« Actions et paroles mémorables » : différence entre les versions

De Wiccapedia
(Page créée avec « '''ACTIONS ET PAROLES MÉMORABLES''' '''''Valère Maxime''''' == LIVRE PREMIER == == PRÉFACE == == À L'EMPEREUR TIBÈRE == Comme les actions et les paroles mé... »)
 
Aucun résumé des modifications
Ligne 377 : Ligne 377 :


Après avoir exploré le domaine si riche de la toute puissante nature, je vais exercer ma plume sur les anciennes et mémorables coutumes tant de notre patrie que des nations étrangères. Il importe de faire connaître les éléments constitutifs du bonheur dont nous jouissons sous le meilleur des princes, afin que la considération même du passé puisse servir au progrès moral de notre temps.
Après avoir exploré le domaine si riche de la toute puissante nature, je vais exercer ma plume sur les anciennes et mémorables coutumes tant de notre patrie que des nations étrangères. Il importe de faire connaître les éléments constitutifs du bonheur dont nous jouissons sous le meilleur des princes, afin que la considération même du passé puisse servir au progrès moral de notre temps.
== CHAPITRE PREMIER ==
== Des cérémonies du mariage et des devoirs envers les parents ==
1. Chez nos ancêtres on n'entreprenait aucune affaire publique ni même privée, sans avoir auparavant pris les auspices. De là vient que même aujourd'hui des prêtres nommés auspices interviennent dans les mariages. Quoiqu'ils aient cessé de prendre les auspices, cependant dans leur nom même on saisit la trace de l'ancienne coutume.
2. Dans les repas les hommes avaient l'habitude de se tenir couchés et les femmes d'être assises. Cet usage passa des festins des hommes à ceux des dieux, car dans le banquet donné en l'honneur de Jupiter, on invitait le Dieu à prendre place sur un lit et Junon et Minerve sur des sièges. Ces mœurs sévères, notre âge les conserve avec plus de soin au Capitole que dans les maisons particulières. C'est probablement que les déesses ont à cœur plus que les femmes le maintien de la discipline.
3. Les femmes qui n'avaient pas contracté plus d'un mariage recevaient, dans l'opinion, la couronne de la pudeur. L'on considérait en effet comme le trait caractéristique d'une absolue et d'une incorruptible fidélité dans une femme, de ne pas savoir quitter la couche nuptiale où elle avait laissé sa virginité. L'expérience répétée du mariage paraissait alors révéler comme un manque de retenue condamné en quelque sorte par la loi.
4. À Rome, depuis sa fondation jusqu'à l'an 520, il n'y eut pas d'exemple de divorce. Le premier, Sp. Carvilius, répudia sa femme pour cause de stérilité. Quoiqu'il parût déterminé par un motif excusable, cependant il n'échappa point au blâme, parce que le désir même d'avoir des enfants n'aurait pas dû, pensait-on, prévaloir sur la foi conjugale. (An de R. 523.)
5. Mais, afin de mieux protéger l'honneur des femmes par le rempart du respect, on défendit à quiconque appellerait en justice une mère de famille de porter la main sur elle, pour que sa robe ne subît pas le contact d'une main étrangère. Autrefois l'usage du vin était inconnu des femmes. On craignait sans doute qu'elles ne se laissassent aller à quelque action honteuse, car il n'y a d'ordinaire qu'un pas de l'intempérance de Bacchus aux désordres de Vénus. Au reste, pour ôter à leur pudeur toute apparence triste et austère, pour la tempérer même par un agrément compatible avec la décence, leurs époux leur permettaient un large usage de l'or et de la pourpre et ils ne trouvaient pas mauvais que, pour relever leur beauté, elles missent le plus grand soin à donner à leurs cheveux avec de la cendre une teinte rousse. On n'avait pas alors à redouter les regards qui convoitent l'épouse d'autrui, mais un respect mutuel maintenait entre les deux sexes l'habitude de se voir sans pensée impure.
6. Toutes les fois que, entre un mari et son épouse, quelque différend s'était élevé, ils se rendaient au petit temple de la déesse Viriplaca sur le mont Palatin, et là, après s'être expliqués l'un et l'autre sur leurs griefs, ils renonçaient à leur querelle et s'en retournaient réconciliés. Cette déesse a reçu ce nom, dit-on, parce qu'elle apaise les maris. Elle est assurément digne de vénération et peut-être mérite-t-elle d'être honorée par les sacrifices les plus grands et les plus beaux, car elle est la gardienne de la paix habituelle des familles et son nom même exprime l'hommage que, dans cette union faite de part et d'autre de tendresse égale, la femme doit à l'autorité du mari.
7. Tels sont les égards que se doivent les époux. Mais ne voit-on pas qu'ils conviennent aussi dans les rapports des autres parents ? Voici un tout petit exemple pour faire connaître toute la force de ce respect mutuel. Il fut un temps, où un père ne se baignait pas avec son fils adolescent ni un beau-père avec son gendre. Preuve évidente qu'on avait un respect non moins religieux pour les liens du sang et de l'affinité que pour les dieux mêmes. On pensait en effet qu'en présence de personnes auxquelles on tient par des liens si sacrés, comme dans un lieu consacré à la divinité, on ne pouvait paraître nu sans commettre un sacrilège.
8. Nos ancêtres instituèrent aussi un repas annuel, nommé les Caristies, où l'on n'admettait que des parents et des alliés. S'il existait quelque différend entre des membres de la famille, à la faveur des libations religieuses et de la joie commune, les esprits amis de la concorde intervenaient pour y mettre fin.
9. La jeunesse donnait à la vieillesse les marques du respect le plus complet et le plus prévenant, comme si les hommes âgés étaient les pères communs des jeunes gens. Ainsi, le jour d'une assemblée du sénat, ceux-ci accompagnaient généralement quelque sénateur, soit parent, soit ami de leur famille, jusqu'à la curie et attendaient, sans s'écarter de la porte, de pouvoir s'acquitter encore du même devoir à son retour. Par cette faction qu'ils s'imposaient eux-mêmes, ils se fortifiaient à la fois le corps et l'esprit, ils se mettaient en état d'exercer activement les fonctions publiques et, en se préparant avec modestie et avec soin à la pratique des vertus, dont ils devaient bientôt faire preuve, ils devenaient à leur tour capables de les enseigner. Invités à dîner, ils s'enquéraient soigneusement de ceux qui devaient se trouver au repas, pour ne pas prendre place avant l'arrivée de personnes plus âgées et, quand on avait desservi, ils attendaient que leurs aînés se levassent et sortissent de table. Par là on peut juger de la réserve et de la modestie habituelle de leurs propos pendant la durée même du repas, en présence d'une telle compagnie.
10. Les anciens célébraient dans les festins les belles actions de leurs prédécesseurs en chantant au son de la flûte des vers en leur honneur : ils excitaient ainsi la jeunesse à suivre ces exemples. Quoi de plus noble, quoi de plus utile aussi que cette émulation ? L'adolescence rendait aux cheveux blancs un juste hommage. La vieillesse arrivée au terme de la course, soutenait de ses encouragements la jeunesse qui entrait dans la carrière de la vie active. Quelle Athènes, quelle école, quelles études étrangères pourrais-je mettre au-dessus de cette éducation de chez nous ? De là sortaient les Camilles, les Scipions, les Fabricius, les Marcellus, les Fabius, et, pour abréger l'énumération des gloires qui ont illustré notre empire, de là en un mot sont sortis, pour briller au ciel du plus vif éclat, les divins Césars.
== CHAPITRE II ==
== Des devoirs et des coutumes des différents magistrats et des différents ordres ==
1. Tel était dans tous les cœurs l'amour de la patrie que, pendant des siècles, on ne vit pas un sénateur divulguer les desseins secrets du sénat. Seul Q. Fabius Maximus commit une indiscrétion, et encore ne le fit-il qu'inconsciemment : c'était au sujet de la déclaration de la troisième guerre punique, dont le sénat s'était occupé secrètement. Se rendant à la campagne et rencontrant en chemin Crassus, qui revenait à Rome, il lui raconta cette délibération (An de R. 603.) Il se rappelait que Crassus avait été fait questeur trois ans auparavant, mais il ignorait que les censeurs ne l'avaient pas encore inscrit sur la liste de l'ordre sénatorial. Or sans cette formalité, ceux-mêmes qui avaient déjà exercé des magistratures ne pouvaient avoir accès au sénat. Mais, tout excusable que fût l'erreur de Fabius, les consuls ne laissèrent pas de lui faire de vifs reproches. On ne voulait pas que la discrétion, ce moyen de gouvernement si excellent et si sage, reçût jamais aucune atteinte. Ainsi, lorsque Eumène, roi de Pergame, grand ami de notre république, eut donné avis au sénat que Persée faisait des préparatifs de guerre contre le peuple romain, on ne put savoir ni ce qu'il avait dit ni ce qu'avait répondu le sénat, avant la nouvelle de la captivité de Persée. (An de R. 581.)
Le sénat était comme le cœur de la république, le confident sûr de sa pensée intime, qu'un mystère protecteur enveloppait de tous côtés et défendait comme un rempart. En y entrant, on déposait sur le seuil toute affection privée pour ne plus admettre en soi que l'amour du bien public. Aussi aurait-on cru que personne, -- je ne dis pas un seul homme, -- n'avait entendu ce qui avait été confié à tant d'oreilles.
2. Combien nos anciens magistrats étaient attentifs à soutenir leur propre dignité et celle du peuple romain ! Ce souci de maintenir leur autorité peut se reconnaître, entre autres indices, à ce fait qu'ils gardaient avec une grande persévérance, l'habitude de ne donner leurs décisions aux Grecs qu'en latin. On fit plus : sans égard pour cette facilité de parole par quoi ils excellent, on les forçait eux-mêmes à ne parler devant les magistrats que par l'organe d'un interprète, non seulement à Rome, mais encore en Grèce et en Asie. C'était dans le dessein sans doute de répandre la langue latine et de la mettre en honneur chez toutes les nations. Ce n'est pas que le goût de s'instruire fît défaut à nos ancêtres, mais ils pensaient qu'en tout, le manteau grec devait se subordonner à la toge romaine, regardant comme une indignité de sacrifier aux attraits et aux charmes de la littérature la puissance et le prestige de la souveraineté.
3. Aussi, Caius Marius, ne saurait-on te reprocher ton intransigeance rustique, parce que, dans une vieillesse que décoraient une double couronne de laurier et l'éclat de tes triomphes sur les Numides et les Germains, tu as refusé, comme indigne d'un vainqueur, de demander un raffinement de ta culture à l'éloquence d'une nation vaincue. Tu craignais, je suppose, de devenir sur le tard, par la pratique d'une discipline étrangère, un déserteur des mœurs nationales. Qui donc introduisit l'usage de ces discours grecs dont on étourdit aujourd'hui les oreilles des sénateurs ? Ce fut, je pense, le rhéteur Molon, celui qui excita l'ardeur de M. Cicéron pour l'étude. Ce qui est certain, c'est qu'il fut le premier étranger qui se fît entendre au sénat sans interprète, distinction dont il n'était pas indigne, puisqu'il avait contribué à la perfection de l'éloquence romaine. C'est un bonheur bien remarquable, que celui d'Arpinum, soit que l'on envisage, parmi les citoyens de ce municipe, le plus glorieux contempteur des lettres, soit que l'on y considère celui qui en fut la source la plus féconde.
4. Un usage que nos ancêtres conservèrent encore avec le plus grand soin, ce fut de ne laisser personne, même dans l'intention de l'honorer, se placer entre le consul et le premier licteur. Son fils, pourvu qu'il fût encore enfant, avait seul le droit de marcher devant le consul. On maintint cette règle avec tant de constance qu'elle s'imposa même à Q. Fabius Maximus malgré ses cinq consulats, sa très haute et très ancienne considération et sa vieillesse avancée. Bien que son fils, alors consul, l'eût prié de marcher entre lui et le licteur, pour ne pas être écrasé dans la foule hostile des Samnites avec lesquels ils allaient avoir une entrevue, il refusa de prendre cette liberté. (An de R. 462.)
Le même Fabius avait été envoyé à Suessa Pometia par le sénat comme lieutenant de son fils qui était consul. À la vue de celui-ci qui venait, par déférence, le rencontrer hors des murs de la ville, indigné que sur onze licteurs aucun ne l'eût invité à descendre de cheval, il resta en selle, tout animé de colère. Son fils s'en aperçut et commanda au premier licteur de faire son devoir. À la voix du licteur, Fabius obéit aussitôt. "Mon fils, dit-il alors, je n'ai pas voulu manquer de respect pour le souverain pouvoir dont tu es revêtu, je n'ai eu d'autre intention que de m'assurer si tu savais remplir ton rôle de consul. Je n'ignore point les égards que l'on doit à un père, mais je mets les règles de l'état au-dessus des affections privées."
5. Le rappel des vertus de Fabius me remet en mémoire des hommes d'une admirable constance que le sénat avait envoyés comme ambassadeurs à Tarente, pour demander des réparations. Ils y subirent les plus graves insultes. L'un d'eux même fut arrosé d'urine. Introduits au théâtre, suivant l'usage des Grecs, ils exposèrent tout l'objet de leur mission dans les termes qui leur avaient été dictés, mais sur les injures qu'ils avaient essuyées, ils ne firent entendre aucune plainte, pour ne rien dire au-delà de leur mandat. Le souci des anciennes coutumes qu'ils portaient au fond de leur cœur ne put être aboli par le ressentiment si vif qu'on garde d'un outrage. Sans doute tu as cherché toi-même, cité de Tarente, à mettre un terme à la jouissance de ces richesses dont tu avais longtemps regorgé au point d'exciter l'envie. Fière de ton éclatante prospérité du moment, tu méprisais une vertu austère qui ne s'appuyait que sur elle-même et tu t'es jetée en aveugle et en insensée sur les armes irrésistibles de notre empire ! (An de R. 471.)
6. Mais laissons ces mœurs corrompues par le luxe et revenons à la sévère discipline de nos ancêtres. Autrefois le sénat se tenait en permanence dans le lieu qu'on nomme encore aujourd'hui Senaculum. Il n'attendait pas une convocation par édit, mais au premier appel il se rendait de là dans la salle des séances. C'était, dans son esprit, le signe d'une vertu civique douteuse, de s'acquitter des devoirs envers la république, non point spontanément, mais sur une injonction. En effet, tout service imposé par un ordre se met au compte de qui l'exige plutôt qu'à celui de qui le fournit.
7. Il faut aussi rappeler l'usage qui défendait aux tribuns du peuple d'entrer dans la curie. C'est à la porte de la salle que leurs sièges étaient placés et qu'ils examinaient avec la plus grande attention les décrets des sénateurs, pour y mettre opposition, s'ils en désapprouvaient quelque partie. C'est pourquoi au bas des anciens sénatus-consultes on écrivait ordinairement la lettre C. Cette indication signifiait que les tribuns avaient émis un avis conforme. Mais, quel que fût leur zèle à veiller sur les intérêts du peuple et à contenir dans leurs limites les pouvoirs supérieurs, ils laissaient pourtant fournir aux magistrats sur le trésor public de l'argenterie et des anneaux d'or, pour donner, par cet appareil extérieur, plus d'éclat à leur autorité.
8. Mais si l'on cherchait à grandir leur prestige, on assujettissait aussi leur désintéressement aux règles les plus étroites. Les entrailles des victimes qu'ils avaient immolées étaient portées aux questeurs du Trésor et mises en vente. Ainsi les sacrifices du peuple romain comportaient, avec un hommage aux dieux immortels, une leçon de désintéressement à l'adresse des hommes et nos généraux apprenaient, au pied de ces autels, combien ils devaient garder leurs mains nettes. L'on faisait tant de cas de cette vertu que bien des magistrats, en récompense de leur administration intègre, virent leurs dettes payées par le sénat, car il estimait que les hommes dont les services avaient maintenu au dehors dans tout son éclat la puissance de la République, ne pouvaient pas, rentrés dans leurs foyers, ne plus rien garder de leur dignité sans indignité et sans honte pour lui-même.
9. La jeunesse de l'ordre équestre deux fois par an remplissait Rome d'une grande foule en se donnant en spectacle devant l'image des glorieux fondateurs. L'institution des Lupercales remonte en effet à Romulus et à Rémus. Elle est née de la joie qui les transporta, au moment où leur aïeul Numitor, roi des Albains, venait de leur permettre de fonder une ville, selon le conseil de leur père nourricier Faustulus, à l'endroit où ils avaient été élevés, au pied du Palatin qu'avait autrefois consacré l'Arcadien, Évandre. Ils firent un sacrifice, immolèrent des chevreaux et, excités par la gaieté du banquet et par d'amples libations, se revêtant des peaux des victimes, après avoir partagé en deux bandes leur troupe de bergers, ils marchèrent l'un contre l'autre dans un combat simulé : divertissement dont le souvenir se renouvelle chaque année par le retour d'une fête. Quant à la procession des chevaliers vêtus de la trabée qui a lieu aux ides de juillet, c'est Q. Fabius qui en établit l'usage.
C'est aussi Fabius, qui, étant censeur avec P. Décius, pour mettre fin aux discordes qu'avait suscitées la prépondérance de la plus vile populace dans les comices, répartit toute cette multitude peuplant le forum dans quatre tribus seulement qu'il appela tribus urbaines. Par cette mesure si salutaire, ce magistrat, que du reste ses exploits guerriers avaient mis hors de pair, mérita le surnom de Maximus.
== CHAPITRE III ==
== Des coutumes militaires ==
On doit aussi rendre hommage au sentiment du devoir qui animait le peuple. En s'offrant bravement aux fatigues et aux périls de la guerre, il épargnait aux généraux la nécessité d'enrôler les prolétaires que leur misère rendait suspects et à qui, pour cette raison, on ne confiait pas les armes destinées à la défense de l'État.
1. Quelque force qu'une longue pratique eût donnée à cette coutume, Marius y mit fin en appelant les pauvres à l'armée. Si grand personnage qu'il fut, il était cependant prévenu par le sentiment de sa qualité d'homme nouveau contre ce qui était ancien et il se rendait compte que, si une armée de soldats sans courage continuait à écarter d'elle dédaigneusement le menu peuple, il risquait d'être qualifié lui-même par ses détracteurs de général sorti de la dernière classe. Il crut donc devoir abolir dans les armées romaines un mode de recrutement procédant d'un esprit d'orgueil et d'exclusion, de peur que la contagion de cette espèce de flétrissure n'allât jusqu'à flétrir aussi sa propre gloire. (An de R. 646.)
2. La théorie du maniement des armes fut enseignée aux soldats à partir du consulat de P. Rutilius, collègue de Cn. Mallius. Sans qu'aucun général avant lui en eût donné l'exemple, il fit venir des maîtres de gladiateurs de l'école de Cn. Aurelius Scaurus et naturalisa dans nos légions une méthode plus précise de parer et de porter les coups. Il combina ainsi le courage et l'art militaire, de manière à les fortifier l'un par l'autre, le premier ajoutant sa fougue au second et apprenant de lui à savoir se garder. (An de R. 648.)
3. L'emploi des vélites fut imaginé au cours de la guerre où l'on fit le siège de Capoue, sous le commandement de Fulvius Flaccus. Comme nos cavaliers, à cause de leur infériorité numérique, ne pouvaient résister à la cavalerie des Campaniens dans les fréquentes sorties qu'elle faisait, le centurion Q. Navius choisit dans l'infanterie les hommes les plus agiles, leur donna pour armes sept javelots courts au fer recourbé, pour défense un petit bouclier et leur apprit à sauter rapidement en croupe derrière les cavaliers, puis à descendre de cheval avec la même promptitude, afin que ces fantassins, combattant à pied dans un combat de cavalerie, eussent plus de facilité pour cribler de traits les hommes et les chevaux des ennemis. (An de R. 542.) Cette nouvelle manière de combattre ruina la meilleure ressource des perfides Campaniens. Aussi le général rendit-il honneur à Navius, qui en était l'inventeur.
== CHAPITRE IV ==
== Des spectacles ==
1. Des institutions militaires, il faut passer tout de suite après à ces camps établis au milieu de la ville, je veux dire nos théâtres, car bien souvent, ils ont aligné en bataille rangée des troupes pleines d'ardeur et l'on a vu ces jeux, imaginés pour honorer les dieux et divertir les hommes, souiller, à la honte de la paix, du sang des citoyens les fêtes et la religion pour d'étranges fictions dramatiques.
2. La construction du premier théâtre fut entreprise par les censeurs Messala et Cassius. Mais, sur la proposition de P. Scipion Nasica, le sénat décida de faire vendre à l'encan tous les matériaux préparés pour cet ouvrage. En outre, un sénatus-consulte défendit, dans Rome et à moins d'un mille, de mettre des sièges dans le théâtre et d'assister assis aux représentations. C'était sans doute pour associer à un délassement de l'esprit cette endurance à rester debout qui est un trait particulier de la race romaine. (Ans de R. 599, 603.)
3. Pendant cinq cent cinquante-huit ans, les sénateurs assistèrent aux jeux publics pêle-mêle avec le peuple. Mais cet usage fut aboli par les édiles Atilius Serranus et L. Scribonius. Aux jeux qu'ils célébrèrent en l'honneur de la mère des dieux, ils assignèrent, conformément à l'avis du second Scipion l'Africain, des places séparées au sénat et au peuple. Cette mesure indisposa la multitude et ébranla singulièrement la popularité de Scipion. (An de R. 559.)
4. Je vais maintenant remonter à l'origine des jeux publics et rappeler ce qui fut l'occasion de leur établissement. Sous le consulat de C. Sulpicius Peticus et de C Licinius Stolon, une peste d'une extrême violence avait détourné notre république des entreprises guerrières et l'avait accablée sous le poids de l'inquiétude que le mal causait à l'intérieur du pays. L'on ne voyait plus de ressource que dans un culte religieux d'une forme nouvelle et rare. On n'attendait plus rien d'aucune science humaine. Pour apaiser la divinité l'on composa donc des hymnes et le peuple écouta ces chants avidement, car jusqu'alors il s'était contenté des spectacles du cirque que Romulus célébra pour la première fois en l'honneur du dieu Consus, lors de l'enlèvement des Sabines. Mais l'habitude qu'ont les hommes de s'attacher à développer les choses faibles en leur commencement fit qu'aux paroles de respect envers les dieux la jeunesse, qui aime à s'ébattre sans art et sans règle, ajouta des gestes. Cela fournit l'occasion de faire venir d'Étrurie un pantomime dont la gracieuse agilité, imitée des antiques Curètes et des Lydiens, d'où les Etrusques tirent leur origine, charma par son agréable nouveauté les yeux des Romains. Et, comme le pantomime se nommait hister dans la langue étrusque, le nom d'histrion fut donné à tous les acteurs qui montent sur la scène. (An de R. 390.)
Puis l'art scénique en vint insensiblement à la forme de la satura. Le poète Livius sut le premier en détourner l'attention du spectateur pour l'intéresser à l'intrigue d'oeuvres dramatiques. Cet auteur jouait lui-même ses pièces ; mais à force d'être redemandé par le public, il fatigua sa voix. Alors, grâce au concours d'un chanteur et d'un joueur de flûte, il se contenta de faire des gestes en silence. Quant aux acteurs d'atellanes, on les fit venir de chez les Osques. Ce genre de divertissement est tempéré par la gravité romaine, aussi ne déshonore-t-il pas les acteurs, car il ne les fait pas exclure de l'assemblée des tribus ni écarter du service militaire.
5. Les jeux publics en général révèlent par leur nom même leur origine, mais il n'est pas hors de propos d'exposer ici celle des jeux séculaires qui est moins connue.
Pendant une violente épidémie qui ravageait la ville et le territoire, un riche particulier du nom de Valesius, qui vivait à la campagne, voyait ses deux fils et sa fille malades, au point que les médecins eux-mêmes en désespéraient. Allant prendre pour eux de l'eau chaude à son foyer, il se mit à genoux et conjura ses dieux lares de détourner sur sa propre tête le danger qui menaçait ses enfants. Alors se fit entendre une voix lui disant qu'il les sauverait en les transportant aussitôt, par la voie du Tibre, à Tarente et en les réconfortant à cet endroit avec de l'eau prise à l'autel de Pluton et de Proserpine. Cette recommandation l'embarrassa beaucoup, car on lui prescrivait une navigation longue et périlleuse. Cependant une vague espérance triompha en lui de cette vive appréhension et tout de suite il transporta ses enfants au bord du Tibre : il habitait en effet une maison de campagne près du village d'Érète, au pays des Sabins. De là, s'embarquant pour Ostie, il aborda au milieu de la nuit au Champ de Mars. Comme il désirait soulager la soif de ses malades et qu'il n'avait pas de feu dans sa barque, celui qui la conduisait l'avertit qu'à peu de distance de là on voyait de la fumée. Cet homme l'ayant fait descendre à Tarente (tel est le nom de ce lieu), il s'empressa de prendre un vase, puisa de l'eau au fleuve et, déjà plus content, la porta à l'endroit d'où l'on avait vu s'élever de la fumée, croyant avoir trouvé tout près de là et comme en suivant une trace, le remède indiqué par les dieux. Sur ce sol qui fumait plutôt qu'il ne contenait un reste de feu, s'attachant fermement à ce signe plein de promesses, il rassembla de légères matières combustibles que le hasard lui avait présentées et, à force de souffler il en fit jaillir une flamme, fit chauffer son eau et la donna à boire à ses enfants. Ceux-ci, après l'avoir bue, s'endormirent d'un sommeil salutaire et furent tout à coup délivrés d'une si longue et si violente maladie. Ils racontèrent à leur père qu'ils avaient vu en songe je ne sais quel dieu qui leur essuyait le corps avec une éponge, en leur prescrivant d'immoler des victimes noires devant l'autel de Pluton et de Proserpine, d'où cette eau leur avait été apportée, et d'y célébrer des banquets sacrés avec des jeux nocturnes. Comme Valérius n'avait point aperçu d'autel dans cet endroit, il crut qu'on lui demandait d'en élever un. Il alla donc à Rome pour en acheter un, laissant sur place des gens chargés de creuser la terre jusqu'au tuf pour y construire de solides fondations. En conséquence des ordres de leur maître, ceux-ci creusèrent le sol jusqu'à une profondeur de vingt pieds et aperçurent alors un autel avec cette inscription : à Pluton et à Proserpine. Sur l'avis qu'un esclave lui apporta de cette découverte, Valesius renonça à son projet d'acheter un autel. Prenant des victimes noires qu'autrefois on appelait "sombres", il les immola sur ce lieu nommé Tarente et célébra des jeux et un banquet sacré pendant trois nuits consécutives, c'est-à-dire en nombre égal à celui des enfants qui lui avaient ainsi été sauvés d'un danger de mort.
A son exemple, Valérius Publicola, qui fut l'un des premiers consuls, cherchant du soulagement pour ses concitoyens, vint auprès du même autel et, au nom de la république, fit, en même temps que des vœux solennels, un sacrifice de taureaux noirs à Pluton, de génisses noires à Proserpine, un banquet sacré et des jeux qui durèrent trois nuits. Puis il fit recouvrir l'autel de terre, dans l'état où il était auparavant. (An de R. 249.)
6. Avec l'accroissement des richesses, la magnificence s'étendit à la célébration des jeux. Sous cette influence et à l'imitation du luxe campanien, Q. Catulus le premier mit l'assemblée des spectateurs à l'ombre d'un vélum. Cn. Pompée, avant tout autre, fit courir de l'eau sur les passages pour atténuer la chaleur de l'été. Cl. Pulcher fit décorer de peintures variées le mur de fond de la scène qui jusque-là était formé de simples lambris de bois nu. C. Antonius le fit revêtir d'un bout à l'autre d'ornements d'argent, Pétréius de dorures et Q. Catulus d'ivoire. Les Lucullus rendirent le décor de fond mobile sur pivot. P. Lentulus Spinther y ajouta une décoration faite d'accessoires de théâtre ornés d'argent. Quant aux figurants de la "pompe" des jeux, que l'on avait auparavant vêtus de tuniques de pourpre, M. Scaurus les fit paraître sous un costume d'une extrême élégance.
7. Le premier spectacle de gladiateurs offert à Rome fut donné sur la place aux Bœufs, sous le consulat d'Appius Claudius et de M. Fulvius. Il fut donné par Marcus et Décimus, fils de Brutus, pour rendre les honneurs funèbres aux restes de leur père. (An de R. 489.) Quant aux combats d'athlètes, on les dut à la munificence de M. Scaurus. (An de R. 695.)
== CHAPITRE V ==
== De la sobriété et de la pureté des mœurs ==
1. On ne vit pas de statue dorée ni à Rome, ni dans aucune partie de l'Italie avant l'époque où M. Acilius Glabrion érigea une statue équestre à son père, dans le temple de la Piété filiale. Ce temple avait été consacré par lui-même, sous le consulat de P. Cornélius Lentulus et de M. Baebius Tamphilus, en témoignage de sa reconnaissance, après sa victoire sur Antiochus aux Thermopyles. (An de R. 573.)
2. Le droit civil était resté pendant plusieurs siècles enfermé dans le mystère de la religion et du culte et connu des seuls pontifes. Cn. Flavius, fils d'un affranchi, parvenu de simple scribe à la dignité d'édile curule au grand mécontentement de la noblesse, le rendit public et afficha pour ainsi dire dans le forum la liste complète des jours fastes. Le même Flavius visitait un jour son collègue qui était malade : comme les nobles dont l'affluence remplissait la chambre ne lui offraient pas de siège, il se fit apporter sa chaise curule et il s'y assit, pour défendre contre leur mépris, à la fois sa dignité et sa personne. (An de R. 449 )
3. La poursuite de l'empoisonnement était une chose inconnue en fait et n'était pas prévue par les lois. Mais elle commença à la découverte qu'on fit d'un grand nombre de femmes coupables de ce crime. Elles faisaient secrètement périr leurs maris par le poison ; elles furent dénoncées par les révélations d'une esclave et la partie d'entre elles que l'on condamna à la peine capitale atteignit le nombre de cent soixante-dix. (An de R. 422.)
4. La corporation des joueurs de flûte ne manque pas d'attirer l'attention de la foule, quand, au milieu de représentations de caractère sérieux données par l'État ou par des particuliers, cachés sous un masque et vêtus d'habits de diverses couleurs, ils font entendre leurs accords. Voici l'origine de ce privilège. Un jour, on leur avait défendu de prendre leurs repas dans le temple de Jupiter, comme, selon une ancienne coutume, ils l'avaient fait jusque-là. De dépit, ils se retirèrent à Tibur. Le sénat vit avec peine les cérémonies religieuses privées de leur concours et demanda par une ambassade aux Tiburtins d'user de leur influence sur les joueurs de flûte pour les ramener au service des temples de Rome. Les voyant obstinés dans leur résolution, les Tiburtins feignirent de donner un repas de fête et, quand leurs hôtes furent plongés dans le vin et le sommeil, ils les firent porter à Rome sur des chariots. Non seulement, on leur rendit leurs anciens avantages, mais on leur accorda encore le droit de donner ce divertissement dont je viens de parler. Quant à l'usage du masque, il vient de la honte qu'ils éprouvèrent d'avoir été surpris dans un état d'ivresse. (An de R. 442.)
5. La grande simplicité des anciens Romains dans leur manière de prendre les repas est le signe le plus évident à la fois de leur bonhomie et de leur tempérance. Les plus grands hommes ne rougissaient pas de dîner et de souper en public ; il n'y avait sans doute sur leur table aucun mets qu'ils craignissent d'exposer aux yeux du peuple. Ils avaient un tel souci d'observer la tempérance qu'ils faisaient plus souvent usage de bouillie que de pain. C'est pour cela qu'aujourd'hui encore ce qu'on appelle mola dans les sacrifices est uniquement composé de farine et de sel, que l'on saupoudre de farine les entrailles des victimes et que les poulets sacrés qui servent à prendre les auspices ne sont nourris que de bouillie. A l'origine, en effet, c'était avec les prémices de leur nourriture que les hommes apaisaient les dieux et ces offrandes étaient d'autant plus efficaces qu'elles étaient plus simples.
6. En général, ils honoraient les dieux pour en obtenir du bien ; c'est au contraire pour en éprouver moins de mal qu'ils élevaient des temples à la Fièvre. Un de ces temples subsiste encore aujourd'hui sur le mont Palatin, un autre sur la place des monuments de Marius, un troisième à l'extrémité supérieure de la rue Longue : on y déposait les remèdes qui avaient été appliqués au corps des malades. C'est pour calmer l'inquiétude humaine que l'on avait, dans un calcul d'intérêt, imaginé ces pratiques. Au surplus, les anciens trouvaient dans l'activité le moyen le plus efficace et le plus sûr de se maintenir en bon état ; leur bonne santé était en quelque sorte fille de la frugalité, cette ennemie des excès de table, de l'abus du vin et des plaisirs de Vénus.
== CHAPITRE VI ==
== Des coutumes étrangères ==
1. Tels furent aussi les sentiments de la cité de Sparte, la plus digne d'être comparée, pour l'austérité des mœurs, à celle de nos ancêtres. Pendant un certain temps, alors qu'elle obéissait aux lois si sévères de Lycurgue, elle s'appliqua à détourner les regards de ses citoyens du spectacle de l'Asie, de peur que l'attrait séduisant de ce pays ne les fît tomber dans la mollesse. Ils savaient, en effet, que de là étaient sortis la magnificence, la prodigalité et tous les genres de plaisirs superflus, que les Ioniens avaient les premiers introduit l'usage des parfums, des couronnes dans les repas et des seconds services, puissants encouragements à la débauche. Il n'est pas étonnant que ces hommes qui trouvaient leur bonheur dans une vie laborieuse et dure n'aient pas voulu laisser l'énergie nationale se détendre et s'affaiblir par la contagion du luxe étranger, car ils voyaient que l'on passe un peu plus facilement de la vertu au vice que du vice à la vertu. Et ce n'était pas chez eux une crainte vaine, comme le fit voir l'exemple de leur chef Pausanias, qui, après de brillants exploits, dès qu'il se fut abandonné à l'influence des mœurs asiatiques, ne rougit plus de laisser amollir son courage par la civilisation efféminée de ce pays. (Av. J.-C. 473.)
2. Les armées de cette même cité n'engageaient pas le combat sans s'être animées d'une ardeur entraînante aux accents de la flûte et par des chants sur le rythme de l'anapeste dont la cadence énergique et redoublée invite à la charge. Pour cacher et dérober aux ennemis la vue de leurs blessures, ces mêmes Spartiates portaient dans la bataille des tuniques écarlates. Ce n'était point dans la crainte que la vue de leur sang ne les effrayât eux-mêmes, mais pour empêcher qu'elle n'inspirât quelque confiance à l'ennemi.
3. Des éminentes vertus guerrières des Lacédémoniens on passe tout de suite à la sagesse des Athéniens si remarquable dans les institutions de la paix. Chez eux l'oisiveté est tirée de la retraite où elle croupit, traînée, comme un manquement aux lois, devant les tribunaux et mise en accusation, sinon comme un crime, du moins comme une conduite ignominieuse.
4 Dans cette même ville l'auguste tribunal de l'Aréopage s'enquérait avec le plus grand soin des actions de chaque citoyen et de ses moyens d'existence : c'était pour que les citoyens, en pensant au compte à rendre de leur conduite, suivissent le chemin de la vertu.
5. C'est aussi Athènes qui la première introduisit l'usage d'honorer d'une couronne les bons citoyens, en ceignant de deux rameaux d'olivier entrelacés la tête illustre de Périclès, institution recommandable, que l'on envisage la chose ou la personne. Car l'honneur est l'aliment le plus fécond de la vertu, et Périclès méritait bien que prît naissance à son sujet la possibilité d'attribuer une pareille distinction.
6. Mais combien est mémorable cette loi d'Athènes qui dépouille de la liberté l'affranchi convaincu d'ingratitude par son patron ! "Je ne veux pas, dit-elle, te reconnaître pour citoyen, toi qui, par ta conduite impie, montres si peu d'estime pour un bien si précieux. Je ne saurais croire utile à l'Etat celui qui s'est montré scélérat envers sa famille. Va donc, sois esclave, puisque tu n'as pas su être libre."
7. Cette loi est aussi restée en vigueur jusqu'à nos jours chez les Marseillais, peuple particulièrement remarquable par la sévérité de ses principes, par son respect des anciens usages et par son attachement aux Romains. Ils permettent d'annuler jusqu'à trois fois l'affranchissement d'un esclave, s'il est reconnu qu'il a trois fois trahi son maître. Mais, à la quatrième erreur du maître, ils ne croient pas devoir venir à son secours, car l'on est soi-même responsable du dommage subi, quand on s'y est exposé à tant de reprises. Cette cité veille aussi avec la plus grande vigilance à maintenir la pureté des mœurs. Elle ne laisse point monter sur la scène les mimes, dont les pièces représentent pour la plupart des actions infâmes, de peur que l'habitude de tels spectacles ne suggère l'audace de les imiter. D’ailleurs tous ceux qui, sous quelque prétexte de culte religieux, cherchent simplement à entretenir leur paresse, trouvent les portes de cette ville fermées. On croit devoir en écarter une superstition mensongère et hypocrite. Au surplus, depuis la fondation de Marseille, on y conserve un glaive destiné à trancher la tête aux criminels. Il est, à la vérité, tout rouge de rouille et presque hors de service, mais il montre que jusque dans les moindres choses il faut conserver tout ce qui rappelle les usages anciens.
Devant les portes de Marseille se trouvent deux caisses destinées à recevoir, l'une les corps des hommes libres, l'autre ceux des esclaves. On les porte ensuite sur un char au lieu de la sépulture sans accompagnement de lamentations ni de démonstrations de douleur. Le deuil se termine, le jour des funérailles, par un sacrifice domestique, suivi d'un banquet de famille. Que sert en effet de s'abandonner à la douleur, cette infirmité humaine ou d'en vouloir à la puissance divine de ne pas nous avoir fait part de son immortalité ? On conserve dans cette ville sous la garde de l'autorité un breuvage empoisonné où il entre de la ciguë et on le donne à celui qui devant les Six Cents (tel est le nom de son sénat) a fait connaître les motifs qui lui font désirer la mort. C'est à la suite d'une enquête conduite dans un esprit de bienveillance sans faiblesse, qui ne permet pas de sortir de la vie à la légère et qui n'accorde que pour de justes raisons un moyen rapide de mourir. Ainsi l'excès du malheur et l'excès du bonheur trouvent leur terme dans une mort qu'autorise la loi. Car l'une et l'autre fortune, en nous faisant craindre l'une son obstination, l'autre sa trahison, peuvent nous fournir également des raisons de mettre fin à notre vie.
8. Cette coutume des Marseillais ne me semble pas avoir pris naissance en Gaule. Je la crois importée de Grèce, car je l'ai vue observée aussi dans l'île de Céos, à l'époque où, me rendant en Asie avec Sextus Pompée, j'entrai dans la ville de Julis. Le hasard fit que, à ce moment et en ce lieu, une femme du plus haut rang et d'un âge très avancé, après avoir rendu compte à ses concitoyens des raisons qu'elle avait de quitter la vie, résolut de se tuer par empoisonnement et elle tint beaucoup à pouvoir illustrer sa mort par la présence de Pompée. Ce personnage qui joignait à toutes les vertus une rare bonté n'osa pas repousser ses prières. Il vint donc auprès d'elle et avec ce langage éloquent qui coulait de sa bouche comme d'une source abondante, il fit de longs et vains efforts pour la détourner de son dessein. A la fin, il se résigna à la laisser accomplir sa résolution. Cette femme qui avait dépassé quatre-vingt-dix ans avec une parfaite santé d'esprit et de corps était couchée sur son lit de repos orné apparemment avec plus d'élégance qu'à l'ordinaire et s'appuyait sur un coude. "Sextus Pompée, dit-elle, puissent les dieux que je quitte, et non pas ceux que je vais trouver, vous être reconnaissants pour n'avoir pas dédaigné ni de m'exhorter à vivre ni de me voir mourir. Quant à moi, n'ayant jamais connu que le sourire de la fortune, dans la crainte d'en venir, par trop d'attachement à la vie, à lui voir prendre un visage irrité, je vais échanger le peu de jours qui me restent contre une fin bienheureuse en laissant après moi mes deux filles et mes sept petits-fils." Ensuite elle exhorta ses enfants à demeurer unis, leur distribua ses biens, remit à sa fille aînée ses parures et les objets du culte domestique et prit d'une main ferme la coupe où était préparé le poison. Puis elle en fit une libation à Mercure, pria ce dieu de la conduire dans le meilleur séjour des Enfers et but avidement le breuvage mortel. A mesure que le froid s'emparait des diverses parties de son corps, elle les nommait successivement et, après avoir dit qu'il approchait des entrailles et du cœur, elle invita ses filles à lui rendre le dernier devoir, celui de lui fermer les yeux de leurs mains. Les nôtres, malgré leur saisissement, devant un spectacle si nouveau, fondaient en larmes au moment de la quitter. (27 apr. J.-C.)
9. Mais, pour en revenir à la cité de Marseille d'où cette digression m'a éloigné, il n'est permis à personne d'entrer dans cette ville avec des armes. Il y a à la porte un homme chargé de les recevoir en garde à l'entrée pour les rendre à la sortie. C'est ainsi qu'ils pratiquent l'hospitalité avec douceur et sans risques pour eux-mêmes.
10. En quittant Marseille, on rencontre cette ancienne coutume des Gaulois. On dit qu'ils se prêtaient souvent des sommes d'argent remboursables aux Enfers, parce qu'ils étaient persuadés que les âmes sont immortelles. Je les traiterais d'insensés, si cette opinion de ces hommes vêtus de braies n'était aussi celle du philosophe grec Pythagore.
11. Si la philosophie des Gaulois trahit leur goût du profit et de l'usure, celle des Cimbres et des Celtibères respire l'ardeur et le courage. Ceux ci en effet tressaillaient d'allégresse dans les combats, espérant y trouver une fin glorieuse et bienheureuse. Etaient-ils malades, ils se désolaient comme des gens condamnés à une mort honteuse et misérable. Les Celtibères regardaient aussi comme un forfait de survivre dans une bataille à celui pour la vie duquel ils avaient dévoué leur vie. Admirons la grandeur d'âme de ces deux peuples qui se faisaient un devoir d'assurer par leur vaillance le salut de la patrie et de montrer envers leurs amis une fidélité sans défaillance.
12. Le titre de sage peut être justement revendiqué par cette nation thrace qui célébra les jours de naissance par des pleurs et les funérailles par des réjouissances. Elle a bien reconnu, sans les enseignements des philosophes, le véritable état de notre nature. Résistons donc à l'attrait de la vie si puissant sur tous les êtres et qui nous fait commettre et subir tant d'indignités, puisque nous en viendrons à reconnaître dans notre dernière heure plus de bonheur et de félicité que dans la première.
13. Aussi est-ce avec raison que les Lyciens dans le deuil prennent des vêtements de femmes, afin que la honte de cet extérieur humiliant leur fasse bannir au plus tôt une affliction insensée.
14. Mais pourquoi faire un mérite à des hommes si braves de cette sorte de sagesse ? Considérons les femmes indiennes. Selon la coutume du pays, le même mari a plusieurs épouses et à sa mort c'est entre elles l'objet d'un débat et pour ainsi dire d'un procès, que de savoir laquelle a été la plus chérie. Celle qui l'emporte triomphe de joie et, conduite par ses proches, qui portent eux-mêmes la satisfaction sur le visage, elle se jette sur le bûcher de son époux et s'estime très heureuse d'être consumée avec lui. Les vaincues au contraire sont tristes et désolées de conserver la vie. Mettez au grand jour l'audace du Cimbre, ajoutez-y la fidélité du Celtibère, la courageuse philosophie du peuple thrace, joignez-y encore l'ingénieux expédient des Lyciens pour mettre fin à leur deuil, rien de tout cela ne vous paraîtra plus grand que le bûcher indien où une épouse aimante va se placer comme sur un lit nuptial, sans s'inquiéter de l'approche de la mort.
15. De tant de gloire je veux rapprocher la turpitude des femmes carthaginoises pour mieux la faire ressortir par la comparaison. Il y a en effet à Sicca un temple de Vénus, où les femmes s'assemblaient et d'où elles partaient en quête de profits. Elles gagnaient ainsi une dot en trafiquant de leurs charmes. C'était apparemment pour un mariage honorable qu'elles se préparaient par un si honteux commerce.
16. Les Perses avaient une coutume bien raisonnable : c'était de ne pas voir leurs enfants avant la septième année, afin de supporter leur perte dans le premier âge avec moins de peine.
17. Il ne faut pas blâmer non plus les rois numides qui, malgré l'habitude de leur nation, ne donnent de baiser à personne. Tout ce qui est placé au faîte de la grandeur, doit, pour inspirer plus de respect, s'affranchir des pratiques petites et vulgaires.
== CHAPITRE VII ==
== De la discipline militaire ==
== EXEMPLES ROMAINS ==
J'aborde maintenant ce qui est la principale gloire de l'empire romain et son plus ferme soutien, les obligations si strictes de la discipline militaire qu'une salutaire persévérance a maintenue jusqu'à nos jours dans toute son intégrité et sa force : c'est pour ainsi dire sur son giron et sous sa garde que repose dans un calme profond l'état de paix heureuse dont nous jouissons.
