur endroit, ainsi lui et Morven avaient passé de nombreuses heures à balayer les toiles d'araignées et les années de poussière qui s’étaient accumulées, puis à récurer. Comme l’heure approchait, Thur a dit aux deux frères: « Cette nuit, tout dépendra de vous deux. Vous êtes venus ici en bravant la colère de votre mère quand elle le découvrira, ne gâchez donc pas ce que je fais pour vous. »

Jan avait l’air perplexe. « Que voulez-vous dire ? » demanda-t-il timidement.

« Je pense à l’aventure du grand cercle, il ne faudra pas faire d’erreur car je vais libérer de puissantes forces et c’est dangereux.

- Comment est-ce possible, Thur ? N’êtes-vous pas un mage ? Ne commandez-vous pas aux esprits par votre savoir mystique ?

- Mon savoir mystique, comme vous l’appelez, ne fera que la moitié de la chose. J’ai appris les rites et les incantations, mais je n’ai encore jamais pratiqué l’art. Quand tout est dit et fait, c’est l’esprit seul qui accompli réellement les merveilles et cette merveille en particulier. »

Jan regardait et se sentait éreinté, il murmura: « Je ne vous comprends toujours pas.

- Lorsque je parle des pouvoirs de l’esprit, je pense à la maîtrise de soi... le pouvoir d’être concentré fixement et sans relâche sur l’objet de ton objectif, provoquer la chute de Fitz-Urse, la prise du château, et par cela retrouver tes terres, tes titres et tes rentes. Tu ne dois penser qu’à cela et à rien d’autre, Jan. »

Jan a ri, vraiment soulagé de constater qu’il ne lui en était demandé que si peu après des avertissements aussi solennels. « Ce n’est pas très difficile, » a-t-il répondu sans trop réfléchir. « Je ne pense qu’à ça, jour après jour. » Thur trouva cet excès de confiance plus qu’inquiétant. « Jour après jour, ce n’est pas suffisant, ces petites pensées n’ont pas grand-chose à voir avec une concentration réelle de la pensée. Ces petites pensées sont communes à tous les hommes, tu dois faire beaucoup plus que cela, ce qui te sera demandé c’est d’y penser avec une intensité frénétique pendant au moins une heure et ne pas laisser ta pensée divaguer ne serait-ce qu’un seul instant pendant tout le temps où nous serons dans le cercle, ni laisser la moindre pensée parasite pénétrer ton esprit. Ce n’est pas facile ... visualiser le château jusqu’à croire que tu le voies réellement devant toi. »

Jan l’a regardé avec curiosité. « Je peux le faire, je le vois aussi clairement que le clocher au milieu de village un jour de beau temps, je vois la mer qui arrive à ses pieds et les mouettes qui crient autour de ses remparts. Oh oui, je le vois bien.

- C’est bien mais il faudra le voir quand le moment sera venu et toi aussi Olaf. Ce que j’ai dit à Jan est aussi vrai pour toi, mon garçon. Tout ceux qui entrent dans le cercle avec moi pour m’aider, doivent m’aider en pensant comme il se doit, ils doivent me donner de la force et donc augmenter mon pouvoir, car si une seule personne dans le cercle laisse errer ses pensées et oublie ce que nous sommes en train de faire, ne serait-ce qu’un instant, cela m’affaiblira et nous empêchera donc d’atteindre notre but mais en plus, cela nous mettra aussi tous en grand danger.

En danger ? » s’est exclamé Jan surpris.

« Oui, mon garçon, nos vies seraient en danger.

- Dans quelle mesure ?

- D’être foudroyé, » a dit Thur brutalement. « Rien n’est plus rapide qu’un esprit pour détecter une faiblesse chez un mage ou un relâchement des pouvoirs qui le commandent. Car je dois commander le pouvoir de guerre et de vengeance. Il n’est pas intrinsèquement mauvais mais ce pouvoir est dangereux s’il n’est pas contrôlé. L’esprit ne viendra jamais de son plein gré, je peux lui ordonner de venir, et le faire en le séduisant et en l’aveuglant, en le mystifiant et grâce à des encens odorant, car les tous esprits aiment les encens liés à leur nature. Puis, lorsque j’aurai son écoute il faudra que je lui commande par le pouvoir des noms sacrés et ainsi je le contraindrais à obéir à ma volonté. Mais s’il sent la moindre faiblesse chez le mage, ou chez n’importe quelle personne présente, il se rebellera tout de suit et désobéira, et son pouvoir s’opposera à notre volonté. Cela pourrait finir par nous détruire tous. Si vous faites le moindre écart lorsque vous construisez un barrage pour alimenter un moulin, les eaux emprisonnées peuvent s’échapper et détruire à la fois le barrage et vous-même. Pourtant l’eau ne vous veut pas de mal, et elle travaillera volontier pour vous si vous la contrôlez. Alors, n’oubliez pas que les esprits peuvent agir de même lorsque nous les laissons faire. Notre faiblesse est leur force. Si nous perdons le contrôle, cela peut aboutir à notre destruction.

- Mais pourquoi ne travaillent-ils pas pour nous de leur plein gré ? » a demandé Morven.

« Chers enfants, nous pourrions aller à eux avec le chapeau à la main et leur demander, ils pourraient peut-être œuvrer pour nous. Mais rappelle-toi, nous devons d’abord entrer en contact avec eux et la seule façon que nous connaissons pour le faire est de les piéger, aveugler leurs yeux et leur esprit, et parler jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus voir autre chose que nous ni entendre d’autres sons que ceux sortant de notre bouche. Ne seriez-vous pas en colère si, disons, un troupeau de moutons vous entourait et vous forçait à travailler pour eux, en vous y contraignant, en vous bousculant et vous mordant ? Je dois invoquer l’esprit par la force et utiliser de plus en plus de force jusqu'à ce qu’il arrive, bon gré mal gré, et tout ce que je peux offrir en retour ce sont des odeurs agréables, de la courtoisie et du respect. Alors souvenez-vous, j’ai besoin de votre volonté à m’aider, toutes vos forces et les images mentales que vous aurez fixées dans votre esprit, parce que notre force combinée est leur faiblesse et c’est ainsi que nous pouvons les forcer à obéir. »

Intimidés, tous ont répondu : « Nous allons le faire, Thur.

- Merci. Je n’en demande pas plus, Montons à l’étage et remercions Dieu d’être avec nous. » Avec une certaine sobriété, à cause des grandes choses qui les attendaient, ils ont gravi l’escalier jusqu’à la chambre où se trouvait la baignoire, chaque homme portant un seau d’eau chaude qu’ils ont mélangés avec l’eau froide qui était déjà dans la baignoire.

Thur s’est déshabillé et a exorcisé l’eau : « Je t’exorcise, Ô créature d’eau, pour que tu chasses loin de toi toutes les impuretés et souillures des esprits du monde des fantasmes, pour qu’ils ne puissent me nuire. Par la vertu de Dieu tout-puissant, qui règne depuis les siècles des siècles. Par les noms de Mertallia, Musalia, Dophalia, Nuemalia, Zitanseia, Goldaphaira, Dedulsaira, Gheninairea, Geogropheira, Cedahi, Gilthar, Godieb, Ezoiil, Musil, Grassil, Tamen, Puri, Godu, Hoznoth, Astroth, Tzabaoth, Adonai, Asia, On, El, Tetragrammaton, Sherna, Ariston, Anaphaxeton, Segilaton, Primaneuraton. Amen. »

Puis il s’est lavé soigneusement tout en disant : « Purge-moi, Ô Seigneur, avec l’hysope et je serai pur. Lave-moi et je serai plus blanc que neige. »

Puis il a pris le sel et l’a béni en disant: « Que les bénédictions du Père Tout-Puissant soient sur cette créature de sel. Que toutes malignités et entraves en soient chassées et que toutes les bonnes choses puissent y pénétrer, voilà pourquoi je te bénis pour que tu puisses m’aider. Amen. »

Il a versé ce sel exorcisé dans l’eau et s’est lavé à nouveau en disant : « Imanel, Arnamon, Imato, Memeon, Vaphoron, Gardon, Existon, Zagverimn, Momerton, Zarmesiton, Tilecon, Tixmion. Amen. »

Alors que l’invocation s’achevait il est sorti de l’eau, s’est séché et a enfilé un vêtement de lin blanc immaculé.

Pendant tout ce temps, Jan s’est docilement concentré sur Fitz-Urse et son château, mais l’attention d’Olaf était fixée sur Morven qui était entrée dans le bain et pataugeait. Puis Thur a versé de l’eau sur elle en disant solennellement : « Je te conjure, Ô créature qui est une jeune fille, par le Dieu Très-Haut, le père de toutes les créatures, par le Père Elohim, le Père Elohim Gebur et par le Père Elion, pour que tu n’aies ni la volonté ni le pouvoir de me cacher quoi que ce soit et que tu me sois fidèle et obéissante. Amen. »

Puis il lui a versé de l’eau dessus en disant : « Sois régénérée, nettoyée et purifiée, pour que les esprits ne puissent ni te nuire, ni demeurer en toi. Amen. »

Puis il a demandé aux frères Bonder de se déshabiller et d’aller tout les deux dans la baignoire. Ils ont obéi en silence, en regardant discrètement Thur tout en se frottant vigoureusement le corps. Thur sourit devant ce récurage, jamais les deux frères ne s’étaient lavés aussi consciencieusement.

Prenant de l’eau dans la baignoire il l’a versé sur leur tête et l’a fait couler en cascade sur tout leur corps en disant à chaque fois : « Sois pur et régénéré, nettoyé et purifié au nom du Dieu ineffable, grand et éternel de toutes vos iniquités, que la vertu du Très-Haut descende sur toi et demeure éternellement sur toi pour toujours, ainsi tu auras le pouvoir et la force de vaincre les désirs de ton cœur. Amen. »

Quand ils sont sortis de l’eau ils se sont séché, totalement soumis devant l’étrangeté de cette insistance solennelle et inhabituelle sur la purification. Thur leur a désigné deux vêtements de lin blanc immaculé et leur a fait signe de les enfiler, puis il a dit : « Il est nécessaire que vous portiez ces talismans sur la poitrine et il a accroché un pentacle de fer pour Mars autour du cou de Jan et un mince disque d’or battu pour le Lion au cou d’Olaf. Morven avait déjà le sien, le pentacle de Jupiter en argent. Chacun de ces pentacles avait été gravé de signes kabbalistiques adaptée à son esprit gouvernant. Sur sa poitrine Thur a ensuite suspendu trois des pentacles de fer qu’il avait fait pour Bartzebal ainsi que son talisman personnel de Mercure fait en laiton. Il a recouvert les pentacles de Bartzebal avec un mouchoir. Il a ensuite encensé ses trois disciples et lui-même, puis il a à nouveau encensé les talismans sur leur poitrine et sur la sienne en disant : « Voilà les talismans et pentacles, parfumés avec les fumigations appropriées, avec eux nous sommes assurés et encouragés à entrer là sans peur ou terreur et nous n’aurons à craindre ni périls et ni dangers à condition que vous obéissiez à mes ordres et fassiez tout ce que j’ordonnerai. Tout se passera selon mes désirs. »

Après un moment de silence, il reprit la parole. « Jan et Olaf, vous aurez besoin de vos épées, Morven a son athamé. Lorsque vous serez dans le cercle, tenez votre arme dans votre main droite. » En parlant il a attrapé la lanterne allumée et s’est tourné pour monter à l’échelle menant au grenier au-dessus. Ils l’ont tous suivi. La lanterne éclairait faiblement la grande pièce. Thur alluma une grande bougie sur l’autel placé au centre du grand cercle, en disant : « Je t’exorcise, Ô créature de feu, au nom du Seigneur souverain et éternel, par son nom ineffable qui est JHVH, par le nom Jah et par le nom de pouvoir qu’est El, pour que tu éclaires le cœur de tous les esprits que nous pouvons appeler dans ce cercle, afin qu’ils puissent apparaître devant nous sans fraude ni tromperie, par lui, qui a créé toutes les choses. »

Puis en se déplaçant dans le sens du soleil, il a allumé d’autres bougies autour du cercle. Quand il eut terminé l’éclairage était doux et régulier. Pendant ce temps Morven l’avait suivi et avait allumé le charbon de bois dans les braseros placés aux quatre points cardinaux et y a mis de l’encens. Alors que les bougies étaient allumées on voyait mieux les détails de la pièce : de grandes poutres de chêne partaient du sol et allaient jusqu’au sommet du toit, dans l’ombres des brins de paille du toit de chaume, et ressemblaient à des doigts crochus. Les signes kabbalistiques tracés à la craie sur des poutres, lorsqu’on les découvrait, frappaient l’esprit avec toute la force d’un coup physique en raison de leur mystère et de l’horreur qu’ils pouvaient impliquer.

On pouvait maintenant voir les marques du grand cercle et tous ses détails compliqués. En tout il y avait quatre cercles. Celui à l’extérieur, un cercle double, faisait 4 mètres 50, un second avait été tracé à 30 cm et un troisième à nouveau à 30 cm. Ainsi, le cercle intérieur avait 3 métres 30 de diamètre. A l’extérieur du grand cercle, mais ils le touchaient, il y avait des braseros et aux points cardinaux quatre petits cercles doubles de 30 cm de diamètre. Un triangle a été tracé au sud en dehors du cercle. Une porte a été marquée dans le grand cercle en traçant deux lignes parallèles à 60 cm l’une de l’autre, partant du cercle extérieur et allant jusqu’au cercle intérieur. Les trois disciples attendaient son bon plaisir. Thur a donné à Morven un encensoir et un panier de l'encens. Dans sa main droite, elle tenait son athamé, elle tenait la poignée du panier accrochée à son avant bras. Jan a reçu un puissant parchemin et une flasque de parfum, Olaf a reçu un stylo, du parchemin et une petite corne d’encre, qu’il tenait en plus de son épée, en prenant bien soin de ne rien laisser tomber.

Pendant ce temps Thur, debout au centre du cercle, tourné vers l’est, s’est signé en disant : Atoh, Malkus, ve Geburah, ve Gedulah, le Olam. » Puis il est allé du côté est du cercle et a dit : « Je vous convoque, vous éveille et vous appelle vous puissances de l’est, pour garder ce cercle. Il a ensuite fait cette même proclamation aux puissances du sud, de l’ouest et du nord, tour à tour. Puis, avec la pointe de son épée consacrée, il a tracé chaque ligne du grand cercle tout en soulevant soigneusement la pointe de son épée en forme d’arc à chaque fois qu’il passait sur la porte, ainsi le cercle restait inachevé à ces points.

Puis il a écrit les noms de pouvoirs entre les cercles. Au sud-est, il a écrit JHVH (Jéhovah), au sud-ouest AHIA, au nord-ouest ALVIN et au nord-est ALH. Dans le cercle intérieur, il a écrit, à l'est AL, au sud AGLA, à l'ouest JA et au nord ADNI. Le tout en lettres hébraïques. Des pentacles ont été tracés entre ces noms sur la circonférence du cercle.

Une fois tout cela fait, Thur est allé à chaque brasier, en commençant à l’est et en se déplaçant dans le sens du soleil, il a éventé les charbons, suivi par Morven qui a jeté dessus de l’encens d’aloès, de la muscade, de la gomme allemande et du musc. Devant l’autel il y avait un grand brasier qui fut maintenant allumé et on y a versé de l’encens.

Thur est sorti du cercle par la porte, suivi par Morven, il a ensuite rassemblé ses disciples et les a conduits à l’intérieur du cercle. Il a fermé la porte en terminant les lignes inachevées de la pointe de son épée tout en disant : « Agla, Azoth, Adonaï », et il a tracé trois pentacles pour garder la porte. Puis, en assignant à chacun des disciples une place, Thur a dit : « A Chaque fois que je me déplacerai vous me suivrez d’un bon pas et malheur à celui qui sortira du cercle, car je vais appeler des forces puissantes. »

Ce discours a eu raison des frères Bonder, l’espace était si limité qu’il était difficile de se déplacer dans le cercle, leurs pieds semblaient gigantesques, maladroits et presque collés aux plancher. Olaf a jeté un regard de protestation muette au mage, mais il avait déjà commencé à entonner une prière d’un ton riche et sonore.

Zanah Zamaii, Pindamon très puisant, Sidon très fort, El, Yod, He, Vau, He, lah, Agla. Aidez-moi, moi un pécheur indigne qui a eu l’audace de prononcer les noms sacrés, des noms que personne ne doit prononcer et invoquer sans se mettre en très grand danger. Ainsi j’ai utilisé ces noms les plus saints, en prenant des risques pour mon âme et mon corps. Pardon si j’ai péché de quelque façon que ce soit car j’ai confiance en votre protection. Amen. » En priant ainsi il a à nouveau encensé tout le monde puis s’est encensé lui-même. Il était maintenant minuit. Dans tous les braseros les tisons rougeoyaient et d’épais nuages de fumée parfumée montaient jusqu’à la chaume et le long des poutres en dessinant des formes fantastiques, leur étrangeté était encore accrue par l’éclairage venant de dessous émis par les brasiers, ainsi le grenier semblait être peuplé d’êtres fantastiques venant d’un autre monde. Thur se tenait devant l’autel, tourné vers l’est et a dit d’une voix très forte : « Ô vous, esprits, je vous en conjure par le pouvoir, la sagesse, et par la vertu de l’esprit de Dieu, par la grandeur de Dieu, par le nom sacré de Dieu. EHEIEH.

Sur l’autel il y avait le dernier des quatre pentacles qu’il avait fait pour Bartzebal. Il y avait aussi les cordes, le tissu noir et d’autres choses dont il aurait besoin pour l’opération. Prenant ce pentacle, il l’a attaché avec une corde et l’a enveloppé avec un tissu. Il a ensuite fait le tour du cercle en marchant dans le sens du soleil, suivi des autres, à l'ouest il a baptisé le pentacle avec de l'eau consacrée, en disant: « Ô créature de fer, je te consacre à la place de ton maître, je te nomme Bartzebal. Tu es Bartzebal. » En disant cela il l’a encensé dans la fumée parfumée du brasier, attisant la flamme pour qu’elle s’élève, puis il a placé le pentacle par terre à l’ouest puis, debout, la pointe de l’épée sur le pentacle, il a dit d’un ton incisif : Moi, Thur Peterson, j’évoque ici le grand esprit Bartzebal pour qu’il vienne m’aider, pour que Jan Bonder ici présent retrouve sa rang, ses terres et ses honneurs. »

Prenant le pentacle il l’a placé sur l’autel et appela trois fois :

« Bartzebal viens, Bartzebal viens, Bartzebal VIENS. Viens pour aider Jan Bonder, pour que ses désirs s’accomplissent. »

Thur a annoncé avec une conviction intense : « Bartzebal VA APPARAITRE. »

Les yeux de Jan guettaient frénétiquement l’approche de Bartzebal, s’attendant à voir une apparition effrayante d’une immense force martiale, sans doute annoncée par un coup de tonnerre assourdissant. A son grand soulagement rien de tout cela n’est arrivé. Seule la voix familière et rassurante de Thur s’est fait entendre à nouveau, il évoquait à nouveau l’esprit : « Viens, Ô Bartzebal, par IOD le nom indivisible de Dieu, par le nom Tétragramme Elohim, par El, fort et puissant, par le nom Elohim Gibor, merveilleux, je te conjure par le nom, ELOTH VA DATH. »

Il y a eu ensuite une courte pause comme si l’univers tout entier attendait ces grands noms et retenait son souffle. La respiration de Jan semblait s’être éteinte dans sa poitrine et elle paraissait ne plus vouloir repartir. Il a humidifié ses lèvres desséchées avec sa langue et regarda son frère.

Olaf, ses yeux clairs et brillants, avait le regard rivé sur le visage de Thur en une adoration émerveillée, son vêtement blanc, avec ses beaux cheveux rejetés vers l’arrière de sa tête ressemblaient aux pétales d’une hyacinthe et ce culte de gloire l’illuminait, il émanait de lui une sorte de rayonnement intérieur comme le feu dans le cœur d’un diamant, il ressemblait à un archange, il ne manquait plus que la splendeur d’un un arc en ciel autour de lui pour compléter l’illusion.

Olaf, perdu dans Dieu sait quel paradis que l’esprit humain était capable de créer n’avait pas de place pour son frère dans ce paradis et Jan sentait toute la désolation du fait qu’en ce moment il avait besoin de contact humain. Il a regardé Morven contempler le mage avec une attention tranquille. Par rapport à Olaf, son visage était sans expression, mais elle a croisé son regard et l’a fixé, l’anxiété marquait son front clair. Elle fronça les sourcils et secoua la tête pour l’avertir. Jan a compris ce qu’elle voulait lui dire et il s’est arraché désespérément à ses pensées vagabondes. Il s’est forcé à visualiser le château, il a même vu une tête casquée sur les remparts, il décida que cette tête était celle de Fitz-Urse. Il a fixé son attention et, voyant cela, Morven s’est apaisée.

