« Yvain ou le Chevalier au lion » : différence entre les versions
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Version du 18 février 2014 à 16:47
Chrétien de Troyes, vers 1175-1181
Traduction en français moderne de Jean-Pierre Foucher.
Ce texte semble aller de pair avec le Conte d'Olwein, il est fort probable que les deux se soient inspirés d'une même source.
Le récit de Calogrenant
Arthur le bon roi de Bretagne dont la vaillance nous enseigne à être preux et courtois, tenait une très riche cour en la fête de la Pentecôte. C'était à Carduel, en Galles. Après manger, dedans les salles les chevaliers s'assemblèrent là où les avaient appelés les dames et les demoiselles. Les uns contaient des nouvelles, les autres parlaient de l'amour, de ses angoisses et ses douleurs et des grands biens que reçurent souvent les disciples de son ordre qui était alors riche et doux. Mais presque tous l'ont délaissé et Amour en fût abaissé car ceux qui aimaient voulaient être appelés courtois et preux, hommes généreux, hommes d'honneur. Aujourd'hui Amour est tourné en fable : ceux qui l'ignorent disent qu'ils aiment mais ils mentent. Ils se vantent d'être amoureux mais ce droit-là ils ne l'ont point car ce n'est que fable et mensonge.
Parlons des hommes d'autrefois, cela vaut mieux. Oui, m'est avis qu'homme courtois mort vaut mieux que vilain en vie ! C'est pour cela qu'il me plaît de raconter une histoire digne d'être écoutée touchant un roi qui fut si grand qu'en tous lieux on célébra sa gloire. Je m'accorde là-dessus avec les Bretons : toujours durera son renom et grâce à lui sera gardé le souvenir des chevaliers qui firent prouesse pour l'honneur.
Ce jour-là beaucoup de gens s'étonnèrent de ce que le roi se leva et quitta l'assemblée. Plusieurs en furent fâchés et en firent murmure car jamais en un si grand jour ils n'avaient vu le roi se retirer dans sa chambre pour dormir ou pour reposer. Mais ce jour-là il advint que la reine le retint et qu'il demeura si longtemps près d'elle qu'il oublia la cour et s'endormit.
A l'huis de la chambre, dehors, il y avait Dodinel et Sagremor, Ké le sénéchal, et messire Gauvain. Il y avait aussi messire Yvain et avec eux Calogrenant, un chevalier très avenant qui commença de leur faire un conte. L'affaire lui était arrivée non pour son honneur mais sa honte.
La reine écoutait ce que contait le chevalier. Elle s'était levée d'auprès du roi et s'en était venue si doucement que nul ne la vit s'asseoir au milieu de tant de gens. Et Ké, homme très ramponeux et malveillant et venimeux dit alors :
« Par Dieu, Calogrenant, vous êtes preux, vous êtes leste et il m'est agréable que vous soyez d'entre nous tous le plus courtois. Et je sais que vous le croyez, tant vous êtes vide de bon sens. Il est juste que madame pense que vous avez bien plus que nous de courtoisie et de prouesse. Sans doute ne nous sommes point levés par paresse ou parce que nous ne daignâmes le faire. Mais, par Dieu, sire, si nous ne nous sommes levés, c'est que nous n'avons vu madame !
- Certes, Ké, fait la reine, je voudrais que vous fussiez crevé si vous ne pouvez vous vider du venin dont vous êtes plein! Vous êtes odieux et lâche de tancer ainsi vos compagnons !
- Madame, reprit Ké, si nous ne gagnons à votre compagnie, gardez que nous n'y perdions pas! Je ne crois avoir chose dite qui puisse m'être reprochée. S'il vous plaît restons-en là. Et faites-nous conter ce que le chevalier avait commencé. »
Calogrenant répond :
« Dame, je ne me soucie de la dispute. Pourquoi la priserais-je? Si Ké m'a fait offense je n'en aurai nul dommage. A de mieux vaillants, de plus sages, messire Ké, vous avez souvent dit paroles blessantes, car vous en êtes coutumier. Toujours doit puer le fumier, les taons piquer, le bourdon bruire, les félons ennuyer et nuire. Mais je ne conterai rien aujourd'hui, si ma dame veut bien me laisser en paix. Et je la prie qu'elle ne dise mot et veuille ne point me commander une chose qui me déplaise.