1. P. Cornelius Scipion, à qui la destruction de Carthage valut le surnom de son aïeul, avait été envoyé en Espagne en qualité de consul, pour rabattre l'excessif orgueil de Numance entretenu par la faute des généraux, ses prédécesseurs. A l'instant même de son entrée dans le camp, il donna ordre d'en faire disparaître et d'en écarter tout ce qui servait d'aliment au plaisir. Il en sortit en conséquence un très grand nombre de trafiquants et de valets avec deux mille prostituées. Ainsi débarrassée de ce vil et honteux ramassis, l'armée romaine qui naguère avait craint la mort au point de se déshonorer par un traité ignominieux, se releva et retrouva son ancienne valeur, détruisit par le feu la fière et courageuse Numance, en renversa les murailles et les rasa jusqu'au sol. Ainsi l'abandon de la discipline militaire fut marqué par la capitulation déplorable de Mancinus et le magnifique triomphe de Scipion fut le prix de son relèvement. (An de R. 619.)
2. A l'exemple de Scipion, Metellus qui avait été envoyé en Afrique pendant la guerre contre Jugurtha, trouvant l'armée corrompue par l'excessive indulgence de Sp. Albinus, déploya toute l'énergie du commandement pour faire revivre la discipline de l'ancienne armée. Il n'en reprit pas les points faibles l'un après l'autre, mais il la remit en état tout entière et sur-le-champ. Tout de suite, il fit sortir du camp les valets et défendit d'y mettre en vente aucun aliment cuit. Dans les marches, il ne permit pas qu'aucun soldat eût recours aux services des esclaves et des bêtes de somme, pour les obliger tous à porter eux-mêmes leurs armes et leur nourriture. Il déplaça souvent le camp et chaque fois, comme si Jugurtha était toujours en présence, il le fit entourer le mieux possible d'un fossé et d'une palissade. Et que lui valut le rétablissement de la sobriété et du travail ? Il eut pour effet de fréquentes victoires, de nombreux trophées remportés sur un ennemi à qui le soldat romain, sous un général avide de popularité, n'avait jamais vu tourner le dos. (An de R. 644.)
3. Ce furent aussi de bons soutiens de la discipline militaire, ces généraux qui, s'affranchissant pour elle des liens de la parenté, n'hésitèrent pas à en poursuivre et en punir les infractions sans épargner l'honneur de leurs familles. Ainsi, dans la guerre qu'il fit en Sicile contre les esclaves fugitifs, le consul P. Rutilius, apprenant que son gendre Q. Fabius avait par son incurie perdu la citadelle de Tauroménium, lui donna ordre de sortir de sa province. (An de R. 622.)
4. Le consul C. Cotta, sur le point d'aller à Messine, pour y reprendre les auspices, avait confié à son fils Aurelius Pecuniola la conduite du siège de Lipari. A son retour, en dépit des liens du sang, il le fit battre de verges et l'obligea à servir comme simple soldat dans l'infanterie, pour avoir, par sa faute, laissé brûler une terrasse d'approche et failli laisser prendre son camp. (An de R. 501.)
5. Q. Fulvius Flaccus étant censeur, exclut son frère du sénat pour avoir, sans ordre du consul, osé licencier une légion, où il était tribun militaire. (An de R. 579.)
De tels exemples mériteraient mieux qu'un récit si succinct, si je n'étais pressé par de plus grands encore. En effet, quelle énergie ne faut-il pas pour imposer un retour ignominieux dans son pays à celui que l'on a associé à sa famille et à ses ancêtres ? ou pour infliger le honteux supplice des verges à un parent qui porte le même nom et qui, par une suite ininterrompue de générations, descend des mêmes aïeux ? ou pour s'armer de la sévérité d'un censeur contre la tendresse fraternelle ? Attribuez à des cités, si illustres soient-elles, un seul de ces traits, il suffirait pour donner une haute idée de leur discipline militaire.
6. Mais notre république qui a rempli l'univers entier d'exemples merveilleux en tout genre, a vu des généraux revenir de l'armée avec des haches qu'ils avaient trempées dans leur propre sang, pour ne pas laisser impunie une violation des règles militaires et cette répression à la fois glorieuse dans le rôle public et douloureuse dans le privé, elle l'a accueillie avec des sentiments mélangés, en se demandant si elle devait avant tout en féliciter les auteurs ou les consoler. Moi aussi, ce n'est pas sans hésitation que je rappelle ici votre souvenir, Postumius Tubertus et Manlius Torquatus, austères gardiens de la discipline militaire, car je prévois, que voulant vous donner des louanges méritées, mais accablé sous le poids de ma tâche, je réussirai bien plus à déceler la faiblesse de mon talent qu'à peindre dignement votre vertu.
Postumius, c'est pendant ta dictature que A. Postumius, le fils que tu t'étais donné pour perpétuer ta race et le culte de tes dieux domestiques, qui dans son enfance t'avait caressé, que tu avais caressé toi-même et pressé sur ton sein, que, dans ses jeunes années, tu avais fait instruire dans les lettres et, à l'âge d'homme, formé au maniement des armes, ce fils vertueux, brave, chérissant également son père et sa patrie, sans ton ordre, de son propre mouvement, quitta son poste pour attaquer l'ennemi et le mit en déroute. Tout vainqueur qu'il était, tu ordonnas qu'il mourût sous la hache, et cet ordre, tu eus, toi son père, la force de le faire exécuter en le donnant de ta propre bouche, mais tes yeux, j'en suis sûr, aveuglés par les larmes, n'ont pu, quoiqu'en plein jour, voir le terrible effet de ta volonté. (An de R. 322.)
Toi aussi, Manlius Torquatus, pendant la guerre que tu fis aux Latins en qualité de consul, comme ton fils, provoqué par Geminius Maecius, général des Tusculans, avait à ton insu accepté le combat, malgré sa glorieuse victoire et ses magnifiques trophées, tu le fis saisir par ton licteur et immoler comme une victime. Mieux valait, pensais-tu, qu'un père fût privé d'un vaillant fils, plutôt que la patrie manquât de discipline militaire. (An de R. 413.)
7. Quelle énergie devons-nous supposer qu'il a fallu au dictateur L. Quintius Cincinnatus, lorsque, après avoir vaincu les Èques et les avoir fait passer sous le joug, il força L. Minucius à se démettre du consulat, pour s'être laissé assiéger dans son camp par ces mêmes ennemis ? Il considéra comme indigne du commandement suprême un général qui avait dû son salut, non à son courage, mais à des fossés et à des palissades, qui avait pu, sans rougir, voir une armée romaine trembler de peur et la tenir renfermée dans un camp. Ainsi, malgré leur puissance irrésistible, les douze faisceaux, de qui dépendait tout l'honneur du sénat, de l'ordre équestre et du peuple et dont le moindre signal mettait en mouvement le Latium et les forces de l'Italie entière, émoussés et brisés, se soumirent au châtiment infligé par le dictateur et, en réparation de l'outrage fait à la gloire militaire de Rome, le consul, vengeur né de tous les crimes, fut lui-même puni. (An de R. 295.)
Dieu Mars, père de notre empire, tels étaient en quelque sorte les sacrifices expiatoires par lesquels, après quelque violation de tes auspices, on apaisait ta divinité : l'opprobre jeté sur des alliés, des proches, des frères, la mort infligée à des fils, l'abdication déshonorante imposée à des consuls.
8. Il faut mettre sur le même rang l'exemple qui suit. Au mépris des ordres du dictateur Papirius, Q. Fabius Rullianus, maître de la cavalerie, avait livré bataille, et quoiqu'il ne fût rentré dans le camp qu'après avoir mis les Samnites en déroute, néanmoins, sans considérer, ni sa valeur, ni sa victoire, ni sa noblesse, le dictateur, après avoir fait préparer les verges, lui fit arracher ses vêtements. On vit - quel spectacle saisissant ! - un Rulianus, un maître de la cavalerie, un vainqueur, les vêtements en pièces et le corps mis à nu, prêt à être déchiré par les verges des licteurs. Les blessures qu'il avait reçues dans le combat allaient se rouvrir sous les verges et son sang éclabousser les titres d'honneur qui rappelaient sa récente et si belle victoire. Alors l'armée se mit à supplier le dictateur et fournit ainsi à Fabius l'occasion de se réfugier à Rome. Mais c'est en vain qu'il implora l'appui du sénat. Papirius n'en persista pas moins à réclamer son châtiment. Aussi, le père de Fabius se vit réduit, malgré sa dictature et ses trois consulats, à faire appel au peuple et à demander en suppliant l'intercession des tribuns en faveur de son fils. Ce moyen lui-même ne put faire fléchir la sévérité de Papirius. Mais, comme tous les citoyens et les tribuns eux-mêmes lui demandaient la grâce du coupable, il déclara qu'il l'accordait non à Fabius, mais au peuple romain et à la puissance tribunitienne. (An de R. 429.)
9. Même rigueur chez Calpurnius Pison. Dans la guerre que ce consul fit en Sicile, contre les esclaves fugitifs, C. Titius, chef de la cavalerie, s'était laissé envelopper par un grand nombre d'ennemis et leur avait rendu les armes. Voici les diverses sortes de flétrissures que Calpurnius lui infligea. Pendant toute la campagne il le fit tenir du matin au soir devant les tentes de l'état-major vêtu d'une toge aux pans déchirés, d'une tunique sans ceinturon et pieds nus. Il lui défendit même toute vie commune avec les hommes et l'usage des bains. Quant aux escadrons qu'il commandait, il les mit à pied et les incorpora dans les ailes de l'armée avec les frondeurs. Si grande que fut l'humiliation de la patrie, elle fut vengée par l'humiliation égale des coupables. Que fit en effet Pison ? Ces hommes, par amour de la vie, avaient permis à des esclaves fugitifs, cent fois dignes de la croix, de se faire des trophées de leurs dépouilles et n'avaient pas rougi de laisser imposer sur des têtes libres par des mains serviles un joug ignominieux. Il leur fit connaître un genre de vie amer et les réduisit à désirer en hommes de cœur une mort qu'ils avaient redoutée comme des femmes. (An de R. 620.)
10. Q. Metellus ne fut pas moins dur que Pison. A l'affaire de Contrebie, cinq cohortes, auxquelles il avait confié la garde d'un poste, s'en étant laissé débusquer par l'ennemi, il leur ordonna d'y retourner sur-le-champ. Il ne comptait pas qu'elles pussent reprendre la position perdue, mais il voulait que la faute commise dans le premier engagement fût châtiée par le péril évident d'un nouveau combat. Par son ordre aussi, quiconque s'en serait échappé pour regagner le camp devait être tué comme un ennemi. Sous la contrainte de cette rigueur, malgré leur extrême fatigue, d'ailleurs sans espoir d'échapper à la mort, ils triomphèrent et du désavantage de la position, et du nombre des ennemis. Il n'y a donc rien qui trempe la faiblesse humaine plus efficacement que la nécessité. (An de R. 612.)
11. Dans la même province, où il voulait dompter et réduire la fierté d'une nation très courageuse, Q. Fabius Maximus dut faire violence à son caractère naturellement très enclin à la douceur et renoncer quelque temps à la clémence pour déployer une cruelle sévérité. A tous les transfuges qui avaient fui des garnisons romaines et avaient été repris, il fit couper les mains, afin que la vue de leurs bras mutilés fît trembler les autres à l'idée de la désertion. Ainsi leurs mains rebelles séparées de leurs corps et éparses sur le sol ensanglanté servirent d'exemple pour détourner de la même faute le reste de l'armée. (An de R. 612.)
12. Il n'y avait rien de plus doux que le premier Scipion l'Africain. Cependant, pour affermir la discipline militaire, il crut devoir emprunter un peu de cette cruauté qui lui était si étrangère. Après la soumission de Carthage, comme les transfuges qui étaient passés de nos armées chez les Carthaginois étaient retombés en son pouvoir, il punit plus sévèrement les Romains que les Latins. Il fit clouer les premiers sur la croix, comme déserteurs de la patrie, il fit périr les autres sous la hache comme de perfides alliés. (An de R. 552.) Je ne parlerai pas plus longuement de cet acte, et parce qu'il est de Scipion, et parce qu'il ne convient pas d'infliger, si mérité soit-il, le supplice infamant des esclaves à des hommes de sang romain. Aussi bien, il nous est loisible de passer à des exemples qui peuvent se raconter sans réveiller une douleur nationale.
13. Le second Scipion l'Africain, après la destruction de l'empire carthaginois, exposa aux bêtes, dans les spectacles qu'il donna au peuple, les soldats étrangers, déserteurs des armées romaines. (An de R. 607.)
14. Même sévérité chez Paul Émile. Après la défaite du roi Persée, il fit écraser sous les pieds des éléphants les soldats étrangers coupables du même crime de désertion : c'était là un exemple vraiment salutaire, si l'on peut toutefois, sans être taxé d'impertinence, apprécier en toute modestie les actions de nos plus grands hommes. La discipline militaire a besoin de châtiments rudes et rigoureux. La force de l'État réside dans l'armée. Une fois sortie de la droite ligne, cette force ne manquera pas d'opprimer, si elle n'est réprimée. (An de R. 586.)
15. Mais il est temps de parler des mesures prises, non par des généraux individuellement, mais par le corps entier du sénat, pour maintenir et défendre la règle militaire. L. Marcius, tribun de légion, avait recueilli avec un courage admirable les restes épars de deux armées, celles de P. et de Cn. Scipion, détruites en Espagne par les forces carthaginoises et avait reçu des soldats le titre de général. En écrivant au sénat pour l'informer de ces faits, il commença sa lettre par ces mots : L. Marcius, propréteur. Mais en se donnant ce titre, il déplut aux sénateurs, parce que, dans leur esprit, la nomination des généraux appartenait régulièrement au peuple et non aux soldats. Dans une circonstance si malheureuse et si critique, après l'affreux désastre essuyé par la république, il aurait fallu flatter même un tribun de légion, puisque aussi bien seul il s'était trouvé capable de redresser la situation de tout l'état. Mais aucun malheur, aucun service ne put prévaloir sur la discipline militaire. (An de R. 541.) Les sénateurs se rappelaient la courageuse sévérité déployée par leurs aïeux dans la guerre de Tarente. Au cours de cette guerre, qui avait abattu et épuisé les forces de la république, Pyrrhus leur avait rendu spontanément un grand nombre de prisonniers romains. Ils décrétèrent que ceux d'entre eux qui avaient servi dans la cavalerie combattraient dans les rangs de l'infanterie et que les fantassins passeraient dans le corps des frondeurs auxiliaires. Ils leur défendirent de s'établir à l'intérieur du camp, de fortifier de fossés ou de palissades le lieu qui leur serait assigné au dehors, et d'avoir des tentes couvertes de peaux. La seule voie qu'ils laissèrent à chacun pour reconquérir son ancien rang dans l'armée, c'était de rapporter les dépouilles de deux ennemis. Tel fut l'effet de ces châtiments que ces soldats déshonorés, pauvres cadeaux de Pyrrhus, devinrent ses ennemis les plus redoutables. (An de R. 475.)
Le sénat montra un égal ressentiment contre ceux qui, à la bataille de Cannes, avaient trahi la cause de la république. Après les avoir bannis par un décret terrible, plus affreux que la mort, il répondit à une lettre de M. Marcellus qui demandait à les employer au siège de Syracuse, qu'ils étaient indignes d'être réintégrés dans l'armée, qu'il lui permettait toutefois de faire d'eux ce qui lui paraîtrait bon pour la république, à condition de ne pas les exempter des charges du service militaire, ni de leur en accorder les profits, ni non plus de les laisser entrer en Italie tant que les ennemis y seraient. Telle est l'aversion que les hommes de cœur ont pour les lâches. (Ans de R. 537, 541.)
Quelle ne fut pas l'indignation du sénat en apprenant que dans un engagement où le consul Q. Petilius luttait vaillamment contre les Ligures, les soldats avaient pu laisser périr leur chef ! Il défendit de compter à la légion coupable le service de cette année et de lui payer la solde, parce qu'elle ne s'était pas offerte aux traits de l'ennemi pour sauver son général. Ce décret d'un corps si auguste resta pour Petilius comme un monument magnifique et éternel à l'ombre duquel reposent les restes d'un chef également illustre pour être tombé sur le champ de bataille et pour avoir été vengé dans le sénat. (An de R. 577.)
Les mêmes sentiments animaient le sénat, lorsque, Hannibal lui offrant le rachat de six mille Romains faits prisonniers dans leur camp, il rejeta cette proposition : c'est qu'il pensait qu'une jeunesse si nombreuse et armée, si elle avait voulu mourir avec honneur, n'aurait pas pu être prise si honteusement. Je ne saurais dire ce qui fut pour ces prisonniers la pire honte, si c'est d'avoir inspiré si peu de confiance à leur patrie ou si peu de crainte à l'ennemi, à tel point que l'une comptait pour rien de les avoir pour soi, l'autre, de les avoir contre soi. (An de R. 537.)
Mais si le sénat a plus d'une fois par des mesures sévères veillé au maintien de la discipline militaire, peut-être n'a-t-il jamais eu plus de sévérité qu'à l'égard des soldats qui s'étaient emparés de Régium par trahison et qui, après la mort de leur chef Jubellius, avaient d'eux-mêmes élu à sa place M. Caesius, son secrétaire. Le sénat les fit mettre en prison et, malgré l'opposition de M. Flavius Flaccus, tribun du peuple, qui ne voulait pas laisser infliger à des citoyens romains un châtiment contraire à la coutume des ancêtres, il n'en fit pas moins exécuter sa décision. Seulement, pour rendre moins odieuse l'exécution de ses ordres, il en fit battre de verges et frapper de la hache cinquante chaque jour, sans permettre de leur donner la sépulture ni de pleurer leur mort. (An de R. 482.)
== EXEMPLES ÉTRANGERS ==
1. Nos sénateurs sur ce point paraissent indulgents, si l'on veut considérer la dureté du sénat carthaginois dans la conduite des affaires militaires. Si des généraux dirigeaient les opérations de guerre d'après un plan mal conçu, le sénat, même après un résultat heureux, les faisait mettre en croix. Leurs succès étaient attribués à l'aide des dieux immortels, leurs mesures maladroites étaient mises à leur compte personnel comme des fautes.
2. Cléarque, général des Lacédémoniens, maintenait la discipline dans son armée par le pouvoir d'une maxime remarquable : il la faisait pénétrer dans l'esprit de ses troupes en répétant souvent que les soldats doivent craindre leur général plus que l'ennemi. Par ce mot, il déclarait ouvertement qu'ils acquitteraient dans les supplices la dette du sang, s'ils avaient craint de la payer dans les combats. Ce langage dans la bouche de leur général n'étonnait point des Spartiates, encore pleins du souvenir des caresses de leurs mères qui, à leur départ pour une expédition, les invitaient à ne reparaître devant elles que vivants avec leurs boucliers ou morts, sur leurs boucliers. C'était avec ce mot d'ordre reçu dans le sein de la famille que les soldats de Sparte se battaient. Mais ce rapide coup d'oeil sur les exemples étrangers doit suffire, puisqu'il y en a dans notre histoire de bien plus féconds et de bien plus efficaces dont nous pouvons être fiers.
== CHAPITRE VIII ==
== Du droit au triomphe ==
Le maintien rigoureux de la discipline militaire acquit à l'empire romain la suprématie en Italie, mit sous son autorité beaucoup de villes, de grands rois, des nations très puissantes, lui ouvrit les détroits du Pont-Euxin, renversa pour lui livrer passage les barrières des Alpes et du Taurus, et fit de la petite cabane de Romulus le pilier qui supporte toute la terre. Puisque cette discipline a été la source de tous les triomphes, il est naturel que je parle maintenant du droit à cet honneur.
1. Il arrivait que des généraux le demandassent pour de petites victoires. Afin de prévenir cet abus, une loi défendit de triompher à moins qu'on n'eût tué cinq mille hommes dans une seule bataille. Car dans l'esprit de nos ancêtres, ce n'était pas le nombre, mais l'importance des triomphes qui devait faire grandir la gloire de Rome. Cependant, pour empêcher que l'avide désir des honneurs du triomphe ne rendît sans effet une loi si mémorable, on lui donna l'appui d'une seconde loi que firent voter L. Marcius et M. Caton, tribuns du peuple. Elle punit les généraux qui, dans leurs dépêches au sénat, se seraient permis de mentir sur le nombre des ennemis tués ou des citoyens restés sur le champ de bataille. Elle les oblige, dès leur entrée à Rome, à jurer devant les questeurs du trésor que sur le nombre des uns et des autres leur rapport au sénat est conforme à la vérité. (An de R. 691.)
2. Après ces lois viendra comme à sa place le récit de ce procès fameux, où le droit de triompher fut mis en question et débattu entre deux illustres personnages. Le consul L. Lutatius et le préteur Q. Valerius avaient détruit une grande flotte carthaginoise dans les parages de la Sicile. Pour cet exploit, le sénat décerna le triomphe au consul Lutatius. Mais Valerius réclama aussi cette récompense. Lutatius déclara qu'il fallait la lui refuser, pour ne pas mettre au même rang des dignités inégales en les confondant dans les honneurs du triomphe. La dispute se prolongeant sans fin, Valerius mit Lutatius au défi d'établir que ce n'était pas sous son commandement que la flotte carthaginoise avait été anéantie. Lutatius n'hésita pas à s'y engager. Ils convinrent donc de prendre pour arbitre Atilius Calatinus. Devant celui-ci, Valerius soutint sa prétention en disant que, pendant le combat, le consul était couché dans sa litière, incapable de marcher, et que c'était lui-même qui avait pris toute la charge du commandement. Alors, sans attendre que Lutatius commençât à parler, Calatinus intervint : "Réponds-moi, dit-il, Valerius : si vous aviez été en désaccord sur le point de savoir s'il fallait ou non livrer bataille, est-ce la volonté du consul ou celle du préteur qui l'aurait emporté ? - Sans contredit, répondit Valerius, le consul aurait eu l'avantage. -Supposons encore, dit Calatinus, que, en prenant les auspices, vous eussiez recueilli des signes de sens opposé, lesquels aurait-on suivi de préférence ? -Ceux du consul, dit encore Valerius.- -Eh bien, reprit alors l'arbitre, puisque la contestation que j'ai acceptée de régler entre vous a pour objet le commandement et les auspices et que, sur ces deux points, de ton aveu, ton adversaire avait la supériorité, je n'ai pas à hésiter plus longtemps. Ainsi, Lutatius, quoique vous n'ayez encore rien dit, je vous donne gain de cause." Juge admirable, qui, dans une affaire toute claire, n'a pas souffert qu'on perdît du temps ! J'approuve encore plus la fermeté de Lutatius à maintenir les droits de la dignité suprême, mais je ne désapprouve pas non plus Valerius d'avoir réclamé pour une bataille conduite avec courage et avec bonheur une récompense, sinon légale, du moins méritée. (An de R. 512.)
3. Quels sentiments peut-on avoir pour Cn. Fulvius Flaccus ? Les honneurs du triomphe si enviés par les autres généraux lui avaient été, pour ses exploits, décernés par le sénat, mais il les refusa avec dédain. C'est sans doute qu'il prévoyait les malheurs qui lui arrivèrent. En effet, à peine entré dans Rome, il fut aussitôt poursuivi au nom de l'État et condamné à l'exil. Ainsi il expia par le châtiment l'outrage que son orgueil avait pu faire à la majesté du sénat. (An de R. 542.)
4. Il y eut donc plus de sagesse chez Q. Fulvius et L Opimius qui demandèrent au sénat la permission de triompher, celui-là pour la prise de Capoue, celui-ci pour avoir forcé Frégelles à capituler. Tous deux s'étaient signalés par de grandes actions. Cependant ni l'un ni l'autre n'obtint l'objet de sa demande. Non que les sénateurs fussent poussés par l'envie, jamais ils ne voulurent donner accès chez eux à ce sentiment,  mais ils étaient très attentifs à observer la loi qui accordait le triomphe pour un accroissement de l'empire, non pour d'anciennes possessions romaines recouvrées, car il y a autant de différence entre une acquisition nouvelle et la reprise d'une province perdue qu'entre l'octroi d'une faveur et la simple réparation d'une injustice. (An de R. 542, 629.)
6. Bien mieux encore, la loi dont je parle ici fut si bien observée que l'on n'accorda le triomphe ni à P. Scipion pour avoir reconquis l'Espagne, ni à M. Marcellus pour la prise de Syracuse, parce qu'ils avaient été envoyés pour ces opérations militaires sans être revêtus d'aucune magistrature. Qu'on vienne après cela nous vanter ces hommes avides de gloire à tout prix qui, pour des montagnes désertes, pour des proues de barques enlevées à des pirates, ont cueilli d'une main hâtive, sans les avoir méritées, quelques pauvres branches de laurier ! L'Espagne arrachée à la domination de Carthage, Syracuse séparée de la Sicile comme une tête de son corps, ne suffirent pas pour faire atteler le char triomphal. Et pour quels hommes ? pour Scipion et Marcellus, dont les noms à eux seuls équivalent à un triomphe éternel. Mais, malgré son désir de voir couronner ces modèles d'une vertu solide et véritable, ces héros qui portaient sur leurs épaules la charge du salut national, le sénat crut devoir néanmoins les réserver pour une récompense encore mieux méritée. (An de R. 542.)
6. J'ajouterai ici une particularité. L'usage était que le général qui allait entrer dans Rome en triomphateur invitât les consuls à un banquet et les fît prier ensuite de ne pas s'y rendre : c'était pour que, le jour de son triomphe, il n'y eût à la même table aucun personnage d'un pouvoir supérieur.
7. Mais dans une guerre civile, si éclatants et si avantageux pour la république que fussent les succès d'un général, jamais ils ne lui valurent le titre d'imperator, ni le vote d'actions de grâces, ni l'ovation, ni l'entrée dans Rome en char triomphal. C'est que de telles victoires ont toujours paru aussi attristantes que nécessaires, parce qu'elles étaient achetées au prix du sang des citoyens, non du sang étranger. Aussi est-ce avec douleur que Nasica massacra les partisans de Tib. Gracchus et Opimius, ceux de Caius Gracchus. Q. Catulus, après avoir fait périr son collègue M. Lepidus avec ses troupes séditieuses, ne manifesta à son retour dans Rome qu'une joie modérée. C. Antonius, vainqueur de Catilina, fit essuyer les épées avant de les rapporter dans le camp. L. Cinna et C. Marius s'étaient abreuvés avidement du sang des citoyens, mais ils se gardèrent de se rendre tout de suite après dans les temples des dieux et au pied des autels. De même, L. Sylla, vainqueur dans tant de guerres civiles et dont les succès furent marqués par tant de cruauté et d'orgueil, put, grâce à son pouvoir absolu, se donner les honneurs du triomphe : il y fit défiler les images d'un grand nombre de villes grecques et asiatiques, mais il n'y représenta aucune cité romaine.
Je répugne et je me refuse à aller plus loin dans l'histoire de nos malheurs publics. Jamais le sénat ne donna la couronne triomphale et jamais un vainqueur ne la réclama pour une victoire qui coûtait des larmes à une partie des citoyens. Mais a-t-on mérité, pour avoir sauvé des citoyens, une couronne civique, aussitôt au sénat toutes les mains se tendent vers ce chêne qui fait pour toujours un glorieux décor de triomphe à la porte du palais de César.
== CHAPITRE IX ==
== De la sévérité des censeurs ==
Les obligations rigoureuses de la discipline dans les camps et la stricte observation des lois de l'armée m'amènent à traiter de la censure, cette autorité qui règle et sauvegarde la paix intérieure. Car, si la puissance du peuple romain doit à la valeur de nos généraux le si grand développement qu'elle a pris, le maintien de l'honnêteté et de la vertu est le résultat du contrôle sévère des censeurs et leur œuvre n'est pas de moindre conséquence que les exploits guerriers. A quoi bon en effet être courageux au-dehors, si l'on se conduit mal au-dedans ? On peut prendre des villes, subjuguer des nations, mettre la main sur des royaumes, si le sentiment du devoir et le respect de soi-même ne règnent plus sur la place publique ni dans le sénat, cet amas de conquêtes, cette puissance élevée jusqu'au ciel n'aura pas une base solide. Il importe donc de connaître et même d'avoir toujours présents à l'esprit les actes émanés de la puissance censoriale.
1. Camille et Postumius, pendant leur censure, obligèrent ceux qui avaient vieilli dans le célibat, à verser au trésor public une somme d'argent à titre d'amende. Ces citoyens auraient mérité une seconde punition s'ils avaient osé faire entendre quelque plainte sur une ordonnance si juste et réclamer contre ces reproches des censeurs : "La nature, en vous donnant la vie, vous fait une loi de la communiquer à d'autres. Et vos parents, en vous élevant, vous ont imposé une obligation où votre honneur est engagé, celle d'élever vous-mêmes une postérité. Ajoutez que le sort lui-même vous a accordé un assez long délai pour l'accomplissement de ce devoir et cependant vous avez laissé passer vos années, sans vous donner les titres d'époux ni de père. Allez donc et versez cet argent que vous aimez bien, pour qu'il serve à la grande famille des citoyens."
2. Les censeurs, M. Valerius Maximus et C. Junius Bubulcus Brutus, imitèrent cette sévérité dans un cas du même genre. Ils exclurent du sénat L. Annius pour avoir, sans consulter ses amis, répudié sa femme qu'il avait épousée encore vierge. C'était là peut-être une faute plus grave que la précédente : celle-là en effet ne marquait que de l'indifférence pour les liens sacrés du mariage, celle-ci en était une violation outrageuse. Ce fut donc très justement que les censeurs le déclarèrent indigne de siéger au sénat. (An de R. 447.)
3 De même M. Porcius Caton retrancha du nombre des sénateurs L. Flamininus qui, dans sa province, avait fait décapiter un condamné en choisissant l'heure du supplice au gré de sa maîtresse et pour lui en donner le spectacle. Caton aurait pu être arrêté par le respect du consulat que L. Flamininus avait exercé et par le crédit de son frère Titus Flamininus, mais sa qualité de censeur et son nom de Caton l'incitant l'un et l'autre à la sévérité, il décida de flétrir ce magistrat d'autant plus durement qu'il avait, par un acte si odieux, souillé la majesté de la dignité suprême et qu'il ne s'était pas mis en peine qu'on pût ajouter aux images de la même famille, à côté du roi Philippe dans l'attitude d'un suppliant, une courtisane se délectant à la vue du sang humain. (An de R. 569.)
4. Que dire de la censure de Fabricius Luscinus ? Tous les âges ont raconté et tous les âges raconteront que, par décision de ce magistrat, Cornelius Rufin us, malgré l'éclat de ses deux consulats et de ses deux dictatures, pour avoir acheté dix livres de vaisselle d'argent, comme si c'était là une somptuosité d'un exemple pernicieux, ne fut pas maintenu dans l'ordre sénatorial. (An de R. 478.)
En vérité, dans notre temps, l'historien lui-même, quand il doit, pour s'acquitter de sa tâche, rapporter une pareille sévérité, éprouve une sorte de stupeur et appréhende de paraître raconter des faits étrangers à notre cité. On a peine à croire en effet que, dans l'enceinte des mêmes murs, dix livres d'argenterie aient été alors une richesse révoltante et qu'elles passent aujourd'hui pour une misère à faire pitié.
5. Les censeurs, M. Antoine et L. Flaccus, exclurent du sénat Duronius pour avoir abrogé, pendant son tribunat, une loi qui limitait la dépense de la table. Etrange motif de blâme, dira-t-on. Mais il faut savoir avec quelle impudence Duronius monta à la tribune pour dire : "Romains, on vous a mis un frein, que vous ne devez nullement tolérer plus longtemps ; vous êtes attachés, ligotés par les liens d'un dur esclavage. On a fait une loi qui vous ordonne la sobriété. Brisons donc cette loi tyrannique, ces fers que couvre l'affreuse rouille de l'antiquité. A quoi bon la liberté, si l'on n'a pas, quand on veut, la permission de périr d'intempérance ?" (Vers l'an 605 )
6. Voici maintenant un couple de magistrats attachés pour ainsi dire au même joug, unis par leur courage et leurs honneurs et néanmoins divisés entre eux par un sentiment de violente rivalité. Claudius Néron et Livius Salinator, fermes soutiens de la république pendant la seconde guerre punique, exercèrent ensemble la censure, mais avec quelle animosité réciproque ! Ils passaient en revue les centuries de chevaliers dont leur âge et leur force leur permettaient encore de faire partie. Quand vint le tour de la tribu Pollia, le héraut, voyant sur la liste le nom de Salinator, s'arrêta, incertain s'il devait ou non l'appeler. Néron comprit son embarras. Non seulement il fit appeler son collègue, mais il lui ordonna de "vendre son cheval" pour avoir été condamné par un jugement du peuple. Salinator, à son tour, frappa Néron de la même peine, en donnant pour motif que son collègue ne s'était pas sincèrement réconcilié avec lui. Si quelque divinité eût dès lors révélé à ces grands hommes qu'un jour leurs sangs, après avoir passé par une longue série d'aïeux illustres, se réuniraient pour donner naissance à ce prince qui est notre génie tutélaire, sans doute que, renonçant à leur inimitié, ils se seraient unis de la plus étroite amitié, pour laisser à leur commune postérité le soin de conserver une patrie qu'ils avaient eux-mêmes sauvée. Livius Salinator n'hésita pas à rejeter dans la dernière classe des citoyens trente-quatre tribus parce que, après l'avoir condamné, elles l'avaient fait consul et censeur et il allégua, à l'appui de cette mesure, que, dans l'un et l'autre cas, ces tribus ne pouvaient manquer d'être coupables, soit de légèreté, soit de parjure. La seule tribu Maecia fut exceptée de cette flétrissure, parce qu'elle n'avait donné son suffrage ni pour le faire condamner ni non plus pour l'élever aux honneurs. Quelle fermeté et quelle force d'âme ne devons-nous pas supposer chez un homme qui ne se laissa pas contraindre par une condamnation rigoureuse ni engager par la grandeur des honneurs obtenus, à se montrer plus doux dans l'administration des affaires publiques. (An de R. 549)
7. Une partie aussi de l'ordre équestre, quatre cents jeunes Romains, aussi considérables par la qualité que par le nombre, subirent sans murmurer le blâme des censeurs M. Valerius et P. Sempronius. Commandés pour aller achever des travaux de retranchement en Sicile, ils n'avaient pas tenu compte de cet ordre. En conséquence, les censeurs leur ôtèrent le cheval que l'État leur fournissait et les rejetèrent parmi les citoyens de la dernière classe. (An de R. 501.)
8. La lâcheté a été aussi punie par les censeurs avec une extrême sévérité. M. Atilius Regulus et L. Furius Philus, informés que le questeur M. Metellus et un bon nombre de chevaliers romains, après la désastreuse bataille de Cannes, avaient comploté de quitter l'Italie, leur enlevèrent les chevaux fournis par l'État et les firent passer dans la dernière classe des citoyens. Ils flétrirent également d'une note infamante ceux des prisonniers qui, députés par Hannibal, auprès du sénat pour traiter de l'échange des captifs et n'ayant pas réussi dans leur demande, n'en restèrent pas moins à Rome. Un Romain se devait à lui-même de tenir sa parole et la perfidie ne pouvait pas ne pas être flétrie par un censeur tel que M. Atilius Regulus, dont le père avait mieux aimé expirer dans les plus horribles tortures que de manquer de parole aux Carthaginois. Vous voyez dans ces circonstances la censure passer du forum à l'armée et ne permettre ni de craindre ni de tromper l'ennemi. (An de R. 539.)
9. Voici encore, dans le même genre, deux exemples qu'il me suffira de mentionner. C. Géta, quoique exclu du sénat par les censeurs L. Metellus et Cn. Domitius, n'en parvint pas moins, dans la suite, à la censure. (Ans de R. 638, 645.) De même, M. Valerius Messala, flétri par un blâme des censeurs, ne laissa pas d'obtenir plus tard la puissance censoriale. (An de R. 599.) Cette note infamante stimula leur vertu : sous le coup de la honte, ils s'appliquèrent de toutes leurs forces à montrer à leurs concitoyens qu'ils méritaient la censure plutôt que les sanctions du censeur.
== CHAPITRE X ==
== De la majesté ==
== EXEMPLES ROMAINS ==
Il y a aussi dans de simples particuliers une autorité qui s'exerce un peu comme celle des censeurs : c'est la majesté des grands hommes qui n'a besoin ni d'une estrade élevée, ni d'une escorte de licteurs pour soutenir son prestige. Elle plaît, elle charme, elle gagne les cœurs à la faveur de l'admiration publique qui l'enveloppe. L'on aurait raison de dire qu'elle est l'exercice ininterrompu et toujours heureux d'une dignité qui se passe des dignités.
1. Quel honneur plus grand aurait-on pu faire à Metellus, consul, que celui qu'on lui fit comme accusé ? Il se défendait contre une accusation de concussion : l'accusateur avait requis l'examen de ses registres et on les faisait circuler parmi les juges pour la vérification d'une inscription. Mais tout le tribunal détourna ses regards de peur de paraître mettre en doute quelque détail de ses écritures. Ce n'est pas dans les registres, mais dans la conduite de Q. Metellus que les juges crurent devoir chercher les preuves d'une administration irréprochable, considérant comme une indignité d'apprécier, sur un peu de cire et quelques lignes d'écriture, l'intégrité d'un si grand homme. (An de R. 641.)
2. Mais est-il étonnant que ses concitoyens aient rendu à Metellus un juste hommage, quand un ennemi même n'a pas hésité à montrer les mêmes égards envers le premier Scipion ? Pendant la guerre que le roi Antiochus soutenait contre les Romains, le fils de Scipion tomba entre les mains de ses soldats. Ce prince lui fit l'accueil le plus honorable, le combla de présents magnifiques et, de son propre mouvement, se hâta de le renvoyer à son père, bien qu'à ce moment même celui-ci redoublât d'efforts pour le chasser de son royaume. Mais, quoique roi et sous les attaques de l'ennemi, il aima mieux témoigner son respect pour la grandeur d'un homme si éminent que de satisfaire son ressentiment. (An de R. 563.)
Lorsque le même Scipion vivait retiré dans sa maison de campagne de Literne, le hasard y amena dans le même temps plusieurs chefs de pirates, curieux de le voir. Pensant qu'ils venaient pour lui faire violence, il plaça sur la terrasse de sa maison une garde composée de serviteurs et il ne pensait qu'à repousser cette attaque avec courage et par tous les moyens de défense. Les pirates s'en aperçoivent, et aussitôt, renvoyant leurs soldats et laissant leurs armes, ils avancent près de la porte et crient à Scipion qu'ils n'en voulaient pas à sa vie, qu'ils venaient comme admirateurs de sa vertu, qu'ils demandaient comme un bienfait des dieux la faveur de voir et d'approcher un si grand homme, qu'ils le priaient de vouloir bien se montrer et qu'il le ferait sans risques devant des hommes désarmés. Ces paroles furent rapportées par ses gens à Scipion, qui fit ouvrir les portes et introduire ces étrangers. Ceux-ci, après s'être inclinés religieusement devant les portes, comme devant l'autel le plus vénéré et le sanctuaire le plus auguste, saisirent avidement la main de Scipion, la couvrirent de baisers et après avoir déposé sur le seuil des présents pareils à ceux que l'on offre ordinairement aux dieux immortels, ils retournèrent à leurs barques, tout heureux d'avoir vu Scipion (An de R. 567.)
Est-il rien de supérieur à l'action exercée par une grandeur imposante ? est-il rien aussi de plus doux ? L'admiration que Scipion inspirait suffit pour apaiser le courroux d'un ennemi et, à son aspect, ces brigands qui étaient avides de contempler sa personne restèrent saisis d'étonnement Si les astres venaient à se détacher du firmament et à se présenter aux yeux des hommes, ils ne seraient pas l'objet d'une plus grande vénération.
3. Mais c'est de son vivant que Scipion reçut cet hommage. Voici celui qui fut rendu à Paul Émile après sa mort. Au moment où l'on célébrait ses funérailles, des Lacédoniens de haut rang qui se trouvaient à Rome en qualité d'ambassadeurs s'offrirent spontanément pour porter son lit funèbre. Et cet hommage paraîtra plus grand encore, quand on saura que la tête de ce lit funèbre était ornée de trophées macédoniens. Quelle vénération ne montrèrent-ils pas pour Paul Emile ! Pour lui faire honneur, ils ne craignirent pas de porter, sous les yeux du peuple romain, les monuments de leurs défaites nationales. Un tel spectacle donna à ces funérailles l'aspect d'un second triomphe. Par deux fois, Paul Emile, la Macédoine te fit apparaître aux yeux de Rome dans tout l'éclat de la gloire, vivant, porté sur un char orné de ses dépouilles, et mort, porté sur les épaules de ses ambassadeurs. (An de R. 593.)
4. Ton fils non plus, ce Scipion Émilien que tu avais donné en adoption pour en faire l'ornement de deux familles, ne manqua pas de recevoir la juste part d'hommages due à ses hauts mérites. Tout jeune encore, envoyé d'Espagne en Afrique, par le consul Lucullus, pour y demander du secours, il fut pris par les Carthaginois et le roi Masinissa pour médiateur, comme s'il eût été un consul ou un général. Carthage alors était loin de prévoir sa destinée, car ce jeune homme, honneur de la génération qui se levait, objet de la faveur des dieux et des hommes, croissait pour sa ruine, afin que la destruction, comme la prise de cette ville valût aux Cornelii le surnom d'Africains. (An de R. 602.)
5. Que peut-il y avoir de plus malheureux qu'une condamnation et que l'exil ? Néanmoins, si P. Rutilius fut, à la suite d'un complot de publicains, frappé d'une condamnation, ils ne purent le dépouiller de sa considération personnelle. Comme il se rendait en Asie, toutes les villes de cette province envoyèrent des députés à sa rencontre pour lui offrir un asile. Est-ce bien là un exil ? vaudrait-il pas mieux dire un triomphe ? (An de R. 660.)
6. C. Marius, tombé dans le plus profond abîme de misère, dut son salut, dans un péril extrême, à son grand prestige personnel. Alors qu'il était prisonnier à Minturnes chez un particulier, on envoya pour le tuer un esclave public de nationalité cimbre. A la vue de ce vieillard sans défense et d'un extérieur misérable, ce Cimbre resta le glaive à la main sans oser l'attaquer. Ebloui par l'éclat de sa gloire, il jeta son épée et s'enfuit stupéfait et tremblant. Sans doute, le malheur des Cimbres vint alors frapper sa vue et le souvenir de sa nation défaite et détruite brisa son courage. Les dieux mêmes regardèrent comme une indignité que Marius tombât sous les coups d'un seul homme de cette nation qu'il avait anéantie tout entière. Les habitants de Minturnes, subjugués par cette grandeur imposante, l'arrachèrent au destin cruel qui le tenait déjà enveloppé et serré dans ses liens et ils lui sauvèrent la vie sans se laisser arrêter par l'appréhension de la redoutable victoire de Sylla. Leur empressement à le sauver est d'autant plus remarquable que Marius lui-même pouvait leur donner assez de motifs de crainte pour les en détourner.
7. M. Porcius Caton aussi, par son courage et son intégrité, inspira au sénat une grande admiration et un grand respect pour sa personne, et en voici une preuve. Un jour que, malgré César, alors consul, il occupait toute la séance à parler contre les fermiers publics, César le fit conduire en prison par le licteur. Mais le sénat tout entier n'hésita pas à le suivre, ce qui désarma la fermeté de ce divin génie. (An de R. 694.)
8. Un autre jour qu'il assistait aux jeux Floraux donnés par l'édile Messius, le peuple n'osa pas devant lui demander que les comédiens quittassent leurs vêtements. Favonius, son ami intime qui se trouvait assis à ses côtés, le lui fit remarquer. Aussitôt il sortit du théâtre, ne voulant pas que sa présence empêchât d'observer la coutume du spectacle. Le peuple salua sa sortie par de vifs applaudissements et demanda qu'on rendît aux jeux scéniques leur forme traditionnelle. Il montrait par là plus de respect pour la grandeur du seul Caton qu'il n'en réclamait pour l'assemblée entière. Quelles richesses, quels commandements militaires, quels triomphes valurent à Caton un tel hommage ? Ce grand homme avait peu de bien, des mœurs austères, un petit nombre de clients, une maison fermée à l'intrigue, une seule illustration du côté paternel, une physionomie peu prévenante, mais en revanche une vertu de tous points accomplie. Aussi, veut-on parler d'un citoyen d'une grande vertu, on en exprime l'idée par le nom de Caton.
== EXEMPLES ETRANGERS ==
1. Il faut donner aussi quelque place aux exemples des nations étrangères, afin que, répandus parmi les nôtres, ils y ajoutent le charme de la variété. Harmodius et Aristogiton, qui tentèrent de délivrer Athènes de la tyrannie, avaient dans cette cité des statues d'airain. Quand Xerxès se fut rendu maître de la ville, il fit transporter ces statues dans ses États. Longtemps après, Seleucus les fit reporter à leur première place. Comme elles avaient été amenées par mer à Rhodes, les habitants leur offrirent l'hospitalité aux frais de la ville et allèrent jusqu'à les placer sur des lits sacrés à la manière des dieux. Rien n'est plus précieux qu'un pareil souvenir où l'on voit une telle vénération attachée à du métal de si peu de valeur.
2. Quel honneur Athènes ne rendit-elle pas à Xénocrate qu'illustraient également sa sagesse et ses vertus ! Appelé comme témoin dans une affaire, il s'était approché de l'autel pour confirmer par serment, selon l'usage du pays, la vérité de sa déposition. Mais tous les juges se levant à la fois, déclarèrent qu'il n'avait pas à prêter serment. Ils ne pensaient pas à s'exempter eux-mêmes de cette formalité un moment après, en rendant leur jugement, mais ils crurent devoir en dispenser un homme d'une vertu si pure.