Thur était maintenant à l’est de l'autel. Il a placé le pentacle, toujours lié et voilé, sur un triangle marqué en son centre. Dans sa main droite il tenait son épée magique levée vers le ciel avec le pommeau juste au-dessus du pentacle, en disant: « Ô Bartzebal, je te conjure par le nom très saint, SHADDAI, j’ai lié et voilé ce symbole de toi, qui est toi. Ainsi tu ne pourras ni bouger, ni voir, ni entendre autre chose que ce que je voudrais. Je te conjure donc d’apparaitre de façon visible.

Viens vite pour obéir à ma volonté, par le nom très saint nom El Ghai, je te conjure par la vertu du très saint nom de Dieu, ADONAI MALLAKI. Par la vertu de Methratton sa représentation. Par la vertu de ses anges qui ne cessent de pleurer de jour ou de nuit, Qadosch, Qaosch, Oadosch, Elohim Adonai Tzabaothl

Et par les dix anges qui président les Sephiroth, par qui Dieu communique et étend son influence sur les choses inférieures, il s’agit de Kether, Chokhmah, Binah, Geburah, Tipereth, Netzah, Hod, Yesod et Malkuth. Je te conjure et t’ordonne absolument, Ô Bartzebal, quelle que soit la partie de l’univers où tu te trouves, par la vertu de ces noms sacrés : Adonaï, Yove, Ha, Kabir, Messiachionah, Mal, Kah, Eral, Kuzy, Matzpatz, El Shaddaï, et par tous les noms sacrés de Dieu qui ont été écrits dans le sang en signe d’alliance éternelle.

Je te conjure par les noms de Dieu, très saints et inconnus, par la vertu desquels il peut trembler chaque jour, Baruch, Barcurabon, Patachel, Alcheghek, Aquachai, Honwrian Eheieh, Abbaton, Chevob, Cebon, Oyzroymas, Chaialbamachi, Ortagu, Maleabelech, Helechyeze, Sechezze.

Ecoute, viens vite et sans délai devant nous. Je t’appelle, Bartzebal, esprit de Mars. Bartzebal VIENS. Bartzebal VIENS. Bartzebal VIENS ! »

Thur prononça le dernier « viens » avec toute la force de sa volonté et de sa voix la plus impérieuse. Puis, jetant plus d’encens au centre du brasier il a fait signe à Morven de remettre de l’encens dans les autres, il a repris : « Comme la voix de l’exorciste m’a dit : ‘Je m’enveloppe dans les ténèbres, puis je me manifesterai à la lumière,’ viens Ô Bartzebal, viens ! Viens, Ô Bartzebal, viens !

A nouveau l’ordre a été émis avec une force de volonté prodigieuse. Un nuage de fumée dense s’élevait du grand brasier jusqu’à la chaume en se mêlant aux fumées tout aussi denses émises pas les autres braseros. Thur a fait un signe à Morven et elle est allée tranquillement d’un brasier à l’autre pour y remettre des épices. Les nuages de fumée commençaient à redescendre du plafond, tout le grenier étant plein de fumées tourbillonnantes, brumeuses et étranges mais elles ne pénétraient cependant pas dans le cercle.

Jan regardait tout cela avec une sorte de dégoût intéressé. Ses sensations étaient nombreuses, complexes et confuses. Il manquait de la patience infinie nécessaire à celui qui étudie les mystères cachés, et après avoir eu le souffle coupé en attendant quelque chose sans savoir exactement quoi, il prenait plaisir au calme du moment. Il n’aimait vraiment pas tout ce qui se passait, il détestait ça autant qu’il avait espéré cette aide. Il n’y avait pas réfléchi et était étonné et troublé par sa réaction, par ce recul, qu’il savait être instinctif. Comment pourrait-il comprendre que certaines natures n’avaient aucune affinité avec l’occulte et si, momentanément, le voile se levait, la vision qu’elles recevraient sera d’un ordre contraire à celle expérimentée par le dévot.

Jan qui était tout d’abord réaliste croyait pourtant aux merveilles, mais comme beaucoup il n’aimait pas y être trop confronté. Il croyait parce qu’il n’y avait jamais réfléchi. ‘Va chez un magicien’, ‘Cherche une sorcière’, étaient des pratiques courantes pour des personnes en difficultés... des paroles faciles à prononcer et faciles à accepter mais elles impliquent aussi ‘Laisses-les faire le travail, tiens-t-en à l’écart’ et maintenant il se trouvait au milieu de tout cela. Jan était si désespéré qu’il avait demandé l’aide de la haute magie, et en y étant confronté, il s’y est impliqué avec une grande réticence. Ce n’était pas ce à quoi il s’attendait, la sorcière n’était pas mauvaise et laide, les rites du mage n’impliquaient pas tout une ménagerie de serpents, de crapauds à verrues, de lézards et de chats noirs, et comme bien d’autres, Jan était maintenant confronté à la différence entre le rêve et la réalité de la magie. Il ne savait pas pourquoi, mais plus il voyait de quoi il s’agissait et plus il voulait s’en éloigner. Lui tout ce qu’il voulait, c’était une bonne armée de compagnons honnêtes, qui le suivrait au combat pour qu’il puisse tuer son ennemi dans un combat d’homme à homme et reprendre ce qui lui avait été dérobé, et c’est tout ce qu’il souhaitait sans se demander une seule seconde pourquoi ces hommes devraient risquer leur vie en luttant pour sa cause.

Il était vraiment intolérable que ce Bartzebal, quel qu’il fût, et qui avait tant besoin d’être amadoué pour se présenter, soit à ce point indispensable. Des femmes nues et de la fumée malodorante, alors que lui, Jan Bonder, au lieu d’entrainer ses hommes à Deerleap, se trouvait là dans un cercle de 3 mètres 30 où il suivait Thur Peterson d’un pas lent et majestueux, jusqu’à en être étourdi et engourdi par la tension et tout cela à cause de sa propre folie. Voilà ce que pensait Jan.

Mais Thur observait la scène avec une approbation satisfaite. Les choses se déroulaient comme le vieux docteur espagnol l’avait enseigné. Il a pris le pentacle sur l’autel et s’est promené avec lui autour du cercle en le présentant aux quatre directions. Une fois cela fait il est retourné au sud et une fois encore il l’a baptisé avec l’eau et le feu, en répétant : « Ô créature de fer et de Mars, doublement consacrée, tu peux approcher des portes de l’ouest. » En disant cela il s’est approché de l’ouest et a ouvert le tissu du pentacle, sans l’enlever, tout en exposant les trois autres pentacles sur sa poitrine.

Remettant à nouveau le voile sur sa poitrine, il frappa le pentacle dans sa main avec le plat de son épée, en disant : « Tu ne peux pas passer de la dissimulation à la manifestation si ce n’est par la vertu du nom Alhim. Avant toutes les choses il y avait le chaos et les ténèbres et les portes de la nuit. Je suis le grand dans les pays des ombres. Je suis celui dont le nom est ténèbres. Je suis l’exorciste au cœur de l’exorcisme. Apparais donc devant moi car je suis celui qui ne connait pas la peur. Tu me connais. Alors, viens, Bartzebal, VIENS ! Viens, Bartzebal, VIENS !

La fumée du brasier central s’est agitée violemment formant un pilier, qui montait et descendait avec une énergie spasmodique. Des visages apparaissaient et disparaissaient. Morven, sur un geste rapide de Thur, jeta une poignée d’encens sur le brasier et, passant aux plus petits elle y a aussi remis de l’encens. La fumée devint plus dense et plus parfumée. Une fois encore le mage est allé à l’est de l’autel et s’est tourné vers l’ouest. Encore une fois il a frappé le pentacle avec son épée et a parlé avec force : « Tu ne peux pas passer de la dissimulation à la manifestation si ce n’est par la vertu de JHVH ... Après l’informe, le vide et l’obscurité, vient la lumière... Je suis la lumière qui se lève dans les ténèbres. Je suis l’exorciste au cœur de l’exorcisme. Apparais donc devant moi sous forme harmonieuse car je suis celui qui a les forces de l’équilibre ... TU ME CONNAIS, ALORS APPARAIS. » Thur a ensuite enlevé entièrement le voile du pentacle mais il l’a laissé attaché, il a aussi soulevé les voiles des pentacles sur sa poitrine, puis les a remis. Il a déclaré à voix haute : « Ô créature de fer et de Mars, trop longtemps tu as habité les ténèbres. Quitte les ténèbres et cherche la lumière. »

Il a remplacé le pentacle sur l’autel et, tenant l’épée dressée avec son pommeau sur le pentacle il a dit : « Par tous les noms et pouvoirs déjà cités, je te commande d’apparaitre de façon visible, au noms d’Herachio, Asacro, Bedremuael, Math, Lerahlemi, Modoc, Archarzel, Zopiel, Blauteel, Baracata, Edoniel, Elohim, Amagro, Abragateh, Samael, Gebrurahel, Cadato, Fra, Elohi, Achsah, Emisha, Imachedel, Dama, Elamos, Izachel, Bael, Sergon, Demos. Ô Seigneur Dieu, qui es assis dans les deux cieux, toi qui regardes l’abîme sous toi, accorde-moi ta grâce, je t’en prie, afin que ce que je conçois dans mon esprit, s’accomplisse par toi. Ô mon Dieu, souverain sur toutes choses. Amen. Viens, je te conjure. Viens, Ô Bartzebal, viens!

L’agitation dans la colonne de fumée s’est accrue et devint de plus en plus violente. Un visage d’une beauté sauvage et surnaturelle, bien plus grande que la réalité, est apparu du côté ouest du cercle, son corps était instable, cela allait et venait. Sur son visage il y avait une expression de mécontentement morose mêlée d’étonnement qui était presque comique, un étonnement d’avoir été pris au piège et forcé à apparaitre. Il s’agissait de Bartzebal. Une explosion, un peu comme le son d’un gros gong frappé dans une grande pièce éloignée, a retenti dans le grenier, et ils ont senti plutôt qu’entendu, une question pleine de colère : « Que voulez-vous ? » Est-ce que Bartzebal a vraiment parlé ou en réalité était-il silencieux ? Etait-ce vraiment une voix ou plutôt une vibration creuse retentissant simultanément dans chaque tête ? Jan n’en était pas sûr. Il a vu que l’atmosphère du grenier s’éclaircissait, la fumée s’était concentrée et formait une multitude de formes, se tordant en convulsions sans fin. Elles semblaient avoir un souhait déterminé d’examiner l’intérieur du cercle et poussaient et bousculaient de façon indiscipliné pour parvenir à leur fin, comme si elles étaient curieuses de connaître les personnes qui étaient dans le cercle. Jan n’était pas un pleutre, il n’avait pas peur mais son esprit tremblait et il ressentait des pensées étranges et inhabituelles qui agissaient sur son esprit comme si les êtres dans la fumée devant lui, poussaient et réclamaient de l’attention. Une grande pensée s’était matérialisée dans sa tête. Alors que Bartzebal s’était matérialisé par la fumée de l’encens, une pensée liée à toutes les réactions émotionnelles liées aux événements de l’heure qui venaient de s’écouler et la pensée persistait et grandissait en force, Dieu était une réalité et il était avec lui, Jan Bonder.

Jusqu’alors Jan associait toujours Dieu à l’Eglise. En raison de ce que l’Eglise était pour lui, il avait rejeté Dieu pensant qu’il n’était pas meilleur que l’Eglise qui disait être l’église de Dieu. Jan avait entendu Thur prier solennellement ce Dieu pour qu’il lui vienne en aide, et là, devant ses yeux stupéfaits, Dieu s’était manifesté. Dans toute sa puissance et sa bonté, il s’était manifesté à travers cet esprit de l’air, Bartzebal. Ses pensées sur Morven et sa beauté, et tout son dégoût pour cette forme particulière de manifestation avaient disparus. Tout avait disparu dans la révélation incroyable que Dieu le voulait... et c’était juste ! L’Eglise dénonçait ce que faisait Thur, déclarant que c’était un péché punissable de mort et interdit par Dieu. Pourtant c’était Dieu qui aidait Thur. Jan savait que Thur n’invoquait pas le diable et que l’Eglise disait que tous les sorciers invoquaient le diable, pourtant il n’est pas possible d’invoquer le diable avec le nom sacré de Dieu. Ce diable foudroierait sûrement sur place celui qui s’y risquerait. Non, Thur avait invoqué Dieu avec une extrême révérence et Dieu avait répondu à ses prières. Il est donc évident que c’était bien la volonté de Dieu ! Dans cette création de Bartzebal, Jan a vu la main de Dieu qui répondait à une solennelle prière et Bartzebal était là, envoyé par la main de Dieu, même s’il n’en avait pas l’air heureux et qu’il était là contre son gré. Il était lui-même là sans le vouloir vraiment, juste pour parvenir à ses fins. N’était-ce pas péché ? Et Dieu dans son infinie bonté et sa compassion avait entièrement accompli cette chose, réalisé cette merveille pour qu’il puisse comprendre.

Pendant ce temps Thur, voyant la forme de Bartzebal se matérialiser, écarta le voile qui couvrait les pentacles sur sa poitrine. Bartzebal les regarda et détourna les yeux avec inquiétude, mais irrépressiblement il fut poussé à les regarder à nouveau car les pentacles, par les rites de leur fabrication et de leur consécration, était devenue une partie intégrante de sa nature. Tant qu’ils étaient restés voilés, il était aveugle et sourd. Quel que soit le lieu où il était, Batzebal n’était conscient que des paroles du mage, il était attiré vers le cercle par les incantations et l’encens, et alors qu’ils augmentaient, il fut contraint à se matérialiser. Une fois là, les pentacles furent dévoilés devant lui, il pouvait voir et entendre le mage de façon claire et les incantations répétées le contraignaient à lui obéir, même si il était furieux d’être ainsi pris au piège. Furieux ou pas, il ne pouvait pas s’échapper tant que son heure ne s’était pas écoulée. Mais étant contrarié, il ferait de son mieux pour éviter d’agir, tergiverser, gagner du temps et essayer de temporiser avec la volonté du mage. Mais Thur était déjà préparé à ça. Thur a jeté encore plus d’encens dans le brasero et Morven en a remis dans les quatre braseros extérieur. Bartzebal tenté de contrer ces tactiques se boucha les narines pour ne pas sentir les parfums mais en vain, ces odeurs étaient trop séduisantes et il a abdiqué en faisant confiance aux événements pour s’en sortir. Il a donc inspiré de touts ses poumons le mélange d’odeurs qu’il aimait tant.

Comme la fumée dense s’élevait, Jan a vu qu’elle était attirée, comme par un vent puissant, vers les êtres à l’extérieur du cercle. Ils éveillaient la curiosité de Jan, il les a vus devenir de plus en plus distinct, semblant se construire à partir des fumées odorantes. Dans leur empressement à assembler leurs corps, ils se pressaient pour absorber la fumée, sans jamais traverser le cercle extérieur. Ce cercle était comme un rempart protecteur pour ceux qui étaient à l'intérieur, il semblait chargé d’une force prodigieuse qui repoussait toute invasion. Il a vu ces formes se bousculer violement les unes les autres, de sorte qu’elles touchaient presque le cercle mais étaient violemment repoussées en arrière. Plusieurs formes qui avaient effectivement touché le cercle avaient été désintégrées en volutes de fumée immédiatement absorbées par leurs voisines. Encore une fois à l’intérieur du cercle l’atmosphère s’est éclairci, seules des colonnes de fumée d’encens s’élevaient constamment des brasiers dans la pièce jusqu’à mi-hauteur puis retombaient vers l’extérieur et les nombreux êtres qui regardaient en silence dans toutes sortes de positions. Jan avait la sensation que des yeux âgés d’un million d'années le regardait, voyait jusqu’à son âme et demandaient en silence : « Que cherches-tu ?»

A nouveau une voix semblable à un grand coup de gong retenti dans le grenier : « Que cherches-tu ? Je voudrais m’en aller. » Bartzebal a imprimé cela en toute simplicité dans leur esprit.

Thur a enlevé les cordons du pentacle posé sur l’autel. Il parlait avec une autorité courtoise : « Salut, Ô Bartzebal. J’invoque sur toi le pouvoir de l’apparence visible et du discours, par le pouvoir de Dieu tout puissant, seigneur des siècles des siècles. Je te conjure, Ô Bartzebal, dis-moi en vérité comment Jan Bander ici présent peut réaliser ses désirs ? »

Bartzebal, articula une réponse en termes non équivoques: « Tu n’as pas le pouvoir de me contraindre à répondre. »

Thur a présenté tour à tour les pentacles accrochés à son cou. Bartzebal a regardé, ses yeux sortaient de sa tête. Avec un effort, il a détourné les yeux, mais quelque chose l’attirait et, comme fasciné, il a regardé à nouveau. Bartzebal se raidit et se plaça devant Thur comme s’il le défiait.

Thur a donné un ordre impératif : « Entre dans le triangle. » Il a fait un signe menaçant avec son épée, il présenté les pentacles accroché à son cou en disant: « Voici les choses secrètes, les pentacles de Mars, ton seigneur. Ce sont les standards de Dieu, le conquérant, les armes du tout puissant, pour contraindre les puissances de l’air. »

Bartzebal revêche est entré dans le triangle comme s’il ne savait pas ce qu’il faisait.

Thur continua : « Je te commande absolument par ces pouvoirs, par la vertu de Dieu le tout puissant. Ainsi, réponds à mes questions et dis-moi en vérité comment Jan Bander peut réaliser ses désirs ? » Bartzebal roulait des yeux, mais restait maussade et muet.

Thur dit : « Je t’exorcise à nouveau et te commande avec force, je te commande de toutes ma force et avec violence, par celui qui ‘dit et la chose arrive’. Par les noms de pouvoir, El Shaddaï, Elohim, Elohi, Tzabaoth, Asser, Eheieh, Yah, Tetragrammaton, qui désignent Dieu, le grand et le tout puissant et par ses noms sacrés nous accomplirons notre tâche.

- Pourquoi devrais-je vous aider, vous qui n’êtes rien pour moi ? » a demandé Bartzebal, trahissant une grande affinité avec l’humanité. « Une fois encore, nous te commandons avec véhémence et nous t’exorcisons avec constance, par la vertu de ces noms: Ahai, Aetchedad, Iransin, Emeth, Chaia, Iona, Profa, Titach, Benani, Briah, Theit, et tous ceux dont les noms sont écrits dans les cieux en caractères malachites. Par le Dieu vivant qui demeure dans la lumière, dont le nom est sagesse et dont l’esprit est vie, devant qui s’inclinent le feu et la flamme, qui, avec le feu fixé au firmament, les étoiles et le soleil, avec le feu te bruleront éternellement ainsi que tous ceux qui contreviennent à l’expression de sa volonté. Alors exécute rapidement notre ordre. »

Une expression de malice sournoise mêlée de révolte apparut sur le visage de l’esprit. « Comment moi Bartzebal, pourrais-je répondre à tes questions, alors que ton propre homme ne sait pas réellement quels sont ses désirs ? » Jan a parlé avec une franchise presque méprisant: « Je sais ce que je veux, vil rebelle. C’est d’obtenir ....» Il a fait une pause, stoppé par un geste de Morven et il regarda l’avertissement intense dans ses yeux. Il réfléchi en vitesse, « Ainsi Bartzebal sait ce qui se passe dans nos esprits. »

Thur s’est tourné en tout hâte vers lui. « Dis lui, espèce de nigaud, ce que tu désires. »

Mais Jan était comme dans un rêve. Olaf lui a donné un coup pour attirer son attention, Morven désespérée ferma les yeux et Bartzebal sourit furieusement.

« Je désire deux choses, » a dit Jan avec une grande netteté. « Tout d’abord accomplir la volonté de Dieu et deuxièmement reprendre les terres et la fortune de mon grand-père qui en a été dépossédé par Usa Fitz-Urse ainsi que rétablir ma famille. » Mais tout en disant ça une pensée a surgit dans son esprit : « Je veux Morven. »

Bartezebal hocha la tête : « Je suis Bartzebal, l’esprit de Mars. Je peux aider en matière de guerre et de vengeance, et oui aussi pour la trahison. Je m’occupe aussi de pouvoir et de succès. Mais tes désirs doivent être uniques, distincts. Ta volonté doit être claire et stable comme une flamme. Ce n’est pas ton cas. Je ne peux donc pas accorder ton vœu, car je ne peux pas accorder l’amour d’une femme.

- Tu n’as pas le pouvoir de contrecarrer la volonté de Dieu, » a dit Jan obstinément « et si c’est sa volonté, je connaitrai le succès, parce que ma propre volonté brûle comme une flamme. » Il cherchait à nouveau à visualiser le château.