- Calogrenant, dit la reine, que ne vous chaillent les méchantes paroles de messire Ké le sénéchal! Il a coutume de dire du mal et ne peut s'en corriger. N'en ayez nul ressentiment et contez-nous chose si plaisante à entendre. Je vous le demande. Je vous en prie. Si vous voulez garder mon amitié, commencez le conte derechef!
- Il m'advint il y a plus de sept ans que, seul comme paysan, j'allais quérant aventure, armé de toutes armures comme doit être un chevalier. Je tournai mon chemin à droite parmi une forêt épaisse. Il y avait maintes voies félonesses, pleines de ronces et d'épines. Je pris cette voie puis un sentier. Bien près de tout le jour entier m'en allai chevauchant ainsi et je sortis de la forêt dont le nom est Brocéliande. Bientôt j'entrai dans une lande et vis une bretesche pas plus loin qu'à une demi-lieue galloise. Je vis l'enceinte et le fossé tout environ profond et large. Sur le pont de la forteresse je vis le seigneur de ce lieu tenant sur son poing un autour.
Je ne l'avais encore salué quand il vint me prendre à l'étrier. Je descendis car j'avais besoin d'un logis. Il me dit plus de sept fois tout d'affilée que béni était ce chemin qui m'avait mené jusque-là. Nous entrâmes dans la cour, passâmes le pont et la porte. Au milieu de la cour de ce vavasseur - auquel Dieu donne joie et honneur pour l'hospitalité qu'il m'accorda ce soir-là! - pendait un grand disque de cuivre. Le vavasseur y frappa trois coups avec un marteau suspendu à un poteau. Ceux qui se tenaient enfermés dans le château ouïrent la voix et le bruit, sortirent hors de la maison et descendirent dans la cour.
L'un des sergents prit mon cheval et je vis s'en venir vers moi une pucelle belle et avenante. Je m'attardai à l'esgarder tant elle était longue et belle et droite. A me désarmer elle fut adroite et m'affubla d'un court manteau d'écarlate couleur de paon fourré de vair. Ceux qui étaient autour de moi quittèrent la place. Nul ne resta, ce qui me plut. Et elle me mena seoir dans le plus joli préau du monde, clos de murs bas tout à la ronde. Je la trouvai si bien élevée et bien parlante, si plaisante et de si beau visage que j'étais heureux d'être là et aurais souhaité ne jamais la quitter ! Mais à la nuit le vavasseur, nous dérangeant, vint nous chercher quand ce fut l'heure du souper. Je lui obéis. Mais que vous dirais-je du souper puisque la jeune fille se trouvait assise en face de moi? Après souper, le vavasseur me dit qu'il ne savait depuis combien de temps il hébergeait parfois des chevaliers errants qui allaient quérant l'aventure. Il en avait tant hébergé ! Puis il me pria de repasser en son logis à mon retour, et je lui dis « Volontiers, sire ! » car c'eût été malhonnête de reconduire. Pouvais-je faire moins pour mon hôte?
Je fus très bien hostelé cette nuit-là et mon cheval bien établé comme je l'avais demandé. Lorsque l'on put voir le jour et que j'eus fait ma prière je recommandai mon bon hôte et sa chère fille au Saint-Esprit et je partis.
N'étais guère loin de ce logis quand je trouvai, en un essart, des taureaux sauvages qui s'entrecombattaient et menaient grand bruit si farouchement et cruellement que, pour dire la vérité, j'en reculai de frayeur.
Je vis alors, assis sur une souche, ayant une massue en main, un vilain qui ressemblait fort à un Maure, laid et hideux à démesure.
Je m'approchai de ce vilain et vis qu'il avait plus grosse tête que roncin ou autre bête, cheveux mêlés en broussailles, front pelé de plus de deux empans de large. Oreilles moussues et grandes comme celles d'un éléphant, sourcils touffus, visage plat, yeux de chouette et nez de chat, bouche fendue comme loup, dents de sanglier, aiguës et brunes, barbe noire, grenons tortis, menton soudé à la poitrine, longue échine, torte et bossue. Il était appuyé sur sa massue, vêtu de très étrange façon. Ce n'était vêtement de toile ni de laine mais de deux cuirs nouvellement écorchés, cuir de taureaux ou cuir de bœufs.