Version du 5 mars 2015 à 18:00

ACTIONS ET PAROLES MÉMORABLES

Valère Maxime


LIVRE PREMIER

PRÉFACE

À L'EMPEREUR TIBÈRE

Comme les actions et les paroles mémorables des Romains et des nations étrangères sont trop dispersées dans les autres ouvrages pour qu'on puisse s'en instruire en peu de temps, j'ai résolu d'en faire, selon un plan méthodique, un choix extrait des historiens célèbres, pour épargner la peine d'une longue recherche aux lecteurs qui désirent puiser des enseignements dans l'histoire. Je n'ai d’ailleurs pas eu le désir de tout embrasser : qui pourrait renfermer les faits de tous les âges en un petit nombre de volumes ? et quel homme sensé, devant la suite de l'histoire, tant étrangère que nationale, que les écrivains antérieurs ont racontée avec talent, pourrait se flatter d'en laisser un récit d'une exactitude plus scrupuleuse ou d'une éloquence plus distinguée ?

Aussi, pour le succès de mon entreprise, c'est vous, aux mains de qui le consentement unanime des hommes et des dieux a confié le gouvernement de la terre et de la mer, vous, le plus assuré soutien de la patrie, c'est vous, César, dont j'invoque l'appui, vous dont la céleste providence encourage avec une bonté suprême les vertus dont je vais parler, comme elle châtie les vices avec une extrême sévérité. Si les anciens orateurs commençaient à juste titre leurs discours par une invocation à Jupiter très bon et très grand, si les plus excellents poètes ont tiré les débuts de leurs poèmes d'un appel à quelque puissance divine, j'aurai, dans ma faiblesse, recours à votre bienveillance avec d'autant plus de raison que la divinité des autres dieux se fonde sur une croyance, tandis que la vôtre, se révélant par un témoignage sensible, s'offre à nos yeux sous l'apparence d'un astre semblable à ces astres de votre père et de votre aïeul, dont l'extraordinaire lueur a ajouté à nos cérémonies tant d'éclat et de splendeur. Les autres dieux, nous les avons reçus de la tradition ; mais les Césars, c'est nous qui les avons faits dieux. Mon intention étant de commencer par la religion, je vais en exposer sommairement les principes.


CHAPITRE PREMIER

De la religion

DE L'OBSERVANCE DE LA RELIGION

1. Nos anciens ont voulu qu'on demandât la connaissance des fêtes fixes et annuelles à la science des pontifes, la garantie du succès dans les entreprises aux observations des augures, l'interprétation des oracles d'Apollon aux livres des devins, le secret de conjurer les mauvais présages à l'art des Etrusques. C'est aussi en vertu d'un usage de nos ancêtres qu'on a recours aux pratiques religieuses dans les différentes circonstances, à la prière pour recommander quelque chose aux dieux, aux vœux pour leur demander une faveur, aux actions de grâces pour s'acquitter d'une promesse, aux bons présages pour consulter les entrailles des victimes ou les oracles, aux sacrifices pour célébrer une fête annuelle, ainsi que pour détourner les menaces des prodiges et de la foudre.

Tel fut chez les anciens Romains le souci non seulement de maintenir, mais encore d'amplifier le culte que, à une époque où l'État était déjà très florissant et très riche, ils confièrent, en vertu d'un sénatus-consulte, dix enfants des premières familles à chacune des tribus de l'Étrurie pour les faire instruire dans la science des choses sacrées, et que, voulant honorer Cérès à la manière des Grecs, ils firent venir de Velia, alors que cette place n'avait pas encore reçu le titre de cité, une prêtresse nommée Calliphana ou, selon d'autres, Calliphoena, capable de régler le culte de la déesse selon les rites anciens (an de R. 356). Et quoiqu'ils eussent à Rome un temple magnifique de cette déesse, néanmoins pendant les troubles provoqués par les Gracques, avertis par les livres sibyllins d'apaiser l'antique Cérès, ils envoyèrent à Henna, qu'ils regardaient comme le berceau de son culte, dix ambassadeurs pour se la rendre propice. (An de R. 620.)

De même, bien souvent, en l'honneur de la mère des dieux, nos généraux après des victoires, allèrent à Pessinonte pour s'acquitter des vœux qu'ils lui avaient faits.

2. Le grand pontife Métellus, voyant Postumius qui était à la fois consul et flamine de Mars, prêt à partir pour faire la guerre en Afrique, ne le laissa pas s'éloigner du sanctuaire et, par la menace d'une amende, l'empêcha de sortir de Rome. Ainsi la religion vit fléchir devant elle le commandement suprême : c'est qu'on ne pensait pas que Postumius pût s'exposer sans danger aux hasards des batailles, après avoir déserté le culte du dieu des batailles. (An de R. 511.)

3. S'il est beau de voir douze faisceaux s'incliner devant la religion, il est plus beau encore d'en voir vingt-quatre montrer, en pareille circonstance, la même soumission. Tibérius Gracchus écrivit de son gouvernement au collège des augures pour l'informer qu'en lisant les livres relatifs aux cérémonies publiques, il avait remarqué un manquement aux rites dans l'établissement de la tente augurale, lors des comices consulaires qu'il avait tenus lui-même. Cette affaire fit l'objet d'un rapport des augures au sénat et, sur l'ordre du sénat, C. Figulus et Scipion Nasica revinrent à Rome, l'un de la Gaule, l'autre de la Corse, et abdiquèrent le consulat. (An de R. 591.) 4. En vertu du même principe, P. Cloelius Siculus, M. Cornélius Céthégus et C. Claudius, pour avoir placé avec trop peu de soin les entrailles des victimes sur les autels des dieux, se virent, dans des circonstances et des guerres différentes, invités et même contraints à quitter la dignité de flamine. (Ans de R. 532, 543.)

5. Sulpicius, au milieu d'un sacrifice, laissa tomber de sa tête son bonnet de flamine et cet accident lui fit perdre le sacerdoce. (An de R. 532.) Le cri d'une souris entendu par Fabius Maximus et par C. Flaminius fut un motif pour l'un d'abdiquer la dictature, pour l'autre de se démettre de sa charge de maître de la cavalerie. (An de R. 532.)

6. À ces exemples il faut ajouter le suivant : une vierge consacrée à Vesta, ayant, une nuit, surveillé avec trop peu d'attention le feu qui ne doit pas s'éteindre, le grand Pontife, P. Licinius, estima qu'elle méritait le châtiment du fouet. (An de R. 547.)

7. Une élève de la grande Vestale Aemilia, ayant laissé s'éteindre le feu sacré, fut mise à l'abri de tout reproche grâce à la puissance de Vesta. Pendant que la jeune prêtresse priait, après avoir étendu sur le foyer son voile le plus précieux, tout à coup le feu s'alluma. 8. Il n'est donc pas étonnant que les dieux aient toujours veillé avec une bonté persévérante à l'agrandissement et à la conservation d'un empire qu'on voit, en matière de religion, peser avec une conscience si scrupuleuse les moindres circonstances. Notre cité en effet, il faut bien le reconnaître, ne perdit jamais de vue la stricte observation des rites. C'est dans cette cité que Marcellus, pendant son cinquième consulat, voulant consacrer à l'Honneur et au Courage un temple promis par des vœux solennels, pour la prise de Clastidium et pour celle de Syracuse, en fut empêché par le collège des pontifes qui déclarait qu'un même sanctuaire ne pouvait être régulièrement dédié à deux divinités. Car, disaient les pontifes, s'il y survenait quelque prodige, on ne saurait discerner à laquelle des deux il faudrait offrir un sacrifice, et l'usage n'admet de sacrifice commun à deux divinités que pour certaines divinités déterminées. La conséquence de cet avis des pontifes fut que Marcellus éleva des statues à l'Honneur et au Courage dans deux temples séparés. Ainsi, rien n'eut assez de poids, ni, pour le collège des pontifes, le crédit d'un personnage si considérable, ni, pour Marcellus, l'augmentation de la dépense, pour empêcher de maintenir l'intégrité des institutions religieuses et le respect qui leur est dû. (An de R. 545)

9. Le nom de L. Furius Bibaculus est éclipsé par ceux de tant de consulaires si illustres et son exemple peut à peine trouver place après Marcellus. Mais on ne saurait lui refuser le double mérite de la piété filiale et des sentiments religieux. Alors qu'il était préteur, sur l'invitation de son père qui était chef du collège des Saliens, il porta les boucliers sacrés, précédé de ses six licteurs, quoiqu'il fût dispensé de ce service par un privilège de sa dignité. C'est que notre cité a toujours pensé que tout devait céder à la religion, même dans les personnages qu'elle a voulu revêtir de l'éclat d'une très haute autorité. Aussi le pouvoir s'est-il soumis sans hésiter à la religion, persuadé qu'il ne réussirait à gouverner les affaires humaines que par une entière et constante obéissance à la puissance divine.

10. Ce sentiment s'est rencontré aussi chez de simples particuliers. À la prise de Rome par les Gaulois, le flamine de Quirinus et les Vestales emportaient les objets sacrés dont ils s'étaient partagé le fardeau. Ils venaient de passer le pont Sublicius et commençaient à gravir la côte qui mène au Janicule, lorsque L. Albanius, qui emmenait sur un chariot sa femme et ses enfants, les aperçut : plus attaché à la religion de l'Etat qu'à ses affections privées, il fit descendre sa famille du chariot, y plaça les Vestales avec les objets sacrés et, se détournant de sa route, il les conduisit au bourg de Caeré, où ils furent accueillis avec la plus grande vénération. La reconnaissance a perpétué jusqu'à ce jour le souvenir de cette généreuse hospitalité. Car dès lors s'établit l'usage de donner aux rites sacrés le nom de cérémonies, parce que les habitants de Caeré les célébrèrent, aussi bien dans les malheurs de la république, qu'au temps de sa prospérité. Ce rustique et grossier chariot, pour avoir si à propos contenu les objets sacrés, pourrait égaler et même surpasser en gloire le plus brillant char de triomphe. (An de R. 363.) 11. Dans ces mêmes calamités publiques, C. Fabius Dorsus donna un mémorable exemple de fidélité à la religion. Pendant que les Gaulois assiégeaient le Capitole, pour ne pas laisser manquer un sacrifice périodique de la gens Fabia, ce Fabius, la robe retroussée à la manière gabienne, portant dans ses mains et sur ses épaules les objets sacrés, traversa les postes ennemis, parvint sur le Quirinal, accomplit toutes les cérémonies selon les rites et, honoré par l'armée victorieuse presque à l'égal d'un dieu, il revint au Capitole comme en vainqueur. (An de R. 363.)

12. Nos ancêtres montrèrent encore sous le consulat de P. Cornélius et de Baebius Tamphilus une grande sollicitude pour le maintien de la religion. Des cultivateurs, en remuant la terre à quelque profondeur dans le champ du greffier L. Pétilius, au pied du Janicule, trouvèrent deux coffres de pierre : l'un, selon l'inscription qu'on y lisait, avait contenu le corps de Numa Pompilius, dans l'autre on avait enfermé sept livres latins sur le droit pontifical et autant de livres grecs de doctrine philosophique. On se préoccupa de conserver très soigneusement les livres latins. Quant aux livres grecs, comme ils paraissaient tendre à détruire la religion, le préteur urbain Q. Pétilius, en vertu d'un ordre du sénat, les fit brûler par la main des ministres chargés des sacrifices sur un feu allumé en place publique. Ces hommes du vieux temps ne voulurent garder au sein de cette cité rien qui pût détourner les esprits du culte des dieux. (An de R. 572.)

13. Sous le règne de Tarquin, le duumvir M. Atilius, gagné par Pétronius Sabinus, avait laissé copier un livre qui contenait les mystères des cérémonies religieuses de l'Etat et qui était confié à sa garde. Le roi le fit coudre dans un sac de cuir et jeter à la mer. Ce genre de supplice devint, longtemps après, le châtiment infligé par la loi aux parricides. Et cela est bien juste, car c'est par une peine égale que doivent être expiés les attentats contre les parents et les attentats contre les dieux.