Mais alors qu’il était encore en train de parler, la forme de Bartzebal commença à se désintégrer en vapeur tout comme les êtres à l’extérieur du cercle, seuls leurs yeux étranges brillaient dans une attente vigilante, comme s’ils attendaient cet événement funeste.

« Il essaie de se soustraire à moi et l’heure de Mars s’écoule rapidement, elle sera bientôt passée et il ne sera plus en mon pouvoir, » a murmuré Thur à Morven. « S’il s’en va sans m’obéir plus jamais je n’évoquerai un esprit. - Allez, hâtez-vous, » exhorta Morven en lui tendant un morceau de parchemin.

Thur a pris une plume que lui tendait Olaf et a tracé rapidement dessus le sceau de Bartzebal.

Pendant ce temps Morven versait de la gomme-résine nauséabonde, de la rue et la férule persique sur le brasier alors que Thur tenait le parchemin dans la fumée dense qui s’élevait en disant : « Je te conjure, Ô créature de feu, par celui qui déplaça la terre et la fit trembler, brûle et tourmente cet esprit pour qu’il le sente intensément, de sorte que par toi il brûle éternellement. » Il a mis le parchemin dans le brasier en le pressant contre les braises ardentes en disant : « Sois damné éternellement, réprouvé éternellement, sois tourmenté par la douleur perpétuelle et que jamais tu ne trouves le repos, jour ou nuit, si tu n’obéis pas immédiatement. Son ordre a fait trembler l’univers, par ces noms et par la vertu de ces noms qui sont invoqués, toutes les créatures obéissent et tremblent de peur et de terreur. Ces noms qui peuvent détourner la foudre et le tonnerre te feront périr instantanément, ils te détruiront et te chasseront. Ces noms sont : Aleph, Beth, Gimal, Delath, He, Mau, Zayan, Cheteth, Teh, Yod, Kapath, Lam, Med, Mem, Nuns, Mekh, Ayan, Pe, Tzaddi, Quopth, Resh, Shin, Tau. » (Note de l’auteur : Ce sont les lettres de l’alphabet hébreu, mais ils ont été utilisés en magie dans ce but.)

Thur a continué : « Donc par ces noms secrets et par les signes, qui sont remplis de mystères, et en vertu du pouvoir des trois principautés, que sont Aleph, Mein, et Shin, par l’air, le feu et l’eau, nous te maudissons. » Thur a pris une pause impressionnante. Bartzebal chancelait, comme si un coup de vent avait envahi le grenier. Son visage était déformé par la rage et la douleur, le feu sortait de ses yeux, sa forme devenait plus dense et plus grande, il les dominait, menaçant. Sa voix martelait leurs oreilles douloureuses, ils craignaient que leurs tympans n’éclatent... « Cherchez Evan Œufs de Mouette. Lui seul peut vous vous guider sur le chemin secret. Tuez. Tuez. Tuez en mon nom. Laissez-moi partir. LAISSEZ-MOI PARTIR. »

Thur arracha le parchemin racorni du brasier. La forme de Bartzebal s’est désagrégée en un nuage de fumée épaisse et huileuse. En dehors du cercle, les yeux curieux avaient disparu et la fumée qui formait leurs corps fut aspirée dans le cercle, étouffant à moitié nos protagonistes.

« Ne quittez pas le cercle ce serait dangereux, » a ordonné Thur. « Je vais les renvoyer. » Il a mis de encens dans le brasier et, en présentant le pentacle qui se trouvait sur l’autel il a tracé un pentacle dans les airs avec la pointe de son épée, en commençant par le côté inférieur gauche et en allant vers le haut, il chanta : « Par la vertu de ces pentacles et parce que vous avez obéi aux commandements du créateur, sentez et respirez ces odeurs de remerciement puis allez-vous en vers vos demeures et logis. Que la paix règne entre nous et vous. Soyez prêt à venir lorsque je vous convoquerais. Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, pour autant que soyez capable de la recevoir...

Camiack, Eome, Emoii, Zazean, Maipiat, Lacrath, Tendac, and Vulamai.

Par ces noms sacrés et par les autres qui sont écrits dans le livre d’Assamaian Sepher Ha, Shamaiimin. Retournez en paix. Amen. Allez. Allez. ALLEZ.

Le cercle fut soudain envahi de fumée noire et suffocante. Thur a brandi son épée devant lui dans un geste final de dispersion et il est sorti du cercle, suivi par les autres. Ils se sont précipités au bas de l’échelle, à moitié étouffé, en inspirant à grandes bouffées une fois dans la pièce du bas remplie d’air pur.


Chapitre XVII - Le Culte des Sorcières

Le lendemain matin, ils sont descendus presque endormis pour prendre leur petit déjeuner, les paupières lourdes, mi déçus, mi intrigués et franchement perplexes. Leurs espoirs d’une conclusion rapide à leurs difficultés étaient brisés. « Cherchez Evan Œufs de Mouette, » n’était pas un bien grand résultat pour leur puissante opération magique. Jan qui réalisait qu’il en était responsable baissait la tête honteux, il était aussi perplexe et inquiet. Il regardait Morven avec espoir mais aussi effrayé. Ils ont mangé et bu en silence jusqu’à ce que Morven dise : « Je veux te parler sérieusement, Jan, et cela vous concerne aussi, Thur et Olaf. Les gens de Spurnheath ont discuté. Pas dans le sens que tu espérais, Jan, mais silence, je suis désolé de te raconter tout ça.

« Lorsqu’il a été question de se rassembler à Deerleap l’autre soir, ils étaient pleins d’enthousiasme. Ils pensaient que le bon vieux temps allait revenir, que Jan-le-Bretteur était un chef puissant et que tout ce qu’ils auraient à faire serait de le suivre en criant et ils pourraient s’emparer de tous les châteaux. Mais le lendemain matin, ils ont encore réfléchi, ils ont vu comme les châteaux étaient bien protégés et que des hommes en armure les gardaient. Ils ont pensé aux salles de torture et aux potences et aux hommes qui ont été aveuglés ou mutilés et qui sont maintenant réduit à la mendicité. Puis ils se sont dit : ‘Nous n’avons pas d’armes’ et ils ont découvert que leur chef n’était qu’un agriculteur qui n’avait aucune compétence guerrière. Ils se sont donc calmés et ont jugé qu’il était plus sage d’attendre et de voir comment les choses allaient évoluer. Jusqu’à hier soir, je pensais que nous allions obtenir une aide magique pour remporter au moins un succès, ensuite les gens nous auraient suivi sans se poser de question, mais je crains maintenant que puisque Bartzebal a eu une fois le dessus sur nous, plus jamais il ne nous sera possible de le forcer à nous aider. »

Jan la regardait d’un air décontenancé. « Mais il ne s’agissait pas de combats et tout ce que nous avons obtenu c’est un conseil. Je ne doute pas que nous puissions trouver Evan Œufs de Mouette à temps et il nous apportera son aide ou ses avis, Bartzebal n’aurait pas osé nous tromper sur ce point.

- Et le conseil est bon, il va nous aider, » a dit Thur.

« C’est vrai, » a-t-elle dit, « Mais nous voulons une aide rapide, pour que la population nous suive jusqu’au succès, avant que les bavardages de Maîtresse Hildegarde ne gâchent tout. - Tu es une prêtresse, les gens te suivront, » a dit Thur.

« C’est vrai, j’ai été prêtresse, je suis passée par le triangle et par le pentacle, j’ai donc le droit d’assumer cette fonction si aucun ancien ou si personne n’ayant plus de droits que moi n’est présent. Mais je n’ai jamais occupé cette fonction et je crains de manquer d’expérience et de ne pas avoir assez de personnalité pour diriger les hommes dans la bataille. C’est pour cela que je veux que tu aies l’autorité, Jan, et vous aussi, Thur

- Oui, les combats sont une affaire d’hommes, » a dit Thur.

- Je commanderai, d’accord, » a dit Jan.

« Non, tu n’a pas encore cette autorité, » a-t-elle répondu.

« Je pense que Morven à une idée derrière la tête, » a dit Thur.

« Oui, » a-t-elle répondu. « Je veux que vous rejoignez tous la fraternité. Alors ils vous feront tous confiance et ils vous suivront jusqu’au bout, quelle que soit notre situation.

- Quoi, moi ? Adorer des diables ? » s’étrangla Jan.

- Non, ce ne sont pas des diables, Jan, c’est un mensonge qui vient des curés, ce ne sont que les anciens dieux de l’amour, du rire, de la paix et du contentement.

- Que veux-tu exactement de nous ? » a demandé Thur

« Bientôt, à la nuit tombée, j’utiliserai votre cercle au grenier, je vous ferais passer par le triangle, cela fera de vous trois des prêtres et des sorcières.

- On va chevaucher des balais ? » ont demandé d’une même voix Jan méfiant et Olaf plein d’espérances.

« Non, ce ne sont que des bêtises, vous allez être conduit l’un après l’autre dans le cercle, il y a une épreuve à surmonter, mais elle est légère, puis vous jurerez d’être fidèle et de toujours aider vos frères, puis on vous expliquera les pouvoirs des outils de travail et c’est tout.

En fait, je vais appeler les Anciens, les Puissances, je leur demanderai d’être présent et d’assister à vos serments et de nous donner leur bénédiction, mais vous ne les verrez pas, » a-t-elle répondu. Ainsi, après bien des discussions, il a été convenu, Thur trouvant que les astres étaient favorable, que cette nuit ils monteraient dans la chambre au grenier et Morven dirigera les cérémonies. Après qu’ils se soient tous baignés dans l’eau chaude elle a dit: « Ne remettez pas vos vêtements, pour être des sorcières vous devez être comme des sorcières. Je vais tout d’abord initier Jan. Attendez ici que je vous appelle. »

Morven et Jan sont montés au grenier. Là, elle a à nouveau tracé le cercle avec son athamé, laissant une ouverture, puis elle a marché en rond trois fois dans le sens du soleil d’un pas dansant, tout en appelant les Puissances de l’est, du sud, de l’ouest et du nord pour qu’ils assistent au rituel. Puis après avoir dansé plusieurs rondes en silence, elle a chanté :


Eko, eko, azarak. Eko, eko, zomelak.

Bagabi lacha bachabe, Lamac cahi achababe.

Karrellyos.

Lamac lamac bachalyas.

Cabahagy sabalyos. Baryolos.

Lagoz atha cabyolas. Samahac atha famolas.

Hurrahya.


Puis elle a quitté le cercle par la porte et elle a dit en allant vers Jan : « Comme il n’y a pas d’autre frère ici, je dois être ton parrain ainsi que prêtre, je suis sur le point de te donner un avertissement, si tu es toujours dans le même état d’esprit, tu y répondras par ces mots : ‘Parfait amour et parfaite confiance’. »

Puis en plaçant la pointe de son athamé contre le cœur de Jan elle a dit: « Ô toi qui te tiens au seuil entre le beau pays des hommes et les domaines des seigneurs effrayant des espaces extérieurs, as-tu le courage de tenter l’épreuve ? Car en vérité je te le dis, tu ferais mieux de te précipiter sur mon arme et périr misérablement que de tenter l’épreuve avec la peur dans ton cœur. »

Jan a répondu : « J’ai deux mots de passe: Parfait amour et Parfaite confiance. »

Morven a retiré la pointe du couteau en disant : « tous ceux qui prononcent de telles paroles sont doublement bienvenus. » Puis, en passant derrière lui, elle lui a bandé les yeux, elle l’a attrapé par derrière en plaçant son bras gauche autour de la taille de Jan, et en plaçant son bras droit autour de cou de Jan elle lui a tourné la tête vers le côté a placé ses lèvres contre celles de Jan en disant : « Je te donne le troisième mot de passe : un baiser. » En disant cela elle l’a poussé en avant avec son corps, et l’a fait pénétrer par la porte dans le cercle. Une fois à l'intérieur, elle l’a libéré en chuchotant: « C’est de cette la façon que tous entrent pour la première fois dans le cercle. » Elle a ensuite refermé la porte en passant trois fois la pointe de son athamé dessus pour fermer tous les cercles.

Puis elle l’a conduit vers le sud de l’autel en murmurant : « Maintenant, il y a l’épreuve. » Prenant un petit morceau de corde sur l’autel, elle l’a attaché autour de la cheville droite de Jan, laissant ses extrémités libres, en chuchotant : « Tes pieds ne sont ni attachés ni libres. » Puis, avec une longue corde, elle lui attacha fermement les mains derrière le dos, puis elle les tira vers le haut dans le creux de son dos et attacha la corde autour du cou, ses bras formaient alors un triangle dans le dos, elle a laissé une extrémité de la corde pendre à l’avant comme une laisse. Avec cette laisse dans sa main gauche et l’athamé dans sa main droite, elle l’a amené dans le sens du soleil autour du cercle jusqu’à l’est, où en saluant avec l’athamé elle a proclamé : « Ecoutez, Ô seigneurs des tours de guet de l’est, Jan, préparé comme il se doit, va être fait prêtre et sorcière. » Elle l’a ensuite conduit tout à tour au sud, à l’ouest et au nord, où des proclamations similaires ont été faites. Puis, passant son bras droit autour de la taille de Jan, l’athamé toujours dans sa main gauche, elle lui a fait faire trois fois le tour du cercle d’un pas dansant rapide. Attaché, les yeux bandés, la course en cercle dans un si petit espace, le cerveau de Jan fut pris de vertige. Attaché comme il l’était, il ne pouvait rien faire si ce n’est s’efforcer de ne pas tomber.

Soudain, il a été arrêté net au sud de l’autel, où il vacilla, la tête lui tournait. Morven a frappé onze coups sur une petite cloche, puis elle s’est agenouillée à ses pieds, en disant : « Dans d’autres religions, le postulant s’agenouille alors que les prêtres affirment avoir un pouvoir suprême, mais dans l’art magique on nous apprend à être humble, ainsi nous disons :


(en lui baisant les pieds): Bénis soient tes pieds qui t’ont mené sur ces chemins.

(en lui baisant les genoux) Bénis soient tes genoux qui s’agenouilleront à l’autel sacré.

(en lui baisant le sexe) Béni soit l’organe de génération, sans qui nous ne serions pas.

(en lui baisant la poitrine) Béni soit ta poitrine, formée dans la beauté et la force.

(en lui baisant les lèvres) Bénis soient tes lèvres, qui prononceront les noms sacrés.


Elle l’a ensuite fait s’agenouiller devant l’autel, attachant la laisse à un anneau de manière à ce qu’il soit penché en avant et qu’il ne puisse presque pas bouger. Elle lui a ensuite attaché les pieds ensemble avec la corde de sa cheville droite. Puis, elle a fait tinter trois fois la petite cloche et a dit : « Es-tu prêt à jurer d’être toujours fidèle à l’art ? »

Jan a répondu: « Je le serai. »

Morven a alors donné sept coups sur la cloche en disant; Tu dois d’abord être purifié. Prenant l’escourge sur l’autel, elle lui a frappé les fesses, d’abord trois, puis sept, puis neuf, puis vingt-et-un coups (quarante en tout). Les coups n’étaient pas très forts, mais les yeux bandés et attaché comme il l’était, leur effet était saisissant, ils l’ont aidé à sortir de l’état d’étourdissement causé par les tours dans le cercle.

Quant il a retrouvé l’usage de ses sens, il a comprit qu’il était totalement impuissant.

Il était à la merci de Morven, il lui appartenait, il faisait partie d’elle, les coups qui pleuvaient sur ses fesses lui ont donné pouvoir sur lui, mais il ne lui en voulait pas. Elle dominait son esprit, mais c’était comme cela que cela devait être. Tout ce qu’il voulait c’était elle, s’il était à elle et c’était tout ce qu’il voulait.

Puis les coups ont cessé et la voix de Morven a retenti : « Es-tu prêt à toujours protéger, aider et défendre tes frères et sœurs de l’art?

Jan a répondu : « Je le suis.

- Alors répète après moi : « Moi, Jan, en présence des Puissances des espaces extérieurs, de ma propre volonté, je jure solennellement que je garderai toujours secret et ne révèlerai jamais les secrets de l’art, si ce n’est pour une personne compétente, dûment préparée, dans un cercle comme celui où je suis maintenant et que je ne refuserai jamais les secrets à une telle personne, si elle est dûment présenté pour cela par un frère ou une sœur de l’art. Tout cela je le jure sur mes espoirs en une vie future et que mes armes se retournent contre moi si je brise mon serment solennel. »

Il sentait que ses pieds étaient détachés, puis ce fut le tour de la corde de l’autel, le bandeau fut enlevé et les mains toujours attachée on l’a aidé à se remettre sur pieds. Il était debout, chancelant, étourdi et pourtant d’une certaine manière, il se sentait réellement heureux.

Morven s’agenouilla devant lui, il entendit sa voix comme dans un rêve.


« Je te consacre ici avec l’huile.

Je te consacre ici avec le vin.

Je te consacre ici avec mes lèvres, prêtre et sorcière. »


Il a senti un contact, d’abord son sexe, son sein droit, son sein gauche, son sein droit et à nouveau son sexe, formant un triangle. Puis elle s’est levée et lui délia les mains, en disant :

« Maintenant je te présente les outils de travail d’une sorcière.

En lui tendant une épée de l’autel elle lui a fait signe de la toucher.

« Tout d’abord, l’épée magique. Avec elle comme avec l’athamé, tu peux former tous les cercles magiques, dominer, soumettre et punir tous les esprits rebelles et les démons, et même persuader les anges et les génies. Avec l’épée à la main tu régentes le cercle magique, » et elle l’embrassa.

« Ensuite, je présente l’athamé. C’est la véritable arme de la sorcière, il a tous les pouvoirs de l’épée magique. (à nouveau un baiser)

Ensuite, je présente le couteau à manche blanc. On l’utilise pour fabriquer tous les instruments utilisés dans l’art. Il ne peut être utilisé correctement que dans un cercle magique. (à nouveau un baiser)

Ensuite, je présente l’encensoir à encens, il encourage et accueille les bons esprits et chasse les mauvais esprits. (un baiser)

Ensuite, je te présente l’escourge, c’est un signe de pouvoir et de domination, il sert aussi à causer des souffrances et purifier car il est écrit : ‘Pour apprendre tu dois souffrir et être purifié.' Es-tu prêt à souffrir pour apprendre ? »

Jan : « Je le suis. » (à nouveau un baiser)

Ensuite et pour finir je te présente les cordes. On les utilise pour lier les sigils, les matériaux de base et pour renforcer ta volonté. Elles sont aussi nécessaires lors du serment. »

Morven l’embrassa à nouveau, en disant :

« Je te salue au nom des dieux, toi nouvellement ordonné prêtre et sorcière. »

Ils ont ensuite tous deux marché en rond dans le cercle. Morven a proclamé aux quatre points cardinaux : « Entendez, vous les Puissances, Jan a été consacré prêtre et sorcière. »

Puis Thur et Olaf ont été consacrés chacun son tour avec les mêmes cérémonies, mais quand Morven a enfin annoncé aux esprits des quatre directions qu’Olaf avait été consacré, elle ajouta : « Je vous remercie d’avoir été présents et je vous renvoie vers vos plaisantes demeures. Salut et adieu. »

Cette nuit, pour la première fois dans sa vie, Jan n’a pas pu dormir. Son cerveau ruminait cette pensée : « Morven, je veux Morven. » Quel idiot il avait été, l’idée de devoir épouser une femme qui lui apporterait richesse et pouvoir. C’est l’amour qu’il voulait ! « Oui, » s’est-il dit, « peut-être qu’à un moment j’aurai pu avoir son amour et je l’ai rejeté. » Idiot, quel idiot il avait été et finalement il s’est enfin endormi d’un sommeil troublé où Morven, Frère Stephen, Fitz-Urse, et divers esprits dansaient en grimaçant et se moquaient de lui jusqu’à l’aube.

Le lendemain, Jan resta silencieux et pensif, tout comme Thur. Olaf était excité mais déçu. « Je n’ai pas l’impression d’avoir changé, » se plaignit-il. « Tu as dit que je suis maintenant un prêtre et une sorcière, mais je ne me sens pas différent. Tout cela n’est que supercherie.

Tous les prêtres se sentent différents des autres hommes, ils me l’ont tous dit et ils agissent aussi comme s’ils étaient tellement mieux, plus sage et plus fier que les simples mortels, vois comment ils menacent même les grands seigneurs, même les rois doivent se prosterner devant eux.

- Pas notre noble roi actuel, » a fait remarquer Thur avec ironie. « Il reste toujours un peu à l’écart des prêtres et on dit que Jean sans Terre n’a pas montré un très grand respect pour notre père le Pape.

- Non, » a dit Olaf, « mais si j’étais une sorcière je devrai avoir certains pouvoirs et je n’en sens aucun.