Le vilain se dressa sur ses pieds dès qu'il me vit approcher. Je ne savais s'il me voulait toucher mais je me fis prêt à me défendre et vis alors qu'il demeurait tout coi et sans bouger.
Il était juché sur un tronc qui avait bien sept pieds de long. Il me regardait, ne disant mot pas plus que ferait une bête. Et je croyais qu'il ne savait parler ou qu'il n'avait point de raison.
Toutefois tant m'enhardis que je lui dis : « Va, dis-moi si tu es bonne créature ou non? s>
II me dit :
« Je suis un homme. - Quel homme es-tu? - Tel comme tu vois. Autre je n'ai jamais été. - Que fais-tu ici? - Je vis ici et garde les bêtes de ces bois. - Tu les gardes? Par Saint-Pierre de Rome, elles ne connaissent pas l'homme! Je ne crois pas qu'en plaine ou au bocage on puisse garder bête sauvage - ni en autre lieu non plus - si elle n'est liée ou enclose! - Je garde pourtant celles-ci et si bien je les gouverne qu'elles ne sortiront de ce pourpris. - Comment fais-tu? Dis-moi la vérité! - Il n'en est point qui ose bouger dès qu'elle me voit venir, car quand j'en puis une tenir des poings que j'ai durs et forts je l'empoigne par ses deux cornes. Les autres sitôt de peur tremblent. Autour de moi elles s'assemblent et toutes ensemble crient merci. Nul autre que moi ne pourrait être parmi ces bêtes sans en être occis aussitôt. Je suis seigneur des bêtes. Mais, toi, dis-moi quel homme tu es et ce que tu cherches. - Je suis un chevalier en quête de ce qu'il ne peut trouver. Car je cherche et rien je ne trouve. - Et que voudrais-tu trouver? - Aventure pour éprouver ma prouesse et ma hardiesse ! Je te prie et te demande : dis-moi si tu connais quelque aventure merveilleuse. - D'aventure je n'en connais. Jamais n'en entendis parler. Mais si tu veux aller jusqu'à une fontaine et entreprendre de lui rendre son droit, tu n'en reviendras pas sans peine! Tu trouveras ici auprès un sentier qui t'y conduira. Si tu veux employer tes pas bien comme il faut tu iras tout droit ton chemin. Prends bien garde à tout ce qui pourrait te dévoyer.
« Tu verras la fontaine qui bout, quoique plus froide que le marbre. Ombre lui fait le plus bel arbre que jamais sut faire nature. En tous temps la feuille lui dure. Il ne la perd soir ni matin. Il y pend un bassin d'or fin retenu par une si longue chaîne qu'elle va jusqu'à la fontaine.
« Près de celle-ci tu trouveras une grosse pierre (je ne saurais te dire quelle espèce de pierre car je n'en vis jamais de pareille). Tu apercevras de l'autre côté une chapelle petite mais fort belle. Si tu veux prendre de l'eau dans le bassin et la répandre sur la pierre tu verras une telle tempête qu'en ces bois ne restera bête, chevreuil, daim, cerf ni sanglier. Les oiseaux même en sortiront car tu verras foudre tomber, pleuvoir, tonner et éclairer. Et si tu peux en échapper sans grand tourment et sans pesance tu auras eu meilleure chance que chevalier qui jamais y fut ! »
Je me partis donc du vilain qui m'avait montré le chemin. L'heure de tierce était passée. Il pouvait être près de midi quand je vis l'arbre et la fontaine.
L'arbre était le plus beau des pins qui jamais crût sur la terre. Je ne pense qu'il puisse jamais pleuvoir assez dru pour qu'une seule goutte d'eau transperce en la ramure (mais elle doit couler pardessus). Je vis à l'arbre pendre le bassin non de fer mais de l'or le plus fin qui fût jamais encore à vendre en nulle foire.