14. Mais en ce qui concerne le maintien de la religion, je ne sais si M. Atilius Régulus n'a pas été supérieur à tous. Ce général, après de brillantes victoires, tomba dans les pièges d'Hasdrubal et du général lacédémonien Xanthippe et fut réduit à la triste condition de prisonnier. Député auprès du sénat et du peuple romain pour obtenir d'être échangé seul, et malgré son âge, contre un grand nombre de jeunes Carthaginois, il donna un avis contraire à ce projet et revint à Carthage, quoiqu'il n'ignorât point chez quels ennemis cruels et justement irrités contre lui, il allait retourner. Mais il leur avait juré de revenir auprès d'eux si leurs captifs n'étaient pas rendus. (An de R. 498.) Les dieux pouvaient sans doute adoucir la fureur d'un ennemi barbare, mais, pour rendre plus éclatante la gloire de Régulus, ils laissèrent les Carthaginois obéir à leur nature, se réservant de leur faire subir dans la troisième guerre punique, par la destruction de leur ville, la juste expiation de tant de cruauté envers un homme d'un esprit si profondément religieux.

15. Combien l'on trouve plus de respect pour les dieux dans notre sénat ! Après la bataille de Cannes, il défendit par un décret aux dames romaines de prolonger leur deuil au-delà de trente jours, afin qu'elles pussent célébrer les mystères de Cérès, car presque plus de la moitié de l'armée romaine étant restée sur ce champ d'exécrable et cruelle mémoire, il n'y avait pas de maison qui n'eût sa part d'affliction. Ainsi les mères et les filles, les épouses et les sœurs de ceux qui venaient de périr furent contraintes d'essuyer leurs larmes, de quitter les signes de la douleur et d'aller en robes blanches porter l'encens sur les autels. C'est sans doute cette constance à maintenir la religion qui fit rougir les dieux de maltraiter plus longtemps une nation que rien n'avait pu détourner de leur culte, pas même les plus cruelles injustices. (An de R. 537.)


DES MANQUEMENTS À LA RELIGION

16. On a cru que le consul Varron, dans la bataille livrée à Cannes contre les Carthaginois, ne fut si malheureux qu'à cause du ressentiment de Junon. Étant édile et célébrant en cette qualité les jeux du Cirque, il avait fait monter sur le char de Jupiter très bon et très grand, pour porter les ornements du dieu, un jeune comédien d'une rare beauté. L'on se rappela cette circonstance quelques années après et l'on en fit une expiation par des sacrifices. (An de R. 533 )

17. Hercule aussi, dit-on, punit d'un châtiment aussi sévère qu'éclatant la faute de ceux qui avaient amoindri son culte. Il avait lui-même attribué par faveur le service de ses autels à la famille des Potitii et ils avaient détenu ce privilège comme un bien héréditaire, mais, à l'instigation du censeur Appius, ils avaient remis ce soin à l'humble ministère d'esclaves publics. Aussi, tous les adultes de la famille, au nombre de plus de trente, moururent dans l'année et le nom de Potitius qui était commun à douze branches de la race, fut presque anéanti. Quant au censeur Appius, il perdit la vue. (An de R. 411.)

18. Apollon vengea aussi rigoureusement sa divinité. Dépouillé de sa tunique d'or, à la prise de Carthage par les Romains, ce dieu fit qu'on trouva les mains amputées du sacrilège parmi les lambeaux de sa tunique. (An de R. 607.) Le général des Gaulois, Brennus, pour être entré dans le temple d'Apollon à Delphes, fut poussé par la volonté du dieu à tourner ses armes contre lui-même. (An de R. 475.)

19. Son fils Esculape ne mit pas moins d'énergie à venger son culte profané. Il avait eu la douleur de voir le bois sacré qui entourait son temple en grande partie abattu par Turullius, lieutenant d'Antoine, pour construire des navires au triumvir. Dans le temps même que son lieutenant s'acquittait de cette mission sacrilège, le parti d'Antoine fut défait. Destiné à la mort par l'ordre de César, Turullius, par un effet manifeste de la puissance du dieu, fut entraîné dans le bois qu'il avait profané et fut tué en ce lieu même par les soldats de César (Octave) afin que sa mort servît à la fois à expier la destruction des arbres abattus et à préserver d'un semblable attentat les arbres encore debout. Le dieu redoubla ainsi la profonde vénération que ses adorateurs avaient toujours eue pour lui. (An de R. 723 )

20. Q. Fulvius Flaccus n'échappa point au châtiment qu'il avait encouru pour avoir, pendant sa censure, transporté les dalles de marbre du temple de Junon Lacinienne dans le temple qu'il élevait à Rome en l'honneur de la Fortune équestre. L'on dit en effet qu'après cette action, sa raison fut ébranlée et même qu'il expira au milieu de la plus douloureuse affliction, en apprenant que de ses deux fils qui servaient dans les armées d'Illyrie, l'un était mort et l'autre gravement malade. Ému de son malheur, le sénat fit reporter à Locres les dalles de marbre et, par un décret plein de piété et de sagesse, détruisit l'ouvrage impie du censeur. (An de R. 579.)

21. C'est à la vérité dans le même sentiment que le sénat châtia par une juste punition la cupidité sacrilège qu'avait montrée Q. Pléminius, lieutenant de Scipion, en pillant le trésor de Proserpine. Il le fit traîner à Rome chargé de chaînes et ce coupable, avant les débats de son procès, périt dans la prison d'une maladie affreuse. Par ordre aussi du sénat, la déesse rentra en possession de l'argent volé et elle en reçut même le double. (An de R. 549.)


EXEMPLES DE PIÉTÉ OU D'IMPIÉTÉ DONNÉS PAR LES ÉTRANGERS

1. Si pour le crime de Pléminius, la déesse fut bien vengée par les sénateurs, contre la violente et sordide avarice du roi Pyrrhus, elle se défendit elle-même avec non moins de succès que d'énergie. Ce roi avait forcé les Locriens à lui donner une grosse somme d'argent prise dans le trésor de Proserpine. Comme il naviguait chargé de ce butin impie, il fut jeté avec toute sa flotte sur les rivages voisins du temple de la déesse. La somme d'argent fut retrouvée tout entière et rendue aux gardiens du trésor sacré. (An de R. 478.)

2. Bien différente fut la conduite du roi Masinissa. Le commandant de sa flotte ayant abordé à Malte avait de même enlevé du temple de Junon des dents d'éléphant d'une grandeur extraordinaire et était venu lui en faire présent. Dès qu'il sut d'où elles avaient été apportées, il les fit reporter à Malte sur un navire à cinq rangs de rames et déposer dans le temple de Junon, après y avoir fait graver en sa langue une inscription dont voici le sens : "Le roi les avait reçues sans en connaître l'origine. Il s'est empressé de les rendre à la déesse." Cette action est plus conforme aux sentiments personnels de Masinissa qu'à la nature de la race punique. Mais pourquoi juger du caractère des hommes d'après leur nation ? Celui-ci, né au milieu de la barbarie, répara un sacrilège commis par un autre.

3. Au contraire, Denys, né à Syracuse, coupable de tous les sacrilèges que je vais énumérer, se fit un plaisir d'y ajouter des plaisanteries. Après avoir pillé le temple de Proserpine à Locres, il s'en allait par mer sur sa flotte avec un vent favorable : "Voyez-vous, dit-il en riant à ses amis, l'heureuse navigation que les dieux immortels eux-mêmes accordent aux sacrilèges ?" Il enleva à Jupiter Olympien un manteau d'or d'un poids considérable que le tyran Gélon avait tiré des dépouilles des Carthaginois pour en parer ce dieu, et il dit, en lui mettant un manteau de laine : "L'or est trop lourd en été et trop froid en hiver. La laine est mieux appropriée aux deux saisons." À Épidaure, il fit aussi ôter à Esculape sa barbe d'or, prétendant qu'il ne convenait pas, alors que son père Apollon était imberbe, que lui-même se fît remarquer par sa barbe. Il enleva également de divers temples des tables d'argent et d'or et comme, selon l'usage des Grecs, une inscription gravée sur ces objets disait qu'ils appartenaient "aux dieux", en les qualifiant de "bons" : "Je ne fais, déclara-t-il, que profiter de leur bonté." Il emportait aussi les Victoires, les coupes, les couronnes d'or que les statues des dieux tenaient sur leurs mains tendues et, en les prenant, il disait : "Je ne les prends pas, je les accepte." "À bien raisonner, ajoutait-il, c'est la pire absurdité que de demander avec prière des richesses et de les refuser quand les dieux nous les présentent." Il ne subit point, il est vrai, la peine que méritaient ses crimes, mais après sa mort, il trouva dans l'opprobre de son fils la punition à laquelle il avait échappé pendant sa vie. La colère divine est lente à se faire justice, mais elle compense la lenteur du châtiment par sa sévérité.

4. De peur de s'exposer à sa vengeance, Timasithée, premier magistrat de Lipari, pourvut sagement à sa sûreté personnelle et à celle de toute sa patrie. Des citoyens de cette île, qui faisaient le métier de pirate, avaient capturé sur mer un grand cratère d'or d'un poids considérable et le peuple s'empressait pour s'en partager le prix. Timasithée, apprenant que c'était une offrande dédiée par les Romains, à titre de dîme, à Apollon Pythien, l'arracha des mains des vendeurs et la fit transporter à Delphes. (An de R. 359.)

5. À la prise de Milet par Alexandre, Cérès qui est honorée dans cette ville lança des flammes sur les soldats qui s'étaient précipités dans son temple pour le piller et leur ôta la vue. (Av. J.-C. 334.)

6. Les Perses qui abordaient à Délos avec mille vaisseaux, accomplirent, dans le temple d'Apollon, des actes de piété plutôt que des brigandages. (Av. J.-C. 479.)

7. Les Athéniens bannirent le philosophe Protagoras pour avoir osé écrire qu'il ignorait d'abord s'il existait des dieux et ensuite, en supposant leur existence, quelle était leur nature. Ils condamnèrent aussi Socrate, parce qu'il leur semblait introduire une religion nouvelle. Ils laissèrent parler Phidias, tant qu'il se contenta de dire que la statue de Minerve devait être faite en marbre plutôt qu'en ivoire, en alléguant que l'éclat en serait plus durable, mais quand il eut ajouté que la dépense aussi serait plus modique, ils lui imposèrent silence.

8. Diomédon fut l'un des dix généraux qui, dans la bataille des Arginuses, trouvèrent l'occasion à la fois d'une victoire et d'une condamnation. Au moment où il allait subir le supplice qu'il n'avait point mérité, il se contenta de demander aux Athéniens d'acquitter les vœux qu'il avait faits pour le salut de l'armée. (Av. J.-C. 406.)


CHAPITRE II

Des mensonges religieux

EXEMPLES ROMAINS

1. Numa Pompilius, pour attacher le peuple romain à la religion, voulait faire croire qu'il avait des entretiens nocturnes avec la nymphe Egérie, et qu'il établissait, suivant ses avis, un culte qui serait très agréable aux dieux immortels.

2. Scipion l'Africain n'abordait aucune affaire publique ou privée sans être allé d'abord passer quelques moments dans le sanctuaire de Jupiter Capitolin. Aussi le croyait‑on fils de Jupiter. (An de R. 542.)

3. L. Sylla, toutes les fois qu'il se disposait à livrer bataille, embrassait à la vue de ses soldats une petite statue d'Apollon qu'il avait enlevée à Delphes et priait le dieu de hâter l'effet de ses promesses. (An de R. 671.)

4. Q. Sertorius traînait avec lui, à travers les âpres collines de la Lusitanie, une biche blanche, publiant hautement qu'elle l'avertissait de ce qu'il avait à faire ou à éviter. (An de R. 673.)


EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Minos, roi de Crète, avait l'habitude de se retirer tous les neuf ans dans une caverne très profonde et consacrée par un antique et religieux respect, et, au retour de ces retraites, il faisait accepter des lois comme si elles lui avaient été données par Jupiter, dont il se disait le fils.

2. Pisistrate, pour recouvrer le pouvoir qu'il avait perdu, fit croire que Minerve le ramenait dans la citadelle : il produisit aux yeux des Athéniens pour les tromper une femme inconnue, nommée Phyé, présentée sous les apparences de la déesse. (Av. J.-C. 557.)

3. Lycurgue sut persuader à l'austère Lacédémone qu'il lui apportait des lois inspirées par Apollon. (Av. J.-C. 845.)

4. Zaleucus, en se couvrant du nom de Minerve, se fit chez les Locriens une grande réputation de sagesse. (Av. J.-C. 500.)


CHAPITRE III

Des cultes étrangers rejetés par les Romains

1. Les cérémonies des Bacchanales, nouvellement introduites à Rome, furent supprimées parce qu'elles dégénéraient en extravagances pernicieuses. (An de R. 567.)

2. Lutatius Cerco qui termina la première guerre punique reçut défense du sénat d'aller consulter l'oracle de la Fortune Prénestine : on pensait que, pour gouverner la république, il fallait des auspices pris au sein de la patrie et non à l'étranger. (An de R. 511.)

3. Sous le consulat de M. Popilius Lénas et de L. Calpurnius, C. Cornélius Hispalus, préteur pérégrin, enjoignit par un édit aux Chaldéens de sortir, dans les dix jours, de Rome et de l'Italie, parce que, par une trompeuse interprétation des astres, ils abusaient les esprits faibles et sots au profit de leur charlatanisme. Le même préteur voyant des Juifs s'efforcer de corrompre les mœurs romaines par l'introduction du culte de Jupiter Sabazius les força à retourner dans leurs foyers. (An de R. 614.)

4. Le sénat avait décrété la démolition des temples d'lsis et de Sérapis, mais aucun ouvrier n'osait y porter la main. Le consul P. Aemilius Paulus, quittant sa robe prétexte, saisit une hache et en frappa les portes du temple. (An de R. 534 )


CHAPITRE IV

Des auspices

EXEMPLES ROMAINS

1. Le roi L. Tarquin voulait ajouter de nouvelles centuries de chevaliers aux centuries créées par Romulus d'après les auspices. Comme l'augure Attus Navius s'y opposait, le roi, piqué de sa résistance, lui demanda si l'on pouvait faire ce à quoi il pensait en lui-même. On le peut, répondit l'augure après avoir pris les auspices, et Tarquin lui ordonna de partager un caillou avec un rasoir. On apporta un rasoir et Attus, accomplissant un acte incroyable, fit éclater aux yeux du roi le pouvoir de son art. (Vers l'an 140.)

2. Tibérius Gracchus, se préparant à faire une révolution, consulta les auspices dans sa maison au point du jour ; leur réponse fut extrêmement défavorable. En effet, étant sorti de chez lui, il se heurta le pied assez rudement pour se luxer un orteil. Ensuite trois corbeaux, croassant à sa rencontre, détachèrent un morceau de tuile et le firent tomber devant lui. Il ne tint pas compte de ces présages et bientôt, chassé du Capitole par le grand pontife Scipion Nasica, il tomba frappé d'un fragment de banquette. (An de R. 620.)

3. Dans la première guerre punique, P. Claudius se disposait à livrer un combat naval et avait demandé, selon l'ancien usage, qu'on prît les auspices. Informé par le pullaire que les poulets sacrés ne sortaient pas de leur cage, il les fit jeter à la mer en disant : "Puisqu'ils ne veulent pas manger, qu'ils boivent." Son collègue L. Junius qui négligea aussi de prendre les auspices perdit sa flotte dans une tempête et prévint par une mort volontaire l'ignominie d'une condamnation. (An de R. 504.) 4. Le grand pontife Métellus se rendait à sa terre de Tusculum. Deux corbeaux se précipitèrent comme pour s'opposer à son voyage et ne le déterminèrent qu'avec peine à retourner chez lui. La nuit suivante, le temple de Vesta brûla. Pendant cet incendie, Métellus, se jetant au milieu des flammes, enleva le Palladium et le sauva. (An de R. 512.)

5. Cicéron fut averti par un présage de l'approche de sa mort. Il était dans sa villa de Gaëte : sous ses yeux un corbeau secoua et arracha de sa place l'aiguille d'un cadran solaire, puis accourut à lui et, saisissant de son bec le pan de sa robe, il s'y tint attaché jusqu'à ce qu'un esclave vînt annoncer à Cicéron l'arrivée des soldats chargés de le mettre à mort. (An de R. 711.) 6. Lorsque M. Brutus eut rangé en bataille les débris de son armée contre César et Antoine, deux aigles, partis chacun du camp opposé, fondirent l'un sur l'autre, et, après une lutte, l'oiseau venu du côté de Brutus s'enfuit tout meurtri. (An de R. 711.)


EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Lorsque le roi Alexandre voulut fonder une ville en Égypte, I'architecte Dinocratès, faute de craie, traça le plan de la ville future avec de la farine d'orge. Alors une nuée d'oiseaux s'éleva d'un lac voisin et vint manger la farine. Selon l'interprétation des prêtres égyptiens, c'était le présage que cette ville pourrait nourrir un grand nombre d'étrangers. (Av. J.-C. 331.) 2. Le roi Déjotarus, qui ne faisait presque rien sans prendre les auspices, dut son salut à l'apparition d'un aigle. Averti par la vue de cet oiseau, il évita de s'abriter dans une maison qui, la nuit suivante, s'écroula et joncha le sol de ses débris. (Vers l'an 54 av. J.-C.)


CHAPITRE V

Des présages

EXEMPLES ROMAINS

1. L'observation des présages se rattache aussi par quelque rapport à la religion, puisqu'on les regarde comme l'effet non du hasard, mais de la Providence divine.

L'action de la Providence s'est manifestée après la destruction de Rome par les Gaulois, dans le temps où les sénateurs discutaient l'alternative de passer à Véies ou de relever les murailles de la ville. Il arriva qu'à ce moment, comme des troupes revenaient d'un poste, le centurion cria dans la place des Comices : "Porte-enseigne, plante le drapeau. Nous serons très bien ici." À cette parole, le Sénat répondit qu'il en acceptait le présage et sur le champ renonça au projet d'aller s'établir à Véies. Combien peu de mots suffirent pour fixer définitivement le siège d'un empire qui devait devenir si grand ! Les dieux, j'imagine, s'indignèrent à l'idée qu'on allait abandonner, pour le nom de Véies, le nom de Rome qui avait pris naissance sous les plus heureux auspices et ensevelir la gloire d'une illustre victoire sous les débris d'une ville récemment renversée. (An de R. 363.)

2. Camille, auteur de ce brillant exploit, avait prié le ciel, si la prospérité du peuple romain paraissait excessive à quelque dieu, d'assouvir sa jalousie en lui infligeant à lui-même quelque disgrâce personnelle et à l'instant même il fit une chute. Cet accident fut regardé comme le présage de la condamnation dont il fut frappé dans la suite. Il est juste que la victoire de ce grand homme et sa prière patriotique aient fait autant l'une que l'autre pour sa gloire : il y a en effet un mérite égal à accroître le bonheur de sa patrie et à vouloir en détourner sur soi les malheurs. (An de R. 357.)

3. Que penser de ce qui est arrivé au consul Paul Émile ? et combien ce fait est digne de mémoire ! Le sort lui avait assigné le commandement de l'expédition contre le roi Persée. En rentrant chez lui au retour du sénat, il embrassa sa fille Tertia, alors fort jeune. Il remarqua son air de tristesse et lui en demanda la cause. "Persa est mort", répondit-elle. Il était mort en effet un petit chien, nommé Persa, que la jeune fille aimait beaucoup. Paul Émile saisit avidement ce présage et d'une parole fortuite il tira comme un pressentiment certain d'un triomphe éclatant. (An de R. 585.)

4. Cécilia, femme de Métellus, cherchait, selon l'antique usage, au milieu de la nuit, un présage de mariage pour sa nièce, jeune fille en âge d'être mariée, et elle le fournit elle-même. À cet effet la jeune fille était allée dans un petit sanctuaire et y était restée quelque temps sans entendre aucune parole conforme à ses désirs. Fatiguée de se tenir longtemps debout, elle pria sa tante de lui laisser un instant sa place pour s'asseoir. "Oui, lui répondit sa tante, je te cède bien volontiers ma place." Ce mot était dicté simplement par la bienveillance, mais l'événement lui donna la valeur d'un présage qui ne trompe pas, car peu après, Métellus, ayant perdu sa femme Cécilia, épousa la jeune fille dont je parle. (Vers l'an 622.)

5. C. Marius dut certainement son salut à l'observation d'un présage, lorsque, déclaré ennemi public par le sénat, il fut emmené chez Fannia à Minturnes et confié à sa garde. Il remarqua en effet un petit âne laissant le fourrage qu'on lui présentait pour courir à l'eau. A cette vue, pensant que la Providence lui montrait un exemple à suivre, et d'ailleurs très versé dans l'art de la divination, il obtint de la multitude accourue à son secours de se faire conduire au bord de la mer. Aussitôt il monta dans une barque, se transporta en Afrique et se déroba ainsi aux armes victorieuses de Sylla. (An de R. 665.)

6. Le grand Pompée, vaincu à la bataille de Pharsale par César, et cherchant son salut dans la fuite, dirigea sa course vers l'île de Chypre, dans le dessein d'y rassembler quelques forces. Abordant à la ville de Paphos, il aperçut sur le rivage un magnifique édifice et en demanda le nom au pilote qui lui répondit : "On le nomme le Royaume des morts." Ce mot acheva de détruire le peu d'espoir qui lui restait encore. Il ne put même le dissimuler : il détourna ses regards de cette demeure et manifesta, par un soupir, la douleur que lui avait causée ce sinistre présage. (An de R. 706.)

7. La fin malheureuse que M. Brutus avait méritée pour son parricide fut aussi annoncée par un présage précis. Après cet horrible forfait, comme il célébrait l'anniversaire de sa naissance et qu'il voulait citer un vers grec, sa mémoire lui rappela de préférence le passage d'Homère :

Je meurs victime de la Parque funeste et du fils de Leto

Ce fut en effet Apollon, dont le nom avait été donné pour signe de ralliement par Octave et Antoine, qui, à la bataille de Philippes, dirigea sur lui ses traits. (An de R. 710.)

8. C'est encore par un mot jeté au hasard et plein d'à ­propos que la Fortune donna un avertissement à C. Cassius. Les Rhodiens le suppliaient de ne pas les dépouiller de toutes les images de leurs dieux. "Je laisse le Soleil", leur dit-il. Elle lui suggéra cette réponse hautaine pour mettre au jour l'insolence de ce vainqueur insatiable et avec la pensée de le forcer, après sa défaite en Macédoine, à laisser non pas une image du Soleil, seul objet qu'il avait accordé à leurs prières, mais la lumière même du Soleil. (An de R. 710.)

9. Il y a lieu de signaler aussi le présage à la suite duquel le consul Pétilius périt en faisant la guerre en Ligurie. Il assiégeait une hauteur nommée "Létum" (c'est-à-dire la Mort) ; et dans son exhortation aux soldats, il prononça ces paroles : "À tout prix j'aurai aujourd'hui Létum." En effet, s'étant jeté témérairement dans la bataille, il justifia par sa mort ce mot proféré au hasard. (An de R. 577.)


EXEMPLES ÉTRANGERS

1. À ces traits de notre histoire, on peut sans disparate joindre deux exemples de même genre empruntés aux étrangers. Les habitants de Priène imploraient contre les Cariens le secours de Samos. Les Samiens, obéissant à un sentiment d'orgueil, au lieu d'une flotte et d'une armée, leur envoyèrent par dérision une Sibylle. Mais eux, voyant dans cette prophétesse comme une aide divine, l'accueillirent avec joie et par ses prédictions véridiques elle les conduisit à la victoire.

2. Les Apolloniates non plus n'eurent pas à regretter d'avoir, au milieu des difficultés d'une guerre contre l'Illyrie, demandé du secours aux habitants d'Epidamne. Ceux-ci leur avaient dit qu'ils leur envoyaient comme auxiliaire le fleuve Aeas qui coule près de leurs remparts : "Nous acceptons ce que vous donnez ", répondirent-ils, et ils lui assignèrent la première place dans l'armée comme à leur général. Ils remportèrent sur leurs ennemis une victoire inespérée, et imputant leur succès à l'effet du présage, ils offrirent alors des sacrifices au fleuve Aeas comme à un dieu, et le mirent depuis lors à leur tête dans toutes les batailles.


CHAPITRE VI

Des prodiges

EXEMPLES ROMAINS

Le récit des prodiges, heureux ou malheureux, entre aussi dans le plan de mon ouvrage.

1. Servius Tullius, encore en bas âge, était endormi, quand tout à coup brilla autour de sa tête une flamme qui frappa les regards de la famille. Ce prodige remplit d'admiration Tanaquil, épouse du roi Tarquin l'Ancien, et quoique Servius dût le jour à une esclave, elle l'éleva comme un fils et le fit monter sur le trône. (An de R. 150.)

2. Voici un événement non moins heureux annoncé encore par une flamme. L. Marcius avait sous son commandement deux armées affaiblies par la perte de leurs généraux, Publius et Cnaeus Scipion, en Espagne. Tandis qu'il haranguait ses troupes, une vive lueur jaillit de sa tête. Les soldats, jusque-là tout tremblants, invités par ce spectacle à reprendre courage, tuèrent trente-huit mille ennemis, firent un grand nombre de prisonniers et prirent deux camps remplis de richesses carthaginoises. (An de R. .541.)

3. Pareillement, les Romains, par une guerre longue et acharnée, avaient réduit les Véiens à s'enfermer dans leurs murailles, mais sans pouvoir prendre la ville. Cette lenteur semblait fatiguer également assiégeants et assiégés. La victoire était appelée par tous les vœux, lorsque les dieux immortels lui ouvrirent le chemin par un prodige extraordinaire. Tout à coup, le lac d'Albe, sans le secours des pluies du ciel ni d'aucune rivière débordée, sortit des limites accoutumées de ses eaux dormantes. Pour faire expliquer ce phénomène, on envoya consulter l'oracle de Delphes, et les députés rapportèrent que par ses réponses le dieu ordonnait de lâcher l'eau du lac et de la répandre dans la campagne : c'était le moyen de faire tomber Véies au pouvoir du peuple romain. Avant l'arrivée de cette nouvelle, l'événement avait été prédit aussi par un aruspice de Véies que nos soldats, faute de Romains capables d'expliquer le prodige, avaient pris et amené dans le camp. Averti par cette double prédiction, le sénat satisfit aux ordres divins et presque en même temps s'empara de la ville ennemie. (An de R. 356.)

4. Il y a aussi beaucoup de bonheur dans l'événement qui suit. L. Sylla, consul pendant la guerre sociale, faisait un sacrifice sur le territoire de Nole, devant la tente prétorienne. Tout à coup, il vit s'échapper un serpent du pied de l'autel. À cette vue, sur le conseil de l'aruspice Postumius, il se hâta de mettre son armée en campagne et s'empara d'un camp retranché des Samnites. Cette victoire fut le premier degré et comme le fondement de la puissance si considérable qu'il acquit dans la suite. (An de R. 664.)

5. C'est encore un sujet de grand étonnement que ces prodiges arrivés dans notre ville, sous le consulat de P. Volumnius et de Servius Sulpicius, aux approches et dans le trouble des guerres de cette époque. Un bœuf, au lieu de mugir, fit entendre le son de la parole humaine et, par l'étrangeté de ce phénomène merveilleux, épouvanta ceux qui l'entendirent. Des lambeaux de chair tombèrent dispersés comme une pluie. La plus grande partie fut enlevée par des oiseaux de bon augure, le reste demeura plusieurs jours sur la terre sans prendre une odeur infecte ni un aspect repoussant. (An de R. 292.)

Dans un autre moment d'alarmes, on ajouta foi à des prodiges du même genre. Un enfant de six mois avait crié la victoire dans le marché aux bœufs (an 536), un autre était né avec une tête d'éléphant. Dans le Picénum, il était tombé une pluie de pierres (an 544). En Gaule, un loup avait arraché du fourreau l'épée d'une sentinelle. En Sardaigne, deux boucliers s'étaient couverts d'une sueur de sang. Auprès d'Antium, des épis ensanglantés étaient tombés dans une corbeille de moissonneurs. Les eaux de Céré avaient coulé mêlées de sang (an 536). Pendant la seconde guerre punique, il fut aussi établi qu'un bœuf de Cn. Domitius avait dit : "Rome, prends garde à toi."

6. C. Flaminius, créé consul sans consultation des auspices, était sur le point de livrer bataille à Hannibal, près du lac Trasimène. Il avait donné l'ordre d'arracher de terre les enseignes. À ce moment, son cheval s'abattit et, passant lui-même par-dessus la tête du cheval, il tomba à terre. Ce prodige ne l'arrêta pas. Comme les porte-enseignes déclaraient qu'on ne pouvait déplacer les drapeaux, il ordonna avec des menaces terribles de les enlever en creusant le sol. Quelle témérité ! Mais plût aux dieux qu'elle n'eût été punie que par son propre malheur, sans faire essuyer aussi au peuple romain un affreux désastre ! Dans cette bataille, en effet, on vit quinze mille Romains tués, six mille faits prisonniers et dix mille mis en fuite. Le consul eut la tête coupée et Hannibal fit chercher en vain son corps pour lui rendre les honneurs funèbres. Hannibal du moins, avait, autant qu'il était en lui, enseveli dans cette défaite l'empire romain. (An de R. 536.)

7. À côté de la folle audace de Flaminius on peut mettre l'extravagante opiniâtreté de C. Hostilius Mancinus. Sur le point de partir pour l'Espagne en qualité de consul, il fut averti par les prodiges suivants. Comme à Lavinium il voulait faire un sacrifice, les poulets sacrés, lâchés de leur cage, s'enfuirent dans la forêt voisine et, malgré les recherches les plus actives, ne purent être retrouvés. Pendant son embarquement au port d'Hercule, où il s'était rendu à pied, ces mots que personne n'avait proférés vinrent frapper son oreille : "Mancinus, demeure." Effrayé, il changea de route et se rendit à Gênes. Là, à peine était-il monté dans une barque, qu'il vit un serpent d'une grandeur extraordinaire qui disparut ensuite. Autant de prodiges, autant de malheurs : bataille perdue, traité honteux, reddition désastreuse. (An de R. 616.)

8. La témérité dans un homme si peu réfléchi paraît moins surprenante, quand on voit un citoyen aussi sérieux que Tib. Gracchus ne pas échapper à son triste sort malgré l'avertissement d'un prodige et malgré sa prudence. Étant proconsul, il faisait un sacrifice dans la Lucanie. Tout à coup deux serpents, sortis d'une retraite cachée, se mirent à manger le foie de la victime qu'il venait d'immoler et retournèrent dans leur refuge. Sur cet incident, l'on recommença le sacrifice. Même prodige. On immola encore une troisième victime et, bien qu'on eût surveillé les entrailles avec plus de soin, on ne put empêcher ni l'arrivée subreptice des serpents ni leur fuite. Les aruspices eurent beau déclarer que ce prodige intéressait la vie du général. Gracchus cependant ne sut pas déjouer le piège que lui préparait la perfidie de Flavius, son hôte, et conduit par celui-ci dans un endroit où Magon, général des Carthaginois, s'était embusqué avec des soldats armés, il fut assassiné sans défense. (An de R. 539.)

9. Après Tibérius Gracchus, je suis amené à faire mention de Marcellus, son collègue dans le consulat, victime comme lui d'une erreur et enlevé par une mort semblable. Fier de la prise de Syracuse et du succès remporté devant Nole, où le premier il força Hannibal à fuir, il redoublait d'efforts dans le dessein d'anéantir l'armée carthaginoise en Italie ou de l'en chasser. À cet effet il voulut s'assurer des dispositions des dieux par un sacrifice solennel. Or dans la première victime tombée devant le foyer de l'autel on trouva un foie sans "tête". Au contraire, la victime suivante en présenta deux. Après examen, l'aruspice répondit avec un air consterné "qu'il n'était pas content de l'aspect des entrailles, car ce n'était qu'en second lieu, après l'apparition d'un viscère incomplet, que s'étaient montrés des organes bien développés et gras". C'était pour Marcellus un avertissement de ne rien tenter à la légère. Néanmoins, la nuit suivante, parti hardiment en reconnaissance avec une petite escorte, il se laissa envelopper dans le Bruttium par un gros d'ennemis et périt en causant à la patrie une douleur égale à sa perte. (An de R. 546.) 10. Le consul Octavius appréhenda l'effet d'un affreux présage sans pouvoir l'éviter. La tête d'une statue d'Apollon s'était détachée d'elle-même et s'était tellement fixée en terre qu'elle n'en pouvait être arrachée. Comme Octavius était en guerre avec son collègue Cinna, il présuma que ce prodige annonçait sa perte et la crainte du malheur qui lui était prédit servit à l'y précipiter par une fin déplorable. Ce ne fut qu'après sa mort que la tête du dieu, jusqu'alors inébranlable, put être enlevée du sol. (An de R. 666).

11 Crassus, dont la perte doit être comptée parmi les plus grands malheurs de l'empire romain, ne saurait être ici passé sous silence. Une foule de présages très manifestes, avant-coureurs d'un si grand désastre, étaient venus frapper son esprit de leurs avertissements. Il allait quitter Carrès avec son armée pour marcher contre les Parthes, lorsqu'il reçut un manteau de couleur sombre au lieu du manteau blanc ou couleur de pourpre que l'on donnait ordinairement aux généraux à leur départ pour une bataille. Les soldats se rassemblèrent à la place d'armes tristes et silencieux, alors que, selon un vieil usage, ils auraient dû y accourir avec des cris de joie. Une aigle ne put être enlevée de terre par le centurion primipile. Une autre, arrachée à grand'peine, se porta d'elle-même en sens inverse de la marche. C'étaient là de grands prodiges. Mais combien plus grands encore ces malheurs qui suivirent. Tant de magnifiques légions massacrées, tant de drapeaux tombés aux mains de l'ennemi, l'honneur des armes romaines foulé aux pieds par la cavalerie des Barbares, un fils d'une nature supérieure égorgé sous les yeux de son père, le corps du général lui-même, au milieu de cadavres entassés pêle-mêle, exposé à la voracité des oiseaux de proie et des animaux sauvages. J'aurais bien voulu avoir à rapporter moins de rigueurs de la part des dieux, mais je ne rapporte que la vérité. C'est ainsi que le mépris de leurs avertissements fait éclater la colère des dieux. C'est ainsi que sont châtiées les volontés humaines, quand elles se préfèrent aux volontés divines. (An de R. 700.)