- Non, » à dit Morven, « beaucoup d’hommes sont faits prêtres par les chrétiens, mais as-tu jamais vu qu’un prêtre se soit transformé en grand prédicateur ou en bon chanteur du seul fait de son ordination ? Non, le pouvoir est toujours intérieur. Pourtant, en étant ordonné prêtre, un homme est mis sur un chemin où il peut apprendre à développer ses pouvoirs, apprendre à prêcher ou chanter, ce qu’il n’aurait pas fait s’il était resté derrière une charrue toute sa vie. Lorsque la fraternité était puissante, elle choisissait toujours ceux qui avaient naturellement un peu de pouvoir et on leur apprenait à le développer et ils pratiquaient les uns avec les autres et développaient ainsi leurs capacités. Mais je t‘ai toujours dit que nous n’avons pas les pouvoirs extraordinaires dont parlent les gens, mais nous avons des pouvoirs. Nous ne cherchons qu’à vivre tranquillement et adorer nos dieux à notre manière, à nous amuser comme nous l’entendons et qu’on nous laisse en paix. Mais les hommes nous importunent toujours, il ne fait donc s’étonner si parfois nous ripostons.

Alors à chaque fois qu’il y a un orage ou une mauvaise récolte, les prêtres disent que ce sont les méchantes sorcières qui en sont responsables et ils se propagent des histoires terribles sur nos réunions secrètes, ils disent qu’on y mange la chair de nouveaux nés. Mais, ils ont racontés les mêmes histoires il y a longtemps sur les gnostiques et les Romains de l’antiquité n’ont-ils pas raconté la même chose au sujet des premiers chrétiens ? Non Olaf, tu es maintenant membre d’une ancienne fraternité dont les membres se sont engagés à s’aider mutuellement. Si tu le souhaites, tu peux étudier la magie, et où pourrais-tu trouver un meilleur professeur que Thur ? Mais il ne s’agit que de développer tes propres pouvoirs et ça ne se fera pas d’un coup de baguette magique.

- Ni par des coups d’escourge apparemment, » a dit Olaf, un souvenir encore cuisant à l’esprit. « Tu a parlé de degrés plus élevés. Tu bats les postulants à tous les degrés ?

- Oui », a dit Morven. « Tu n’arrives pas à comprendre ? C’est pour ton propre avancement, il est écrit ‘L’eau purifie le corps, mais l’escourge purifie l’âme.’ Je pense que Jan en sent quelque chose, » a-t-elle poursuivi.

« Oui, » a dit Jan « D’une certaine façon je me sens un autre homme, comme si j’avais été débarrassé de ma crasse. Qu’as-tu ressenti, Thur ?

- Oui, je l’ai aussi ressenti, » a dit Thur. « C’est une étrange expérience mystique, j’en avais entendu parler avant, mais c’est outil dangereux dans de mauvaises mains ; par contre dans les bonnes cela fait des merveilles, alors tu vois, tu apprends déjà, Olaf

- Hum, » a dit Olaf. « Apprendre que l’âme d’un homme peut être nettoyée comme un tapis en la battant.

« Tu as vu et entendu parler de la secte des Flagellants, » a dit Thur. « Ils se flagellent les uns les autres, cruellement. On dit qu’ils font ainsi des miracles et même qu’ils peuvent ressusciter les morts. Et est-ce que la sainte mère Eglise ne prescrit-elle pas souvent la flagellation ? Est-ce que notre roi Henri, deuxième du nom, n’a pas été fouetté à Canterbury sur la tombe de Becket, cinq coups de la part de chaque évêque et abbé présents et trois coups de chacun des quatre-vingts moines ? Il était dans un triste état, mais par la suite son âme était dans un état de grâce. Et est-ce que le roi Henri IV de France n’a pas été fouetté par le pape lui-même ? Non, la baguette est une mauvaise chose, mais elle peut avoir son utilité, la bienheureuse Ste. Thérèse l’utilisait régulièrement et elle a fait qu’on l’utilise dans l’ordre des Carmélites et grâce à cela elles obtiennent de nombreuses visions merveilleuses et encore une fois, tout le monde ne parle-t-il pas des merveilles accomplies par le bouleau sacré de la joyeuse Ste. Bridget ?

- Mais qu’en est-il de ces ordres supérieurs dont tu parles ? » a demandé Olaf.

« Pour le moment je n’ai eu droit qu’à une fessée et on m’a montré des épées et des couteaux, tout ça je connaissais déjà, je veux voir quelque chose de vraiment magique.

- Non, » a dit Morven, « Je pense que jamais tu n’avanceras. Si tu ne ressens pas les anciens secrets de joie et de terreur, il est inutile que tu continues.

- Je vais continuer, » a dit Jan, « J’ai l’impression que des choses effleurent mon âme, comment était-ce pour vous, Thur ?

- Je ne sais pas, mais il me semble qu’il y avait une sorte de mystère cultuel, délicat, mais comme dans un rêve, quelque chose de bizarre, j’ai du mal à me souvenir de ce qui s’est passé, j’étais comme en transe, mais j’y pense avec plaisir.

- Quand pourrons-nous progresser, Morven, et combien y a-t-il de degrés?

- Il n’y a qu’un degré de plus, » a-t-elle dit. « Vous y prêtez un serment et vous pourrez utiliser les outils de travail, mais après il y a encore ce qu’on appelle aussi un degré. Il n’y a pas de serment et tous ceux qui ont le second degré sont compétents pour ce degré, mais il s’agit de la quintessence de la magie et il ne faut pas s’y frotter à la légère, et uniquement avec la personne que vous aimez et qui vous aime, sinon c’est malsain. Son mauvais emploi est ce qu’il y a de pire dans ce monde et dans le suivant.

- As-tu été fouettée à ce moment ? » a demandé Olaf.

« Ne poses pas de questions stupides, » a répliqué sèchement Morven. « J’aurai aimé te mener jusqu’au second degré, le pentacle. J’aimerai te fouetter durement, mais je ne dois pas, pour une raison que je ne peux pas te donner maintenant. En attendant, je vais faire passer Jan et Thur par le pentacle, plus vite cela se fera et mieux ce sera.

- Et après ? » a demandé Jan.

Elle a rougi. « Non Jan, quand tu seras passé par le pentacle, je ferai mon devoir et je t’enseignerai d’autres mystères, le mystère des mystères. Quand tu sauras en quoi il consiste, nous parlerons plus. Ce n’est pas une chose à faire à la légère. Mais maintenant nous devons discuter de beaucoup de choses, Evan Œufs de Mouette en est une. »


  • * *


Le lendemain, Thur, qui avait consulté les astres toute la nuit a annoncé : « Ce jour est mauvais pour les opérations à l’extérieur, mais il est bon pour celles à la maison donc ce n’est pas aujourd’hui que nous chercherons Evan Œuf de Mouette. Mais je sais qu’il y a une opération que nous pouvons faire à la maison, » et il a regardé en direction de Morven.

« Oui, » s’écria Jan qui eu soudain une idée, Morven rougit.

« Oui, fais de nous des grands prêtres, » a dit Thur.

Olaf s’est proposé ironiquement de les fouetter tous les deux sans attendre la nuit. Morven a protesté en rougissant, de nombreux hommes ont attendu pendant des années avant de progresser, mais elle a convenu que cela leur donnerai plus de pouvoir sur les frères, dont quelques-uns n’étaient jamais allé au-delà du triangle.

Donc, cette nuit trois d’entre eux (car Olaf malgré ses protestations, a été enfermé en bas par ce qu’il se moquait des autres) sont montés dans la chambre au premier.

A nouveau ils se sont soigneusement lavés, Morven a consacré une nouvelle fois son cercle comme avant, mais cette fois Jan était avec elle et il devait l’assister comme il pouvait dans les évocations et les chants. Puis il fut attaché comme avant, mais ses yeux n’ont pas été bandés et il a été conduit autour du cercle alors qu’elle proclamait aux directions : « Ecoutez Puissances, Jan, un prêtre et sorcière dûment consacré est maintenant bien préparé à être fait grand prêtre. » A nouveau on l’a fait courir autour du cercle guidé par la laisse. Il a ensuite été attaché à l’autel comme avant. Puis Morven a dit : « Pour atteindre ce degré sublime, il est nécessaire de souffrir et d’être purifié. Es-tu prêt à souffrir pour apprendre ? »

Jan a répondu : « Je le suis. »

Morven a dit : « Je te prépare à faire le grand serment, » et elle a frappé trois coups sur la cloche. Puis, avec l’escourge, elle l’a frappé comme auparavant, trois, sept, neuf et vingt et un coups (quarante en tout) comme auparavant. Puis elle a dit : « Je te donne un nouveau nom, Janicot. Répète après moi ton nouveau nom et dit : moi, Janicot, je jure sur les entrailles de ma mère et sur mon honneur parmi les hommes et parmi mes frères et sœurs de l’art, que je ne révélerai jamais à quiconque, aucun des secrets de l’art, si ce n’est à une personne qui en est digne, bien préparée, au centre d’un cercle magique tel que celui où je suis maintenant. Cela je le jure sur le salut de mon âme, sur mes vies passées et mes espoirs en une vie future, et je me voue à une destruction totale, si jamais je brise mon serment solennel. »

Morven s’est agenouillée et, posant sa main gauche sous les genoux de Jan et sa main droite sur sa tête elle a dit, « je veux que tout mon pouvoir passe en toi, » et elle l’a voulu au plus haut point, puis elle a détaché les pieds de Jan et la laisse de l’autel et l’a aidé à se relever comme avant.

Elle a ensuite mis de l’huile sur son pouce et touché le sexe de Jan, puis son sein droit, sa hanche gauche, sa hanche droite, son sein gauche et à nouveau son sexe (dessinant ainsi un pentacle inversé) en disant : « Je te consacre avec l’huile. » Trempant son pouce dans le vin, elle répéta les gestes en disant : « Je te consacre avec le vin. Puis tombant à genoux, elle a à nouveau dessiné le pentacle avec ses lèvres en disant : « Je te consacre de mes lèvres, grand prêtre et enchanteur. »

Elle s’est relevée et a détaché les mains de Jan et a dit : « Tu vas maintenant utiliser les outils de travail, tour à tour, » et elle lui fit prendre l’épée sur l’autel et retracer le cercle magique autour d’eux, puis elle l’embrassa.

Puis elle lui a fait faire de même avec l’athamé et il y a eu un autre baiser.

Puis elle lui a fait prendre le couteau à manche blanc qu’il a utilisé pour graver un pentacle sur une bougie et il y a eu un autre baiser.

Puis elle lui a fait prendre la baguette qu’il agita aux quatre directions et ils se sont embrassés.

Puis elle lui a fait prendre le pentacle qu’il a présenté aux quatre directions et ils se sont embrassés.

Puis elle lui a fait prendre l’encensoir et il a marché en rond avec elle dans le cercle et ils se sont embrassés à nouveau.

Puis elle prit les cordes et elle lui a demandé de l’attacher comme lui l’avait été avant puis elle a dit : « Apprends qu’en sorcellerie, il faut toujours rendre au triple. Comme je t’ai donné l’escourge, tu dois aussi me donner l’escourge, mais au triple. Là où je t’ai donné trois coups, donne neuf. Là où je t’ai donné sept, donne vingt et un. Là où j’ai donné neuf, donne 27. Là où j’ai donné vingt et un, donne soixante-trois. (Il y a une plaisanterie en sorcellerie, la sorcière sait, mais l’initié ne sait pas, qu’elle aura droit à trois fois ce qu’elle a donné, ainsi ses coups sont légers.)

Jan était nerveux, mais elle insista et il lui donna finalement le nombre de coups requis, mais les coups étaient très légers.

Puis elle dit : « Tu as obéi à la loi. Mais note bien quand tu reçois le bien tu es aussi tenu de le rendre au triple. »

Il l’a détachée à sa demande. Elle a repris son athamé et lui tenait l’épée, elle l’a conduit autour du cercle, proclamant aux quatre directions :

« Ecoutez vous les puissances, Janicot a été dûment consacré prêtre et enchanteur. ».

Puis elle fait le tour du cercle et effaça les marques avec ses pieds.

Thur fut alors appelé et Jan a fait son premier travail magique, re-tracer et re-consacrer le cercle.

Puis Thur fut fait grand prêtre et enchanteur de la même manière. Quand ce fut terminé, elle a renvoyé les esprits comme avant.


Chapitre XVIII – L’Esprit Dantilion

« Vous êtes maintenant membre de la fraternité,» a dit Morven le lendemain. « Le mieux maintenant serait d’aller chercher Evan Œufs de Mouette.

- Mais par où allons-nous commencer ? » a demandé Jan « Lorsque nous t’avons cherché nous avions au moins le nom Wanda

- Je pense que nous avons un indice, » répondit-elle. « J’ai l’impression qu’il faut chercher vers la mer, du côté de Dunbrand, je pense.

- Bien parlé, » a dit Thur. « Bartzebal n’aurait pas osé mentir alors qu’il était dans le triangle, mais nous nous n’allons pas aller à Dunbrand et demander après Evan Œufs de Mouette sans motif. Les gens en parleraient et ces discutions pourraient aller tout droit jusqu’à l’oreille de Fitz-Urse.

- Non, » dit-elle, « Va d’abord voir Simon Pipeadder, il est vieux et je pense qu’il sait beaucoup de choses. Il t’obéira maintenant que tu es de la fraternité. »

Ainsi cette nuit Thur a consulté les étoiles et a vu qu’elles leurs étaient favorables. Les trois hommes sont partis en chasse dès le lendemain matin.


  • * *


Ils sont arrivés à proximité de la ferme de Jan et Truda la gardeuse d’oies leur amena le vieux Simon. Au début, il ne fut pas très utile : « Non non, maître, c’est terriblement risqué et ces jours-ci la maîtresse est comme un démon déchaîné, elle dit que vous avez fait venir un démon des enfers, Jan, et elle va à droite et à gauche et elle asperge tout d’eau bénite, voilà ce qu’elle fait et en plus elle nous frappe.

- Oui, oui, Simon, mais comment peut-on s’emparer du château si nous n’y allons pas ? »

Simon hocha la tête avec obstination. « Non, maître, c’est terriblement risqué.

- Mais tu connais Evan Œufs de Mouette ?

- Oui maître.

- Eh bien, pour nous emparer du château nous devons combattre. Nous ne pouvons pas combattre sans risque. Penses-tu que nous sommes des lâches ?

- Que voulez-vous d’Evan Œufs de Mouette ? Il habite à l’écart et il n’est vraiment pas amical.

- Tu penses qu’il pourrait nous trahir ?

- Non, peut-être pas, il déteste les Normands. Mais il aime l’argent et il n’est pas de la fraternité.

- Mais moi j’en suis, » a dit Jan en décrivant un pentacle dans l’air avec son pouce passé entre ses doigts.

« Ô, maître Jan, maître Jan ! Tu nous as espionnés mais tu ne connais pas le chemin menant à l’intérieur d’un cercle.

- On m’y a conduit, » a dit Jan, « avec deux mots de passe et j’en ai reçu un troisième.

- Et où était celui qui t’a conduit dans le cercle ? Répondez à cette question, » souffla Simon.

« Elle était derrière moi, » a dit Jan.

« Ô, maître Jan, maître Jan, c’est magnifique, » souffla Simon. «Vous êtes vraiment de fraternité, mais jusqu’où êtes-vous allé ?

- Je suis passé par le triangle inversé et par le pentacle inversé, » répondit-t-il.

« Ô joie, je dois toujours faire ce vous dites, vous qui avez été aidé par la Demoiselle sacrée et qui êtes passé par le pentacle, » fut sa réponse. Mais en se tournant d’un air suspicieux vers Thur et Olaf : « Qu’en est-t-il de ces deux là ? Vous ne devez pas parler de ces choses devant des étrangers.

- N’aies pas peur, Simon. Thur est ce que je suis et Olaf est passé par le triangle.

- Bien, bien, je dois faire ce que vous me demandez maître, mais je n’aime pas ça, la maîtresse va me battre comme plâtre quand elle m’attrapera, je pense que je ne rentrerai plus jamais à la ferme.

- Ne t’inquiète pas, va chercher la jument noire et envois un mot pour dire que tu es malade et que tu ne peux pas venir travailler, elle y croira, » et le vieux Simon s’éloigna d’un air joyeux.

Il revint bientôt sur une puissante jument et ils chevauchèrent tous les quatre jusqu’à ce que la forêt s’éclaircisse et cède la place à des fermes disséminées. A l'orée de la forêt Simon arrêta son cheval. Olaf désigna une tache sombre à l’horizon. « Est-ce que c’est Dunbrand ? »

Simon eut un petit rire : « Oui, maître c’est bien Dunbrand. »

Les Bonder n’ont pas fait de commentaire, ils étaient bien trop loin pour en voir plus. « Y as-tu été depuis l’époque de notre père ?

- Oui, trois fois, à l’époque où l’on construisait le château.

- Mais, et le château de mon grand-père ? » a dit Jan à la hâte.

« Il avait été ravagé par un incendie, il était vieux, on dit qu’il avait été construit à l’époque du bon roi Alfred. D’autres disent même qu’avant c’était un vieux château romain, que les Bonder étaient venus de la mer et vivaient là avant que les Normands règnent sur le pays et après, mais ça tu le sais, Fitz-Urse est arrivé et il y a eu un combat.

- Et seul mon père s’en est sorti ?

- Oui, avec moi et les autres que vous connaissez... j’avais trente ans à l’époque. Seigneur, j’ai l’impression que c’était hier.

- J’irais discuter avec eux... bien comme il faut, que Dieu m’aide » s’écria Jan dans un élan de passion.

- Amen, » ont dit d’une même voix Olaf et Thur.

« Et le château ?

- Fitz Urse en a fait construire la plus grande partie, ça a commencé il y a presque vingt ans, il est à peine terminé. Il a été en terre sainte avec le bon Roi Richard.

- Il est loin d’ici ?

- Environ seize kilomètres, maître. »

Ils ont chevauché jusqu’à la mer, là ils surplombaient un petit village de pêcheurs. Simon arrêta son cheval et désigna le village. Au début ils ne voyaient rien si ce n’est la ligne brisée d’une falaise à travers la brume, puis la ligne s’est révélé être un grand rocher sortant de l’eau qui déferlait tout autour du rocher. Il y avait ensuite un pont étroit au dessus de l’abîme et ce qui dans un premier temps leur avait semblé être des rochers escarpés s’est révélé être des créneaux.

Simon désigna les rochers : « Vous voyez le point noir là, c’est une grande grotte envahie par l’eau, les pécheurs y rangent leur bateaux. De là il y a un chemin qui mène à une corniche qui surplombe les rochers et il y a une autre corniche où il y a un grand treuil avec lequel ils hissent leurs chargements, puis on arrive à une porte dérobée du château. Cela a toujours été comme ça mais personne ne peut arriver au château par là à moins d’être hissé dans un panier. C’est comme ça qu’ils ont toujours hissé ceux qui arrivaient par la mer et pareil pour les pierres qui ont été utilisées pour construire le château. »

De par sa situation le château semblait pouvoir être défendu par un seul homme contre des milliers d’assaillants, il semblait vraiment inexpugnable. Ils ont aussi vu que l’unique accès par la terre était gardé par les deux tours jumelles d’une barbacane.

« Eh bien, » a dit Thur. « Un véritable casse-tête, conduis-nous à Evan Œufs de Mouette mon bon Simon.

- C’est vrai, vous avez raison maître. Je vais le chercher. »


  • * *


« Il est là maîtres, » souffla Simon un peu plus tard en poussant un homme à l’aspect un peu sauvage. « Et vous voulez quoi avec moi ?

- On t’appelle Evan Œufs de Mouette ? » a dit Thur

« Oui, les gens m’appellent comme ça » a-t-il répondu d’un air mauvais.

« Tu escalades les falaises pour chercher des œufs de mouettes ?

- Oui. »

Thur lui montra une pièce. « Il t’arrive de chercher des œufs au château sur le roc ?

- Non maître, Fitz-Urse n’aime pas qu’on escalade ce rocher et quand il n’aime pas quelque chose, il le montre avec des flèches.

- Mais tu l’as déjà escaladé ? »

Evan l’a regardé d’un air entendu mais n’a pas répondu. Thur lui a montré une pièce d’or. L’homme a fait des grands yeux mais est resté muet.

« J’aimerais escalader ce rocher. Est-ce possible ?

- Maître, je n’ai qu’une vie et c’est pareil pour ma femme et mes trois enfants. Si quelqu’un escalade ce rocher, Fitz-Urse s’en prendra à moi et nos cinq gorges seront tranchées Il sait bien que personne d’autre n’en serait capable. »

Thur a ajouté trois pièces à la première.