La fontaine - vous pouvez le croire - bouillonnait comme une eau très chaude. La grosse pierre était une énorme émeraude, percée aussi par un canal avec quatre rubis dessous plus flamboyants et plus vermeils que l'est le matin le soleil quand il apert à l'orient. Sur ma conscience je ne vous fais là nul mensonge. Je fus content de voir la merveille de la tempête et de l'orage. Ce fut folie ! Volontiers m'en serais repenti, si l'avais pu, quand j'eus arrosé la pierre avec l'eau du bassin. Trop en versai, je le crois! Je vis le ciel si démonté que de plus de quatorze parts les éclairs me frappaient les yeux et les nues jetaient pêle-mêle pluie, neige et grêle. Le temps était si affreux que je crus cent fois être occis par les foudres tombant autour de moi et par les arbres mis en pièces. Sachez que je fus en grande angoisse jusqu'à ce que la tempête fût calmée. Dieu voulut bien me rassurer : la tempête ne dura guère. Les vents bientôt se reposèrent et ils n'osèrent plus venter.
Quand je vis l'air clair et pur, de joie je fus tout assuré. Et je vis amassés sur le pin des milliers d'oiseaux. Le croie qui veut : il n'y avait branche ni feuille qui n'en fût couverte. C'était bien l'arbre le plus beau! Doucement les oiseaux chantaient chacun en son langage. Très bien leurs chants s'entraccordaient.
De leur joie je me réjouis. J'écoutai jusqu'au bout leur office. Jamais je n'ouïs si belle musique. Nul homme ne peut en ouïr tel chant si plaisant et doux que je crus en rêver folie!
J'écoutai si bien que je n'entendis point venir un chevalier. Pourtant faisait tant de fracas qu'on aurait cru qu'ils fussent dix. Mais il n'y en avait qu'un seul.
Quand je le vis tout seul venant, vite je sanglai mon cheval. A monter je ne fus pas lent. Le chevalier accourut comme un alérion, fier de mine tel un lion. Du plus haut qu'il put crier, il commença à me défier :
« Vassal, vous m'avez outragé sans que je vous aie provoqué! Si vous aviez quelque raison vous auriez dû me réclamer votre droit avant de partir en guerre contre moi. Mais si je puis, sire vassal, sur vous je retournerai le dommage qui est patent! Autour de moi en est garant tout mon bois qui est abattu. Qui est lésé doit se plaindre ! Et je me plains avec raison : m'avez chassé de ma maison par la foudre et par la pluie. En mon bois et en mon château vous m'avez fait telle envahie que ni grande tour ni haut mur ne seraient du moindre secours. Par telle tempête il n'est nul homme en sûreté; pas même en forteresse de dure pierre ou de bon bois. Mais sachez bien que désormais n'aurez de moi trêve ni paix ! »
Après ces mots nous commençâmes de combattre. Nous embrassâmes nos écus et chacun se couvrit du sien. Le chevalier avait bon cheval et lance roide et il était sans doute plus grand que moi de toute la tête. Son cheval était meilleur que le mien et bien plus fort, sa lance était plus longue. (Je vous dis la vérité pour couvrir ma honte.) Le plus grand coup que je pouvais je lui donnai. Je l'atteignis juste à la boucle de l'écu. Je mis si bien toute ma puissance qu'en pièces vola ma lance et la sienne resta entière, qui n'était point légère et pesait plus lourd que la lance d'aucun chevalier. Jamais je n'en vis de si grosse! Et le chevalier me frappa si durement qu'il me mit à terre tout plat. Il me laissa honteux et mat. Sans me jeter un seul regard, prit mon cheval et me laissa.
Près de la fontaine je m'assis et restai là. Je n'osai suivre le chevalier car c'eût été faire folie. Si je l'avais osé suivre, ne sais ce qui serait advenu.
A la fin, je décidai de tenir la promesse faite à mon. hôte de l'autre nuit. Je jetai toutes mes armes pour marcher plus légèrement et m'en revins honteusement.
J'arrivai la nuit à mon logis et trouvai mon hôte aussi joyeux, aussi courtois que je l'avais laissé la veille. Il ne me parut que ni sa fille ni lui-même me fissent alors moins bonne mine. Au contraire me firent honneur en la maison et me dirent que nul homme n'en était encore revenu vivant quand ils surent où j'avais été.
Source
- Fac-similé numérique du manuscrit de la Bibliothèque nationale de France : Yvain ou le Chevalier au lion