12. Cn. Pompée avait été aussi suffisamment averti par le tout-puissant Jupiter de ne pas chercher à tenter les hasards d'une bataille décisive contre J. César. Au sortir de Dyrrachium, ce dieu fit tomber la foudre devant son armée, des essaims d'abeilles voilèrent à la vue les drapeaux, la tristesse envahit le cœur des soldats, toute l'armée fut en proie à des terreurs nocturnes et, au pied même des autels, les victimes s'enfuirent. Mais les lois inéluctables du destin ne permirent pas à cette âme, d'ailleurs si éloignée de la déraison, de peser et d'apprécier à leur valeur ces prodiges. Pour en avoir mal senti l'importance, il vit ce crédit immense, cette opulence supérieure aux plus hautes fortunes particulières, tous ces honneurs accumulés depuis son adolescence au point d'exciter l'envie, s'anéantir dans l'espace d'une seule journée. Et l'on sait que le même jour dans les temples les statues des dieux se retournèrent d'elles-mêmes. Une clameur guerrière et un cliquetis d'armes se firent entendre à Antioche et à Ptolémaïs avec une telle force que l'on accourut sur les remparts. À Pergame, un bruit de tambours retentit au fond d'un sanctuaire. À Tralles, un palmier verdoyant d'une taille ordinaire poussa dans le temple de la Victoire, au-dessous de la statue de César, entre les joints des pierres, preuves manifestes que les puissances célestes s'intéressaient à la gloire de César et qu'elles avaient voulu mettre un terme à l'égarement de Pompée. (An de R. 705.) 13. Et toi, divin Jules César, dont j'ai toujours vénéré les autels et les temples augustes, je te supplie de montrer à ces grands hommes une bienveillance propice en laissant leur infortune s'abriter sous le couvert tutélaire de ton exemple. Car toi aussi, comme on le raconte, le jour où, revêtu d'un manteau de pourpre, tu vins t'asseoir sur un trône d'or, pour ne pas paraître dédaigner les honneurs extraordinaires que le sénat te déférait avec tant d'empressement, avant de t'offrir aux regards impatients de tes concitoyens, tu rendis tes hommages aux dieux, parmi lesquels tu devais bientôt passer toi-même. Mais dans un bœuf magnifique immolé comme victime, tu ne trouvas point de cœur, prodige qui, selon la réponse de l'aruspice Spurinna, menaçait ta vie et ta pensée, puisque la vie et la pensée ont l'une et l'autre leur siège dans le cœur. C'est alors qu'éclata le complot parricide de ceux qui, en voulant te retrancher du nombre des humains, t'ajoutèrent à l'assemblée des dieux. (An de R. 709.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Terminons sur cet exemple de César le récit des prodiges de cette nature fournis par notre histoire nationale. Si, après celui-là, je prenais encore d'autres exemples romains, je craindrais de paraître passer sans transition convenable du temple d'une divinité à des demeures de simples particuliers. Je vais donc toucher à des faits empruntés aux étrangers. Introduits dans un ouvrage latin, ils sont sans doute d'un moindre effet moral. Ils peuvent du moins y apporter un élément d'agréable variété.Dans l'armée que Xerxès avait rassemblée pour écraser la Grèce on vit, c'est un fait avéré, une cavale donner le jour à un lièvre. Un pareil prodige annonçait bien l'issue, où devaient aboutir de si grands préparatifs. En effet, celui qui avait couvert la mer de ses flottes et la terre de ses bataillons, fut réduit à fuir, comme un animal timide, et à regagner en tremblant son royaume. (Av. J.-C. 480.)

Ce roi avait à peine enfin franchi le mont Athos et, avant de détruire Athènes, pensait à attaquer Lacédémone, quand il se produisit, pendant son repas, un prodige extraordinaire. Le vin qu'on versa dans sa coupe se convertit en sang, et non pas seulement une fois, mais deux et trois fois. Les mages, consultés à ce sujet, lui conseillèrent de renoncer à son entreprise, et s'il y avait eu quelques restes de raison dans cette âme insensée, il l'aurait abandonnée après les avertissements si nombreux qu'il avait reçus d'avance sur Léonidas et sur les Spartiates. (Av. J.-C. 480.)

2. Midas, qui régna sur la Phrygie, était encore enfant, lorsque, pendant son sommeil, des fourmis amoncelèrent des grains de blé dans sa bouche. Comme ses parents cherchaient à savoir le sens de ce prodige, les devins répondirent qu'il deviendrait le plus riche des hommes. Et la prédiction ne fut point trompeuse, car l'opulence de Midas dépassa la richesse de presque tous les rois ensemble et, si le berceau de son enfance ne fut gratifié par les dieux que d'un présent sans valeur, en revanche il entassa des monceaux d'or et d'argent.

3. Aux fourmis de Midas j'aurais bien raison de préférer les abeilles de Platon : celles-là présagèrent une prospérité périssable et fragile ; celles-ci annoncèrent un bonheur solide et éternel, en déposant leur miel sur les lèvres de l'enfant endormi dans son berceau. Informés de ce fait, les devins prédirent qu'une éloquence d'une douceur merveilleuse coulerait de sa bouche. Mais ces abeilles, plutôt que de butiner sur le mont Hymette parfumé de l'odeur du thym, durent, j'imagine, poussées par les Muses, chercher leur nourriture sur les collines de l'Hélicon, séjour de ces déesses, riche de toutes les productions de la science, pour distiller dans cet admirable génie le délicieux aliment d'une sublime éloquence. (Vers l'an 329 av. J.-C.)


CHAPITRE VII

Des songes

EXEMPLES ROMAINS

Mais puisque j'ai fait mention du sommeil du riche Midas et de l'éloquent Platon, je vais raconter combien de fois dans le sommeil, des images précises se sont dessinées devant l'esprit.

1. Et comment puis-je mieux entamer ce sujet qu'en évoquant le souvenir sacro-saint du divin Auguste ? Son médecin Artorius, la nuit qui précéda la journée, où, dans les plaines de Philippes, les armées romaines luttèrent entre elles, vit en songe apparaître devant lui la figure de Minerve. Elle lui prescrivit d'avertir ce prince, alors gravement malade, de ne pas manquer, malgré son mauvais état de santé, d'assister au prochain combat. Sur cet avis, César se fit porter en litière dans les rangs de l'armée et, tandis que, sur le champ de bataille, prodiguant ses efforts au-delà de ses forces, il veillait à assurer la victoire, son camp fut pris par Brutus. Que devons-nous donc penser, sinon que la faveur des dieux protégeant une tête déjà destinée à l'immortalité, voulut ne pas lui laisser subir, sous les coups de la fortune, un traitement indigne d'une âme céleste. (An de R. 711.)

2. Mais Auguste, outre une intelligence vive et fine, apte à tout comprendre, avait aussi un exemple domestique récent bien fait pour l'engager à se conformer au songe d'Artorius. Il savait que Calpurnie, épouse du divin Jules, son père, la dernière nuit que celui-ci passa sur la terre, l'avait vu couvert de blessures et inerte dans ses bras, et que, épouvantée par l'horreur de ce songe, elle l'avait prié avec instance de ne pas aller au sénat le lendemain. Mais César, pour ne pas avoir l'air de s'être laissé conduire par le songe d'une femme, s'obstina à tenir l'assemblée du sénat, où des mains parricides lui donnèrent la mort. Il est sans intérêt d'établir, sous aucun rapport, une comparaison entre le père et le fils, maintenant surtout que leur apothéose les a mis au même rang, mais l'un s'était déjà ouvert, par ses exploits, l'entrée du ciel, et l'autre avait encore à parcourir sur la terre un long cercle de vertus. C'est pourquoi les Immortels voulurent uniquement que l'un fût averti de l'approche de son changement de condition, et que l'autre pût le retarder, de sorte que, étant tous deux destinés à honorer le ciel, le premier lui était dès lors accordé et le second seulement promis. (An de R. 709.)

3. C'est encore un songe bien étonnant et fameux par ses suites, celui qu'eurent la même nuit les deux consuls P. Décius Mus et T. Manlius Torquatus dans leur camp, au pied du mont Vésuve, pendant la guerre pénible et périlleuse qu'ils soutenaient contre les Latins. Un inconnu apparut à l'un et à l'autre pendant leur sommeil et leur annonça que les dieux Mânes et la Terre, mère commune de tous les êtres, réclamaient pour victimes le général de l'un des deux partis et l'armée de l'autre, que celui dont le chef attaquerait les troupes ennemies et se sacrifierait lui-même avec elles, aurait la victoire. Le lendemain, les consuls firent un sacrifice dans le dessein de détourner ce présage, s'il pouvait se détourner, ou, si par un nouvel avertissement la volonté des dieux se révélait immuable, d'en assurer l'accomplissement. Les entrailles des victimes s'accordèrent avec le songe. Ils convinrent que le premier qui verrait son aile commencer à plier, payerait de sa vie le salut de la patrie. Aucun d'eux ne manqua de courage, mais ce fut la vie de Décius que le destin demanda.

4. Voici un autre songe qui n'intéresse pas moins la religion de l'État. Pendant la célébration des jeux plébéiens, avant l'entrée du cortège, un père de famille avait fait passer à travers le cirque Flaminien un esclave qu'il battait de verges et qu'il conduisait au supplice, la fourche au cou. T. Latinius, homme du peuple, pendant son sommeil, reçut de Jupiter l'ordre d'aller dire aux consuls que le dieu n'avait pas été satisfait de celui qui avait préludé aux danses dans les derniers jeux du cirque et que, si l'on n'expiait cette faute en recommençant les jeux avec soin, il en résulterait pour Rome de grands dangers. Cet homme, craignant de ne pouvoir, sans quelque dommage pour lui-même, embarrasser de scrupules religieux les plus hautes autorités, garda le silence. Aussitôt son fils fut pris d'une maladie subite et violente et mourut. Le même dieu lui demanda encore pendant son sommeil s'il n'était pas suffisamment puni de n'avoir pas tenu compte de ses ordres et, comme il persistait à garder le silence, il fut frappé de paralysie. Alors seulement, sur le conseil de ses amis, il se fit porter en litière au tribunal des consuls, puis au sénat. Il y exposa la suite de tous ses malheurs et, au grand étonnement de tout le monde, il recouvra l'usage de ses membres et revint chez lui à pied. (An de R. 264.)

5. Encore un songe qu'il ne faut point passer sous silence. Cicéron, banni de Rome par les menées de ses ennemis, logeait dans une maison de campagne de la plaine d'Atina. Tandis qu'il était plongé dans le sommeil, il lui sembla que, errant dans des lieux déserts et impraticables, il avait rencontré Marius revêtu des insignes du consulat, et qui lui demandait pourquoi il allait ainsi à l'aventure et avec un air si triste. Apprenant le malheur dont il était frappé, Marius l'avait pris par la main et l'avait remis au plus proche de ses licteurs, pour le faire conduire dans l'édifice qu'il avait lui-même élevé : là, en effet, disait-il, résidait pour Cicéron l'espoir d'un sort plus heureux. Et l'événement confirma cette promesse. C'est dans le temple de Jupiter, construit par Marius, que fut pris le sénatus‑consulte rappelant Cicéron. (A. de R. 695.)

6. C. Gracchus fut aussi averti en songe d'une manière claire et frappante du sort affreux qui le menaçait. Étant profondément endormi, il vit l'ombre de Tibérius, son frère, qui lui disait qu'il ne pourrait par aucun moyen éviter le destin sous les coups duquel il avait lui-même succombé. Et ce songe, c'est par Gracchus lui-même que beaucoup l'ont entendu raconter, avant qu'il prît possession de ce tribunat, où il trouva la même fin que son frère. Célius, historien digne de foi, écrit aussi dans son Histoire romaine qu'il en a entendu parler du vivant même de C. Gracchus. (An de R. 626.)

7. Ce songe d'une forme si effrayante est encore dépassé par celui que je vais raconter. Après la défaite des troupes de M. Antoine auprès d'Actium, Cassius de Parme, l'un de ses partisans, se réfugia dans Athènes. Là, au milieu de la nuit, comme il s'était couché et que, accablé d'inquiétudes et de soucis, il s'était endormi, il lui sembla qu'il voyait venir à lui un homme d'une taille gigantesque, d'un teint noir, la barbe négligée et les cheveux épars, que, lui ayant demandé qui il était, le spectre répondit : "Ton mauvais génie." Épouvanté d'une vision si affreuse et d'un nom si effrayant, il appela ses esclaves et leur demanda s'ils avaient vu un homme d'un pareil aspect entrer dans sa chambre ou en sortir. Ils lui affirmèrent que personne ne s'en était approché. Cassius se recoucha, se rendormit et la même apparition vint encore se présenter à son esprit. Aussi, bannissant le sommeil, il fit apporter de la lumière et défendit à ses esclaves de le quitter. Entre cette nuit et le supplice, auquel le condamna César, il ne s'écoula que bien peu de temps. (An de R. 733.)

8. Il y eut cependant encore moins d'intervalle entre le songe du chevalier romain Hatérius Rufus et l'événement qu'il présageait avec clarté. Comme on donnait à Syracuse des jeux de gladiateurs, il se vit dans son sommeil transpercé d'un coup porté par un rétiaire et le lendemain, pendant le spectacle, il raconta ce rêve aux spectateurs assis à ses côtés. Il arriva ensuite que, dans le voisinage du chevalier, un rétiaire entra dans l'arène avec un mirmillon. En voyant le visage du premier, Rufus dit que c'était là le rétiaire par qui il avait cru être assassiné et aussitôt il voulut s'en aller. Mais ses voisins, en dissipant sa crainte par leurs propos, causèrent la perte de cet infortuné. Car le rétiaire poussa le mirmillon dans cet endroit et le terrassa. Voulant le frapper après l'avoir abattu, il transperça Hatérius d'un coup d'épée et le tua.

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Hannibal aussi eut un songe qui était un présage non moins assuré que redoutable pour la race romaine. Chez cet homme, le sommeil lui-même, aussi bien que la veille, était d'un ennemi de notre empire. Il eut en effet une vision bien conforme à ses desseins et à ses vœux. Il crut voir un jeune homme d'une taille plus qu'humaine qui lui était envoyé par Jupiter, pour le guider dans l'invasion de l'Italie. D'abord, selon le conseil de ce guide, il suivit ses pas sans détourner ses regards d'aucun côté. Mais bientôt, poussé par ce penchant naturel qui porte l'esprit humain à vouloir pénétrer les choses qu'on lui défend de connaître, il regarda derrière lui et aperçut un serpent monstrueux qui, dans sa course précipitée, écrasait tout sur son passage. À sa suite éclataient des orages avec un grand fracas de tonnerre et le jour était obscurci par d'épaisses ténèbres. Saisi d'étonnement, Hannibal demanda ce qu'était ce prodige et ce qu'il présageait. "Tu vois, lui répondit son guide, la dévastation de l'Italie : garde le silence et remets tout le reste à la volonté secrète du destin."

2. Quels avertissements le roi de Macédoine, Alexandre, n'avait-il pas reçus d'une apparition vue en songe, pour qu'il veillât avec plus de soin sur sa vie ! Mais il aurait fallu que la fortune l'armât encore de prudence contre le danger. En effet, il apprit d'abord par un songe, avant de l'éprouver par sa mort, que la main de Cassandre lui serait fatale. Il crut, sans l'avoir jamais vu, qu'il périssait victime de cet homme. Quelque temps après, Cassandre ayant paru devant lui, à son aspect le roi reconnut l'image qui l'avait effrayé en songe, mais, dès qu'il le sut fils d'Antipater, il se mit à réciter un vers grec sur la vanité des songes, et au moment même où, pour attenter à sa vie, était déjà préparé le poison dont il mourut et qui passa pour lui avoir été versé par Cassandre, il bannit tout soupçon de son esprit. (Av. J.-C. 323.)

3. Les dieux eurent beaucoup plus de bienveillance encore envers le poète Simonide. Pour donner en effet plus de force au salutaire avertissement qu'il avait reçu pendant son sommeil, ils ajoutèrent le conseil ferme de le suivre. Ayant abordé sur un rivage, il y avait trouvé un cadavre étendu sans sépulture et avait pris soin de l'ensevelir. Le mort l'avertit en songe de ne point se mettre en mer le lendemain. Simonide resta à terre. Ceux qui s'étaient embarqués furent sous ses yeux engloutis dans les flots par la tempête. Quant à lui, il se félicita de s'être fié, pour sauver sa vie, à un songe plutôt qu'à un navire. En reconnaissance de ce bienfait, il en immortalisa l'auteur par un très beau poème, lui érigeant ainsi dans la mémoire des hommes un monument plus noble et plus durable que celui qu'il lui avait élevé sur des sables déserts et inconnus. (Av. J.-C. 464.)

4. Un autre songe qui ne se réalisa pas moins fidèlement, c'est celui qui remplit l'âme du roi Crésus, d'abord de la plus vive crainte, ensuite de la plus grande affliction. Il avait deux fils, dont l'un, nommé Atys, supérieur à l'autre par l'activité et par les qualités du corps, était destiné à lui succéder au trône. Il crut le voir en songe, enlevé à son affection par un fer homicide. Aussi, sa tendresse paternelle ne négligea aucune des précautions propres à prévenir le cruel malheur qui lui avait été annoncé. On avait l'habitude d'envoyer le jeune prince faire la guerre. Dès lors, on le retint au palais. Il avait un arsenal rempli d'une grande quantité d'armes de toute espèce. On fit éloigner ce dépôt d'armes. Il était escorté de gardes armés d'une épée. On leur défendit de se tenir trop près de sa personne. La fatalité cependant donne accès au malheur. Un sanglier monstrueux ravageait les champs cultivés du mont Olympe et souvent même tuait des habitants de la campagne. Contre un fléau si extraordinaire, on implora le secours du roi. Atys arracha à son père la permission d'aller détruire la bête sauvage. Il l'obtint d'autant plus facilement que ce n'était pas un coup de dent, mais un coup de fer qu'on redoutait. Mais tandis que tous les chasseurs, animés du vif désir de tuer le sanglier, redoublaient d'efforts, le sort qui poursuivait le prince avec tant d'acharnement détourna sur lui une lance dirigée contre l'animal, et voulut souiller de cet affreux homicide la main même à laquelle le père avait confié la garde de son fils, la main d'un suppliant que Crésus, par respect des dieux hospitaliers, avait déjà purifié de la tache d'un meurtre involontaire par un sacrifice expiatoire. (Av. J.-C. 550.)

5. Cyrus l'Ancien non plus n'est pas un exemple peu probant de l'invincible pouvoir du destin. Averti par deux songes de la naissance future d'un petit-fils qui aspirerait à régner sur toute l'Asie, Astyage, son aïeul maternel, fit de vains efforts pour conjurer ce présage. Dans ce dessein, ayant rêvé que sa fille Mandane avait inondé de son urine toutes les nations asiatiques, il ne la maria pas à quelque personnage distingué parmi les Mèdes, par crainte de laisser passer la dignité royale dans la famille de ce dernie, mais il lui donna pour époux un Perse de moyenne condition. Et, dès que Cyrus fut né, il le fit exposer, parce que, dans son sommeil pareillement, il avait cru voir une vigne sortant du sein de Mandane s'accroître jusqu'à ombrager toutes les parties de son empire. Mais il s'abusa lui-même, en s'efforçant de mettre obstacle par des expédients humains à la prospérité qu'un arrêt des dieux réservait à son petit-fils. (Av. J.-C. 594.)

6. Denys de Syracuse n'était encore qu'un simple particulier, lorsque à Himère une femme de bonne naissance s'imagina pendant son sommeil qu'elle montait au ciel et que là, parcourant les demeures de tous les dieux, elle voyait un homme très vigoureux, aux cheveux de couleur fauve, au visage marqué de taches rousses, chargé de chaînes de fer et placé sous le trône de Jupiter et à ses pieds. Elle interrogea le jeune homme qui avait été son guide dans cette visite du ciel. C'était, apprit-elle, pour la Sicile et l'Italie une affreuse fatalité, qui, une fois déchaînée, causerait la ruine d'un grand nombre de villes. Ce songe, dès le lendemain, fut répandu par ses propos. Par la suite la fortune, ennemie de la liberté de Syracuse et acharnée à la perte des citoyens vertueux, délivra Denys de sa prison céleste et le lança comme une sorte de foudre au milieu de la paix et de la tranquillité publique. À son entrée dans Himère, au milieu de la foule accourue pour lui rendre hommage et pour le voir, cette femme, en l'apercevant, s'écria : "Voici celui que j'avais vu en songe." Ce mot, dès que le tyran en eut connaissance, lui servit de prétexte pour la faire périr. (Av. J.-C. 405).

7 La mère du même Denys eut un songe moins funeste pour elle. Tandis qu'elle le portait dans son sein, elle crut mettre au monde un petit satyre et, ayant consulté un devin, elle apprit que son fils serait d'une manière assurée le plus illustre et le plus puissant des Grecs.

8. Hamilcar, général des Carthaginois, pendant le siège de Syracuse, crut entendre dans un songe une voix lui annonçant que le lendemain il dînerait dans cette ville. Dans sa joie, comme si les dieux lui avaient promis la victoire, il disposait son armée pour l'assaut. Mais, à la faveur d'une querelle survenue entre les Carthaginois et les Siciliens de son armée, les Syracusains firent tout à coup une sortie, anéantirent son camp et l'emmenèrent lui-même prisonnier dans leur ville. Ainsi trompé par l'espérance qu'il avait conçue, plutôt que par le songe, il dîna à Syracuse, mais en prisonnier et non, comme il s'en était flatté, en vainqueur. (Av. J.-C. 309.) 9. Alcibiade eut aussi, pendant le sommeil, une vision qui ne le trompa point sur la fin déplorable qui l'attendait. Car le manteau de sa maîtresse, dont en dormant il s'était vu couvert, servit, après son assassinat, à recouvrir son corps resté sans sépulture. (Av. J.-C. 404.)

10. Le songe suivant, bien qu'un peu long, mérite néanmoins, par l'extrême évidence de l'avertissement, de n'être pas passé sous silence. Deux amis Arcadiens, voyageant ensemble, arrivèrent à Mégare : l'un alla loger chez son hôte, l'autre descendit dans une auberge. Celui qui était chez son hôte vit en songe son compagnon qui le suppliait de venir le défendre contre une attaque perfide de l'aubergiste. En accourant à la hâte, il pouvait, disait l'autre, l'arracher au péril qui le menaçait. Réveillé par cette vision, il sauta hors du lit et entreprit d'aller à l'auberge où était logé son ami. Mais ensuite, par une funeste fatalité, il condamna comme inutile une résolution si généreuse. Il regagna son lit et reprit son sommeil. Alors son ami s'offrit encore à sa vue couvert de blessures et le conjura, puisqu'il avait négligé de lui sauver la vie, de ne pas refuser au moins de venger sa mort. Son cadavre, ajoutait-il, mutilé par l'aubergiste, était à cet instant même emporté hors de la ville dans un chariot couvert de fumier. Poussé par les prières si persévérantes de son ami, il courut aussitôt à la porte de la ville, arrêta le char qui lui avait été désigné en songe et fit punir l'aubergiste du dernier supplice.


CHAPITRE VIII

Des miracles

EXEMPLES ROMAINS

Souvent, même en plein jour et dans l'état de veille, on voit se produire des choses qui sont comme enveloppées de l'obscurité de la nuit et des vapeurs du sommeil. Ces phénomènes, dont il est difficile de bien discerner la cause et la formation, sont à juste titre appelés des miracles.

1. Au milieu d'une foule d'exemples voici celui qui se présente d'abord à l'esprit. Le dictateur A. Postumius et Mamilius Octavius, général des Tusculans, combattaient l'un contre l'autre avec acharnement auprès du lac Régille et ni l'une ni l'autre armée pendant un certain temps ne se laissait ébranler. Mais l'apparition soudaine de Castor et Pollux combattant pour la cause de Rome mit les troupes ennemies dans une entière déroute. (An de R. 257.) De même, dans la guerre de Macédoine, P. Vatinius, de la préfecture de Réate, allant à Rome pendant la nuit, crut voir deux jeunes gens d'une beauté extraordinaire, montés sur des chevaux blancs, venir à sa rencontre et lui annoncer que, la veille, le roi Persée avait été fait prisonnier par Paul Émile. Il en donna connaissance au Sénat, mais, comme s'il s'était joué de la puissance et de la dignité de cette assemblée, il fut mis en prison. Toutefois, lorsque par une lettre de Paul Émile, il fut devenu évident que Persée avait bien été pris ce jour-là, on ne se contenta pas de rendre la liberté à Vatinius, on y ajouta encore le don d'une terre et l'exemption du service militaire. (An de R. 585.)

Castor et Pollux veillèrent encore, c'est un fait connu, sur l'empire romain dans une circonstance célèbre. On les vit alors se baigner avec leurs chevaux à la fontaine de Juturne et leur temple qui touchait à la source de ces eaux s'ouvrit, sans qu'aucune main d'homme en eût ouvert les portes.

2. Les autres dieux ont aussi montré pour cette ville des dispositions bienveillantes, et je vais en citer des exemples. Depuis trois années consécutives, notre cité était ravagée par une maladie contagieuse et elle voyait qu'elle ne pouvait mettre un terme à une calamité si grande et si durable ni par des appels à la miséricorde divine, ni par des secours humains. Mais, ayant fait consulter les livres sibyllins par les prêtres, elle découvrit que le seul moyen de rétablir la santé publique était de faire venir Esculape d'Epidaure. Rome se persuada que, par une ambassade et grâce à son crédit déjà fort étendu dans le monde, elle obtiendrait l'unique ressource, l'unique remède que le destin lui indiquait. Elle ne fut point trompée dans son espérance, car le secours fut promis avec empressement, comme il avait été sollicité. Sur le champ, les Épidauriens conduisirent les ambassadeurs romains dans le temple d'Esculape, situé à cinq mille pas de leur ville et les invitèrent avec beaucoup de bienveillance à y prendre à leur gré tout ce qu'ils croiraient devoir en emporter d'utile à la salubrité de leur patrie. Une obligeance si empressée fut imitée par le dieu lui-même dont la céleste complaisance ratifia la parole des mortels. En effet, le serpent qui se montrait aux Épidauriens rarement, mais toujours pour leur bonheur, et qu'ils honoraient comme Esculape, se mit à parcourir les quartiers les plus fréquentés de la ville en rampant d'un mouvement lent et avec un air plein de douceur. Après s'être fait voir pendant trois jours au milieu de la religieuse admiration de la foule, il se dirigea vers la trirème des Romains, manifestant ainsi bien visiblement le vif désir d'une plus glorieuse résidence et, tandis que les matelots étaient saisis de frayeur à la vue d'un spectacle si extraordinaire, il y entra, gagna l'abri de l'ambassadeur Q. Ogulnius et, s'enroulant en nombreux replis, demeura dans un profond repos. Les ambassadeurs, au comble de leurs vœux, après avoir remercié les Épidauriens et s'être informés de la manière de traiter le serpent, prirent la mer avec joie et, après une heureuse navigation, ils abordèrent à Antium. Là, le serpent qui jusque-là était resté dans le vaisseau, en sortit, se glissa dans le vestibule du temple d'Esculape et alla s'enrouler autour d'un palmier de très haute taille qui dominait un myrte large et touffu. Pendant trois jours, on lui apporta là sa nourriture ordinaire et, après cet arrêt dans le temple d'Antium, pendant lequel les ambassadeurs ne laissaient pas d'appréhender vivement qu'il ne voulût plus regagner la trirème, il alla y reprendre sa place pour être conduit à Rome. Pendant que les ambassadeurs débarquaient sur la rive du Tibre, il se rendit à travers le fleuve dans l'île où on lui a dédié un temple et son arrivée dissipa le fléau contre lequel on avait demandé son secours. (An de R. 461.)

3 L'arrivée de Junon dans notre ville ne fut pas moins spontanée. À la prise de Véies par Camille, des soldats s'apprêtaient, sur l'ordre du général, à transporter à Rome la statue de Junon Monéta, qui était pour les Véiens l'objet d'une vénération particulière et ils essayaient de l'enlever de sa place. L'un d'eux lui demanda en riant si elle voulait bien venir à Rome : oui, répondit-elle. À ce mot le badinage se changea en admiration. Croyant dès lors porter, non pas la statue, mais Junon elle-même descendue du ciel, ils vinrent avec joie la placer dans cette partie du mont Aventin, où nous voyons aujourd'hui son temple. (An de R. 357.)

4. Il y a sur la voie Latine, à quatre milles de Rome, une statue érigée à la Fortune des femmes et qui lui fut consacrée, en même temps que son temple, à l'époque où Coriolan, prêt à détruire sa patrie, en fut détourné par les prières de sa mère. Cette statue elle aussi, c'est un fait certain, a parlé à deux reprises, disant la première fois : "C'est bien selon les rites, mères de familles, que vous m'avez donnée" et la seconde fois : "C'est bien selon les rites que vous m'avez consacrée." (An de R. 265.)

5. Après l'expulsion des rois, le consul Valérius Publicola fit la guerre aux Véiens et aux Étrusques : ces peuples voulaient rétablir le pouvoir de Tarquin, les Romains au contraire désiraient conserver la liberté récemment conquise. Les Étrusques et Tarquin, à l'aile droite, avaient l'avantage, mais ils furent tout à coup saisis d'une telle épouvante que, malgré leur victoire, ils prirent eux-mêmes la fuite et, communiquant leur frayeur aux Véiens, ils les entraînèrent avec eux. Pour expliquer cette déroute, on ajoute un fait miraculeux : de la forêt d'Arvia, située dans le voisinage, partit subitement une voix puissante, la voix, dit‑on, du dieu Sylvain, qui se fit entendre à peu près en ces termes : "Il en tombera un de plus du côté des Étrusques, et l'armée romaine sera victorieuse." Prédiction dont la merveilleuse vérité fut montrée par le compte des cadavres des deux partis. (An de R. 214.)

6. Et le secours par lequel Mars a contribué à la victoire des Romains, comment n'en pas perpétuer le souvenir ? Les Bruttiens et les Lucaniens, que la haine la plus violente animait contre Thurium, cherchaient avec de grandes forces à détruire cette ville. Le consul C. Fabricius Luscinus mettait au contraire un soin particulier à en assurer la conservation. Les troupes des deux partis une fois en présence, l'issue de la lutte paraissait douteuse. Comme les Romains n'osaient pas engager le combat, un jeune homme d'une taille remarquable les exhorta d'abord à prendre courage. Puis, les voyant irrésolus, il saisit une échelle, traversa l'armée des ennemis, parvint à leur camp, y appliqua l'échelle et monta sur le retranchement. De là il cria d'une voix éclatante : "Voici le chemin de la victoire." À cet appel, tous accoururent sur ce point, les nôtres pour s'emparer du camp ennemi, les Lucaniens et les Bruttiens pour le défendre. Ils luttaient en rangs serrés dans un combat meurtrier et incertain. Mais, du choc de ses armes, le même guerrier terrassa les ennemis, donnant ainsi aux Romains le moyen de les égorger ou de les prendre. Vingt mille hommes furent tués, cinq mille faits prisonniers avec Statius Statilius, chef de l'armée confédérée, et vingt-trois drapeaux tombèrent dans nos mains. Le lendemain, au milieu des soldats qui méritaient une récompense pour leur concours et leur zèle, le consul déclara qu'il destinait une couronne vallaire à celui qui avait forcé le camp, et comme personne ne se rencontra pour demander cette récompense, on sut, comme on le croyait, que le dieu Mars était venu dans cette circonstance au secours de son peuple. Entre autres signes évidents de ce miracle, on eut encore pour preuve le casque à la double aigrette qui couvrait la tête du dieu. Aussi, en vertu d'un ordre de Fabricius, des actions de grâces furent rendues à Mars, et les soldats, couronnés de lauriers, publièrent avec des transports d'allégresse le secours qu'ils en avaient reçu. (An de R. 471.)

7. Je raconterai ici un fait bien connu dans son temps et qui est parvenu jusqu'à l'âge présent. C'est qu'Enée établit à Lavinium les dieux Pénates qu'il avait emmenés de Troie, que, transférés de là par son fils Ascagne dans la ville d'Albe, qu'il avait lui-même fondée, ces dieux retournèrent dans leur premier sanctuaire et que, ce retour pouvant paraître l'effet d'un acte humain, on les porta de nouveau à Albe, mais qu'ils en revinrent une seconde fois, manifestant par là leur volonté. Je n'ignore pas à quelles appréciations opposées donnent lieu, au sujet du mouvement et de la parole des dieux, les témoignages des yeux et des oreilles de l'homme, mais comme je ne raconte pas des événements nouveaux et que je ne fais que redire des faits transmis par la tradition, c'est à ceux qui les ont rapportés les premiers de s'en porter garants. Mon devoir à moi est de ne point rejeter, comme des mensonges, des récits consacrés par d'illustres monuments écrits.

8. Avec le nom de la ville d'où notre cité tire son origine, se présente à mon esprit le divin Jules, magnifique rejeton de la race albaine. À la bataille de Philippes, C. Cassius, qu'on ne saurait nommer, sans ajouter à son nom celui de parricide de la patrie, continuait à se battre avec acharnement, lorsqu'il vit César sous des apparences majestueuses et plus qu'humaines, couvert du manteau de pourpre, l'air menaçant et qui fondait sur lui à toute bride. À cet aspect, saisi d'épouvante, il tourna le dos à l'ennemi en s'écriant : "Que faut-il faire de plus, s'il ne suffit pas de l'avoir tué ?" Non, Cassius, tu n'avais pas tué César : il n'y a pas de force qui puisse anéantir une divinité, mais en attentant à la vie de son corps mortel, tu as mérité la colère de ce dieu. (An de R. 711.)