Les yeux de l’homme brillaient. « Que voulez-vous ? » a-t-il demandé.

« Il y a une porte dérobée menant au château, emmènes-y moi avec quelques amis, une nuit où tout sera noir.

- Là ça serait très périlleux, mais ça serait possible au clair de lune, même s’il y a de la brume. Mais il faudra me donner vingt-cinq pièces avec la tête du roi dessus. Je peux monter et fixer des cordes, vous pourrez alors grimper en toute sécurité, mais il faudra me payer la moitié d’avance et le reste lorsque vous serez en haut. Ce que vous ferez ensuite ne me concerne pas. Avec l’agent je partirai au loin avec ma femme et mes enfants et j’achèterai une ferme. Je ne pourrais plus rester ici après ça.

- Vingt-cinq pièces d’or ? Impossible, » s’écria Thur,

- Donc c’est impossible, je ne le ferai pas pour moins, » a dit Evan en se levant comme pour s’en aller.

Thur lui fit signe de rester. « C’est une somme importante mon ami, il n’est pas facile de trouver autant d’argent. Mais si je peux l’obtenir, tu feras vraiment comme on l’a dit sans me trahir aux Normands ? »

Evan cracha : « Je n’aime pas Fitz-Urse et les siens, ça me fera plaisir de lui causer du tort si je ne risque rien. Je ne vous trahirais pas. Mais il me faut de quoi m’installer ailleurs et loin. Envoyez-moi Simon si vous avez besoin de moi, » et il s’est levé et s’en est allé.

« Vingt-cinq pièces d'or, c’est la rançon d'un roi, » s’étouffa Jan. « Avez-vous une telle somme, Thur ?

- Non, mais je pourrais emprunter. J’ai une maison, mais je ne sais pas qui pourrait me prêter cette somme. Si le bon Roi Richard n’avait pas banni tous les Juifs ça aurait été facile. Je vais essayer car je ne vois pas d’autres façons d’y parvenir et Bartzebal a clairement dit qu’Evan nous conduira sur le chemin secret. »

Le vieux Simon arriva couvert de bandages.

« Que s’est-il passé mon bon ? » demanda Jan.

« Ce n’est rien, maître. J’ai été attaqué par un sanglier. En réalité c’est Kit qui m’a fait ça avec son couteau et il m’a soigné. Je dirai à la maîtresse que j’ai été blessé, que je me suis évanoui et que je ne suis revenu à moi que plusieurs heures plus tard. Je vais dire que je ne vais pas travailler pendant quelques jours, un homme qui a été à moitié tué ne peut pas travailler tout de suite. »

Jan a fait des grands yeux. « Ah c’est comme ça ? Je me souviens qu’il t’est déjà arrivé quelque chose comme ça l’an dernier, c’était aussi simulé ?

- Oui maître, je deviens trop âgé pour être roué de coups. »

Thur et Olaf ont éclaté de rire, Jan a finalement fait de même puis ils sont tous retournés chez eux.

Quand Thur arriva chez lui Morven l’accueilli en disant : « Frère Stephen vous a attendu toute la journée, j’ai peur qu’il soupçonne quelque chose, mais dites-moi comment vous en êtes-vous tiré ?

- Pas trop bien mais pas trop mal non plus, » répondit Thur avec lassitude. « Nous avons trouvé Evan Œufs de Mouette. Il peut nous aider si on lui donne de l’argent mais il demande une très forte somme et je ne vois pas comment trouver autant d’argent mais nous y arriverons d’une façon ou d’une autre, n’aies crainte.

- Mais que veut Stephen ? (à ce moment Frère Stephen s’est précipité pour saluer Thur.)

« Je voudrais vous parler, Thur, seul à seul » et il regarda Morven.

Thur la congédia d’un hochement de tête. « Parlez librement mon ami, il n’y a personne pour nous écouter. »

Stephen hésitait. « Ce que j’ai à vous dire doit rester secret pour vous sécurité comme pour la mienne.

- Je serai muet comme une tombe, » a dit Thur.

« Thur, je pense que vous vous êtes souvent demandé ce que je fais ici. Vous savez que j’avais mon école à Paris. »

Thur hocha la tête.

« Thur, tu as vu mon horoscope, Jupiter est en conjonction avec le soleil et tous les autres signes indiquent la même chose. Je peux faire de grandes choses pour moi, pour d’autres, et pour mon pays, d’une façon dont on se souviendra pour toujours. Maintenant et dans le mois qui vient, j’aurai une opportunité dans cette petite ville de St. Clare et nulle part ailleurs. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?

- Comment le saurais-je ? » a dit Thur « Je sais, je l’ai vu, mais peut-être y avait-il une erreur dans les calculs ?

- Mais nous l’avons fait vérifier par de nombreux astrologues avant que je vienne ici et ils ont tous raconté la même histoire. C’étaient des astrologues qui venaient de France, d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne, de Bohême et des Maures païens, tous disent la même chose, même mon ami Lothaire di Signi. »

Thur hocha la tête. « Lothaire m’a ici pour essayer de comprendre. C’est important pour lui comme pour moi, son horoscope le montre aussi. Vous savez, il doit avoir ce qu’il veut, gagner du pouvoir. - Comment puis-je vous aider mon ami ? » a demandé Thur

« Thur, j’ai réfléchi, j’ai regardé et j’ai attendu. Je crois que j’y vois clair maintenant. Vous pratiquez la haute magie et l’art magique. Cette fille Morven me hante, je rêve d’elle, Thur, vous devez faire de la magie pour moi. Aidez-moi à avoir du pouvoir pour que je puisse repartir. »

Thur le regardait : « Magie est un mot impie, qu’en dirait le seigneur abbé ?

- Il dirait : rajeunis-moi ou ce sera le bûcher » répondit Stephen « Et moi Stephen je dis : travaillez pour moi ou dans l’heure, les hommes de l’abbé prendront cette maison d’assaut, Thur. Vous pensiez pouvoir faire ce que vous avez fait il y a deux nuits sans être remarqué ? »

Thur demanda : « Qu’ai-je fait ?

- Thur, la moitié de la ville a entendu des voix qui hurlaient bien après minuit.

- Est-ce qu’un homme n’a pas le droit d’inviter des amis à faire la fête ?

- Ce n’était pas le chahut d’hommes qui font la fête. Il y avait aussi la fumée et des odeurs d’encens, tu as parfumé la moitié de la ville et une heure après minuit il y a eu une explosion de fumée noire... les veilleurs l’ont vu et tremblaient dans leurs chaussures en disant ‘Le diable lui-même est venu chercher le médecin et les siens.’ Puis quand ils vous ont vu tous les deux hier matin, ils ont dit ‘Maître Thur doit être parent avec le diable lui-même.’ La moitié des commères de la ville sont allées à l’abbaye. J’ai eu beaucoup de mal à calmer le vieil homme. Il voulait vous faire arrêter tout de suite et vous soumettre à la question. J’ai dû beaucoup mentir, j’ai dit que je savais ce que vous faisiez et que je vous ferais travailler pour lui. Il faut vraiment que vous fassiez quelque chose pour lui, Thur, si vous le pouvez, au moins pour votre sécurité et votre intégrité physique, si vous n’avez pas d’autres raison de le faire, mais vous devez tout d’abord travailler pour moi.

Thur, invoquez les esprits pour moi cette nuit, sans cela les hommes de l’abbé vous arrêteront dans la demi-heure, deux frères m’attendent dehors je dois me hâter. Ils ont une lettre cachetée pour l’abbé, n’imaginez pas qu’en me poignardant vous pourrez me réduire au silence et régler ce problème. Vous devez m’aider, Thur.

- Je vais vous apporter toute l’aide possible, mais vous, allez-vous m’aider ?

- Comment ?

- Je veux de l’argent et je veux que l’abbé me laisse en paix pendant quelque temps.

- Je peux calmer l’abbé pendant un certain temps, mais je n’ai pas d’argent, Thur. Vous ne pouvez pas vous procurer de l’argent par magie ?

- Bon, calmez l’abbé. Je ne peux pas faire d’argent, je ne suis pas un maître, juste un débutant, les esprits ne me donnent que des conseils. Attendez, je vais vous raconter mon histoire. »

Stephen écouta attentivement. « Je pense que je commence à comprendre, » a-t-il dit. « Et bien invoquez les esprits pour moi, pour ce qui est de l’argent, je pense que je peux vous aider, l’abbaye a beaucoup d’or dans ses caisses, mais elle ne peut pas en prêter.... L’Eglise interdit l’usure. Mais, vous pouvez vendre votre maison pour disons, vingt pièces d’or et la racheter dans trois mois pour disons trente pièces, l’abbaye fait souvent de telles choses et on peut s’arranger pour que vous puissiez y rester pendant trois mois ou plus. Si vous vous emparez du château, vous aurez de l’or et vous pourrez rembourser. Sinon… eh bien, je pense que vous n’aurez plus besoin d’une maison. » Thur fit une grimace. « Vos conditions sont exorbitantes, mais les emprunteurs n’ont pas le choix. »

Stephen s’est levé. « Eh bien, C'est réglé, je vais parler à l’abbé, je vais lui dire qu’il n’était pas question de magie, que vous aviez des amis à la maison, que vous avez fait brûler des remèdes et que cela s’est mal passé. Bon, quelle nuit allez-vous invoquer les esprits pour moi ? »

Thur réfléchi. « Je dois consulter les astres et mes parchemins, mais je sais que vos étoiles sont favorables. Je vais tout préparer aujour... venez demain soir. »

La nuit suivante, un jeudi, la septième nuit de la nouvelle lune, Stephen a frappé à la porte et il fut admis dans la maison. Après les salutations, Thur a dit : « J’ai cherché dans les parchemins, je pense que Dantilion est le meilleur esprit pour ce que vous voulez, c’est un duc, grand et puissant. Son rôle est d’enseigner tous les arts et les sciences et de donner des conseils secrets car il connaît les pensées de tous les hommes et il peut les modifier à sa guise. En tout cas c’est ce disent les parchemins. Cette nuit est une nuit favorable pour le convoquer. Morven et moi nous avons fait les pentacles pour l’invoquer si vous en avez le courage.

- Je ferai face au diable lui-même, » a-t-il répondu, « Thur, j’ai parlé à l’abbé, vous pouvez avoir l’or. Signez ce parchemin, vous vendez votre maison et tout ce qu’elle contient pour vingt deux pièces et vous pourrez la racheter pour trente-deux pièces dans un délai de six mois. Cela vous convient-il ? Ce sont les meilleures conditions que j’ai pu obtenir de l’abbé.

- Oui, les emprunteurs ne peuvent pas être difficiles, » grommela Thur « Venez maintenant, » et il a ouvert la voie jusqu’à la pièce où Morven attendait à côté d’un bain d’eau chaude. Stephen, qui connaissait un peu la théorie de l’art magique, a regardé avec un œil critique et intéressé Thur qui s’est baigné puis qui exorcisa l’eau, avant de se purifier lui-même, puis Morven pris sa place et Stephen fut purifié à son tour. Ceci fut fait, exactement comme lorsqu’ils avaient évoqué Bartzebal, puis Thur a pris sa tenue de lin et il en a donné une à Stephen qui s’apprêtait à monter au grenier.

« N’avez-vous pas de tenue pour Morven ? » a demandé Stephen. « Il n’est pas convenable qu’une femme soient nue comme Dieu l’a faite en présence d’hommes qui eux sont vêtus. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’elle a fait de sa pudeur, » a dit Stephen pour exprimer son mécontentement et sa mauvaise humeur tout en la regardant avec désapprobation. Ce n’était pas le fait que Morven soit nue qui lui posait problème, ce qui le gênait c’est que les hommes étaient vêtus alors que Morven ne l’était pas. Si la nudité était nécessaire au rite, pourquoi pas, si non alors tous devaient être vêtus. Voilà ce que pensait Stephen. Il savait que l’usage voulait qu’une sorcière pratique nue pour exprimer tout son pouvoir, mais à sa grande surprise, il n’aimait pas que cette sorcière là obéisse à la loi.

Il savait qu’ils allaient faire venir des esprits, probablement grâce au pouvoir de Dieu, mais son austérité naturelle était telle qu’il faisait une séparation naturelle entre le sexe et Dieu. Il ne considérait pas le sexe comme un péché, il y avait été bien trop confronté. Dans les abbayes régnait une grande débauche, mais il n’avait jamais pu accepter que les choses de l’esprit puissent avoir un lien avec celle de la chair. Lorsque Stephen Langton s’est approché de Dieu, il a voulu oublier jusqu’à l’idée de sexe. Il connaissait de réputation certaines pratiques de l’art magique, il savait qu’on disait que ces choses étaient nécessaires, mais il ne s’en approchait qu’avec une certaine inquiétude. N’était-il pas possible que les choses se fassent selon ses propres principes ?

Mais il devait faire ce qu’on lui disait, il était guidé par un esprit plus fort que le sien. Il connaissait son destin s’il rentrait en ayant échoué dans sa mission, surtout si sa propre faiblesse était responsable de cet échec. Pourtant une petite voix lui disait qu’il ne devrait pas chercher à atteindre ses ambitions de cette façon. Cependant il fut surpris et impressionné par tous ces objets, la rigueur de la purification, les citations des Saintes Ecritures et la mention répétée du nom de Dieu. Il s’attendait à quelque chose de légèrement négatif et même de diabolique ou du moins quelque chose qui s’en rapprochait, mais là il était face à quelque chose de si proche d’un service religieux que son esprit avait été élevé jusqu’au sublime et seule la vue de Morven a pu le faire revenir sur terre.

« Nous nous réunissons pour adorer Dieu, » a-t-il dit, « pour le supplier de nous permettre d’accomplir des merveilles. Enfile tes vêtements, femme, puisque tu vas te trouver en présence de Dieu. »

Thur s’est arrêté un pied sur l’échelle et a tourné la tête vers Stephen, la lumière de la lanterne projetait de grandes ombres sur les murs, donnant aux êtres humains l’apparence de géants. Troublé et plein de doutes, Thur a tourné la lanterne pour qu’elle éclaire le visage de Stephen sur lequel Thur pu lire qu’il était blessé et choqué. « Nous devons faire comme les rites le commandent, Stephen, » a-t-il dit. « Morven m’est indispensable dans l’art, je ne peux pas travailler sans elle. Vous savez qu’elle est une sorcière et elle doit donc être comme sont les sorcières, sans cela son pouvoir n’aura aucune efficacité. Oubliez ce qui vous distrait si vous voulez réussir. Concentrez-vous sur vos propres désirs, car si vous vous laissez perturber par la vue de Morven, ou par tout autre chose, vous perdez tout votre pouvoir. Vous devez vous habituer à la nudité, vous savez bien qu’un des plus vieux trucs des esprits malicieux est d’apparaitre sous l’apparence d’une femme nue pour tenter de détourner l’esprit de son objet, il ne faut pas que vous puissiez être perturbé par de telles choses.

- Mais, » a dit Stephen « Dieu est un fait inéluctable. La nudité en est un autre. Les deux sont tout aussi exacts dans leurs propres domaines, mais mon esprit a du mal à les associer, ça aurait un gout d’impiété et de blasphème. Ainsi je proteste contre ce blasphème.

- Stephen, » a dit Thur, « Il y a un instant vous avez dit que cette femme était comme Dieu l’avait faite, comment cela peut-il être un blasphème ? Dieu ne peut pas blasphémer. Morven doit être avec nous et nous ne devons pas limiter son pouvoir. Elle entre dans le cercle en étant mon disciple et vous êtes celui qui implore la grâce de Dieu. Nous agissons comme Dieu le veut, et si Dieu le veut, elle sera comme l’exige le rite. S’il ne daigne donner suite à nos demandes si le rite n’est pas pratiqué comme il se doit, qui êtes-vous, vous, un simple mortel, pour y trouver à redire ? »

Stephen avala sa salive. « J’ai peur, » dit-il sans ambages.

« N’ayez pas peur, concentrez-vous sur vos projets et sur celui qui vous a envoyé ici, il n’aurait pas de tels scrupules. Ne vous éparpillez pas, concentrez-vous sur vos désirs. Ne faites pas attention à des broutilles, sans cela nous échouerons.

- Je vous suis, » a dit sinistrement Stephen évitant d’en dire plus et en faisant de gros efforts pour surmonter sa haine pour la beauté de Morven. Oui, il avait soudain compris, voilà ce qu’il détestait. Si seulement elle n’était pas si belle, si exquise !

Mais dès qu’ils sont entrés dans le grenier son esprit fut distrait par les signes étranges tracés sur les murs. Puis il y a eu la merveilleuse cérémonie pour tracer le grand cercle, la consécration du feu, l’allumage des bougies, l’encens, dans ce cas il s’agissait de cèdre, de rose, de cannelle, de santal et d’aloès. Puis il y a eu la longue évocation et l’appel répété : « Viens Ô Dantilion! Dantilion viens ! Etant exalté par le pouvoir du Très-Haut, je te le dis, obéis au nom des puissances, Liachadae et Balachinensis, Paumachia et Apolgiae Sedes et les puissances Liachadae et les ministres de la maison de la mort. Je t’évoque et en t’évoquant je te conjure par le pouvoir du Très-Haut, je te dis ‘obéis !’ Au nom de celui qui dit, et la chose arrive, lui à qui obéissent toutes les créatures et tous les êtres. Moi que Dieu a fait à l’image de Dieu qui est le créateur et qui a donné son souffle de vie. Viens... au nom de celui qui est la voix et le miracle de Dieu tout-puissant, Eo, fort et indicible. Ô toi esprit Dantilion, je te dis ‘Obéis !’ Au nom de celui qui dit, et la chose arrive. Et par chacun de ces noms de Dieu : El, Elohim, Ehyah, Asher, Zabbaoth, Elion, lah, Tetragrammaton, Shaddai, Seigneur Dieu Très-Haut. Par ta force je dis ‘Obéi’. Ô esprit Dantilion apparais à son serviteur maintenant devant ce cercle. Par le nom ineffable Tétragramme, Jéhovah. Dont le son puissant est exalté fortement, les piliers sont écartés, les vents du firmament gémissent puissamment, la terre tremble et toutes les choses du ciel, de la terre et des domaines des ténèbres sont dans la tourmente et se mêlent dans le tonnerre. Viens Ô Dantilion ! Dantilion viens ! »

Stephen regarda la pièce emplie de fumée épaisse d’encens.

« Viens Ô Dantilion ! »

La fumée se tordait et formait des formes qui disparaissaient presque aussitôt. Le cœur de Stephen s’est mis à battre plus vite et dans ses veines naissait cette frénésie occulte d’excitation qui accompagne la fixation de la volonté sur le désir. Le pouvoir ! De régner sur les rois. De créer une nouvelle loi pour que toute son Angleterre bien-aimée puisse obéir à la même loi et avoir la même protection. Il ne devait plus y avoir de serfs et les hommes devrait être libres d’aller, d’aimer et d’adorer où ils voulaient et voilà le don de Stephen de Langton.

« Viens Ô Dantilion ! Dantilion, viens ! »

Stephen s’agitait avec inquiétude, sa grande concentration le fatiguait, la fumée de l’encens devenait plus dense. Cela commençait à le faire souffrir mais il avait décidé de tenir bon. Il devait avoir le pouvoir, le pouvoir de régner sur les rois. A un moment sa concentration a baissé, les bras croisés, il regardait Morven remettre de l’encens. Une jeune fille, non, une fleur, une fleur de chair, sa bouche était comme un bouton de rose. Il se secoua, il ne devait pas avoir de telles pensées, il devait rester concentré, il ne devait pas vaciller le moins du monde. Il se secoua encore plus énervé. « Le pouvoir ! »

Il regarda la fumée qui montait il remarqua maintenant qu’elle circulait en un flux régulier à l’extérieur du cercle comme entrainée par un vent puissant. La pièce n’était maintenant plus du tout visible alors qu’il n’y avait absolument pas de fumée à l’intérieur du cercle. Il pouvait imaginer qu’il y avait des esprits dans ce nuage dense, mais ils étaient invisibles. Est-ce que la cérémonie ne s’arrêtera jamais ? Il ne devait pas penser à de telles choses, il devait se concentrer. Il savait que son esprit devait rester concentré mais il avait l’impression qu’une épée lui traversait le cerveau à cause de l’intense effort de concentration. Il rassembla ses pensées dans un suprême effort et se concentra avec une vigueur renouvelée.

Puis la fumée a frémi alors qu’un vieil homme, portant un gros livre, s’est avancé et s’arrêta à la limite du cercle. Pendant une seconde, Stephen a pensé qu’il s’agissait d’un homme qui était venu dans la pièce pour une raison ou une autre, mais il y avait une telle apparence de pouvoir dans ses yeux, un regard d’une beauté terrible sur un visage impressionnant, où l’on ne descellait ni la faiblesse humaine, ni la pitié, ni la miséricorde, il s’agissait d’un esprit. Ses yeux vous glaçaient l’âme et pourtant ils étaient affables. Il irradiait de pouvoir. Derrière lui on pouvait voir dans la fumée une foule de visages, des hommes et des femmes, se désagrégeant et se reformant.

La voix de Thur est passée de l’autoritaire à la douceur d’un salut, mais l’esprit l’a ignoré totalement. En cherchant Stephen, il dit : « Un mortel qui sait ce qu’il veut ! Voilà qui est intéressant. Des gens qui se piquent d’occultisme nous dérangent sans vraiment savoir pourquoi et ils cherchent à nous mêler à leurs petites affaires, comme c’est ennuyeux. Si nous devions leur accorder toutes les faveurs qu’ils demandent, cela aurait presque toujours l’effet inverse à celui recherché. Mais tu sais ce que tu veux. Les fous demandent souvent à devenir rois, alors que les rois n’ont que le pouvoir que leur donnent leurs ministres, mais tu as la bonne attitude et on doit pouvoir t’accorder ce que tu demandes. Je note aussi que tu ne demandes pas le bonheur.

- Le bonheur ! » La pensée a frappé Stephen comme une gifle, il a regardé Morven, mais maintenant sa beauté l’avait séduit, sa grâce, ses lèvres rouges, la ligne douce de ses bras, ses deux petits seins. Elle a vu son regard se modifier et elle secoua la tête impérativement.

Stephen a dit : « Non. Non. Non ! » criait son esprit. Le bonheur n’était pas pour lui. Il devait avoir une vie de pouvoir. Gouverner les hommes et les royaumes. Il n’avait pas le temps pour le bonheur!

Il a vu que Dantilion riait. « Tu as passé le test avec succès, l’ami, » dit-il. « Tu veux devenir cardinal et archevêque. Ça peut se faire avec le temps. Écoute maintenant. L’archevêque Hubert Walter est décédé il y a plus d’un an et les gens pensent qu’aucun successeur n’a encore été désigné. Mais, en secret, à minuit, les moines de Canterbury ont élu Reginald leur sous-prieur et l’ont envoyé à Rome pour confirmation. Mais le secret s’est ébruité et Jean sans Terre, dans sa rage, va forcer les autres à élire John Gray et l’envoyer à Rome pour confirmation. Le pape va dire que les deux élections sont nulles et demander une nouvelle élection, en sa présence, par les représentants des moines. Va donc à Rome sans tarder avec ce que tu sais. » Il fit une pause : « Tu as maintenant vu comment m’appeler, avec une volonté aussi forte que l’acier et un esprit aussi clair que la glace. » Il regarda autour de lui en réfléchissant. « Tu auras besoin de quelqu’un, une femme c’est mieux, une sorcière de préférence bien sûr, une religieuse peut-être, un jeune garçon peut parfois faire l’affaire comme médium entre le monde des hommes et celui des esprits. Quelqu’un qui peut générer beaucoup de pouvoir, comme cette fille.

Je vais m’en aller maintenant. Rappelles-toi tout ce que je t’ai dit. Il est inutile de me congédier. Je m’en vais, » et il s’est dissout dans la fumée.

« Vous avez de grands pouvoirs, » haleta Thur car lorsque l’esprit disparu, la fumée a tout à coup envahi le cercle. Ils se sont précipité vers l’échelle en toussant et crachant puis ils se sont précipité vers une fenêtre qu’ils ont ouvert en grand pour trouver de l’air frais.


Chapitre XIX – Des Châteaux et des Terres

Les rayons de la pleine lune avaient du mal à percer la brume marine alors que Jan, Thur et Olaf répartissaient leurs hommes dans plusieurs petits bateaux de pêche. Olaf a été envoyé avec dix archers, ils devaient se placer près de la barbacane et stopper toute personne entrant ou sortant du château, et aussi (mais il ne le savait pas) faire en sorte que si l’attaque échoue un des Bonder puisse survivre et perpétue la lignée. Tous les hommes valides de la confrérie venant de la forêt étaient là, avec les six hommes de Jan et des pêcheurs, qui étaient aussi membre du culte des sorcières et qui étaient de bons grimpeurs.

Jan et Thur ne se faisait aucune illusion, s’ils échouaient il n’y avait que très peu de chance qu’il y ait des survivants dans leur camps. Mais ils avaient de bonnes chances de réussir s’ils parvenaient à ne pas se faire remarquer. Leur plan était bien préparé. Fitz-Urse, sa femme et Ruad, leur second fils avaient quitté le château à cheval avec vingt hommes d’armes et de quelques serviteurs. Il se disait qu’ils n’allaient pas revenir avant plusieurs jours. Cela signifiait qu’il ne resterait pas plus de trente combattants et une vingtaine de serviteurs au château. Ils savaient qu’il y aurait parmi eux au moins six hommes qui monteraient la garde dans la barbacane et qui seraient donc incapables d’aider leurs compagnons du château, à condition de parvenir à prendre le contrôle du pont-levis avant que l’alarme ne soit donnée.

Evan Œufs de Mouette était dans son petit bateau avec son épouse et leurs enfants et une partie de leurs biens. Il est sorti et s’est tourné vers Thur et a dit : «. Je suis là, montrez-moi l’or. »

Thur lui a montré les vingt-cinq pièces, puis les a remis dans une petite bourse. « Au sommet du rocher, » a-t-il dit.

Evan grogna. « Un homme va risquer sa vie pour pouvoir se chercher une nouvelles demeure et de nouveaux compagnons.

- C’est toi qui l’a décidé, » lui a répondu Thur.

Evan grogna plus fort que jamais. « Allons-y, » et il est sorti du petit bateau d’un air maussade.

Les autres bateaux le suivirent avec un bruit sourd et ils furent bientôt à l’entrée de la grotte. Il avait une sorte de plage pour débarquer, taillée dans le roc et quelques anneaux pour amarrer les bateaux. Evan a désigné quelques bateaux échoués sur le sable à l’intérieur de la grotte. « Les bateaux de Fitz-Urse, » grogna-t-il. Silencieusement, ils ont amarré leurs bateaux et ont débarqué. Evan les a conduits jusqu’à des marches taillées dans le roc et menant à une crête aboutissant à un espace mesurant environ six mètres de large sur quinze de long au dessus de la mer. Au dessus la falaise se perdait dans la brume.

« La falaise est juste au-dessus, » dit Evan. « Là haut ils ont un grand treuil. Ils portent les choses jusque là avant de les hisser et c’est pareil pour l’équipage des bateaux. Ils font pareil pour descendre, » grogna-t-il presque pour lui-même. « Ils pensent qu’il n’est pas possible de grimper là-haut, mais comment des hommes auraient-il pu monter la première pierre s’il n’avait pas moyen de monter avant que le pont ait été construit ? »

Il les a conduits à l’extrémité de la plate-forme où le rebord continuait un peu, puis s’arrêtait brusquement. Ils entendaient la mer rugir leurs pieds. Evan déroula une corde qu’il portait sur les épaules, elle avait une boucle à une extrémité. Il a accroché cette boucle à une roche et a désescaladé le rocher jusqu’à quasiment disparaître de leur vue sur une corniche ayant à peine la largeur de son pied. Les autres l’ont suivi avec prudence. Quand ils l’eurent rejoint, Evan s’est déplacé vers la droite, la corniche était étroite et glissante, mais il y avait des prises pour s’agripper, il a ainsi continué jusqu’en haut. Puis la voie était bloquée par une masse de roche en saillie mais une corde en descendait. Evan s’est hissé avec la facilité d’un grimpeur chevronné, et même s’il y avait des prises pour les mains et les pieds, les autres avaient du mal à le suivre et avançaient avec lenteur.

Puis il y a eu un autre rebord plus large et plus facile que le premier, ce rebord menait lui aussi à une fissure dans la roche, elle faisait à peine soixante centimètres de large. En s’aidant d’une corde qui pendait et en poussant des épaules et des genoux contre les parois, ils progressaient lentement. En arrivant au sommet un péril encore pire les attendait, ils devaient ramper lentement et patiemment le long d’une corniche étroite au-dessus de laquelle s’avançait la falaise, ainsi ils ne pouvaient ni se redresser ni trouver de bonnes prises et pour encore empirer les choses ce rebord penchait vers le bas. Il était impossible de fixer une corde et la mer frappait la roche avec fureur une centaine de mètres plus bas.

Un homme juste derrière Jan a glissé, il est resté suspendu un instant par les mains, puis est tombé en poussant un cri dans l’obscurité. « Faites attentions bandes de fous ou vous êtes perdu ! » a dit Evan Œufs de Mouette. Mais après un virage, la corniche s’est faite plus large puis il y a eu une nouvelle fissure dans la roche mais une corde était fixée et elle était franchement la bienvenue. Haletant et le souffle court, Thur et Jan sont arrivés jusqu’en haut, mais non sans avoir entendu deux autres cris et le choc des corps arrivant en bas.

« Que Dieu ait pitié de leurs pauvres âmes, » a dit Jan en se signant pieusement.

Evan, l’air maussade regardait les hommes qui apparaissaient. Lorsque le dernier est arrivé, il a dit : « J’ai rempli ma mission, donnez-moi mon dû. » En silence, Thur lui a remis la bourse. Evan la soupesa dans sa main et sans un mot il a empoigné la corde et disparu.

Jan et Thur ont regardé autour d’eux avec curiosité. Ils étaient sur une petite plate-forme d’environ trois mètres de large et neuf mètres de long. Devant eux il y avait un très grand treuil et une potence, un chemin conduisait à un mur d’environ six mètres de haut avec une petite tour dotée d’une porte sur le côté.

Thur souffla. « J’ai bien l’impression qu’il s’agit là d’un vestige de l’ancien château et non de l’œuvre des Normands. »

Ils se sont rapprochés et Thur a collé son oreille contre la porte. Satisfait, il est retourné à la plate-forme où il y avait le treuil et a aidé un homme grand et robuste à se mettre sur pied. « Smid, est-ce que tu peux ouvrir cette porte pour moi ? »

Smid, encore essoufflé, a examiné la porte comme quelqu’un du métier, il l’a jaugé avec prudence puis il l’a secouée. « Je pense qu’elle est fixée par une barre et des verrous en haut et en bas. »

Tous écoutaient attentivement, il n’y avait aucun bruit de l’intérieur.

« Fitz-Urse pense que personne ne peut arriver par ici sans employer le treuil, il n’a donc pas jugé bon de mettre une sentinelle ici et Bartzebal nous a dit que nous pourrions venir de cette manière et tuer en son nom, alors j’ai tout risqué en partant du principe qu’il n’y aurait personne ici, » murmura Thur. « S’il y avait eu quelqu’un nous n’aurions eu d’autres choix que de revenir par la voie périlleuse que nous avons pris avec Evan. Nous verrons bientôt si Bartzebal était sincère avec nous. »

Pendant ce temps, Smid a tiré une grosse vrille de sa poche et a percé méthodiquement un cercle de trous dans la porte. La vrille traversait le bois sans faire de bruit. Il a ensuite relié ces trous avec une petite scie et il pu enlever un gros morceau de la porte. Smid, en insérant son bras, débloqua la barre, puis en s’aidant d’un outil réussit à tirer les verrous du haut et du bas. La porte grinça en s’ouvrant et le groupe a débouché dans une grande cour. A leur droite il y avait un grand bâtiment, sans doute le logis seigneurial. Comme le seigneur était absent, seules les servantes devaient être là, il n’y avait pas urgence. A gauche il y avait les écuries. Vers le mur d’enceinte il y avait un long bâtiment pas très haut d’où venait de gros ronflements et une odeur qui laissait penser qu’il s’agissait de la cuisine, il n’y avait donc là non plus aucune urgence. Il y avait un bâtiment plus grand, sans doute, le casernement, puis une tour ronde et les dépendances et les dépôts. Ensuite il y avait les tours jumelles du corps de garde. A droite il y avait un nouveau un pan de mur et une énorme tour ronde, le donjon, là le mur rejoignait le logis et complétait le cercle.

Thur observa tout avec les yeux d’un soldat. Il a rapidement placé six hommes devant la cuisine avec des ordres stricts : ils ne devaient rien faire avant d’entendre des cris de luttes ailleurs, à ce moment ils devaient entrer et tuer tous ceux qu’ils rencontraient. Ils devaient ensuite rejoindre les autres combattants. Vingt hommes furent postés devant le casernement avec les mêmes ordres, attendre et ne rien faire. Il a posté six autres hommes devant le logis seigneurial avec ordre de tuer tous ceux qui sortirait mais de ne rien faire d’autre. Il a ignoré le donjon : « Il n’y a jamais personne là-dedans, sauf en cas de guerre, » a-t-il murmuré. Il a conduit les trente hommes derniers à la guérite. Il savait qu’il y aurait là des hommes en armes montant la garde et aucun de ses hommes n’avaient d’armure mais s’ils en avaient eu, ils n’auraient pas pu escalader les falaises.

Il y avait une porte dans chacune des tours jumelles mais heureusement elles n’étaient pas fermées. Thur suivi de la moitié des hommes s’est dirigé vers une des portes, Smid le forgeron, avec les autres, vers l’autre et ils ont jeté simultanément un œil dans les salles de gardes des tours. Une torche accrochée à un mur éclairant mal, révéla deux hommes assis à une table en train de jouer aux dés en regardant vaguement du côté du treuil, de la herse et du pont-levis. Des ronflements montraient que d’autres gardes dormaient par terre. Au dessus de leur tête on entendait des bruits de pas, la sentinelle sur le toit allait et venait, cherchant à se réchauffer.

Thur, suivi d’un homme, s’est glissé silencieusement dans sa salle de garde, Smid, suivi d’un autre homme, a fait de même. Un des joueurs de dés a remarqué quelque chose : « Qui va là ? » a-t-il crié, puis il a vu des hommes entrer dans la pièce. Il saisit une épée et un bouclier posés sur la table et s’est précipité en criant « Trahison. » Thur a joué de l’épée montrant toute sa dextérité, les gardes se défendaient comme ils pouvaient. Les hommes d’armes étaient quatre fois moins nombreux que les hommes de Thur. En plus ils étaient étourdis par le sommeil, mais c’étaient des soldats entraînés au maniement des armes et ils avaient des armures. Mais ils avaient enlevé leurs casques pour dormir et n’avaient pas eu le temps de les remettre. Les hommes criaient et se battaient avec acharnement. Les coups pleuvaient, on voyait bien que les gardes savaient comment manier leurs armes. Thur a vu Smid au sol la gorge tranchée, dans la lumière vacillante de la torche son sang semblait noir comme de l’encre.

Thur se battait comme un enragé. Bientôt les combats furent terminés, mais seuls douze de ses trente hommes étaient encore debout. Certains étaient blessés et gémissaient d’autres étaient couchés par terre et ne bougeaient plus. Thur était hors d’haleine et avant qu’il puisse reprendre son souffle il y a eu des bruits de pas précipités et un homme en armure arrivait des escaliers, il a empalé un des hommes encore debout avec sa pique. C’était la sentinelle du toit qui avait été averti par les bruits dans la pièce du bas. Plusieurs épées se sont tournées vers lui, il a dégagé sa pique pour la planter dans un autre assaillant. Quelqu’un s’est alors saisi de la pique avant que la sentinelle n’ai pu la retirer. Un autre a attrapé le bras de la sentinelle par derrière, il y a eu une lutte acharnée, la sentinelle fut touchée et mise hors d’état de nuire. Tout était calme à nouveau, on entendait plus que les gémissements des blessés. Thur écoutait attentivement les bruits étouffés de cris dans le casernement. Il savait que les hommes de Jan luttaient eux aussi. Mais il y avait un autre bruit qui l'inquiétait. La sentinelle du toit avait alarmé la sentinelle de la barbacane avant de descendre et les gardes criaient pour demander ce qui se passait. Il fallait à tous prix les empêcher de se joindre à la lutte avant que les hommes de Jan aient vaincu toute opposition dans le château. Thur regarda par la lucarne. Deux arches de pierre traversaient l’abîme. Un pont en bois avait été construit sur ces arches sur environ douze mètres à partir des terres et un pont-levis permettait de passer de ce pont au château. Par chance le pont était levé.

Il réfléchit un moment. Si seulement il pouvait les attirer ici ! Mettant ses mains en porte-voix autour de sa bouche, il a crié : « Au secours ! Venez ici ! Les hommes sont ivres et se battent ! »

Deux hommes avec des hallebardes se sont précipité sur le pont de bois et ont demandé : « Qui appelle ? Abaissez le pont ! » mais les hommes de Thur étaient déjà à la manœuvre et le pont-levis descendit lentement alors que deux autres hommes rejoignaient les deux hallebardiers avec fureur. Thur savait qu’ils se demandaient pourquoi on les appelait eux plutôt que la garnison. Thur appela à nouveau à l’aide.

« Qui appelle ? » ont-ils répondu. « Montrez-vous !

- Venez vite ! » hurla Thur.

« Mais qui êtes-vous ? » fut leur réponse et les hommes ont commencé à se retirer vers la barbacane en disant : « Le problème semble réglé maintenant, nous reviendrons demain matin lorsque nous pourrons vous voir."

Thur jura, mais il semblait que les hommes n’étaient pas encore totalement rassurés, ils sont retourné vers le château tout en discutant. Thur a dit : « On ne va pas arriver à les attirer ici. Il ne doit pas y avoir beaucoup d’hommes là-bas, mais chacun d’eux pourrait me coûter dix vies avant que nous arrivions à nous emparer de la barbacane. » Il a fait signe à ses hommes de prendre les arbalètes sur les murs et ils les ont rapidement encordées. A cette distance il était impossible de les manquer. Les flèches sifflèrent dans l’air et trois hommes sont tombés avec des carreaux plantés dans le visage et les autres se sont précipités dans la barbacane en criant « Trahison ! » puis ils ont claqué la porte derrière eux.

« Le reste peut attendre, » s’est dit Thur et il a ordonné de lever le pont-levis. Pendant ce temps Jan, Wat et Stammers ont conduit leur troupe dans le casernement, éclairé uniquement par une lampe vacillante, mais ils s’étaient munis de torches. Le combat tenait plus du massacre que d’une lutte. Les Saxons avaient enduré des années d’oppression et la plupart des Normands furent abattus avant d’avoir pu atteindre leurs armes, ou, pour la plupart, avant d’être réellement réveillés et beaucoup sont morts dans leur lit, sans jamais se réveiller. Des cris leur annonçaient qu’il s’était passé la même chose à la cuisine.

A ce moment il y a eu un grand tumulte dans la cour, Jan se précipita vers la porte. Un grand homme avec une longue épée et accompagné de deux écuyers avec des flambeaux émergea à la porte du logis. Il s’agissait de Fulk Fitz-Urse, le fils aîné de Fitz-Urse dont Thur pensait qu’il était au loin. « Qu’est-ce que c’est ? Qu’est ce qui se passe ? » Hurla-t-il de sa grosse voix. « Vous voulez vous battre espèce de vermine ? Calmez-vous ou je vous fouette tous. » Il était en colère et hurlait des menaces en direction du casernement mais alors que Jan regardait, un carreau d’arbalète est apparu sous le menton de Fulk, ses genoux se sont pliés et il est tombé à plat ventre sur les pierres avec fracas. Presque simultanément, ses écuyers ont chancelé et se sont eux aussi effondrés. Les hommes placés devant la porte du logis avaient obéi aux ordres et leur ont tiré dans le cou, par derrière, les tuant sur le coup. Ainsi, au moment où Thur a atteint la cour, plus un seul membre de la garnison n’était encore en vie, à l’exception de quelques domestiques, tous Saxons et un prêtre itinérant qui se trouvait là par hasard pour passer la nuit.

« Le château est à nous ! » a dit triomphalement Jan.

« Pas tout à fait, » a dit Thur, « écoute ». Il y a eu un craquement venant du côté de la porte. Ils se sont précipités vers elle en courant malgré leur fatigue. Le bruit venait de la barbacane. « Ils descendent le pont-levis, » a dit Thur. « Ils vont chercher de l’aide. Je me demande où ils vont aller ? Ils ne vont probablement envoyer qu’un seul homme. Si c’est bien ça, Olaf va s’en occuper. Thur se demandait combien d’ennemis il pouvait bien rester. Deux hommes pourraient en arrêter cinquante dans ces escaliers étroits. "

« N’y a-t-il rien à faire » a demandé Jan.