9. L. Lentulus côtoyait le rivage où l'on brûlait avec les débris d'une barque mise en pièces, les restes du grand Pompée qu'avait fait périr la perfidie de Ptolémée. Bien qu'ignorant le sort de ce grand homme, à la vue d'un bûcher qui aurait dû faire honte à la Fortune elle-même, il dit à ses compagnons d'armes : "Qui sait si ce feu n'est pas celui qui brûle Cn. Pompée ?" Dans ce mot échappé de ses lèvres il y a une miraculeuse inspiration des dieux. (An de R. 705 )

10. Ce n'est cependant que le mot d'un homme et l'effet du hasard, mais en voici un qui sortit presque de la bouche d'Apollon lui-même et qui, sous la forme d'une prédiction de l'infaillible Pythie, fut le signe avant-coureur de la mort d'Appius. À l'époque de la guerre civile, moment où Pompée, pour son propre malheur et sans aucun avantage pour la république, venait de rompre les liens qui l'unissaient à César, Appius voulant découvrir l'issue d'un désordre si funeste, usa de l'influence que lui donnait son pouvoir (car il était gouverneur de l'Achaïe) et il força la prêtresse de Delphes à descendre au fond de la caverne sacrée où l'on va chercher des oracles sûrs pour ceux qui consultent le dieu, mais où aussi l'excès du souffle divin qu'on y respire est un danger pour les ministres chargés de rendre ses réponses. Poussée par la divinité, dont elle était remplie, la prêtresse, d'une voix effroyable et au milieu de paroles obscures et d'énigmes, révéla à Appius le sort qui l'attendait : "Romain, dit-elle, cette guerre ne te regarde en rien. Tu ne quitteras pas les criques (Coela) de l'Eubée." Persuadé qu'Apollon lui conseillait de ne prendre aucune part à cette querelle, il se retira dans le pays situé entre Rhamnonte, célèbre canton de l'Attique, et Caryste, ville voisine du détroit de Chalcis et qui se nomme les criques (Coela) de l'Eubée. Là, il mourut de maladie avant la bataille de Pharsale et il eut pour sépulture l'endroit désigné par l'oracle. (An de R. 704.)

11. Voici encore d'autres faits qu'on peut mettre au nombre des miracles. Après l'incendie du temple des Saliens, on n'y trouva d'intact que le bâton augural de Romulus. La statue de Servius Tullius, dans l'embrasement du temple de la Fortune, ne subit aucune atteinte du feu. La statue de Q. Claudia, placée dans le vestibule du temple de la Mère des Dieux, échappa aux deux incendies qui dévorèrent ce temple, d'abord sous le consulat de P. Scipion Nasica et de L. Bestia, et de nouveau sous celui de M. Servilius et de L. Lamia. Elle demeura sur son piédestal sans avoir été touchée par les flammes. (An de R. 364, 642, 749.) 12. Notre cité ne vit pas non plus sans étonnement les funérailles d'Acilius Aviola. Regardé comme mort et par les médecins et par sa famille, après avoir été laissé quelque temps dans la maison, il avait été porté sur le bûcher. Dès que le feu eut touché son corps, il s'écria qu'il était vivant et implora le secours de son précepteur qui seul était resté auprès de lui, mais déjà enveloppé par les flammes, il ne put être soustrait à son destin. (An de R. 720.) L'on a pu assurer que L. Lamia, ancien préteur, avait également parlé sur le bûcher. (An de R. 711.)


EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Ces prodiges deviennent presque moins étonnants à côté de celui d'Eris de Pamphylie. Cet homme, d'après le récit de Platon, resta dix jours parmi les morts tombés dans un combat. Placé sur le bûcher deux jours après avoir été enlevé du champ de bataille, il revint à la vie et raconta des choses étonnantes qu'il avait vues pendant sa mort.

2. Puisque nous en sommes venus à parler de miracles qui se sont produits à l'étranger, en voici un arrivé à Athènes. Un homme très cultivé qui avait reçu à la tête un coup de pierre, conserva fidèlement dans sa mémoire toutes ses autres connaissances et perdit seulement le souvenir des oeuvres littéraires dont il avait fait l'objet particulier de ses études. Coup d'une cruauté insigne qui, dans celui qu'il atteignit, semble avoir cherché les facultés de l'esprit et, choisissant à dessein celle qui lui procurait ses plus vives jouissances, la frappa méchamment, en ôtant à la victime, par un odieux anéantissement, un trésor de science. S'il ne devait pas lui être permis de jouir d'un tel savoir, mieux eût valu qu'il n'y eût jamais accès, plutôt que d'en être privé après en avoir connu les douceurs.

3. Pourtant l'infortune suivante est un trait plus déplorable encore. L'épouse de l'Athénien Nausimène, ayant surpris en inceste son fils et sa fille, fut tellement frappé à la vue de cette horreur inattendue qu'elle demeura muette sans pouvoir dans le moment même exprimer son indignation ni dans la suite recouvrer la parole. Les deux coupables se punirent de leur infâme commerce par une mort volontaire.

4. C'est ainsi que la fortune irritée ôte la voix. Voici comment elle la rend, quand elle est favorable. Echéclès, athlète de Samos, était muet. Un jour qu'on voulait lui ravir l'honneur et le prix de la victoire qu'il avait remportée, enflammé d'indignation, il retrouva tout à coup la parole.

5. La naissance de Gorgias, brave et illustre Épirote, fut aussi merveilleuse. Sorti du sein de sa mère pendant les funérailles de celle-ci, il força, par ses vagissements inattendus, les porteurs du lit funèbre à s'arrêter et offrit à sa patrie un spectacle extraordinaire, celui d'un enfant qui vint au jour et trouva son berceau presque sur le bûcher de sa mère. Car on vit dans le même instant l'une enfantant après sa mort, l'autre porté sur le bûcher avant sa naissance.

6. La blessure que fit à Jason de Phères, un homme qui voulait sa perte, lui fut un bonheur envoyé par les dieux. Car, en le frappant d'un coup d'épée dans un guet-apens, l'assassin lui creva un abcès qu'aucun médecin n'avait pu guérir et le délivra ainsi d'un mal dangereux.

7. Même bienveillance des dieux envers Simonide, qui, sauvé une première fois d'une mort imminente, fut encore soustrait à l'écroulement d'une maison. Comme il dînait chez Scopas à Crannon, ville de Thessalie, on vint l'avertir que deux jeunes gens étaient à la porte et le priaient instamment d'aller les trouver aussitôt. Il sortit pour les voir et ne trouva plus personne, mais à ce moment même, la salle à manger où Scopas donnait un festin, s'écroula et écrasa le maître de la maison avec tous ses convives. Fut-il jamais rien de mieux garanti que ce bonheur de Simonide que ne purent anéantir ni le courroux de la mer ni celui de la terre ?

8. À cet exemple, je joins volontiers celui de Daphnites pour montrer quelle différence les dieux font entre ceux qui ont chanté leurs louanges et ceux qui se sont faits leurs détracteurs. Daphnites appartenait à cette école, dont les adeptes s'appellent sophistes et affichent un scepticisme impertinent et sarcastique. Il vint à Delphes demander, par moquerie, à Apollon s'il pourrait retrouver son cheval, alors qu'il n'en avait absolument jamais eu. L'oracle du dieu répondit qu'il trouverait le cheval, mais qu'il en serait renversé et périrait de sa chute. Le sophiste s'en retournait en plaisantant, comme s'il avait trompé la bonne foi de l'oracle. Mais il rencontra le roi Attale qu'il avait souvent attaqué de loin par des propos injurieux. Précipité par ordre de ce prince du haut d'un rocher nommé "le Cheval" il subit le châtiment que méritait une audace assez insensée pour oser se jouer des dieux. 9. Le même oracle ayant averti Philippe, roi de Macédoine, de se tenir en garde contre l'impétuosité du "quadrige", ce prince interdit dans tout le royaume cette sorte d'attelage et évita toujours cet endroit de la Béotie que l'on nomme Quadrige. Néanmoins il ne put se soustraire au péril annoncé par l'oracle, car Pausanias avait un quadrige gravé sur la poignée de l'épée dont il se servit pour le tuer. (Av. J.-C. 336.)

10. Cette fatalité si acharnée contre Philippe se montra la même à l'égard de son fils Alexandre. L'Indien Callanus était sur le point de se jeter dans les flammes d'un bûcher, lorsque Alexandre lui demanda s'il n'avait rien à lui recommander ou à lui dire: "Nous nous reverrons bientôt", répondit-il, et ce n'était pas sans raison, puisque sa mort volontaire fut suivie à bref délai de la fin rapide d'Alexandre. (Av. J.-C. 327.)

11. La mort de ces rois n'a rien de plus extraordinaire que l'aventure arrivée à un simple rameur. Tandis qu'il vidait la sentine dans une galère tyrienne à six rangs de rames, une vague le jeta à la mer, mais une autre vague, venant en sens contraire, le repoussa de l'autre côté et le rejeta dans le vaisseau: malheureux et heureux tout ensemble, il eut dans le même temps à se plaindre et à se féliciter de son sort.

12. Que penser des singularités dont je vais parler? Ne doit-on pas les prendre pour des caprices de la nature dans l'organisation du corps humain? Irrégularités supportables, puisqu'elles n'avaient rien de douloureux; mais il n'en faut pas moins les mettre aussi au nombre des merveilles. Ainsi un fils de Prusias, roi de Bithynie, nommé Prusias comme son père, avait, au lieu de la rangée supérieure des dents, un os unique aussi développé que la mâchoire, mais qui ne présentait rien de laid à l'oeil et ne causait aucune sorte d'incommodité.

13. Au contraire la fille du roi Mithridate et de la reine Laodice, Drypétine qui suivit dans sa fuite son père vaincu par Pompée, avait une double rangée de dents qui la défigurait tout à fait.

14. Ce qui n'est pas non plus un faible sujet d'étonnement, ce sont les yeux de ce Strabon, qui avait, assure-t-on, la vue si perçante et si sûre que du promontoire Lilybée il voyait les navires sortir du port de Carthage.

15. Mais ces yeux mêmes sont moins surprenants que le cœur d'Aristomène le Messénien. Frappés de son adresse extraordinaire, les Athéniens voulurent ouvrir son cadavre et trouvèrent son cœur plein de poils, car, après avoir été pris plusieurs fois et s'être toujours échappé par ruse, il était enfin resté dans les mains de ses ennemis.

16. Antipater, poète de Sidon, était pris de fièvre tous les ans, une fois, au jour où il était né, et parvenu à un grand âge, il mourut à la suite de cet accès périodique, le jour anniversaire de sa naissance. (IIe siècle avant J.-C.)

17. C'est ici le lieu de mentionner les philosophes Polystrate et Hippoclides. Tous deux, nés le même jour, tous deux sectateurs d'Épicure, leur maître, ils s'associèrent en mettant en commun leur patrimoine et en faisant en commun les frais de leur école et moururent l'un et l'autre au même instant, dans un âge fort avancé. Qui ne croirait qu'une telle conformité de destinée et une telle amitié n'aient eu leur naissance, leur développement et leur fin dans le sein de la Concorde céleste elle-même ?

18. Mais pourquoi ces phénomènes se sont-ils rencontrés, plutôt que chez d'autres, dans des enfants de rois puissants, dans un prince illustre, dans un poète d'un brillant talent, dans de grands savants, dans un homme obscur? C'est ce dont la nature elle-même, cette créatrice féconde de tout bien et de tout mal, ne saurait rendre compte, pas plus que de sa prédilection pour les chevreuils de Crète: ces animaux sont-ils percés de flèches, elle les amène, en les guidant pour ainsi dire de sa main, à rechercher le secours du dictame salutaire et fait que, à peine ont-ils mangé de cette herbe, aussitôt ils rejettent traits et venin de leurs blessures. Elle n'expliquerait pas davantage pourquoi, dans Céphalénie, alors que tous les troupeaux partout et chaque jour soutiennent leur vie en buvant de l'eau, elle a mis dans les chèvres de cette île l'instinct d'étancher leur soif pendant la majeure partie de l'année en ouvrant la bouche pour humer les vents du large, ni non plus pourquoi à Crotone, dans le temple de Junon Lacinienne, la cendre de l'autel a reçu d'elle le privilège de rester immobile à tous les souffles des vents; ni enfin pourquoi elle a donné, à l'exclusion de toutes les autres, aux eaux de deux sources, l'une de Macédoine, l'autre du territoire de Calès, la propriété d'enivrer comme le vin. Nous ne devons pas nous étonner de ces merveilles, mais simplement les noter, car nous savons que la nature a le droit de réclamer la plus grande liberté, elle à qui incombe la tâche infinie de produire toutes choses.

19. Puisque nous avons parlé de phénomènes qui dépassent la mesure ordinaire, mentionnons aussi le serpent qui fait dans Tite-Live le sujet d'un récit aussi détaillé qu'élégant. D'après cet historien, en Afrique, auprès du fleuve Bagrada, il y avait un serpent d'une telle taille qu'il empêchait l'armée de Régulus d'y venir prendre de l'eau. Il avait saisi bon nombre de soldats dans son énorme gueule et en avait étouffé un plus grand nombre dans les replis de sa queue. Les traits qu'on lui lançait ne pouvant le transpercer, à la fin de tous côtés, avec des balistes, on fit pleuvoir sur lui des projectiles et on l'accabla sous une grêle de pierres très pesantes. Ce monstre avait inspiré aux cohortes et aux légions plus de terreur que Carthage elle-même et lorsque son sang se fut mêlé aux eaux du fleuve et que les exhalaisons pestilentielles de son cadavre eurent infecté le voisinage, il fit encore reculer le camp de l'armée romaine. Tite-Live ajoute que la peau de ce serpent monstrueux, longue de cent vingt pieds, fut envoyée à Rome. (An de R. 498.)


LIVRE DEUXIÈME

Des anciennes coutumes

Après avoir exploré le domaine si riche de la toute puissante nature, je vais exercer ma plume sur les anciennes et mémorables coutumes tant de notre patrie que des nations étrangères. Il importe de faire connaître les éléments constitutifs du bonheur dont nous jouissons sous le meilleur des princes, afin que la considération même du passé puisse servir au progrès moral de notre temps.


CHAPITRE PREMIER

Des cérémonies du mariage et des devoirs envers les parents

1. Chez nos ancêtres on n'entreprenait aucune affaire publique ni même privée, sans avoir auparavant pris les auspices. De là vient que même aujourd'hui des prêtres nommés auspices interviennent dans les mariages. Quoiqu'ils aient cessé de prendre les auspices, cependant dans leur nom même on saisit la trace de l'ancienne coutume.

2. Dans les repas les hommes avaient l'habitude de se tenir couchés et les femmes d'être assises. Cet usage passa des festins des hommes à ceux des dieux, car dans le banquet donné en l'honneur de Jupiter, on invitait le Dieu à prendre place sur un lit et Junon et Minerve sur des sièges. Ces mœurs sévères, notre âge les conserve avec plus de soin au Capitole que dans les maisons particulières. C'est probablement que les déesses ont à cœur plus que les femmes le maintien de la discipline.

3. Les femmes qui n'avaient pas contracté plus d'un mariage recevaient, dans l'opinion, la couronne de la pudeur. L'on considérait en effet comme le trait caractéristique d'une absolue et d'une incorruptible fidélité dans une femme, de ne pas savoir quitter la couche nuptiale où elle avait laissé sa virginité. L'expérience répétée du mariage paraissait alors révéler comme un manque de retenue condamné en quelque sorte par la loi.

4. À Rome, depuis sa fondation jusqu'à l'an 520, il n'y eut pas d'exemple de divorce. Le premier, Sp. Carvilius, répudia sa femme pour cause de stérilité. Quoiqu'il parût déterminé par un motif excusable, cependant il n'échappa point au blâme, parce que le désir même d'avoir des enfants n'aurait pas dû, pensait-on, prévaloir sur la foi conjugale. (An de R. 523.)

5. Mais, afin de mieux protéger l'honneur des femmes par le rempart du respect, on défendit à quiconque appellerait en justice une mère de famille de porter la main sur elle, pour que sa robe ne subît pas le contact d'une main étrangère. Autrefois l'usage du vin était inconnu des femmes. On craignait sans doute qu'elles ne se laissassent aller à quelque action honteuse, car il n'y a d'ordinaire qu'un pas de l'intempérance de Bacchus aux désordres de Vénus. Au reste, pour ôter à leur pudeur toute apparence triste et austère, pour la tempérer même par un agrément compatible avec la décence, leurs époux leur permettaient un large usage de l'or et de la pourpre et ils ne trouvaient pas mauvais que, pour relever leur beauté, elles missent le plus grand soin à donner à leurs cheveux avec de la cendre une teinte rousse. On n'avait pas alors à redouter les regards qui convoitent l'épouse d'autrui, mais un respect mutuel maintenait entre les deux sexes l'habitude de se voir sans pensée impure. 6. Toutes les fois que, entre un mari et son épouse, quelque différend s'était élevé, ils se rendaient au petit temple de la déesse Viriplaca sur le mont Palatin, et là, après s'être expliqués l'un et l'autre sur leurs griefs, ils renonçaient à leur querelle et s'en retournaient réconciliés. Cette déesse a reçu ce nom, dit-on, parce qu'elle apaise les maris. Elle est assurément digne de vénération et peut-être mérite-t-elle d'être honorée par les sacrifices les plus grands et les plus beaux, car elle est la gardienne de la paix habituelle des familles et son nom même exprime l'hommage que, dans cette union faite de part et d'autre de tendresse égale, la femme doit à l'autorité du mari. 7. Tels sont les égards que se doivent les époux. Mais ne voit-on pas qu'ils conviennent aussi dans les rapports des autres parents ? Voici un tout petit exemple pour faire connaître toute la force de ce respect mutuel. Il fut un temps, où un père ne se baignait pas avec son fils adolescent ni un beau-père avec son gendre. Preuve évidente qu'on avait un respect non moins religieux pour les liens du sang et de l'affinité que pour les dieux mêmes. On pensait en effet qu'en présence de personnes auxquelles on tient par des liens si sacrés, comme dans un lieu consacré à la divinité, on ne pouvait paraître nu sans commettre un sacrilège.

8. Nos ancêtres instituèrent aussi un repas annuel, nommé les Caristies, où l'on n'admettait que des parents et des alliés. S'il existait quelque différend entre des membres de la famille, à la faveur des libations religieuses et de la joie commune, les esprits amis de la concorde intervenaient pour y mettre fin.

9. La jeunesse donnait à la vieillesse les marques du respect le plus complet et le plus prévenant, comme si les hommes âgés étaient les pères communs des jeunes gens. Ainsi, le jour d'une assemblée du sénat, ceux-ci accompagnaient généralement quelque sénateur, soit parent, soit ami de leur famille, jusqu'à la curie et attendaient, sans s'écarter de la porte, de pouvoir s'acquitter encore du même devoir à son retour. Par cette faction qu'ils s'imposaient eux-mêmes, ils se fortifiaient à la fois le corps et l'esprit, ils se mettaient en état d'exercer activement les fonctions publiques et, en se préparant avec modestie et avec soin à la pratique des vertus, dont ils devaient bientôt faire preuve, ils devenaient à leur tour capables de les enseigner. Invités à dîner, ils s'enquéraient soigneusement de ceux qui devaient se trouver au repas, pour ne pas prendre place avant l'arrivée de personnes plus âgées et, quand on avait desservi, ils attendaient que leurs aînés se levassent et sortissent de table. Par là on peut juger de la réserve et de la modestie habituelle de leurs propos pendant la durée même du repas, en présence d'une telle compagnie. 10. Les anciens célébraient dans les festins les belles actions de leurs prédécesseurs en chantant au son de la flûte des vers en leur honneur : ils excitaient ainsi la jeunesse à suivre ces exemples. Quoi de plus noble, quoi de plus utile aussi que cette émulation ? L'adolescence rendait aux cheveux blancs un juste hommage. La vieillesse arrivée au terme de la course, soutenait de ses encouragements la jeunesse qui entrait dans la carrière de la vie active. Quelle Athènes, quelle école, quelles études étrangères pourrais-je mettre au-dessus de cette éducation de chez nous ? De là sortaient les Camilles, les Scipions, les Fabricius, les Marcellus, les Fabius, et, pour abréger l'énumération des gloires qui ont illustré notre empire, de là en un mot sont sortis, pour briller au ciel du plus vif éclat, les divins Césars.


CHAPITRE II

Des devoirs et des coutumes des différents magistrats et des différents ordres

1. Tel était dans tous les cœurs l'amour de la patrie que, pendant des siècles, on ne vit pas un sénateur divulguer les desseins secrets du sénat. Seul Q. Fabius Maximus commit une indiscrétion, et encore ne le fit-il qu'inconsciemment : c'était au sujet de la déclaration de la troisième guerre punique, dont le sénat s'était occupé secrètement. Se rendant à la campagne et rencontrant en chemin Crassus, qui revenait à Rome, il lui raconta cette délibération (An de R. 603.) Il se rappelait que Crassus avait été fait questeur trois ans auparavant, mais il ignorait que les censeurs ne l'avaient pas encore inscrit sur la liste de l'ordre sénatorial. Or sans cette formalité, ceux-mêmes qui avaient déjà exercé des magistratures ne pouvaient avoir accès au sénat. Mais, tout excusable que fût l'erreur de Fabius, les consuls ne laissèrent pas de lui faire de vifs reproches. On ne voulait pas que la discrétion, ce moyen de gouvernement si excellent et si sage, reçût jamais aucune atteinte. Ainsi, lorsque Eumène, roi de Pergame, grand ami de notre république, eut donné avis au sénat que Persée faisait des préparatifs de guerre contre le peuple romain, on ne put savoir ni ce qu'il avait dit ni ce qu'avait répondu le sénat, avant la nouvelle de la captivité de Persée. (An de R. 581.)

Le sénat était comme le cœur de la république, le confident sûr de sa pensée intime, qu'un mystère protecteur enveloppait de tous côtés et défendait comme un rempart. En y entrant, on déposait sur le seuil toute affection privée pour ne plus admettre en soi que l'amour du bien public. Aussi aurait-on cru que personne, -- je ne dis pas un seul homme, -- n'avait entendu ce qui avait été confié à tant d'oreilles.

2. Combien nos anciens magistrats étaient attentifs à soutenir leur propre dignité et celle du peuple romain ! Ce souci de maintenir leur autorité peut se reconnaître, entre autres indices, à ce fait qu'ils gardaient avec une grande persévérance, l'habitude de ne donner leurs décisions aux Grecs qu'en latin. On fit plus : sans égard pour cette facilité de parole par quoi ils excellent, on les forçait eux-mêmes à ne parler devant les magistrats que par l'organe d'un interprète, non seulement à Rome, mais encore en Grèce et en Asie. C'était dans le dessein sans doute de répandre la langue latine et de la mettre en honneur chez toutes les nations. Ce n'est pas que le goût de s'instruire fît défaut à nos ancêtres, mais ils pensaient qu'en tout, le manteau grec devait se subordonner à la toge romaine, regardant comme une indignité de sacrifier aux attraits et aux charmes de la littérature la puissance et le prestige de la souveraineté.

3. Aussi, Caius Marius, ne saurait-on te reprocher ton intransigeance rustique, parce que, dans une vieillesse que décoraient une double couronne de laurier et l'éclat de tes triomphes sur les Numides et les Germains, tu as refusé, comme indigne d'un vainqueur, de demander un raffinement de ta culture à l'éloquence d'une nation vaincue. Tu craignais, je suppose, de devenir sur le tard, par la pratique d'une discipline étrangère, un déserteur des mœurs nationales. Qui donc introduisit l'usage de ces discours grecs dont on étourdit aujourd'hui les oreilles des sénateurs ? Ce fut, je pense, le rhéteur Molon, celui qui excita l'ardeur de M. Cicéron pour l'étude. Ce qui est certain, c'est qu'il fut le premier étranger qui se fît entendre au sénat sans interprète, distinction dont il n'était pas indigne, puisqu'il avait contribué à la perfection de l'éloquence romaine. C'est un bonheur bien remarquable, que celui d'Arpinum, soit que l'on envisage, parmi les citoyens de ce municipe, le plus glorieux contempteur des lettres, soit que l'on y considère celui qui en fut la source la plus féconde.

4. Un usage que nos ancêtres conservèrent encore avec le plus grand soin, ce fut de ne laisser personne, même dans l'intention de l'honorer, se placer entre le consul et le premier licteur. Son fils, pourvu qu'il fût encore enfant, avait seul le droit de marcher devant le consul. On maintint cette règle avec tant de constance qu'elle s'imposa même à Q. Fabius Maximus malgré ses cinq consulats, sa très haute et très ancienne considération et sa vieillesse avancée. Bien que son fils, alors consul, l'eût prié de marcher entre lui et le licteur, pour ne pas être écrasé dans la foule hostile des Samnites avec lesquels ils allaient avoir une entrevue, il refusa de prendre cette liberté. (An de R. 462.)

Le même Fabius avait été envoyé à Suessa Pometia par le sénat comme lieutenant de son fils qui était consul. À la vue de celui-ci qui venait, par déférence, le rencontrer hors des murs de la ville, indigné que sur onze licteurs aucun ne l'eût invité à descendre de cheval, il resta en selle, tout animé de colère. Son fils s'en aperçut et commanda au premier licteur de faire son devoir. À la voix du licteur, Fabius obéit aussitôt. "Mon fils, dit-il alors, je n'ai pas voulu manquer de respect pour le souverain pouvoir dont tu es revêtu, je n'ai eu d'autre intention que de m'assurer si tu savais remplir ton rôle de consul. Je n'ignore point les égards que l'on doit à un père, mais je mets les règles de l'état au-dessus des affections privées."

5. Le rappel des vertus de Fabius me remet en mémoire des hommes d'une admirable constance que le sénat avait envoyés comme ambassadeurs à Tarente, pour demander des réparations. Ils y subirent les plus graves insultes. L'un d'eux même fut arrosé d'urine. Introduits au théâtre, suivant l'usage des Grecs, ils exposèrent tout l'objet de leur mission dans les termes qui leur avaient été dictés, mais sur les injures qu'ils avaient essuyées, ils ne firent entendre aucune plainte, pour ne rien dire au-delà de leur mandat. Le souci des anciennes coutumes qu'ils portaient au fond de leur cœur ne put être aboli par le ressentiment si vif qu'on garde d'un outrage. Sans doute tu as cherché toi-même, cité de Tarente, à mettre un terme à la jouissance de ces richesses dont tu avais longtemps regorgé au point d'exciter l'envie. Fière de ton éclatante prospérité du moment, tu méprisais une vertu austère qui ne s'appuyait que sur elle-même et tu t'es jetée en aveugle et en insensée sur les armes irrésistibles de notre empire ! (An de R. 471.)

6. Mais laissons ces mœurs corrompues par le luxe et revenons à la sévère discipline de nos ancêtres. Autrefois le sénat se tenait en permanence dans le lieu qu'on nomme encore aujourd'hui Senaculum. Il n'attendait pas une convocation par édit, mais au premier appel il se rendait de là dans la salle des séances. C'était, dans son esprit, le signe d'une vertu civique douteuse, de s'acquitter des devoirs envers la république, non point spontanément, mais sur une injonction. En effet, tout service imposé par un ordre se met au compte de qui l'exige plutôt qu'à celui de qui le fournit.

7. Il faut aussi rappeler l'usage qui défendait aux tribuns du peuple d'entrer dans la curie. C'est à la porte de la salle que leurs sièges étaient placés et qu'ils examinaient avec la plus grande attention les décrets des sénateurs, pour y mettre opposition, s'ils en désapprouvaient quelque partie. C'est pourquoi au bas des anciens sénatus-consultes on écrivait ordinairement la lettre C. Cette indication signifiait que les tribuns avaient émis un avis conforme. Mais, quel que fût leur zèle à veiller sur les intérêts du peuple et à contenir dans leurs limites les pouvoirs supérieurs, ils laissaient pourtant fournir aux magistrats sur le trésor public de l'argenterie et des anneaux d'or, pour donner, par cet appareil extérieur, plus d'éclat à leur autorité.

8. Mais si l'on cherchait à grandir leur prestige, on assujettissait aussi leur désintéressement aux règles les plus étroites. Les entrailles des victimes qu'ils avaient immolées étaient portées aux questeurs du Trésor et mises en vente. Ainsi les sacrifices du peuple romain comportaient, avec un hommage aux dieux immortels, une leçon de désintéressement à l'adresse des hommes et nos généraux apprenaient, au pied de ces autels, combien ils devaient garder leurs mains nettes. L'on faisait tant de cas de cette vertu que bien des magistrats, en récompense de leur administration intègre, virent leurs dettes payées par le sénat, car il estimait que les hommes dont les services avaient maintenu au dehors dans tout son éclat la puissance de la République, ne pouvaient pas, rentrés dans leurs foyers, ne plus rien garder de leur dignité sans indignité et sans honte pour lui-même.

9. La jeunesse de l'ordre équestre deux fois par an remplissait Rome d'une grande foule en se donnant en spectacle devant l'image des glorieux fondateurs. L'institution des Lupercales remonte en effet à Romulus et à Rémus. Elle est née de la joie qui les transporta, au moment où leur aïeul Numitor, roi des Albains, venait de leur permettre de fonder une ville, selon le conseil de leur père nourricier Faustulus, à l'endroit où ils avaient été élevés, au pied du Palatin qu'avait autrefois consacré l'Arcadien, Évandre. Ils firent un sacrifice, immolèrent des chevreaux et, excités par la gaieté du banquet et par d'amples libations, se revêtant des peaux des victimes, après avoir partagé en deux bandes leur troupe de bergers, ils marchèrent l'un contre l'autre dans un combat simulé : divertissement dont le souvenir se renouvelle chaque année par le retour d'une fête. Quant à la procession des chevaliers vêtus de la trabée qui a lieu aux ides de juillet, c'est Q. Fabius qui en établit l'usage.

C'est aussi Fabius, qui, étant censeur avec P. Décius, pour mettre fin aux discordes qu'avait suscitées la prépondérance de la plus vile populace dans les comices, répartit toute cette multitude peuplant le forum dans quatre tribus seulement qu'il appela tribus urbaines. Par cette mesure si salutaire, ce magistrat, que du reste ses exploits guerriers avaient mis hors de pair, mérita le surnom de Maximus.


CHAPITRE III

Des coutumes militaires

On doit aussi rendre hommage au sentiment du devoir qui animait le peuple. En s'offrant bravement aux fatigues et aux périls de la guerre, il épargnait aux généraux la nécessité d'enrôler les prolétaires que leur misère rendait suspects et à qui, pour cette raison, on ne confiait pas les armes destinées à la défense de l'État.

1. Quelque force qu'une longue pratique eût donnée à cette coutume, Marius y mit fin en appelant les pauvres à l'armée. Si grand personnage qu'il fut, il était cependant prévenu par le sentiment de sa qualité d'homme nouveau contre ce qui était ancien et il se rendait compte que, si une armée de soldats sans courage continuait à écarter d'elle dédaigneusement le menu peuple, il risquait d'être qualifié lui-même par ses détracteurs de général sorti de la dernière classe. Il crut donc devoir abolir dans les armées romaines un mode de recrutement procédant d'un esprit d'orgueil et d'exclusion, de peur que la contagion de cette espèce de flétrissure n'allât jusqu'à flétrir aussi sa propre gloire. (An de R. 646.)

2. La théorie du maniement des armes fut enseignée aux soldats à partir du consulat de P. Rutilius, collègue de Cn. Mallius. Sans qu'aucun général avant lui en eût donné l'exemple, il fit venir des maîtres de gladiateurs de l'école de Cn. Aurelius Scaurus et naturalisa dans nos légions une méthode plus précise de parer et de porter les coups. Il combina ainsi le courage et l'art militaire, de manière à les fortifier l'un par l'autre, le premier ajoutant sa fougue au second et apprenant de lui à savoir se garder. (An de R. 648.)

3. L'emploi des vélites fut imaginé au cours de la guerre où l'on fit le siège de Capoue, sous le commandement de Fulvius Flaccus. Comme nos cavaliers, à cause de leur infériorité numérique, ne pouvaient résister à la cavalerie des Campaniens dans les fréquentes sorties qu'elle faisait, le centurion Q. Navius choisit dans l'infanterie les hommes les plus agiles, leur donna pour armes sept javelots courts au fer recourbé, pour défense un petit bouclier et leur apprit à sauter rapidement en croupe derrière les cavaliers, puis à descendre de cheval avec la même promptitude, afin que ces fantassins, combattant à pied dans un combat de cavalerie, eussent plus de facilité pour cribler de traits les hommes et les chevaux des ennemis. (An de R. 542.) Cette nouvelle manière de combattre ruina la meilleure ressource des perfides Campaniens. Aussi le général rendit-il honneur à Navius, qui en était l'inventeur.

CHAPITRE IV

Des spectacles

1. Des institutions militaires, il faut passer tout de suite après à ces camps établis au milieu de la ville, je veux dire nos théâtres, car bien souvent, ils ont aligné en bataille rangée des troupes pleines d'ardeur et l'on a vu ces jeux, imaginés pour honorer les dieux et divertir les hommes, souiller, à la honte de la paix, du sang des citoyens les fêtes et la religion pour d'étranges fictions dramatiques.

2. La construction du premier théâtre fut entreprise par les censeurs Messala et Cassius. Mais, sur la proposition de P. Scipion Nasica, le sénat décida de faire vendre à l'encan tous les matériaux préparés pour cet ouvrage. En outre, un sénatus-consulte défendit, dans Rome et à moins d'un mille, de mettre des sièges dans le théâtre et d'assister assis aux représentations. C'était sans doute pour associer à un délassement de l'esprit cette endurance à rester debout qui est un trait particulier de la race romaine. (Ans de R. 599, 603.)

3. Pendant cinq cent cinquante-huit ans, les sénateurs assistèrent aux jeux publics pêle-mêle avec le peuple. Mais cet usage fut aboli par les édiles Atilius Serranus et L. Scribonius. Aux jeux qu'ils célébrèrent en l'honneur de la mère des dieux, ils assignèrent, conformément à l'avis du second Scipion l'Africain, des places séparées au sénat et au peuple. Cette mesure indisposa la multitude et ébranla singulièrement la popularité de Scipion. (An de R. 559.)

4. Je vais maintenant remonter à l'origine des jeux publics et rappeler ce qui fut l'occasion de leur établissement. Sous le consulat de C. Sulpicius Peticus et de C Licinius Stolon, une peste d'une extrême violence avait détourné notre république des entreprises guerrières et l'avait accablée sous le poids de l'inquiétude que le mal causait à l'intérieur du pays. L'on ne voyait plus de ressource que dans un culte religieux d'une forme nouvelle et rare. On n'attendait plus rien d'aucune science humaine. Pour apaiser la divinité l'on composa donc des hymnes et le peuple écouta ces chants avidement, car jusqu'alors il s'était contenté des spectacles du cirque que Romulus célébra pour la première fois en l'honneur du dieu Consus, lors de l'enlèvement des Sabines. Mais l'habitude qu'ont les hommes de s'attacher à développer les choses faibles en leur commencement fit qu'aux paroles de respect envers les dieux la jeunesse, qui aime à s'ébattre sans art et sans règle, ajouta des gestes. Cela fournit l'occasion de faire venir d'Étrurie un pantomime dont la gracieuse agilité, imitée des antiques Curètes et des Lydiens, d'où les Etrusques tirent leur origine, charma par son agréable nouveauté les yeux des Romains. Et, comme le pantomime se nommait hister dans la langue étrusque, le nom d'histrion fut donné à tous les acteurs qui montent sur la scène. (An de R. 390.)