Thur a réfléchi. « Vas avec tous les hommes et cherchez toute la paille des écuries, faites en des bottes, prenez tout le bois, l’huile et la graisse que vous pouvez trouver, ramassez le jonc sur le sol dans le logis s’il n’y en a pas assez et apportez des torches. »

Quand tout fut fait comme Thur l’avait ordonné, la porte fut ouverte en grand, le pont-levis est tombé avec fracas, les hommes se sont élancé avec de grosses bottes de paille qu’ils ont empilées contre la porte menant aux tours jumelles de la barbacane. On y a rajouté du bois enflammé et l’huile. Des carreaux d’arbalète furent envoyés vers les hommes portant la paille, mais les bottes de paille les protégeaient et dès que la paille fut en feu, la fumée faisait qu’il était impossible de viser. Les hommes de Thur n’ont donc pas subit beaucoup de dommages. Avec l’huile et la graisse le feu brulait bien et la fumée tourbillonnait jusqu’au ciel, Thur et Jan pouvaient imaginer qu’ils voyaient Bartzebal exulter dans les flammes et la fumée. Des hommes se sont approchés avec des piques et des seaux d’eau pour contenir le brasier contre les portes et empêcher qu’il ne se propage vers le pont. Protégés par la fumée d’autres hommes ont amené des poutres avec lesquels ils ont facilement enfoncé les portes partiellement calcinées. L’eau a rapidement éteint ce qui restait des feux mais la fumée tourbillonnait toujours vers le ciel quand les hommes ont monté l’escalier avec prudence. Personne n’a opposé de résistance, dès que les portes avaient été brisées la fumée s’était engouffrée dans une cheminée et lorsque les hommes de Thur sont arrivés, ils sont tombés sur quatre hommes qui suffoquaient à cause de la fumée. La porte extérieure était ouverte et le pont-levis baissé. Un messager avaient été envoyé pour demander des secours mais il était tombé sur Olaf et sa troupe et il fut immédiatement tué. Thur pouvait enfin respirer, le château était à eux, au moins jusqu’au retour de Fitz-Urse.

Le lendemain, en interrogeant les serviteurs effrayés, ils ont appris que Fitz-Urse ne devrait pas revenir avant plusieurs jours. Ils se sont donc préparés à soutenir un siège. Ils sont allés chercher des provisions au village de pêcheurs dont les habitants avaient juré de garder le secret. Comme certains des leurs étaient impliqués dans l’affaire, Thur se dit qu’ils allaient tenir parole.

Les portes brûlées de la barbacane furent réparées et Olaf a été envoyé vers Morven avec de bonnes nouvelles et pour instruction de se réfugier dans la forêt à Deerleap, avec les forestiers. Car, comme l’a dit Thur : « Si on découvre que je suis dans le château, ou que j’ai joué un rôle dans son attaque, les Normands ne manqueront pas de se venger sur ma maison. »

Puis Thur s’est occupé de soigner les blessés des deux camps.

Le lendemain ils n’ont fait que se préparer à la contre attaque. En inspectant les lieux ils ont constaté qu’il y avait sur place un bon stock de vivres et d’armes. De la vaisselle en argent était rangée dans les armoires du logis seigneurial. Il y avait aussi beaucoup de pièces de monnaies en cuivre, en argent et même quelques une en or. Thur s’est rué dessus : « Il me les faut pour récupérer ma maison, » a-t-il dit au grand damne de ses compagnons. Ils avaient tous beaucoup souffert, tout le butin devait être pour eux, ont-ils protesté. Si le médecin voulait de l’or, pourquoi n’en faisait-il pas ? Il est bien connu que tous les mages font ça tout le temps ? Il y a eu une grosse discussion et beaucoup d’insatisfaits mais le fait indéniable que les frères Bonder et Thur avaient un rang élevé dans la fraternité a eu un grand poids dans la balance et finalement Thur a obtenu ce qu’il voulait après avoir promis qu’il ne réclamerait rien de plus. « Je ne voudrais pas perdre ma maison, » a dit Thur.

« Mais pourquoi ? » a demandé Jan. « Vous allez vivre ici dans le château avec Olaf et Morven. Vous serez mon grand vizir, comme disent les païens et vous me donnerez des conseils sur la façon dont je régirais le domaine. Si je régis le château maintenant, je ne vois pas comment je peux gouverner la région tant que Fitz-Urse et ses enfants sont encore en vie.

- Je pense que nous devons à nouveau demander à Bartzebal ce que nous devons faire, » a dit Thur. « Si seulement je pouvais retourner en ville et rapporter les outils de l’art et les manuscrits, mais je ne vais pas quitter le château avant que nous sachions où se trouve Fitz- Urse, je pourrais alors m’en prendre directement à lui.

- On peut aller les chercher à tout moment, » a dit Jan, « mais on ne pourrait pas en faire grand-chose sans Morven."

- Oui, » répondit Thur. « Nous y repenserons lorsque Morven pourra venir ici en toute sécurité. »

Ils ont réussi à se procurer de nombreuses provisions et des volontaires parmi les pêcheurs et les blessés pouvant encore marcher ont été renvoyés chez eux. Le lendemain, Olaf était de retour, accompagné de Morven. Il leur a aussi appris que Fitz-Urse n’était pas très loin derrière lui. Morven avait insisté pour l’accompagner. Elle n’avait pas de chez elle alors que là elle avait une chance de se battre et un siège serait une expérience merveilleuse, a-t-elle insisté. Comme elle était là, ils ne pouvaient que lui permettre d’accéder au château car s’ils l’avaient renvoyée, elle aurait couru le risque de tomber entre les mains de Fitz-Urse. Jan a été ravi qu’elle soit là mais il avait terriblement peur pour elle. Thur se précipita vers Morven et l’envoya soigner les blessés. Puis il dit à Jan : « Si le pire arrive, tu l’emmèneras au pied de la falaise avec quelques hommes et, de nuit, vous vous éloignerez dans les bateaux de Fitz-Urse, alors que moi et Olaf nous résisterons, car vous devez élever d’autres Bonder pour continuer le combat. Rattrape-la mon garçon, parle-lui comme il faut et le prêtre itinérant pourra vous unir cette nuit.

- Mais ! » s’étrangla Jan

« Il n’y a pas de mais ! C’est ton devoir vis-à-vis de ta famille et en plus sa présence est un danger, au moins pour elle. De plus en plus je suis convaincu par notre mission. Nous ne faisons pas la guerre pour la gloire et la célébrité.

- Mais, » a dit Jan, « N’aurais-je pas gagné la célébrité, si j’arrive à reprendre toutes les terres qui ont été volées à mon grand-père ?

- Oui, oui, » a dit Thur. « La célébrité et la gloire et une mort illustre peuvent être de grandes choses, pour vous, mais je pense à Morven. Si elle est capturée elle risque le bûcher et personnellement je n’ai aucune envie qu’on me tranche la gorge. Ici je suis ton général. Mon but est de faire de toi le seigneur de ces terres et des châteaux, alors je m’occupe de la stratégie et tu obéis à mes ordres. Maintenant retire-toi et vas parler à Morven. »

Donc, après discussion (car Thur refusa obstinément de dévoiler ses plans), Jan s’en est allé rejoindre Morven, qui après s’être occupée des blessés, s’était éloignée. Il la trouva rapidement dans le boudoir de l’épouse de Fitz-Urse. Elle n’avait jamais vu une telle pièce depuis son enfance à Hurstwyck. La tapisserie, les coussins moelleux, les canapés (car Fitz- Urse avait le gout du luxe depuis son passage en terre sainte), la vue magnifique depuis les fenêtres, tout cela rappelait son enfance à Morven et cela lui a fait penser à sa mère. Elle leva les yeux quand Jan arriva sans s’annoncer. Ce n’était pas un amoureux galant, il la regarda timidement et dit : « Morven, Thur dit que nous devrions aller chez le prêtre et nous marier.

- Oh, vraiment ? Maître Thur a l’habitude de donner des ordres, mais n’ai-je pas mon mot à dire dans cette affaire ? Est-il mon seigneur pour me donner en mariage ou me vendre, sans mon consentement ? »

Jan sembla confus et triste. La jeune fille posa sa main sur son épaule. « Jan, tu n’es qu’un enfant gâté. »

Jan l’a regarda pendant une minute sans mot dire. Lui, qui avait pris d’assaut un château ! Il eut une idée. Thur a dit un jour : « Les femmes et les châteaux c’est à peu près la même chose. » Il la saisit dans ses bras et colla ses lèvres contre les siennes, elle s’est débattu quelques secondes puis elle a rendu les armes. Il n’a pas compris comment mais ils se sont retrouvés tous les deux, couchés sur un grand divan, enlacés et Morven avait blotti sa tête sur son épaule.

« Dis-moi, mon amour, comment m’aimes-tu ?

- Plus que toute autre chose, » a-t-il répondu « Plus que tout au monde, plus que les châteaux et les terres. Je t’aime depuis l’autre nuit à Deerleap, mais fou comme je l’étais je ne m’en suis pas rendu compte.

- Mais qu’en est-il de votre Irlandaise, cette Dame de Jocelyn Keyes ? » a-t-elle demandé avec malice.

« Oh ne me parle pas d’elle, elle n’est qu’une torche vacillante comparée aux étoiles du ciel. Ô, Morven, ce nom n’est-il pas exquis et charmant, Morven, ce nom a une sonorité magique. »

Ils sont encore resté ainsi un certain temps, il lui caressait tendrement les bras et les épaules. « Bon alors c’est réglé, » a-t-il dit. « Je vais aller voir le prêtre et nous nous marions ce soir ? »

Elle s’est soulevée. « Pour la première fois depuis que je te connais, tu veux aller vite. Pourquoi toute cette précipitation ?

- Fitz-Urse, » a-t-il marmonné. « Il va arriver cette nuit ou demain et nous devrons défendre un siège.

- Donc voilà, » a-t-elle dit en riant. « Je dois d’abord me marier selon le bon vouloir de Maitre Thur et à une date qui convienne à Fitz-Urse. Viens Jan, emmène-moi en haut du donjon pour que nous puissions voir si Fitz-Urse arrive. Tu pourras ainsi me forcer à t’épouser, sans même que je puisse changer de vêtements. »

Jan l’a regardée, elle s’était changée, elle ne portait plus les vêtements d’hommes qu’elle avait enfilés pour monter à cheval. Elle portait maintenant une jupe verte en serge, un chemisier blanc avec des bretelles qui ne voulaient jamais rester en place. Avec ses bras nus et ses épaules, son visage semblable à une fleur et ses cheveux roux or, elle était merveilleuse, divine, pensait-il. Mais elle l’a tiré par le bras.

« Viens. Allons. Viens. »

Mais Jan marmonna: « Nous ne pouvons pas aller au sommet du donjon.

- Pourquoi ? » a-t-elle demandé. « Est-ce Maître Thur l’a interdit, ou alors est-ce Fitz-Urse ? Ils semblent diriger toute ma vie aujourd'hui.

- Non, ce n’est pas ça. On n’arrive pas à trouver la clé, viens voir, » et il l’entraîna dans la cour et lui montra.

Le seul accès au donjon se faisait par un escalier étroit en pierres d’à peine soixante centimètres de large. Il courait sur l’extérieur de la tour, se terminant par une petite plate-forme et une petite porte renforcée par des plaques de fer à bien neuf mètres au-dessus de la cour. « Smid, le forgeron est mort, » a dit Jan. « Il aurait pu nous ouvrir la porte. Il y a si peu de place devant la porte, les hommes craignent d’être déséquilibré et de tomber s’ils envoient des grands coups de marteau pour l’enfoncer. S’ils tombent, c’est la mort assurée. Nous ne pouvons pas la brûler à cause du fer et nous ne voyons pas comment entrer avant d’avoir trouvé un bon forgeron. Dis-moi belle sorcière, tu n’as pas un sort pour charmer les serrures aussi bien que tu charmes le cœur des hommes ?

- Hélas non, » a-t-elle dit. « Mais est-ce que cela ne va pas poser problème si vous ne pouvez pas l’utiliser en cas de siège ?

- Si justement, » a-t-il admis avec tristesse, « mais Thur a un plan, il pense pouvoir remporter la victoire et sauver des vies. Il dit que nous ne luttons pas pour la gloire mais pour notre vie, avant que Fitz-Urse puisse trouver de l’aide. Nous devons donc toujours faire ce qu’il dit, car c’est un soldat et il a l’habitude des embuscades et les stratagèmes.

- Alors tu ne connais pas ses plans ?

- Non, il ne dira rien. Mais dis moi mon cœur, dois-je demander au prêtre de venir cette nuit ?

- Jan, je ne sais pas quoi dire, je n’aime pas les prêtres. Mais Thur et Dame Alice m’ont dit que tous les chrétiens n’étaient pas cruels. Donc oui, cette nuit si tu le veux mon amour. »

Et ce soir-là, dans la petite chapelle du château, le Père Mathew, le prêtre itinérant a dit les paroles pour les unir, Thur, Olaf et Simon Pipeadder étaient leurs témoins.

Le lendemain matin, un éclaireur est arrivé au galop pour annoncer qu’un groupe de cavaliers approchait et peu après ils furent visibles du château. Thur avait fait tout ce qu’il a pu pour qu’on ignore que le château avait changé de maitre et il semblait qu’il ai réussi, puisque les cavaliers arrivaient apparemment sans craindre de danger. En interrogeant les serviteurs ils ont appris quelle était la procédure habituelle lorsque leur seigneur approchait. Alors qu’ils s’approchaient de la barbacane, ils ont fait sonner une corne, les ponts-levis intérieurs et extérieurs furent baissés et les portes ont été ouvertes et des hommes dans les armures prises aux anciens défenseurs du château sont apparus sur les remparts. Fitz-Urse est passé le premier sur les ponts, suivi par dame Ellenora, puis de leur fils Rual et ensuite des hommes en armes et des serviteurs.

Fitz-Urse était dans la cour avant de remarquer qu’il se passait quelque chose d’étrange. Puis il a hurlé « Jehan. » Sa femme et ses cavaliers le suivaient et il criait toujours « Jehan et Fulk, » lorsque son dernier homme a passé les portes de la barbacane. Puis il y a eu un signal et la herse de la barbacane est tombée lourdement, coupant ainsi toute retraite aux arrivants, et une seconde plus tard, la herse du château s’écrasa sur un homme et son cheval et les coupa littéralement en deux. Puis Jan, en armure, a crié d’une fenêtre dans la guérite : « Rends-toi, Fitz-Urse. »

Fitz-Urse a tiré la bride de son cheval et l’a forcé à se retourner, cherchant à voir d’où venait la voix étrange. « Qui es-tu, toi le coq qui chante si fort dans mon propre château ? Montre-toi et je vais te couper les oreilles.

- Je suis Jan de la famille Bonder, j’ai reconquis le château de mon grand-père. »

Fitz-Urse un peu perdu regardait la herse qui séparait sa troupe en deux. Puis il fit avancer son cheval au centre de la cour et l’a fait tourner, il regardait avec étonnement. «  Mais qui es-tu au nom du diable ?

- Je suis Jan Bonder, fils de Hugues et petit-fils de Sir Edgar, que ton père a si vilement assassiné, » reçu-t-il comme réponse.

Fitz-Urse regardait avec étonnement tout autour de lui, constatant que les archers se tenaient prêts à tirer de la guérite et devant le casernement, Fitz-Urse se gratta la tête. Puis, soudain, saisissant la bride de son épouse il cria : « A moi, » et il s’élança vers le donjon. Les chevaux glissaient sur le dallage. Ensuite Jan a vu que certains hommes de Fitz-Urse se sont précipité au niveau du donjon pendant que les autres se plaçaient en cercle autour de leur chef, leurs lances pointées vers l’extérieur. Puis il a vu Dame Ellenora Dame qui tenait ses jupes à deux mains, elle tenait aussi une grosse clef et se précipitait vers les marches suivie de plusieurs hommes.

Puis la voix de Thur se fit entendre dans le casernement. « Tirez, tirez rapidement, s’ils parviennent à y entrer nous ne pourrons jamais les en déloger. » Rapidement une volée de flèches s’est abattue sur les Normand mais semble-t-il sans atteindre Dame Ellenora. Certains Normands sur les marches armaient leur arbalète et commençaient à riposter.

Puis elle a atteint la porte de fer et se tourna pour insérer la clef dans la serrure. Mais son dos était une cible bien trop belle. Deux flèches l’ont atteinte. Elle chancela un instant puis lâcha la clef qui tomba au milieu de la cour. Puis Dame Ellenora est tombée à la renverse en faisant un bruit sourd en atterrissant sur les pierres. Jan ferma les yeux avec horreur, puis les rouvrit lorsque qu’un « Ahha » sourd se fit entendre et il a vu Thur qui se précipitait hors du casernement pour saisir la clef et retourner immédiatement à l’abri alors que deux hommes de Fitz-Urse se précipitaient, leurs lances pointées vers lui. Quelques flèches ont ricoché sur leur armure. Jan a vu Morven apparaitre comme un éclair et un couteau tourbillonner dans les airs. Il atteint un homme en pleine face ce qui lui a fait faire une embardée de côté avant de s’écrouler. Son pied étant resté dans l’étrier, son cheval l’a trainé sur les pierres de la cour. Thur avait presque atteint la porte, quand Jan a vu avec horreur une longue lance sortir de sa poitrine. Une pluie de flèche s’abattit alors sur l’homme qui venait d’atteindre Thur et il tomba mort. Jan compris alors que Fitz-Urse et ses hommes ne résistaient même plus sous les flèches. Derrière lui des bruits lui a indiquaient que les hommes pris au piège entre la guérite et la barbacane étaient massacrés avec des pierres et des flèches.

Mais tout ce qu’il pouvait voir, c’était le corps de Thur étendu dans une mare de sang sur les pierres et Morven couchée sur le corps, qui pleurait toutes les larmes de son corps.


Chapitre XX - Tous les Chemins Mènent à Rome

Cette nuit-là Jan et Olaf étaient assis dans le boudoir pendant que Morven pleurait en cherchant à s’endormir dans la pièce à côté. « Je ne sais pas quoi faire maintenant, » répétait sans cesse Jan. « Je pensais que lorsque j’aurait pris le château et vengé la mort de mon grand-père, toute l’histoire aurait été terminée. Je vois clairement maintenant qu’il y aura une suite. J’ai toujours demandé conseil à Thur et maintenant je ne vois pas ce je dois faire ensuite.

- Proclame-toi seigneur de Dunbrand, de Clare et de la région environnante. Demande à tous de te payer les fermages, personne n’osera refuser, et s’ils devaient le faire, tu pourrais les combattre, » lui conseilla d’Olaf. « Fitz-Urse tenait sa terre du roi, » a dit Jan « Que fais-tu de ça ?

- Jean sans Terre a déjà assez d’ennuis.

- Mais, comme Fitz-Urse était son vassal, il risque de ne pas apprécier ce qu’on lui a fait.

- Non, » répondit Olaf. « Selon moi, depuis qu’il a assassiné Arthur de Bretagne toute la Normandie est contre lui et il n’a pas le temps de s’occuper du menu fretin comme nous. Et même s’il le faisait, nous avons les parchemins et nous savons nous servir de la magie maintenant, nous pourrions alors appeler Bartzebal qui nous a déjà donné de bons conseils la dernière fois et nous ferons ce qu’il dira.

- Oui, il a dit au pauvre Thur ce que nous devions faire et tu as vu ce qui est arrivé à Thur ?

- Non, il ne nous a pas dit pour Thur, mais nous le lui avions pas demandé. On lui avait juste demandé comment prendre le château, ce que nous avons fait. Nous avons piégé Fitz-Urse sans son avis et c’est comme ça que Thur est mort, ce sont les risques de la guerre, nous avons tous couru ces risques. » Les yeux d’Olaf étaient mouillés de larmes, mais il a continué : « Bartzebal nous a toujours donné de bons conseils, depuis qu’il nous a fait chercher la Sorcière de Wanda.

- Tu veux dire que nous devrions chercher les parchemins et essayez à nouveau d’invoquer Bartzebal ? » a demandé Jan.

« Oui, et si tu doutes de tes pouvoirs, demandes Frère Stephen. Morven a dit qu’il a fait des merveilles dans le cercle, et qu’il pourrait aussi nous faciliter les choses dans d’autres domaines car il est dans de bonnes dispositions à notre égard... ou du moins vis-à-vis de Morven. En plus les hommes disent que monseigneur l’abbé ne fera rien sans son conseil. »

C’est ainsi que deux jours plus tard Jan, Morven, Simon Pipeadder, son fils et six hommes ont chevauché vers Saint-Clare. Ce fut une journée agréable, mais ils étaient bien silencieux. Ils sont arrivés en vue de la ville au cours de l’après-midi, toujours sans beaucoup parler. Jan a dit : « Vous m’attendrez ici pendant que je vais voir ce qui se passe. Qu’un homme se poste ici dans ces buissons, là il peut voir à plus d’un kilomètre dans les deux sens tout en étant invisible. Il pourra ainsi vous avertir si les autres arrivent en force. Les autres, mettez-vous à l’abri là-bas avec vos chevaux et si vous être poursuivis, disparaissez dans la campagne sans vous faire voir. Je vais en ville. Si je ne suis pas de retour au coucher du soleil, que Simon et un autre viennent me chercher et vous retournez au château en toute hâte, il faut le conserver à tous prix. »

Voilà ce qu’a dit courageusement Jan, mais en arrivant aux portes de St. Clare, il n’était plus aussi sûr de lui. La garde était plus vigilante que d’habitude et elle avait été doublée. Ils interceptaient des personnes et les interrogeaient, mais ils laissaient passer la plupart des gens sans leur poser de question. Comme il s’approchait, un des soldats l’a reconnu puisqu’il venait souvent. « As-tu des nouvelles ? » a demandé le soldat avec impatience. « Des nouvelles de quoi ?

- Des combats. Il se raconte que Dunbrand a été pris d'assaut et que Fitz-Urse a été tué, mais personne ne sait qui a fait ça, si c’est des ennemis venant de l’étranger ou un baron de la région.

- Nous avons de nombreuses guerres dans notre ferme, » a dit Jan en riant, « mais nous nous battons contre des rats et d’autres nuisibles de ce genre. Est-ce vrai pour Dunbrand ? C’est un château bien défendu, ce doit être un grand guerrier qui en est venu à bout.

- Si tu n’en sais pas plus, alors passe ton chemin » a dit le soldat déçu, et Jan a continué lentement vers la maison. Alice Tchad était une bonne commère, elle lui racontera tout ce qu’elle savait sans se faire prier. Lorsque la maison fut en vue, il aperçut des mules attachées à l’extérieur et il s’est dit qu’Alice et Tom devait avoir des patients venant de loin, mais il fut vraiment stupéfait de voir que c’était le sous-prieur de Saint Ethelred et qu’il était assis à une table et parcourait certains livres et manuscrits de Thur. En face de lui se trouvaient deux moines avec des couteaux qui grattaient le texte des parchemins puis les passaient à la pierre ponce pour pouvoir les réutiliser.

En examinant un des trésors de Thur, le sous-prieur a dit : « Ce ne sont que les poèmes d’une femme grecque, Sappho. Quand j’étais jeune, je pensais qu’ils étaient amusants, mais maintenant je pense qu’ils ne valent pas peine d’être conservés. On ne va pas les garder pour l’abbaye, » et il poussa le livre du côté de ceux dont on effaçait le texte. Le cœur de Jan a fait un bond quand il a vu les livres, mais il s’est calmé quand il s’est souvenu que les parchemins magiques avaient été cachés dans un lieu sûr. Puis par terre il a vu l’épée magique de Thur avec d’autres instruments rangés dans un sac, mais il n’y avait pas les parchemins.

Le sous-prieur s’est tourné vers Jan qui lui cachait la lumière du jour. « J’ai cru que c’était Frère Stephen, » dit-il, « vous ne l’avez pas vu ?

- Non, » répondit Jan en s’avançant. « Mais que faites-vous dans la maison de Thur Peterson le médecin ?

Le sous-prieur a répondu : « C’était la maison de Thur le médecin avant sa mort, mais maintenant elle appartient à l’abbaye de St. Ethelred, mais qui êtes-vous pour me questionner ainsi mon fils ? Etiez-vous un ami de Thur ? Savez-vous ce qu’il a fait de ses parchemins ? Sont-ils cachés dans quelque endroit lieu secret ? »

Jan réfléchit. Evidemment la nouvelle de la prise du château était arrivée jusqu’en ville et ce prêtre en savait peut-être encore plus, en tout cas il savait que Thur était mort. Jan n’arrivait pas à comprendre comment c’était possible.

« J’étais un de ses patients et aussi un peu son ami. Je ne sais rien de ses livres et parchemins. J’en ai juste vu certains sur ses étagères mais je ne sais pas de quoi ils parlent.

- Hum, c’est vraiment regrettable, » murmura le sous-prieur presque pour lui. « Réfléchissez, jeune homme. Est-ce que Thur n’a jamais dit devant vous que par son art, il pourrait faire retrouver la jeunesse ? On dit qu’il avait une vieille femme ici et que par son art, il l’a fait rajeunir.

- Je ne connais que deux femmes ici, sa nièce, qui est jeune en effet et Dame Alice, qui à ma connaissance est toujours âgée.

- Eh bien, » grommela le sous-prieur. « Il se dit que Thur était un bon médecin, il devait donc avoir un tel savoir, mais peut-être craignait-il de s’en servir ? N’a-t-il jamais consulté les astres, hein ? - Peut-être, mais je n’en sais pas plus, » a dit Jan.

- Hey, Maître Je-Sais-Rien, » a dit le sous-prieur, « vous n’avez pas répondu à ma question. Qui êtes-vous ? Quel est votre nom ?

- Jan, »

Le sous-prieur l’a regardé d’un regard songeur. « Frère Stephen a dit qu’un certain Jan allait venir d’ici peu. Connaissez-vous Frère Stephen, hein ? - Je le connais, » a répondu Jan.

« Alors pas de tergiversations, répondez honnêtement, êtes-vous Jan de la famille Bonder, celui que nous recherchons ? Venez qu’on vous voit mieux, vous êtes le portrait craché du vieux Sir Edgar. Je l’ai connu quand j’étais enfant.

- Je suis Jan de la famille Bonder, » a répondu farouchement Jan alors que sa main glissa vers son épée. Il pourrait facilement se frayer un chemin et se mettre hors de porté de ces quelques moines. « Je suis heureux de vous connaitre, mon fils. Frère Stephen nous a conté vos exploits et nous a dit que vous alliez venir. Le seigneur abbé implore votre présence, il espère que vous veniez rapidement. Il vous accueillera avec tous les honneurs, il doit parler avec vous de choses de la plus haute importance. »

Jan le regarda avec étonnement. Il craignait un piège et pourtant le sous-prieur semblait amical. Il s’est dit que cela valait la peine de courir le risque pour savoir de quoi il s’agissait. Il était certain que Frère Stephen était derrière tout ça et Stephen était bien disposé à son égard, ou en tout cas vis-à-vis de Morven et Thur. Mais Thur était mort. Cette pensée lui fit mal. Si seulement Thur était là pour le conseiller. Et si c’était un piège ? Devait-il se risquer jusqu’à l’abbaye ?

Mais le sous-prieur ne lui laissait pas le choix et il a été conduit de façon courtoise jusqu’à son cheval. Le sous-prieur a grimpé sur sa mule et les deux autres moines ont chargé leurs mules avec les livres et les instruments magiques de Thur. Avant de le réaliser vraiment Jan s’est retrouvé guidé jusqu’à la rue étroite menant à l’abbaye qui dominait le canton, ressemblant plus à une menace qu’à une bénédiction et même la lueur du soleil couchant ne suffisait pas à adoucir son austérité, mais accentuait plutôt chaque ligne de sa simplicité austère.

Jan contempla avec appréhension la majesté sinistre de cette forteresse religieuse. Elle avait été construite il y a deux cents ans et Jan savait qu’elle avait utilisé son pouvoir pour condamner des hommes à la torture et à la mort. De nombreux crimes ont été commis au nom de Dieu, mais elle avait aussi souvent était bonne et miséricordieuse. Alors qu’il pensait à ça, ils ont atteint la passerelle et se sont retrouvés devant la grande porte des appartements de l’abbé. Se sentant comme un rat pris au piège, à son grand dam, Jan fut conduit en présence de l’abbé. Il regarda autour de lui avec méfiance mais il n’y avait pas de trace de gardes et il a été introduit, très poliment, en présence de l’abbé. L’abbé était un homme âgé, grand et digne, aux cheveux blancs et bouclés entourant sa tonsure, il avait un visage beau mais très ridé, ses yeux brillaient d’un éclat rusé et son corps était robuste, même si l’âge avait courbé ses fières épaules.

« Monseigneur abbé, » commença le sous-prieur, « J’ai trouvé Jan Bonder et je vous l’ai amené aussitôt. »

L’abbé examina Jan de près, puis il sourit. « Oui. Votre visage me dit qui était votre père. Je l’ai connu et j’ai aussi connu votre grand-père. Bienvenue, mon garçon, c’est Stephen qui vous envoie ?

Jan voulait répondre mais le sous-prieur dit : « Frère Stephen n’est pas encore revenu. Lorsqu’il le sera, je lui dirai que vous désirez sa présence. »

L’abbé inclina la tête, puis se tournant à nouveau vers Jan il a dit : « Bienvenue cher fils, nous sommes tous heureux d’apprendre que vous prenez possession de votre héritage et votre présence nous console du décès de vos parents Ah, à la fleur de l’âge... mais prenez une coupe de ce vin, il est vraiment excellent, le meilleur vin que peut offrir la Bourgogne. »

Jan souffla : « Je ne vois pas de quoi vous parlez, révérend Père. Il est vrai que j’ai repris le château de mes ancêtres et tué une bande d’usurpateurs, mais je n’en sais pas plus.

- Ne parlez pas de telles choses en cette époque éclairée, » a dit l’abbé avec dans la voix et le regard quelque chose d’impératif tout en clignant d’un œil et en regardant fixement de l’autre.

Jan était consterné. Il n’était pas possible que l’abbé lui ai fait un clin d’œil ? Machinalement il s’est assis sur le siège qu’on lui proposait et a vidé la coupe qu’on lui proposait, coupe qui fut rapidement remplie par un frère qui faisait le service. L’abbé lui aussi et il a fait remplir sa coupe, puis la tendant vers Jan il a dit : « Je bois à votre santé, Sir Jan. »

Déconcerté, Jan a répondu au toast et a attendu gauchement sur son siège.

L’abbé regardait benoîtement vers le plafond, en disant : « Nous savons tous que, parfois, il y a des petites querelles dans les familles, mais réfléchissez Sir Jan... tiens, au passage vous n’êtes pas encore chevalier, ou bien l’êtes-vous ? Sinon on va s’en occuper. Ca serait mieux, je pense. Oui. Buvez ! »

Jan s’est soumis, se demandant s’il rêvait.

Benoîtement l’abbé continua : « Souvenez-vous, je dis. Votre grand-père, le regretté Sir Edgar, avait deux enfants, Hugh, qui était votre père et Maud, qui a épousé le regretté Sir Ogier Fitz-Urse. Bon, peu après cette regrettable petite querelle de famille et la mort de votre grand-père vénéré, votre père Hugh étant au-delà des mers et présumé mort, votre tante Maud a hérité du domaine. Naturellement, son époux a administré la propriété et ainsi lors de la fort triste mort de son épouse, peu après, ces biens sont revenus à son époux. Ils n’avaient qu’un seul fils, le défunt Sir Usa, qui a succédé à son père après sa mort... mais parler donne soif, » l’abbé à suivi son propre conseil et il vida sa coupe avant de poursuivre : « Comme je le disais, le regretté Sir Usa a hérité de tout par le Statut de Mort d’Ancêtre et de Nouvelle Décision, où la Cour Chrétienne, en fait le tribunal de cet abbaye puisqu’elle est la plus proche prend les décision en cas de revendications sur les terres lorsqu’un homme a été spolié par un autre. D’après ce que j’ai compris, vos deux cousins, Fulk et Rual auraient dû hériter de leur père. Malheureusement, ils n’ont pas survécu à leur père et comme ils n’ont pas laissé de descendance légitime... vous en êtes l’héritier de par la loi.

Oui, vraiment ! Mon secrétaire est un homme vraiment habile, il a vraiment eu beaucoup de travail pour éclaircir cette question. Oui, ce statut de Mort d’Ancêtre est très utile en effet. Venez, buvez ! »

Interloqué, Jan demanda : « Et maintenant ?

- Eh bien, » dit l'abbé, « il y aura bien sûr des frais de justice. Nous devons convoquer rapidement une réunion spéciale de la Cour Chrétienne avant qu’un de ces fureteurs de la cour du roi en ai vent et essaie d’en tirer quelques bénéfices. Mais si le tribunal de l’abbaye se réunit et prend une décision sur ce cas, ils n’oseront pas tenter d’inverser le jugement. Rappelez-vous, nous devons exiger des frais supplémentaires pour la tenue de la cour dans un délai aussi bref. Ces fermes à Southridge, par exemple, et le moulin à Walkford, surtout que mon secrétaire a vraiment beaucoup travaille sur cette affaire. »

Il a fait sonner une cloche et le sous-prieur est entré. « Est-ce que Frère Stephen est rentré ? M’avez-vous rapporté ce que je voulais de la maison du médecin ?

- Non, monseigneur abbé, » a répondu le sous-prieur. « Nous l’avons cherché dans toute la ville, mais nous n’avons pas trouvé Frère Stephen et Satan n’est plus dans l’écurie.

- Satan n’est pas dans l’écurie ! » a rugi l’abbé. « Imbéciles ! Fais fouetter les palefreniers ! Envoie des hommes à cheval parcourir toutes les routes ! Il n’aurait pas dû prendre Satan sans ma permission. Mais il doit revenir et quand il sera là envoie le moi directement. Je me demande ce qu’il fabrique, » murmura-t-il à mi-voix, puis à Jan : « Buvez, Sir Jan. »

Il a tourné ses yeux brillants vers le sous-prieur. « Regardons maintenant ce que tu as trouvé chez le médecin ? As-tu ramené ce que je t’ai demandé ?

« Non, mon seigneur, » a répondu le sous-prieur, « je n’ai que ces livres et ce qui se trouvent dans le sac ici. Il y a des instruments de magie, je pense, et quelques livres d’astrologie, des livres médicaux et des poèmes sans grande valeur, mais nous n’avons rien pu trouver sur la magie ni le moyen de retrouver la jeunesse ou les appétits de la chair. »

L’abbé a réfléchi et s’est tourné vers Jan. « Dites-moi, Sir Jan, vous connaissiez ce Thur. On dit qu’il a fait venir une vieille femme dans sa maison et que par sa magie il l’a rendue à nouveau jeune. Savez-vous quelque chose à ce sujet ?

- Il n’y a pas de magie dans cette histoire, » a dit Jan, « Il a nourrit une jeune fille affamée et l’a soignée car elle était malade, je ne vois pas où est la magie dans cette histoire.

- Eh bien, où est la fille ? » a demandé l’abbé au sous-prieur. « Je vous ai dit de me l’amener. Je dois la questionner.

- On n’est pas parvenu à la trouver, » a dit le sous-prieur.

- Oh, ho, je vois ! » a dit l’abbé en riant. « Bien, bien, je vois, mais il n’aurait vraiment pas du prendre Satan pour aller faire la fête et il a pourtant toujours prétendu qu’il ne s’intéressait pas aux filles. Je suis vraiment en colère contre lui. Bien, bien, si seulement j’avais sa jeunesse, » puis se tournant vers Jan il lui dit : « Je vous demande pardon, Sir Jan, c’est juste une histoire de discipline dans l’abbaye. Videz maintenant une coupe de vin avec moi puis vous pourrez aller vous occuper de vos autres affaires. Il se fait tard. J’espère que vous me ferez l’honneur de rester à l’abbaye cette nuit et que vous souperez avec moi. Nous réunirons la Cour Chrétienne demain, » et l’abbé a commencé à examiner les objets ramenés de chez Thur comme un enfant recevant de nouveaux jouets. « Plus le vin. Buvez Sir Jan. Pour demain, j’espère que Stephen sera de retour, mais je pense pouvoir me souvenir des points principaux. Tout se passera ici et sera enregistré dans les dossiers du tribunal de l’abbaye. Stephen vous conseille de porter des copies de ces dossiers à la cour du roi et de payer une taxe. Ca va marcher. Si vous avez besoin d’argent, je peux vous donner un bon prix pour la ferme à Highcliffe ou celle de Sumerford. Ils n’ont jamais posé de questions à ceux qui venaient verser de l’argent ces derniers temps ! La Recette Royale vous donnera une garantie juridique, notre décision sera alors définitive et plus personne ne pourra la contester. Prenez encore un peu de vin, Sir Jan. Maintenant je suppose que vous souhaitez faire les offrandes habituelles à l’abbaye pour qu’on dise des prières. » Jan a soudainement réalisé que depuis quelques minutes le discours de l’'abbé semblait moins fluide. « Hic ... et pour l’âme de votre ami qui vient malheureusement de mourir… hic !

- Ensuite, il ne faudra plus se battre ? » a demandé Jan.

« Mon cher enfant, » a répondu l’abbé, « la dernière chose nous voulons en ce moment c’est qu’on se batte... hic ... nous sommes tous des hommes de paix. Une vieille querelle de famille s’est finalement reg… reg… réglée. Vous allez vous faire votre place dans le comté et nous espérons bien ne plus entendre parler de combats et de guerres. Oublions le passé et tous ces mauvais souvenirs... »

Jan avait réalisé maintenant, que l’abbé était décidément le pire ivrogne qu’il ai rencontré et regarda avec étonnement le sous-prieur, qui eut un petit rire : « Mon seigneur est toujours comme ça à cette heure de la nuit, mais quoi… il a dit la vérité. Frère Stephen s’est donné beaucoup de peine sur votre cas et tout est clair maintenant. L’abbé sera sobre demain lorsqu’il rendra sa décision. Les parchemins sont déjà prêts. Vous ferez votre demande et elle sera accordée. Il n’y aura personne pour y trouver à redire. »

Il a dit à Jan qu’il devait prendre congé, mais comme l’abbé été plongé dans une sorte de torpeur, Jan s’est éclipsé tranquillement pour aller retrouver Morven, laissant l’abbé marmonner « Elixir de longue vie ... la pierre ... » et se plaindre de l’absence de Frère Stephen.


  • * *

Pendant ce temps, Morven, accompagnée par le fidèle Simon Pipeadder, étaient cachés dans les buissons et regardaient avec impatience en direction de la route. Ils ont tout à coup entendu le galop d’un cheval et un cavalier venant de la ville est apparu. Un instant Morven espéra qu’il s’agissait de Jan, mais une fois le cavalier plus près d’eux, elle a reconnu Frère Stephen.

Morven s’est précipitée vers lui en l’appelant par son nom et lorsqu’il l’a vu il a arrêté brusquement son magnifique cheval noir. « Je suis heureux de pouvoir vous dire adieu, » a-t-il dit doucement, « car je m’en vais, je vais faire un bien long voyage.

- Avez-vous des nouvelles Jan ? » balbutia la jeune fille anxieuse.

Ton Jan va très bien, » a dit Stephen en souriant. « Il aura son château et ses terres, ça ne va pas poser de problème, je m’en suis occupé. Quant à moi, je vais chez Lothaire, Comte de Signi. Les étoiles ont dit vrai. Au début je ne comprenais pas, mais maintenant tout est clair et je lui ramène ce qu’il m’a envoyé chercher. Je vais à Rome et là j’obtiendrai le pouvoir suprême pour nous deux ! » Ses yeux brillaient de fanatisme. « Vous reviendrez dans ce pays ? » a demandé Morven.

« Oui, je reviendrai, quand j’aurai fait tout ce qui est nécessaire pour libérer le pays de l’emprise des tyrans ... mais, même si j’ai arrangé tes affaires, y a-t-il quelque chose dont tu ais besoin pour plus tard, quand je reviendrais ...

- A l’abbaye ?

- Non, pas à l’abbaye ! C’est la dernière fois que j’ai mis les pieds là-bas, j’en ai plus qu’assez de faire des courbettes à cet ivrogne stupide. Je dis que quand je reviendrais, toute l’Angleterre saura que la Grande Charte des libertés et des droits de l’homme apportera la liberté et la justice à tous. Voilà quel est mon destin, Morven.

- Cette Grande Charte ?

- Oui. C’est ce qu’a prédit mon horoscope et c’est pour cela que j’ai volé les parchemins que Thur avait lui-même volé il y a bien longtemps. Je les amène à Lothaire di Signi, que les hommes appellent Pape Innocent III. Il sera le maitre de l’Europe, comme je serais celui de l’Angleterre, et je pense qu’on se souviendra des noms de Stephen Langton et d’Innocent III partout dans le monde pendant un millier d’années. Pour cela, moi Stephen Langton, j’ai abandonné tout espoir de bonheur sur cette terre, mais on se souviendra de moi comme celui qui a apporté la Grande Charte au Parlement, ce qui apportera la véritable liberté en Angleterre et de là elle se propagera partout dans le monde.

Et quant à toi Morven, tu pourras te souvenir qu’à un moment, toute cela et l’histoire du monde lui-même a dépendu d’un hochement de ton adorable tête. Sois bénie et portes-toi bien !

Stephen piqua son cheval avec ses éperons, salua Morven et parti, la laissant au bord de la route, le regarder s’éloigner. Il galopait comme une flèche, prêt à accomplir son destin avec l’aide de la Haute Magie, tout comme elle avait accompli le sien.


FIN