Puis l'art scénique en vint insensiblement à la forme de la satura. Le poète Livius sut le premier en détourner l'attention du spectateur pour l'intéresser à l'intrigue d'oeuvres dramatiques. Cet auteur jouait lui-même ses pièces ; mais à force d'être redemandé par le public, il fatigua sa voix. Alors, grâce au concours d'un chanteur et d'un joueur de flûte, il se contenta de faire des gestes en silence. Quant aux acteurs d'atellanes, on les fit venir de chez les Osques. Ce genre de divertissement est tempéré par la gravité romaine, aussi ne déshonore-t-il pas les acteurs, car il ne les fait pas exclure de l'assemblée des tribus ni écarter du service militaire.

5. Les jeux publics en général révèlent par leur nom même leur origine, mais il n'est pas hors de propos d'exposer ici celle des jeux séculaires qui est moins connue.

Pendant une violente épidémie qui ravageait la ville et le territoire, un riche particulier du nom de Valesius, qui vivait à la campagne, voyait ses deux fils et sa fille malades, au point que les médecins eux-mêmes en désespéraient. Allant prendre pour eux de l'eau chaude à son foyer, il se mit à genoux et conjura ses dieux lares de détourner sur sa propre tête le danger qui menaçait ses enfants. Alors se fit entendre une voix lui disant qu'il les sauverait en les transportant aussitôt, par la voie du Tibre, à Tarente et en les réconfortant à cet endroit avec de l'eau prise à l'autel de Pluton et de Proserpine. Cette recommandation l'embarrassa beaucoup, car on lui prescrivait une navigation longue et périlleuse. Cependant une vague espérance triompha en lui de cette vive appréhension et tout de suite il transporta ses enfants au bord du Tibre : il habitait en effet une maison de campagne près du village d'Érète, au pays des Sabins. De là, s'embarquant pour Ostie, il aborda au milieu de la nuit au Champ de Mars. Comme il désirait soulager la soif de ses malades et qu'il n'avait pas de feu dans sa barque, celui qui la conduisait l'avertit qu'à peu de distance de là on voyait de la fumée. Cet homme l'ayant fait descendre à Tarente (tel est le nom de ce lieu), il s'empressa de prendre un vase, puisa de l'eau au fleuve et, déjà plus content, la porta à l'endroit d'où l'on avait vu s'élever de la fumée, croyant avoir trouvé tout près de là et comme en suivant une trace, le remède indiqué par les dieux. Sur ce sol qui fumait plutôt qu'il ne contenait un reste de feu, s'attachant fermement à ce signe plein de promesses, il rassembla de légères matières combustibles que le hasard lui avait présentées et, à force de souffler il en fit jaillir une flamme, fit chauffer son eau et la donna à boire à ses enfants. Ceux-ci, après l'avoir bue, s'endormirent d'un sommeil salutaire et furent tout à coup délivrés d'une si longue et si violente maladie. Ils racontèrent à leur père qu'ils avaient vu en songe je ne sais quel dieu qui leur essuyait le corps avec une éponge, en leur prescrivant d'immoler des victimes noires devant l'autel de Pluton et de Proserpine, d'où cette eau leur avait été apportée, et d'y célébrer des banquets sacrés avec des jeux nocturnes. Comme Valérius n'avait point aperçu d'autel dans cet endroit, il crut qu'on lui demandait d'en élever un. Il alla donc à Rome pour en acheter un, laissant sur place des gens chargés de creuser la terre jusqu'au tuf pour y construire de solides fondations. En conséquence des ordres de leur maître, ceux-ci creusèrent le sol jusqu'à une profondeur de vingt pieds et aperçurent alors un autel avec cette inscription : à Pluton et à Proserpine. Sur l'avis qu'un esclave lui apporta de cette découverte, Valesius renonça à son projet d'acheter un autel. Prenant des victimes noires qu'autrefois on appelait "sombres", il les immola sur ce lieu nommé Tarente et célébra des jeux et un banquet sacré pendant trois nuits consécutives, c'est-à-dire en nombre égal à celui des enfants qui lui avaient ainsi été sauvés d'un danger de mort.

A son exemple, Valérius Publicola, qui fut l'un des premiers consuls, cherchant du soulagement pour ses concitoyens, vint auprès du même autel et, au nom de la république, fit, en même temps que des vœux solennels, un sacrifice de taureaux noirs à Pluton, de génisses noires à Proserpine, un banquet sacré et des jeux qui durèrent trois nuits. Puis il fit recouvrir l'autel de terre, dans l'état où il était auparavant. (An de R. 249.)

6. Avec l'accroissement des richesses, la magnificence s'étendit à la célébration des jeux. Sous cette influence et à l'imitation du luxe campanien, Q. Catulus le premier mit l'assemblée des spectateurs à l'ombre d'un vélum. Cn. Pompée, avant tout autre, fit courir de l'eau sur les passages pour atténuer la chaleur de l'été. Cl. Pulcher fit décorer de peintures variées le mur de fond de la scène qui jusque-là était formé de simples lambris de bois nu. C. Antonius le fit revêtir d'un bout à l'autre d'ornements d'argent, Pétréius de dorures et Q. Catulus d'ivoire. Les Lucullus rendirent le décor de fond mobile sur pivot. P. Lentulus Spinther y ajouta une décoration faite d'accessoires de théâtre ornés d'argent. Quant aux figurants de la "pompe" des jeux, que l'on avait auparavant vêtus de tuniques de pourpre, M. Scaurus les fit paraître sous un costume d'une extrême élégance.

7. Le premier spectacle de gladiateurs offert à Rome fut donné sur la place aux Bœufs, sous le consulat d'Appius Claudius et de M. Fulvius. Il fut donné par Marcus et Décimus, fils de Brutus, pour rendre les honneurs funèbres aux restes de leur père. (An de R. 489.) Quant aux combats d'athlètes, on les dut à la munificence de M. Scaurus. (An de R. 695.)


CHAPITRE V

De la sobriété et de la pureté des mœurs

1. On ne vit pas de statue dorée ni à Rome, ni dans aucune partie de l'Italie avant l'époque où M. Acilius Glabrion érigea une statue équestre à son père, dans le temple de la Piété filiale. Ce temple avait été consacré par lui-même, sous le consulat de P. Cornélius Lentulus et de M. Baebius Tamphilus, en témoignage de sa reconnaissance, après sa victoire sur Antiochus aux Thermopyles. (An de R. 573.)

2. Le droit civil était resté pendant plusieurs siècles enfermé dans le mystère de la religion et du culte et connu des seuls pontifes. Cn. Flavius, fils d'un affranchi, parvenu de simple scribe à la dignité d'édile curule au grand mécontentement de la noblesse, le rendit public et afficha pour ainsi dire dans le forum la liste complète des jours fastes. Le même Flavius visitait un jour son collègue qui était malade : comme les nobles dont l'affluence remplissait la chambre ne lui offraient pas de siège, il se fit apporter sa chaise curule et il s'y assit, pour défendre contre leur mépris, à la fois sa dignité et sa personne. (An de R. 449 )

3. La poursuite de l'empoisonnement était une chose inconnue en fait et n'était pas prévue par les lois. Mais elle commença à la découverte qu'on fit d'un grand nombre de femmes coupables de ce crime. Elles faisaient secrètement périr leurs maris par le poison ; elles furent dénoncées par les révélations d'une esclave et la partie d'entre elles que l'on condamna à la peine capitale atteignit le nombre de cent soixante-dix. (An de R. 422.)

4. La corporation des joueurs de flûte ne manque pas d'attirer l'attention de la foule, quand, au milieu de représentations de caractère sérieux données par l'État ou par des particuliers, cachés sous un masque et vêtus d'habits de diverses couleurs, ils font entendre leurs accords. Voici l'origine de ce privilège. Un jour, on leur avait défendu de prendre leurs repas dans le temple de Jupiter, comme, selon une ancienne coutume, ils l'avaient fait jusque-là. De dépit, ils se retirèrent à Tibur. Le sénat vit avec peine les cérémonies religieuses privées de leur concours et demanda par une ambassade aux Tiburtins d'user de leur influence sur les joueurs de flûte pour les ramener au service des temples de Rome. Les voyant obstinés dans leur résolution, les Tiburtins feignirent de donner un repas de fête et, quand leurs hôtes furent plongés dans le vin et le sommeil, ils les firent porter à Rome sur des chariots. Non seulement, on leur rendit leurs anciens avantages, mais on leur accorda encore le droit de donner ce divertissement dont je viens de parler. Quant à l'usage du masque, il vient de la honte qu'ils éprouvèrent d'avoir été surpris dans un état d'ivresse. (An de R. 442.)

5. La grande simplicité des anciens Romains dans leur manière de prendre les repas est le signe le plus évident à la fois de leur bonhomie et de leur tempérance. Les plus grands hommes ne rougissaient pas de dîner et de souper en public ; il n'y avait sans doute sur leur table aucun mets qu'ils craignissent d'exposer aux yeux du peuple. Ils avaient un tel souci d'observer la tempérance qu'ils faisaient plus souvent usage de bouillie que de pain. C'est pour cela qu'aujourd'hui encore ce qu'on appelle mola dans les sacrifices est uniquement composé de farine et de sel, que l'on saupoudre de farine les entrailles des victimes et que les poulets sacrés qui servent à prendre les auspices ne sont nourris que de bouillie. A l'origine, en effet, c'était avec les prémices de leur nourriture que les hommes apaisaient les dieux et ces offrandes étaient d'autant plus efficaces qu'elles étaient plus simples. 6. En général, ils honoraient les dieux pour en obtenir du bien ; c'est au contraire pour en éprouver moins de mal qu'ils élevaient des temples à la Fièvre. Un de ces temples subsiste encore aujourd'hui sur le mont Palatin, un autre sur la place des monuments de Marius, un troisième à l'extrémité supérieure de la rue Longue : on y déposait les remèdes qui avaient été appliqués au corps des malades. C'est pour calmer l'inquiétude humaine que l'on avait, dans un calcul d'intérêt, imaginé ces pratiques. Au surplus, les anciens trouvaient dans l'activité le moyen le plus efficace et le plus sûr de se maintenir en bon état ; leur bonne santé était en quelque sorte fille de la frugalité, cette ennemie des excès de table, de l'abus du vin et des plaisirs de Vénus.


CHAPITRE VI

Des coutumes étrangères

1. Tels furent aussi les sentiments de la cité de Sparte, la plus digne d'être comparée, pour l'austérité des mœurs, à celle de nos ancêtres. Pendant un certain temps, alors qu'elle obéissait aux lois si sévères de Lycurgue, elle s'appliqua à détourner les regards de ses citoyens du spectacle de l'Asie, de peur que l'attrait séduisant de ce pays ne les fît tomber dans la mollesse. Ils savaient, en effet, que de là étaient sortis la magnificence, la prodigalité et tous les genres de plaisirs superflus, que les Ioniens avaient les premiers introduit l'usage des parfums, des couronnes dans les repas et des seconds services, puissants encouragements à la débauche. Il n'est pas étonnant que ces hommes qui trouvaient leur bonheur dans une vie laborieuse et dure n'aient pas voulu laisser l'énergie nationale se détendre et s'affaiblir par la contagion du luxe étranger, car ils voyaient que l'on passe un peu plus facilement de la vertu au vice que du vice à la vertu. Et ce n'était pas chez eux une crainte vaine, comme le fit voir l'exemple de leur chef Pausanias, qui, après de brillants exploits, dès qu'il se fut abandonné à l'influence des mœurs asiatiques, ne rougit plus de laisser amollir son courage par la civilisation efféminée de ce pays. (Av. J.-C. 473.)

2. Les armées de cette même cité n'engageaient pas le combat sans s'être animées d'une ardeur entraînante aux accents de la flûte et par des chants sur le rythme de l'anapeste dont la cadence énergique et redoublée invite à la charge. Pour cacher et dérober aux ennemis la vue de leurs blessures, ces mêmes Spartiates portaient dans la bataille des tuniques écarlates. Ce n'était point dans la crainte que la vue de leur sang ne les effrayât eux-mêmes, mais pour empêcher qu'elle n'inspirât quelque confiance à l'ennemi.

3. Des éminentes vertus guerrières des Lacédémoniens on passe tout de suite à la sagesse des Athéniens si remarquable dans les institutions de la paix. Chez eux l'oisiveté est tirée de la retraite où elle croupit, traînée, comme un manquement aux lois, devant les tribunaux et mise en accusation, sinon comme un crime, du moins comme une conduite ignominieuse.

4 Dans cette même ville l'auguste tribunal de l'Aréopage s'enquérait avec le plus grand soin des actions de chaque citoyen et de ses moyens d'existence : c'était pour que les citoyens, en pensant au compte à rendre de leur conduite, suivissent le chemin de la vertu.

5. C'est aussi Athènes qui la première introduisit l'usage d'honorer d'une couronne les bons citoyens, en ceignant de deux rameaux d'olivier entrelacés la tête illustre de Périclès, institution recommandable, que l'on envisage la chose ou la personne. Car l'honneur est l'aliment le plus fécond de la vertu, et Périclès méritait bien que prît naissance à son sujet la possibilité d'attribuer une pareille distinction.

6. Mais combien est mémorable cette loi d'Athènes qui dépouille de la liberté l'affranchi convaincu d'ingratitude par son patron ! "Je ne veux pas, dit-elle, te reconnaître pour citoyen, toi qui, par ta conduite impie, montres si peu d'estime pour un bien si précieux. Je ne saurais croire utile à l'Etat celui qui s'est montré scélérat envers sa famille. Va donc, sois esclave, puisque tu n'as pas su être libre."

7. Cette loi est aussi restée en vigueur jusqu'à nos jours chez les Marseillais, peuple particulièrement remarquable par la sévérité de ses principes, par son respect des anciens usages et par son attachement aux Romains. Ils permettent d'annuler jusqu'à trois fois l'affranchissement d'un esclave, s'il est reconnu qu'il a trois fois trahi son maître. Mais, à la quatrième erreur du maître, ils ne croient pas devoir venir à son secours, car l'on est soi-même responsable du dommage subi, quand on s'y est exposé à tant de reprises. Cette cité veille aussi avec la plus grande vigilance à maintenir la pureté des mœurs. Elle ne laisse point monter sur la scène les mimes, dont les pièces représentent pour la plupart des actions infâmes, de peur que l'habitude de tels spectacles ne suggère l'audace de les imiter. D’ailleurs tous ceux qui, sous quelque prétexte de culte religieux, cherchent simplement à entretenir leur paresse, trouvent les portes de cette ville fermées. On croit devoir en écarter une superstition mensongère et hypocrite. Au surplus, depuis la fondation de Marseille, on y conserve un glaive destiné à trancher la tête aux criminels. Il est, à la vérité, tout rouge de rouille et presque hors de service, mais il montre que jusque dans les moindres choses il faut conserver tout ce qui rappelle les usages anciens.

Devant les portes de Marseille se trouvent deux caisses destinées à recevoir, l'une les corps des hommes libres, l'autre ceux des esclaves. On les porte ensuite sur un char au lieu de la sépulture sans accompagnement de lamentations ni de démonstrations de douleur. Le deuil se termine, le jour des funérailles, par un sacrifice domestique, suivi d'un banquet de famille. Que sert en effet de s'abandonner à la douleur, cette infirmité humaine ou d'en vouloir à la puissance divine de ne pas nous avoir fait part de son immortalité ? On conserve dans cette ville sous la garde de l'autorité un breuvage empoisonné où il entre de la ciguë et on le donne à celui qui devant les Six Cents (tel est le nom de son sénat) a fait connaître les motifs qui lui font désirer la mort. C'est à la suite d'une enquête conduite dans un esprit de bienveillance sans faiblesse, qui ne permet pas de sortir de la vie à la légère et qui n'accorde que pour de justes raisons un moyen rapide de mourir. Ainsi l'excès du malheur et l'excès du bonheur trouvent leur terme dans une mort qu'autorise la loi. Car l'une et l'autre fortune, en nous faisant craindre l'une son obstination, l'autre sa trahison, peuvent nous fournir également des raisons de mettre fin à notre vie.

8. Cette coutume des Marseillais ne me semble pas avoir pris naissance en Gaule. Je la crois importée de Grèce, car je l'ai vue observée aussi dans l'île de Céos, à l'époque où, me rendant en Asie avec Sextus Pompée, j'entrai dans la ville de Julis. Le hasard fit que, à ce moment et en ce lieu, une femme du plus haut rang et d'un âge très avancé, après avoir rendu compte à ses concitoyens des raisons qu'elle avait de quitter la vie, résolut de se tuer par empoisonnement et elle tint beaucoup à pouvoir illustrer sa mort par la présence de Pompée. Ce personnage qui joignait à toutes les vertus une rare bonté n'osa pas repousser ses prières. Il vint donc auprès d'elle et avec ce langage éloquent qui coulait de sa bouche comme d'une source abondante, il fit de longs et vains efforts pour la détourner de son dessein. A la fin, il se résigna à la laisser accomplir sa résolution. Cette femme qui avait dépassé quatre-vingt-dix ans avec une parfaite santé d'esprit et de corps était couchée sur son lit de repos orné apparemment avec plus d'élégance qu'à l'ordinaire et s'appuyait sur un coude. "Sextus Pompée, dit-elle, puissent les dieux que je quitte, et non pas ceux que je vais trouver, vous être reconnaissants pour n'avoir pas dédaigné ni de m'exhorter à vivre ni de me voir mourir. Quant à moi, n'ayant jamais connu que le sourire de la fortune, dans la crainte d'en venir, par trop d'attachement à la vie, à lui voir prendre un visage irrité, je vais échanger le peu de jours qui me restent contre une fin bienheureuse en laissant après moi mes deux filles et mes sept petits-fils." Ensuite elle exhorta ses enfants à demeurer unis, leur distribua ses biens, remit à sa fille aînée ses parures et les objets du culte domestique et prit d'une main ferme la coupe où était préparé le poison. Puis elle en fit une libation à Mercure, pria ce dieu de la conduire dans le meilleur séjour des Enfers et but avidement le breuvage mortel. A mesure que le froid s'emparait des diverses parties de son corps, elle les nommait successivement et, après avoir dit qu'il approchait des entrailles et du cœur, elle invita ses filles à lui rendre le dernier devoir, celui de lui fermer les yeux de leurs mains. Les nôtres, malgré leur saisissement, devant un spectacle si nouveau, fondaient en larmes au moment de la quitter. (27 apr. J.-C.)

9. Mais, pour en revenir à la cité de Marseille d'où cette digression m'a éloigné, il n'est permis à personne d'entrer dans cette ville avec des armes. Il y a à la porte un homme chargé de les recevoir en garde à l'entrée pour les rendre à la sortie. C'est ainsi qu'ils pratiquent l'hospitalité avec douceur et sans risques pour eux-mêmes.

10. En quittant Marseille, on rencontre cette ancienne coutume des Gaulois. On dit qu'ils se prêtaient souvent des sommes d'argent remboursables aux Enfers, parce qu'ils étaient persuadés que les âmes sont immortelles. Je les traiterais d'insensés, si cette opinion de ces hommes vêtus de braies n'était aussi celle du philosophe grec Pythagore.

11. Si la philosophie des Gaulois trahit leur goût du profit et de l'usure, celle des Cimbres et des Celtibères respire l'ardeur et le courage. Ceux ci en effet tressaillaient d'allégresse dans les combats, espérant y trouver une fin glorieuse et bienheureuse. Etaient-ils malades, ils se désolaient comme des gens condamnés à une mort honteuse et misérable. Les Celtibères regardaient aussi comme un forfait de survivre dans une bataille à celui pour la vie duquel ils avaient dévoué leur vie. Admirons la grandeur d'âme de ces deux peuples qui se faisaient un devoir d'assurer par leur vaillance le salut de la patrie et de montrer envers leurs amis une fidélité sans défaillance.

12. Le titre de sage peut être justement revendiqué par cette nation thrace qui célébra les jours de naissance par des pleurs et les funérailles par des réjouissances. Elle a bien reconnu, sans les enseignements des philosophes, le véritable état de notre nature. Résistons donc à l'attrait de la vie si puissant sur tous les êtres et qui nous fait commettre et subir tant d'indignités, puisque nous en viendrons à reconnaître dans notre dernière heure plus de bonheur et de félicité que dans la première.

13. Aussi est-ce avec raison que les Lyciens dans le deuil prennent des vêtements de femmes, afin que la honte de cet extérieur humiliant leur fasse bannir au plus tôt une affliction insensée. 14. Mais pourquoi faire un mérite à des hommes si braves de cette sorte de sagesse ? Considérons les femmes indiennes. Selon la coutume du pays, le même mari a plusieurs épouses et à sa mort c'est entre elles l'objet d'un débat et pour ainsi dire d'un procès, que de savoir laquelle a été la plus chérie. Celle qui l'emporte triomphe de joie et, conduite par ses proches, qui portent eux-mêmes la satisfaction sur le visage, elle se jette sur le bûcher de son époux et s'estime très heureuse d'être consumée avec lui. Les vaincues au contraire sont tristes et désolées de conserver la vie. Mettez au grand jour l'audace du Cimbre, ajoutez-y la fidélité du Celtibère, la courageuse philosophie du peuple thrace, joignez-y encore l'ingénieux expédient des Lyciens pour mettre fin à leur deuil, rien de tout cela ne vous paraîtra plus grand que le bûcher indien où une épouse aimante va se placer comme sur un lit nuptial, sans s'inquiéter de l'approche de la mort.

15. De tant de gloire je veux rapprocher la turpitude des femmes carthaginoises pour mieux la faire ressortir par la comparaison. Il y a en effet à Sicca un temple de Vénus, où les femmes s'assemblaient et d'où elles partaient en quête de profits. Elles gagnaient ainsi une dot en trafiquant de leurs charmes. C'était apparemment pour un mariage honorable qu'elles se préparaient par un si honteux commerce. 16. Les Perses avaient une coutume bien raisonnable : c'était de ne pas voir leurs enfants avant la septième année, afin de supporter leur perte dans le premier âge avec moins de peine. 17. Il ne faut pas blâmer non plus les rois numides qui, malgré l'habitude de leur nation, ne donnent de baiser à personne. Tout ce qui est placé au faîte de la grandeur, doit, pour inspirer plus de respect, s'affranchir des pratiques petites et vulgaires.


CHAPITRE VII

De la discipline militaire

EXEMPLES ROMAINS

J'aborde maintenant ce qui est la principale gloire de l'empire romain et son plus ferme soutien, les obligations si strictes de la discipline militaire qu'une salutaire persévérance a maintenue jusqu'à nos jours dans toute son intégrité et sa force : c'est pour ainsi dire sur son giron et sous sa garde que repose dans un calme profond l'état de paix heureuse dont nous jouissons.

1. P. Cornelius Scipion, à qui la destruction de Carthage valut le surnom de son aïeul, avait été envoyé en Espagne en qualité de consul, pour rabattre l'excessif orgueil de Numance entretenu par la faute des généraux, ses prédécesseurs. A l'instant même de son entrée dans le camp, il donna ordre d'en faire disparaître et d'en écarter tout ce qui servait d'aliment au plaisir. Il en sortit en conséquence un très grand nombre de trafiquants et de valets avec deux mille prostituées. Ainsi débarrassée de ce vil et honteux ramassis, l'armée romaine qui naguère avait craint la mort au point de se déshonorer par un traité ignominieux, se releva et retrouva son ancienne valeur, détruisit par le feu la fière et courageuse Numance, en renversa les murailles et les rasa jusqu'au sol. Ainsi l'abandon de la discipline militaire fut marqué par la capitulation déplorable de Mancinus et le magnifique triomphe de Scipion fut le prix de son relèvement. (An de R. 619.)

2. A l'exemple de Scipion, Metellus qui avait été envoyé en Afrique pendant la guerre contre Jugurtha, trouvant l'armée corrompue par l'excessive indulgence de Sp. Albinus, déploya toute l'énergie du commandement pour faire revivre la discipline de l'ancienne armée. Il n'en reprit pas les points faibles l'un après l'autre, mais il la remit en état tout entière et sur-le-champ. Tout de suite, il fit sortir du camp les valets et défendit d'y mettre en vente aucun aliment cuit. Dans les marches, il ne permit pas qu'aucun soldat eût recours aux services des esclaves et des bêtes de somme, pour les obliger tous à porter eux-mêmes leurs armes et leur nourriture. Il déplaça souvent le camp et chaque fois, comme si Jugurtha était toujours en présence, il le fit entourer le mieux possible d'un fossé et d'une palissade. Et que lui valut le rétablissement de la sobriété et du travail ? Il eut pour effet de fréquentes victoires, de nombreux trophées remportés sur un ennemi à qui le soldat romain, sous un général avide de popularité, n'avait jamais vu tourner le dos. (An de R. 644.)

3. Ce furent aussi de bons soutiens de la discipline militaire, ces généraux qui, s'affranchissant pour elle des liens de la parenté, n'hésitèrent pas à en poursuivre et en punir les infractions sans épargner l'honneur de leurs familles. Ainsi, dans la guerre qu'il fit en Sicile contre les esclaves fugitifs, le consul P. Rutilius, apprenant que son gendre Q. Fabius avait par son incurie perdu la citadelle de Tauroménium, lui donna ordre de sortir de sa province. (An de R. 622.)

4. Le consul C. Cotta, sur le point d'aller à Messine, pour y reprendre les auspices, avait confié à son fils Aurelius Pecuniola la conduite du siège de Lipari. A son retour, en dépit des liens du sang, il le fit battre de verges et l'obligea à servir comme simple soldat dans l'infanterie, pour avoir, par sa faute, laissé brûler une terrasse d'approche et failli laisser prendre son camp. (An de R. 501.)

5. Q. Fulvius Flaccus étant censeur, exclut son frère du sénat pour avoir, sans ordre du consul, osé licencier une légion, où il était tribun militaire. (An de R. 579.)

De tels exemples mériteraient mieux qu'un récit si succinct, si je n'étais pressé par de plus grands encore. En effet, quelle énergie ne faut-il pas pour imposer un retour ignominieux dans son pays à celui que l'on a associé à sa famille et à ses ancêtres ? ou pour infliger le honteux supplice des verges à un parent qui porte le même nom et qui, par une suite ininterrompue de générations, descend des mêmes aïeux ? ou pour s'armer de la sévérité d'un censeur contre la tendresse fraternelle ? Attribuez à des cités, si illustres soient-elles, un seul de ces traits, il suffirait pour donner une haute idée de leur discipline militaire.

6. Mais notre république qui a rempli l'univers entier d'exemples merveilleux en tout genre, a vu des généraux revenir de l'armée avec des haches qu'ils avaient trempées dans leur propre sang, pour ne pas laisser impunie une violation des règles militaires et cette répression à la fois glorieuse dans le rôle public et douloureuse dans le privé, elle l'a accueillie avec des sentiments mélangés, en se demandant si elle devait avant tout en féliciter les auteurs ou les consoler. Moi aussi, ce n'est pas sans hésitation que je rappelle ici votre souvenir, Postumius Tubertus et Manlius Torquatus, austères gardiens de la discipline militaire, car je prévois, que voulant vous donner des louanges méritées, mais accablé sous le poids de ma tâche, je réussirai bien plus à déceler la faiblesse de mon talent qu'à peindre dignement votre vertu.

Postumius, c'est pendant ta dictature que A. Postumius, le fils que tu t'étais donné pour perpétuer ta race et le culte de tes dieux domestiques, qui dans son enfance t'avait caressé, que tu avais caressé toi-même et pressé sur ton sein, que, dans ses jeunes années, tu avais fait instruire dans les lettres et, à l'âge d'homme, formé au maniement des armes, ce fils vertueux, brave, chérissant également son père et sa patrie, sans ton ordre, de son propre mouvement, quitta son poste pour attaquer l'ennemi et le mit en déroute. Tout vainqueur qu'il était, tu ordonnas qu'il mourût sous la hache, et cet ordre, tu eus, toi son père, la force de le faire exécuter en le donnant de ta propre bouche, mais tes yeux, j'en suis sûr, aveuglés par les larmes, n'ont pu, quoiqu'en plein jour, voir le terrible effet de ta volonté. (An de R. 322.)

Toi aussi, Manlius Torquatus, pendant la guerre que tu fis aux Latins en qualité de consul, comme ton fils, provoqué par Geminius Maecius, général des Tusculans, avait à ton insu accepté le combat, malgré sa glorieuse victoire et ses magnifiques trophées, tu le fis saisir par ton licteur et immoler comme une victime. Mieux valait, pensais-tu, qu'un père fût privé d'un vaillant fils, plutôt que la patrie manquât de discipline militaire. (An de R. 413.)

7. Quelle énergie devons-nous supposer qu'il a fallu au dictateur L. Quintius Cincinnatus, lorsque, après avoir vaincu les Èques et les avoir fait passer sous le joug, il força L. Minucius à se démettre du consulat, pour s'être laissé assiéger dans son camp par ces mêmes ennemis ? Il considéra comme indigne du commandement suprême un général qui avait dû son salut, non à son courage, mais à des fossés et à des palissades, qui avait pu, sans rougir, voir une armée romaine trembler de peur et la tenir renfermée dans un camp. Ainsi, malgré leur puissance irrésistible, les douze faisceaux, de qui dépendait tout l'honneur du sénat, de l'ordre équestre et du peuple et dont le moindre signal mettait en mouvement le Latium et les forces de l'Italie entière, émoussés et brisés, se soumirent au châtiment infligé par le dictateur et, en réparation de l'outrage fait à la gloire militaire de Rome, le consul, vengeur né de tous les crimes, fut lui-même puni. (An de R. 295.)

Dieu Mars, père de notre empire, tels étaient en quelque sorte les sacrifices expiatoires par lesquels, après quelque violation de tes auspices, on apaisait ta divinité : l'opprobre jeté sur des alliés, des proches, des frères, la mort infligée à des fils, l'abdication déshonorante imposée à des consuls.

8. Il faut mettre sur le même rang l'exemple qui suit. Au mépris des ordres du dictateur Papirius, Q. Fabius Rullianus, maître de la cavalerie, avait livré bataille, et quoiqu'il ne fût rentré dans le camp qu'après avoir mis les Samnites en déroute, néanmoins, sans considérer, ni sa valeur, ni sa victoire, ni sa noblesse, le dictateur, après avoir fait préparer les verges, lui fit arracher ses vêtements. On vit - quel spectacle saisissant ! - un Rulianus, un maître de la cavalerie, un vainqueur, les vêtements en pièces et le corps mis à nu, prêt à être déchiré par les verges des licteurs. Les blessures qu'il avait reçues dans le combat allaient se rouvrir sous les verges et son sang éclabousser les titres d'honneur qui rappelaient sa récente et si belle victoire. Alors l'armée se mit à supplier le dictateur et fournit ainsi à Fabius l'occasion de se réfugier à Rome. Mais c'est en vain qu'il implora l'appui du sénat. Papirius n'en persista pas moins à réclamer son châtiment. Aussi, le père de Fabius se vit réduit, malgré sa dictature et ses trois consulats, à faire appel au peuple et à demander en suppliant l'intercession des tribuns en faveur de son fils. Ce moyen lui-même ne put faire fléchir la sévérité de Papirius. Mais, comme tous les citoyens et les tribuns eux-mêmes lui demandaient la grâce du coupable, il déclara qu'il l'accordait non à Fabius, mais au peuple romain et à la puissance tribunitienne. (An de R. 429.)

9. Même rigueur chez Calpurnius Pison. Dans la guerre que ce consul fit en Sicile, contre les esclaves fugitifs, C. Titius, chef de la cavalerie, s'était laissé envelopper par un grand nombre d'ennemis et leur avait rendu les armes. Voici les diverses sortes de flétrissures que Calpurnius lui infligea. Pendant toute la campagne il le fit tenir du matin au soir devant les tentes de l'état-major vêtu d'une toge aux pans déchirés, d'une tunique sans ceinturon et pieds nus. Il lui défendit même toute vie commune avec les hommes et l'usage des bains. Quant aux escadrons qu'il commandait, il les mit à pied et les incorpora dans les ailes de l'armée avec les frondeurs. Si grande que fut l'humiliation de la patrie, elle fut vengée par l'humiliation égale des coupables. Que fit en effet Pison ? Ces hommes, par amour de la vie, avaient permis à des esclaves fugitifs, cent fois dignes de la croix, de se faire des trophées de leurs dépouilles et n'avaient pas rougi de laisser imposer sur des têtes libres par des mains serviles un joug ignominieux. Il leur fit connaître un genre de vie amer et les réduisit à désirer en hommes de cœur une mort qu'ils avaient redoutée comme des femmes. (An de R. 620.)

10. Q. Metellus ne fut pas moins dur que Pison. A l'affaire de Contrebie, cinq cohortes, auxquelles il avait confié la garde d'un poste, s'en étant laissé débusquer par l'ennemi, il leur ordonna d'y retourner sur-le-champ. Il ne comptait pas qu'elles pussent reprendre la position perdue, mais il voulait que la faute commise dans le premier engagement fût châtiée par le péril évident d'un nouveau combat. Par son ordre aussi, quiconque s'en serait échappé pour regagner le camp devait être tué comme un ennemi. Sous la contrainte de cette rigueur, malgré leur extrême fatigue, d'ailleurs sans espoir d'échapper à la mort, ils triomphèrent et du désavantage de la position, et du nombre des ennemis. Il n'y a donc rien qui trempe la faiblesse humaine plus efficacement que la nécessité. (An de R. 612.)

11. Dans la même province, où il voulait dompter et réduire la fierté d'une nation très courageuse, Q. Fabius Maximus dut faire violence à son caractère naturellement très enclin à la douceur et renoncer quelque temps à la clémence pour déployer une cruelle sévérité. A tous les transfuges qui avaient fui des garnisons romaines et avaient été repris, il fit couper les mains, afin que la vue de leurs bras mutilés fît trembler les autres à l'idée de la désertion. Ainsi leurs mains rebelles séparées de leurs corps et éparses sur le sol ensanglanté servirent d'exemple pour détourner de la même faute le reste de l'armée. (An de R. 612.)

12. Il n'y avait rien de plus doux que le premier Scipion l'Africain. Cependant, pour affermir la discipline militaire, il crut devoir emprunter un peu de cette cruauté qui lui était si étrangère. Après la soumission de Carthage, comme les transfuges qui étaient passés de nos armées chez les Carthaginois étaient retombés en son pouvoir, il punit plus sévèrement les Romains que les Latins. Il fit clouer les premiers sur la croix, comme déserteurs de la patrie, il fit périr les autres sous la hache comme de perfides alliés. (An de R. 552.) Je ne parlerai pas plus longuement de cet acte, et parce qu'il est de Scipion, et parce qu'il ne convient pas d'infliger, si mérité soit-il, le supplice infamant des esclaves à des hommes de sang romain. Aussi bien, il nous est loisible de passer à des exemples qui peuvent se raconter sans réveiller une douleur nationale.

13. Le second Scipion l'Africain, après la destruction de l'empire carthaginois, exposa aux bêtes, dans les spectacles qu'il donna au peuple, les soldats étrangers, déserteurs des armées romaines. (An de R. 607.)

14. Même sévérité chez Paul Émile. Après la défaite du roi Persée, il fit écraser sous les pieds des éléphants les soldats étrangers coupables du même crime de désertion : c'était là un exemple vraiment salutaire, si l'on peut toutefois, sans être taxé d'impertinence, apprécier en toute modestie les actions de nos plus grands hommes. La discipline militaire a besoin de châtiments rudes et rigoureux. La force de l'État réside dans l'armée. Une fois sortie de la droite ligne, cette force ne manquera pas d'opprimer, si elle n'est réprimée. (An de R. 586.)

15. Mais il est temps de parler des mesures prises, non par des généraux individuellement, mais par le corps entier du sénat, pour maintenir et défendre la règle militaire. L. Marcius, tribun de légion, avait recueilli avec un courage admirable les restes épars de deux armées, celles de P. et de Cn. Scipion, détruites en Espagne par les forces carthaginoises et avait reçu des soldats le titre de général. En écrivant au sénat pour l'informer de ces faits, il commença sa lettre par ces mots : L. Marcius, propréteur. Mais en se donnant ce titre, il déplut aux sénateurs, parce que, dans leur esprit, la nomination des généraux appartenait régulièrement au peuple et non aux soldats. Dans une circonstance si malheureuse et si critique, après l'affreux désastre essuyé par la république, il aurait fallu flatter même un tribun de légion, puisque aussi bien seul il s'était trouvé capable de redresser la situation de tout l'état. Mais aucun malheur, aucun service ne put prévaloir sur la discipline militaire. (An de R. 541.) Les sénateurs se rappelaient la courageuse sévérité déployée par leurs aïeux dans la guerre de Tarente. Au cours de cette guerre, qui avait abattu et épuisé les forces de la république, Pyrrhus leur avait rendu spontanément un grand nombre de prisonniers romains. Ils décrétèrent que ceux d'entre eux qui avaient servi dans la cavalerie combattraient dans les rangs de l'infanterie et que les fantassins passeraient dans le corps des frondeurs auxiliaires. Ils leur défendirent de s'établir à l'intérieur du camp, de fortifier de fossés ou de palissades le lieu qui leur serait assigné au dehors, et d'avoir des tentes couvertes de peaux. La seule voie qu'ils laissèrent à chacun pour reconquérir son ancien rang dans l'armée, c'était de rapporter les dépouilles de deux ennemis. Tel fut l'effet de ces châtiments que ces soldats déshonorés, pauvres cadeaux de Pyrrhus, devinrent ses ennemis les plus redoutables. (An de R. 475.)

Le sénat montra un égal ressentiment contre ceux qui, à la bataille de Cannes, avaient trahi la cause de la république. Après les avoir bannis par un décret terrible, plus affreux que la mort, il répondit à une lettre de M. Marcellus qui demandait à les employer au siège de Syracuse, qu'ils étaient indignes d'être réintégrés dans l'armée, qu'il lui permettait toutefois de faire d'eux ce qui lui paraîtrait bon pour la république, à condition de ne pas les exempter des charges du service militaire, ni de leur en accorder les profits, ni non plus de les laisser entrer en Italie tant que les ennemis y seraient. Telle est l'aversion que les hommes de cœur ont pour les lâches. (Ans de R. 537, 541.) Quelle ne fut pas l'indignation du sénat en apprenant que dans un engagement où le consul Q. Petilius luttait vaillamment contre les Ligures, les soldats avaient pu laisser périr leur chef ! Il défendit de compter à la légion coupable le service de cette année et de lui payer la solde, parce qu'elle ne s'était pas offerte aux traits de l'ennemi pour sauver son général. Ce décret d'un corps si auguste resta pour Petilius comme un monument magnifique et éternel à l'ombre duquel reposent les restes d'un chef également illustre pour être tombé sur le champ de bataille et pour avoir été vengé dans le sénat. (An de R. 577.)

Les mêmes sentiments animaient le sénat, lorsque, Hannibal lui offrant le rachat de six mille Romains faits prisonniers dans leur camp, il rejeta cette proposition : c'est qu'il pensait qu'une jeunesse si nombreuse et armée, si elle avait voulu mourir avec honneur, n'aurait pas pu être prise si honteusement. Je ne saurais dire ce qui fut pour ces prisonniers la pire honte, si c'est d'avoir inspiré si peu de confiance à leur patrie ou si peu de crainte à l'ennemi, à tel point que l'une comptait pour rien de les avoir pour soi, l'autre, de les avoir contre soi. (An de R. 537.)

Mais si le sénat a plus d'une fois par des mesures sévères veillé au maintien de la discipline militaire, peut-être n'a-t-il jamais eu plus de sévérité qu'à l'égard des soldats qui s'étaient emparés de Régium par trahison et qui, après la mort de leur chef Jubellius, avaient d'eux-mêmes élu à sa place M. Caesius, son secrétaire. Le sénat les fit mettre en prison et, malgré l'opposition de M. Flavius Flaccus, tribun du peuple, qui ne voulait pas laisser infliger à des citoyens romains un châtiment contraire à la coutume des ancêtres, il n'en fit pas moins exécuter sa décision. Seulement, pour rendre moins odieuse l'exécution de ses ordres, il en fit battre de verges et frapper de la hache cinquante chaque jour, sans permettre de leur donner la sépulture ni de pleurer leur mort. (An de R. 482.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Nos sénateurs sur ce point paraissent indulgents, si l'on veut considérer la dureté du sénat carthaginois dans la conduite des affaires militaires. Si des généraux dirigeaient les opérations de guerre d'après un plan mal conçu, le sénat, même après un résultat heureux, les faisait mettre en croix. Leurs succès étaient attribués à l'aide des dieux immortels, leurs mesures maladroites étaient mises à leur compte personnel comme des fautes. 2. Cléarque, général des Lacédémoniens, maintenait la discipline dans son armée par le pouvoir d'une maxime remarquable : il la faisait pénétrer dans l'esprit de ses troupes en répétant souvent que les soldats doivent craindre leur général plus que l'ennemi. Par ce mot, il déclarait ouvertement qu'ils acquitteraient dans les supplices la dette du sang, s'ils avaient craint de la payer dans les combats. Ce langage dans la bouche de leur général n'étonnait point des Spartiates, encore pleins du souvenir des caresses de leurs mères qui, à leur départ pour une expédition, les invitaient à ne reparaître devant elles que vivants avec leurs boucliers ou morts, sur leurs boucliers. C'était avec ce mot d'ordre reçu dans le sein de la famille que les soldats de Sparte se battaient. Mais ce rapide coup d'oeil sur les exemples étrangers doit suffire, puisqu'il y en a dans notre histoire de bien plus féconds et de bien plus efficaces dont nous pouvons être fiers.


CHAPITRE VIII

Du droit au triomphe

Le maintien rigoureux de la discipline militaire acquit à l'empire romain la suprématie en Italie, mit sous son autorité beaucoup de villes, de grands rois, des nations très puissantes, lui ouvrit les détroits du Pont-Euxin, renversa pour lui livrer passage les barrières des Alpes et du Taurus, et fit de la petite cabane de Romulus le pilier qui supporte toute la terre. Puisque cette discipline a été la source de tous les triomphes, il est naturel que je parle maintenant du droit à cet honneur.

1. Il arrivait que des généraux le demandassent pour de petites victoires. Afin de prévenir cet abus, une loi défendit de triompher à moins qu'on n'eût tué cinq mille hommes dans une seule bataille. Car dans l'esprit de nos ancêtres, ce n'était pas le nombre, mais l'importance des triomphes qui devait faire grandir la gloire de Rome. Cependant, pour empêcher que l'avide désir des honneurs du triomphe ne rendît sans effet une loi si mémorable, on lui donna l'appui d'une seconde loi que firent voter L. Marcius et M. Caton, tribuns du peuple. Elle punit les généraux qui, dans leurs dépêches au sénat, se seraient permis de mentir sur le nombre des ennemis tués ou des citoyens restés sur le champ de bataille. Elle les oblige, dès leur entrée à Rome, à jurer devant les questeurs du trésor que sur le nombre des uns et des autres leur rapport au sénat est conforme à la vérité. (An de R. 691.)

2. Après ces lois viendra comme à sa place le récit de ce procès fameux, où le droit de triompher fut mis en question et débattu entre deux illustres personnages. Le consul L. Lutatius et le préteur Q. Valerius avaient détruit une grande flotte carthaginoise dans les parages de la Sicile. Pour cet exploit, le sénat décerna le triomphe au consul Lutatius. Mais Valerius réclama aussi cette récompense. Lutatius déclara qu'il fallait la lui refuser, pour ne pas mettre au même rang des dignités inégales en les confondant dans les honneurs du triomphe. La dispute se prolongeant sans fin, Valerius mit Lutatius au défi d'établir que ce n'était pas sous son commandement que la flotte carthaginoise avait été anéantie. Lutatius n'hésita pas à s'y engager. Ils convinrent donc de prendre pour arbitre Atilius Calatinus. Devant celui-ci, Valerius soutint sa prétention en disant que, pendant le combat, le consul était couché dans sa litière, incapable de marcher, et que c'était lui-même qui avait pris toute la charge du commandement. Alors, sans attendre que Lutatius commençât à parler, Calatinus intervint : "Réponds-moi, dit-il, Valerius : si vous aviez été en désaccord sur le point de savoir s'il fallait ou non livrer bataille, est-ce la volonté du consul ou celle du préteur qui l'aurait emporté ? - Sans contredit, répondit Valerius, le consul aurait eu l'avantage. -Supposons encore, dit Calatinus, que, en prenant les auspices, vous eussiez recueilli des signes de sens opposé, lesquels aurait-on suivi de préférence ? -Ceux du consul, dit encore Valerius.- -Eh bien, reprit alors l'arbitre, puisque la contestation que j'ai acceptée de régler entre vous a pour objet le commandement et les auspices et que, sur ces deux points, de ton aveu, ton adversaire avait la supériorité, je n'ai pas à hésiter plus longtemps. Ainsi, Lutatius, quoique vous n'ayez encore rien dit, je vous donne gain de cause." Juge admirable, qui, dans une affaire toute claire, n'a pas souffert qu'on perdît du temps ! J'approuve encore plus la fermeté de Lutatius à maintenir les droits de la dignité suprême, mais je ne désapprouve pas non plus Valerius d'avoir réclamé pour une bataille conduite avec courage et avec bonheur une récompense, sinon légale, du moins méritée. (An de R. 512.)

3. Quels sentiments peut-on avoir pour Cn. Fulvius Flaccus ? Les honneurs du triomphe si enviés par les autres généraux lui avaient été, pour ses exploits, décernés par le sénat, mais il les refusa avec dédain. C'est sans doute qu'il prévoyait les malheurs qui lui arrivèrent. En effet, à peine entré dans Rome, il fut aussitôt poursuivi au nom de l'État et condamné à l'exil. Ainsi il expia par le châtiment l'outrage que son orgueil avait pu faire à la majesté du sénat. (An de R. 542.)

4. Il y eut donc plus de sagesse chez Q. Fulvius et L Opimius qui demandèrent au sénat la permission de triompher, celui-là pour la prise de Capoue, celui-ci pour avoir forcé Frégelles à capituler. Tous deux s'étaient signalés par de grandes actions. Cependant ni l'un ni l'autre n'obtint l'objet de sa demande. Non que les sénateurs fussent poussés par l'envie, jamais ils ne voulurent donner accès chez eux à ce sentiment, mais ils étaient très attentifs à observer la loi qui accordait le triomphe pour un accroissement de l'empire, non pour d'anciennes possessions romaines recouvrées, car il y a autant de différence entre une acquisition nouvelle et la reprise d'une province perdue qu'entre l'octroi d'une faveur et la simple réparation d'une injustice. (An de R. 542, 629.)

6. Bien mieux encore, la loi dont je parle ici fut si bien observée que l'on n'accorda le triomphe ni à P. Scipion pour avoir reconquis l'Espagne, ni à M. Marcellus pour la prise de Syracuse, parce qu'ils avaient été envoyés pour ces opérations militaires sans être revêtus d'aucune magistrature. Qu'on vienne après cela nous vanter ces hommes avides de gloire à tout prix qui, pour des montagnes désertes, pour des proues de barques enlevées à des pirates, ont cueilli d'une main hâtive, sans les avoir méritées, quelques pauvres branches de laurier ! L'Espagne arrachée à la domination de Carthage, Syracuse séparée de la Sicile comme une tête de son corps, ne suffirent pas pour faire atteler le char triomphal. Et pour quels hommes ? pour Scipion et Marcellus, dont les noms à eux seuls équivalent à un triomphe éternel. Mais, malgré son désir de voir couronner ces modèles d'une vertu solide et véritable, ces héros qui portaient sur leurs épaules la charge du salut national, le sénat crut devoir néanmoins les réserver pour une récompense encore mieux méritée. (An de R. 542.)

6. J'ajouterai ici une particularité. L'usage était que le général qui allait entrer dans Rome en triomphateur invitât les consuls à un banquet et les fît prier ensuite de ne pas s'y rendre : c'était pour que, le jour de son triomphe, il n'y eût à la même table aucun personnage d'un pouvoir supérieur.

7. Mais dans une guerre civile, si éclatants et si avantageux pour la république que fussent les succès d'un général, jamais ils ne lui valurent le titre d'imperator, ni le vote d'actions de grâces, ni l'ovation, ni l'entrée dans Rome en char triomphal. C'est que de telles victoires ont toujours paru aussi attristantes que nécessaires, parce qu'elles étaient achetées au prix du sang des citoyens, non du sang étranger. Aussi est-ce avec douleur que Nasica massacra les partisans de Tib. Gracchus et Opimius, ceux de Caius Gracchus. Q. Catulus, après avoir fait périr son collègue M. Lepidus avec ses troupes séditieuses, ne manifesta à son retour dans Rome qu'une joie modérée. C. Antonius, vainqueur de Catilina, fit essuyer les épées avant de les rapporter dans le camp. L. Cinna et C. Marius s'étaient abreuvés avidement du sang des citoyens, mais ils se gardèrent de se rendre tout de suite après dans les temples des dieux et au pied des autels. De même, L. Sylla, vainqueur dans tant de guerres civiles et dont les succès furent marqués par tant de cruauté et d'orgueil, put, grâce à son pouvoir absolu, se donner les honneurs du triomphe : il y fit défiler les images d'un grand nombre de villes grecques et asiatiques, mais il n'y représenta aucune cité romaine.

Je répugne et je me refuse à aller plus loin dans l'histoire de nos malheurs publics. Jamais le sénat ne donna la couronne triomphale et jamais un vainqueur ne la réclama pour une victoire qui coûtait des larmes à une partie des citoyens. Mais a-t-on mérité, pour avoir sauvé des citoyens, une couronne civique, aussitôt au sénat toutes les mains se tendent vers ce chêne qui fait pour toujours un glorieux décor de triomphe à la porte du palais de César.


CHAPITRE IX

De la sévérité des censeurs

Les obligations rigoureuses de la discipline dans les camps et la stricte observation des lois de l'armée m'amènent à traiter de la censure, cette autorité qui règle et sauvegarde la paix intérieure. Car, si la puissance du peuple romain doit à la valeur de nos généraux le si grand développement qu'elle a pris, le maintien de l'honnêteté et de la vertu est le résultat du contrôle sévère des censeurs et leur œuvre n'est pas de moindre conséquence que les exploits guerriers. A quoi bon en effet être courageux au-dehors, si l'on se conduit mal au-dedans ? On peut prendre des villes, subjuguer des nations, mettre la main sur des royaumes, si le sentiment du devoir et le respect de soi-même ne règnent plus sur la place publique ni dans le sénat, cet amas de conquêtes, cette puissance élevée jusqu'au ciel n'aura pas une base solide. Il importe donc de connaître et même d'avoir toujours présents à l'esprit les actes émanés de la puissance censoriale.

1. Camille et Postumius, pendant leur censure, obligèrent ceux qui avaient vieilli dans le célibat, à verser au trésor public une somme d'argent à titre d'amende. Ces citoyens auraient mérité une seconde punition s'ils avaient osé faire entendre quelque plainte sur une ordonnance si juste et réclamer contre ces reproches des censeurs : "La nature, en vous donnant la vie, vous fait une loi de la communiquer à d'autres. Et vos parents, en vous élevant, vous ont imposé une obligation où votre honneur est engagé, celle d'élever vous-mêmes une postérité. Ajoutez que le sort lui-même vous a accordé un assez long délai pour l'accomplissement de ce devoir et cependant vous avez laissé passer vos années, sans vous donner les titres d'époux ni de père. Allez donc et versez cet argent que vous aimez bien, pour qu'il serve à la grande famille des citoyens."

2. Les censeurs, M. Valerius Maximus et C. Junius Bubulcus Brutus, imitèrent cette sévérité dans un cas du même genre. Ils exclurent du sénat L. Annius pour avoir, sans consulter ses amis, répudié sa femme qu'il avait épousée encore vierge. C'était là peut-être une faute plus grave que la précédente : celle-là en effet ne marquait que de l'indifférence pour les liens sacrés du mariage, celle-ci en était une violation outrageuse. Ce fut donc très justement que les censeurs le déclarèrent indigne de siéger au sénat. (An de R. 447.)

3 De même M. Porcius Caton retrancha du nombre des sénateurs L. Flamininus qui, dans sa province, avait fait décapiter un condamné en choisissant l'heure du supplice au gré de sa maîtresse et pour lui en donner le spectacle. Caton aurait pu être arrêté par le respect du consulat que L. Flamininus avait exercé et par le crédit de son frère Titus Flamininus, mais sa qualité de censeur et son nom de Caton l'incitant l'un et l'autre à la sévérité, il décida de flétrir ce magistrat d'autant plus durement qu'il avait, par un acte si odieux, souillé la majesté de la dignité suprême et qu'il ne s'était pas mis en peine qu'on pût ajouter aux images de la même famille, à côté du roi Philippe dans l'attitude d'un suppliant, une courtisane se délectant à la vue du sang humain. (An de R. 569.)

4. Que dire de la censure de Fabricius Luscinus ? Tous les âges ont raconté et tous les âges raconteront que, par décision de ce magistrat, Cornelius Rufin us, malgré l'éclat de ses deux consulats et de ses deux dictatures, pour avoir acheté dix livres de vaisselle d'argent, comme si c'était là une somptuosité d'un exemple pernicieux, ne fut pas maintenu dans l'ordre sénatorial. (An de R. 478.)

En vérité, dans notre temps, l'historien lui-même, quand il doit, pour s'acquitter de sa tâche, rapporter une pareille sévérité, éprouve une sorte de stupeur et appréhende de paraître raconter des faits étrangers à notre cité. On a peine à croire en effet que, dans l'enceinte des mêmes murs, dix livres d'argenterie aient été alors une richesse révoltante et qu'elles passent aujourd'hui pour une misère à faire pitié.

5. Les censeurs, M. Antoine et L. Flaccus, exclurent du sénat Duronius pour avoir abrogé, pendant son tribunat, une loi qui limitait la dépense de la table. Etrange motif de blâme, dira-t-on. Mais il faut savoir avec quelle impudence Duronius monta à la tribune pour dire : "Romains, on vous a mis un frein, que vous ne devez nullement tolérer plus longtemps ; vous êtes attachés, ligotés par les liens d'un dur esclavage. On a fait une loi qui vous ordonne la sobriété. Brisons donc cette loi tyrannique, ces fers que couvre l'affreuse rouille de l'antiquité. A quoi bon la liberté, si l'on n'a pas, quand on veut, la permission de périr d'intempérance ?" (Vers l'an 605 )

6. Voici maintenant un couple de magistrats attachés pour ainsi dire au même joug, unis par leur courage et leurs honneurs et néanmoins divisés entre eux par un sentiment de violente rivalité. Claudius Néron et Livius Salinator, fermes soutiens de la république pendant la seconde guerre punique, exercèrent ensemble la censure, mais avec quelle animosité réciproque ! Ils passaient en revue les centuries de chevaliers dont leur âge et leur force leur permettaient encore de faire partie. Quand vint le tour de la tribu Pollia, le héraut, voyant sur la liste le nom de Salinator, s'arrêta, incertain s'il devait ou non l'appeler. Néron comprit son embarras. Non seulement il fit appeler son collègue, mais il lui ordonna de "vendre son cheval" pour avoir été condamné par un jugement du peuple. Salinator, à son tour, frappa Néron de la même peine, en donnant pour motif que son collègue ne s'était pas sincèrement réconcilié avec lui. Si quelque divinité eût dès lors révélé à ces grands hommes qu'un jour leurs sangs, après avoir passé par une longue série d'aïeux illustres, se réuniraient pour donner naissance à ce prince qui est notre génie tutélaire, sans doute que, renonçant à leur inimitié, ils se seraient unis de la plus étroite amitié, pour laisser à leur commune postérité le soin de conserver une patrie qu'ils avaient eux-mêmes sauvée. Livius Salinator n'hésita pas à rejeter dans la dernière classe des citoyens trente-quatre tribus parce que, après l'avoir condamné, elles l'avaient fait consul et censeur et il allégua, à l'appui de cette mesure, que, dans l'un et l'autre cas, ces tribus ne pouvaient manquer d'être coupables, soit de légèreté, soit de parjure. La seule tribu Maecia fut exceptée de cette flétrissure, parce qu'elle n'avait donné son suffrage ni pour le faire condamner ni non plus pour l'élever aux honneurs. Quelle fermeté et quelle force d'âme ne devons-nous pas supposer chez un homme qui ne se laissa pas contraindre par une condamnation rigoureuse ni engager par la grandeur des honneurs obtenus, à se montrer plus doux dans l'administration des affaires publiques. (An de R. 549) 7. Une partie aussi de l'ordre équestre, quatre cents jeunes Romains, aussi considérables par la qualité que par le nombre, subirent sans murmurer le blâme des censeurs M. Valerius et P. Sempronius. Commandés pour aller achever des travaux de retranchement en Sicile, ils n'avaient pas tenu compte de cet ordre. En conséquence, les censeurs leur ôtèrent le cheval que l'État leur fournissait et les rejetèrent parmi les citoyens de la dernière classe. (An de R. 501.)

8. La lâcheté a été aussi punie par les censeurs avec une extrême sévérité. M. Atilius Regulus et L. Furius Philus, informés que le questeur M. Metellus et un bon nombre de chevaliers romains, après la désastreuse bataille de Cannes, avaient comploté de quitter l'Italie, leur enlevèrent les chevaux fournis par l'État et les firent passer dans la dernière classe des citoyens. Ils flétrirent également d'une note infamante ceux des prisonniers qui, députés par Hannibal, auprès du sénat pour traiter de l'échange des captifs et n'ayant pas réussi dans leur demande, n'en restèrent pas moins à Rome. Un Romain se devait à lui-même de tenir sa parole et la perfidie ne pouvait pas ne pas être flétrie par un censeur tel que M. Atilius Regulus, dont le père avait mieux aimé expirer dans les plus horribles tortures que de manquer de parole aux Carthaginois. Vous voyez dans ces circonstances la censure passer du forum à l'armée et ne permettre ni de craindre ni de tromper l'ennemi. (An de R. 539.)

9. Voici encore, dans le même genre, deux exemples qu'il me suffira de mentionner. C. Géta, quoique exclu du sénat par les censeurs L. Metellus et Cn. Domitius, n'en parvint pas moins, dans la suite, à la censure. (Ans de R. 638, 645.) De même, M. Valerius Messala, flétri par un blâme des censeurs, ne laissa pas d'obtenir plus tard la puissance censoriale. (An de R. 599.) Cette note infamante stimula leur vertu : sous le coup de la honte, ils s'appliquèrent de toutes leurs forces à montrer à leurs concitoyens qu'ils méritaient la censure plutôt que les sanctions du censeur.


CHAPITRE X

De la majesté

EXEMPLES ROMAINS

Il y a aussi dans de simples particuliers une autorité qui s'exerce un peu comme celle des censeurs : c'est la majesté des grands hommes qui n'a besoin ni d'une estrade élevée, ni d'une escorte de licteurs pour soutenir son prestige. Elle plaît, elle charme, elle gagne les cœurs à la faveur de l'admiration publique qui l'enveloppe. L'on aurait raison de dire qu'elle est l'exercice ininterrompu et toujours heureux d'une dignité qui se passe des dignités. 1. Quel honneur plus grand aurait-on pu faire à Metellus, consul, que celui qu'on lui fit comme accusé ? Il se défendait contre une accusation de concussion : l'accusateur avait requis l'examen de ses registres et on les faisait circuler parmi les juges pour la vérification d'une inscription. Mais tout le tribunal détourna ses regards de peur de paraître mettre en doute quelque détail de ses écritures. Ce n'est pas dans les registres, mais dans la conduite de Q. Metellus que les juges crurent devoir chercher les preuves d'une administration irréprochable, considérant comme une indignité d'apprécier, sur un peu de cire et quelques lignes d'écriture, l'intégrité d'un si grand homme. (An de R. 641.)

2. Mais est-il étonnant que ses concitoyens aient rendu à Metellus un juste hommage, quand un ennemi même n'a pas hésité à montrer les mêmes égards envers le premier Scipion ? Pendant la guerre que le roi Antiochus soutenait contre les Romains, le fils de Scipion tomba entre les mains de ses soldats. Ce prince lui fit l'accueil le plus honorable, le combla de présents magnifiques et, de son propre mouvement, se hâta de le renvoyer à son père, bien qu'à ce moment même celui-ci redoublât d'efforts pour le chasser de son royaume. Mais, quoique roi et sous les attaques de l'ennemi, il aima mieux témoigner son respect pour la grandeur d'un homme si éminent que de satisfaire son ressentiment. (An de R. 563.)

Lorsque le même Scipion vivait retiré dans sa maison de campagne de Literne, le hasard y amena dans le même temps plusieurs chefs de pirates, curieux de le voir. Pensant qu'ils venaient pour lui faire violence, il plaça sur la terrasse de sa maison une garde composée de serviteurs et il ne pensait qu'à repousser cette attaque avec courage et par tous les moyens de défense. Les pirates s'en aperçoivent, et aussitôt, renvoyant leurs soldats et laissant leurs armes, ils avancent près de la porte et crient à Scipion qu'ils n'en voulaient pas à sa vie, qu'ils venaient comme admirateurs de sa vertu, qu'ils demandaient comme un bienfait des dieux la faveur de voir et d'approcher un si grand homme, qu'ils le priaient de vouloir bien se montrer et qu'il le ferait sans risques devant des hommes désarmés. Ces paroles furent rapportées par ses gens à Scipion, qui fit ouvrir les portes et introduire ces étrangers. Ceux-ci, après s'être inclinés religieusement devant les portes, comme devant l'autel le plus vénéré et le sanctuaire le plus auguste, saisirent avidement la main de Scipion, la couvrirent de baisers et après avoir déposé sur le seuil des présents pareils à ceux que l'on offre ordinairement aux dieux immortels, ils retournèrent à leurs barques, tout heureux d'avoir vu Scipion (An de R. 567.) Est-il rien de supérieur à l'action exercée par une grandeur imposante ? est-il rien aussi de plus doux ? L'admiration que Scipion inspirait suffit pour apaiser le courroux d'un ennemi et, à son aspect, ces brigands qui étaient avides de contempler sa personne restèrent saisis d'étonnement Si les astres venaient à se détacher du firmament et à se présenter aux yeux des hommes, ils ne seraient pas l'objet d'une plus grande vénération.

3. Mais c'est de son vivant que Scipion reçut cet hommage. Voici celui qui fut rendu à Paul Émile après sa mort. Au moment où l'on célébrait ses funérailles, des Lacédoniens de haut rang qui se trouvaient à Rome en qualité d'ambassadeurs s'offrirent spontanément pour porter son lit funèbre. Et cet hommage paraîtra plus grand encore, quand on saura que la tête de ce lit funèbre était ornée de trophées macédoniens. Quelle vénération ne montrèrent-ils pas pour Paul Emile ! Pour lui faire honneur, ils ne craignirent pas de porter, sous les yeux du peuple romain, les monuments de leurs défaites nationales. Un tel spectacle donna à ces funérailles l'aspect d'un second triomphe. Par deux fois, Paul Emile, la Macédoine te fit apparaître aux yeux de Rome dans tout l'éclat de la gloire, vivant, porté sur un char orné de ses dépouilles, et mort, porté sur les épaules de ses ambassadeurs. (An de R. 593.)

4. Ton fils non plus, ce Scipion Émilien que tu avais donné en adoption pour en faire l'ornement de deux familles, ne manqua pas de recevoir la juste part d'hommages due à ses hauts mérites. Tout jeune encore, envoyé d'Espagne en Afrique, par le consul Lucullus, pour y demander du secours, il fut pris par les Carthaginois et le roi Masinissa pour médiateur, comme s'il eût été un consul ou un général. Carthage alors était loin de prévoir sa destinée, car ce jeune homme, honneur de la génération qui se levait, objet de la faveur des dieux et des hommes, croissait pour sa ruine, afin que la destruction, comme la prise de cette ville valût aux Cornelii le surnom d'Africains. (An de R. 602.)

5. Que peut-il y avoir de plus malheureux qu'une condamnation et que l'exil ? Néanmoins, si P. Rutilius fut, à la suite d'un complot de publicains, frappé d'une condamnation, ils ne purent le dépouiller de sa considération personnelle. Comme il se rendait en Asie, toutes les villes de cette province envoyèrent des députés à sa rencontre pour lui offrir un asile. Est-ce bien là un exil ? vaudrait-il pas mieux dire un triomphe ? (An de R. 660.)

6. C. Marius, tombé dans le plus profond abîme de misère, dut son salut, dans un péril extrême, à son grand prestige personnel. Alors qu'il était prisonnier à Minturnes chez un particulier, on envoya pour le tuer un esclave public de nationalité cimbre. A la vue de ce vieillard sans défense et d'un extérieur misérable, ce Cimbre resta le glaive à la main sans oser l'attaquer. Ebloui par l'éclat de sa gloire, il jeta son épée et s'enfuit stupéfait et tremblant. Sans doute, le malheur des Cimbres vint alors frapper sa vue et le souvenir de sa nation défaite et détruite brisa son courage. Les dieux mêmes regardèrent comme une indignité que Marius tombât sous les coups d'un seul homme de cette nation qu'il avait anéantie tout entière. Les habitants de Minturnes, subjugués par cette grandeur imposante, l'arrachèrent au destin cruel qui le tenait déjà enveloppé et serré dans ses liens et ils lui sauvèrent la vie sans se laisser arrêter par l'appréhension de la redoutable victoire de Sylla. Leur empressement à le sauver est d'autant plus remarquable que Marius lui-même pouvait leur donner assez de motifs de crainte pour les en détourner.

7. M. Porcius Caton aussi, par son courage et son intégrité, inspira au sénat une grande admiration et un grand respect pour sa personne, et en voici une preuve. Un jour que, malgré César, alors consul, il occupait toute la séance à parler contre les fermiers publics, César le fit conduire en prison par le licteur. Mais le sénat tout entier n'hésita pas à le suivre, ce qui désarma la fermeté de ce divin génie. (An de R. 694.)

8. Un autre jour qu'il assistait aux jeux Floraux donnés par l'édile Messius, le peuple n'osa pas devant lui demander que les comédiens quittassent leurs vêtements. Favonius, son ami intime qui se trouvait assis à ses côtés, le lui fit remarquer. Aussitôt il sortit du théâtre, ne voulant pas que sa présence empêchât d'observer la coutume du spectacle. Le peuple salua sa sortie par de vifs applaudissements et demanda qu'on rendît aux jeux scéniques leur forme traditionnelle. Il montrait par là plus de respect pour la grandeur du seul Caton qu'il n'en réclamait pour l'assemblée entière. Quelles richesses, quels commandements militaires, quels triomphes valurent à Caton un tel hommage ? Ce grand homme avait peu de bien, des mœurs austères, un petit nombre de clients, une maison fermée à l'intrigue, une seule illustration du côté paternel, une physionomie peu prévenante, mais en revanche une vertu de tous points accomplie. Aussi, veut-on parler d'un citoyen d'une grande vertu, on en exprime l'idée par le nom de Caton.


EXEMPLES ETRANGERS

1. Il faut donner aussi quelque place aux exemples des nations étrangères, afin que, répandus parmi les nôtres, ils y ajoutent le charme de la variété. Harmodius et Aristogiton, qui tentèrent de délivrer Athènes de la tyrannie, avaient dans cette cité des statues d'airain. Quand Xerxès se fut rendu maître de la ville, il fit transporter ces statues dans ses États. Longtemps après, Seleucus les fit reporter à leur première place. Comme elles avaient été amenées par mer à Rhodes, les habitants leur offrirent l'hospitalité aux frais de la ville et allèrent jusqu'à les placer sur des lits sacrés à la manière des dieux. Rien n'est plus précieux qu'un pareil souvenir où l'on voit une telle vénération attachée à du métal de si peu de valeur.

2. Quel honneur Athènes ne rendit-elle pas à Xénocrate qu'illustraient également sa sagesse et ses vertus ! Appelé comme témoin dans une affaire, il s'était approché de l'autel pour confirmer par serment, selon l'usage du pays, la vérité de sa déposition. Mais tous les juges se levant à la fois, déclarèrent qu'il n'avait pas à prêter serment. Ils ne pensaient pas à s'exempter eux-mêmes de cette formalité un moment après, en rendant leur jugement, mais ils crurent devoir en dispenser un homme d'une vertu si pure.